Privilège parlementaire / Droits de la Chambre
Outrage à la Chambre : premier ministre qui aurait délibérément induit la Chambre en erreur
Débats, p. 11707
Contexte
Le 28 janvier 2015, Jack Harris (St. John’s-Est) soulève une question de privilège au sujet de déclarations faites par Stephen Harper (premier ministre) durant la période des questions quelques mois auparavant. Il accuse le premier ministre d’avoir délibérément fait des déclarations trompeuses sur les fonctions qu’exerceraient les Forces armées canadiennes en Irak avant un vote important sur la contribution d’actifs militaires canadiens à la lutte contre l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Le Président donne la parole à d’autres députés sur la question puis prend l’affaire en délibéré[1].
Résolution
Le Président rend sa décision le 26 février 2015. Il explique qu’il est rare que les désaccords sur les faits soient reconnus comme étant des atteintes au privilège, et que ces divergences sont au cœur même des débats de la Chambre. Le Président ajoute que pour conclure qu’un député a induit la Chambre en erreur, il faut réunir certaines conditions bien précises, notamment l’intention délibérée d’induire la Chambre en erreur. Comme il ne trouve aucune preuve irréfutable en ce sens, il conclut que la question de privilège n’est pas fondée de prime abord.
Décision de la présidence
Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 28 janvier 2015 par l’honorable député de St. John’s-Est au sujet des déclarations trompeuses qu’aurait faites le premier ministre durant la période des questions orales à propos de l’engagement militaire du Canada en Irak.
Je remercie l’honorable député de St. John’s-Est d’avoir soulevé cette question, de même que l’honorable leader du gouvernement à la Chambre des communes, le leader à la Chambre de l’Opposition officielle, ainsi que le député de Winnipeg-Nord de leurs observations.
Dans son intervention, le député de St. John’s-Est a expliqué que, durant la période des questions du 30 septembre 2014 et la semaine ayant précédé le vote du 7 octobre, le premier ministre avait décrit le rôle du Canada dans la mission de combat contre l’EIIL en Irak de la façon suivante, et je cite : « il s’agit de conseiller et d’assister, et non pas d’accompagner » et je cite à nouveau, « les soldats canadiens n’accompagnent pas les forces irakiennes dans leurs combats ». Le député de St. John’s-Est a ensuite affirmé que des nouvelles récentes selon lesquelles des troupes terrestres canadiennes avaient accompagné les forces irakiennes et échangé des coups de feu avec les forces de l’EIIL prouvaient toutefois que le premier ministre avait induit la Chambre et les Canadiens en erreur dans une tentative délibérée de minimiser le niveau d’engagement du Canada.
Soutenant qu’il était impossible de considérer la contradiction en cause comme une divergence d’opinion, le député de St. John’s-Est a poursuivi en montrant que les trois critères nécessaires afin de conclure qu’il y a de prime abord matière à question de privilège sont remplis, à savoir que la déclaration était trompeuse, que le député savait au moment de faire la déclaration que celle-ci était inexacte et que le député avait l’intention d’induire la Chambre en erreur.
Le leader du gouvernement à la Chambre des communes a répliqué que la mission consiste bel et bien à conseiller et à assister et que les Forces canadiennes doivent avoir le droit de se défendre lorsqu’elles accomplissent ce travail dangereux. À l’appui de cette déclaration, il a invoqué le récent témoignage en comité du général Tom Lawson, au sujet de la nature de l’intervention en Irak. Plus précisément, il a fait observer que le général Lawson avait précisé que leur mission était une opération sans combat consistant à prodiguer conseils et assistance, lors de laquelle les armes n’étaient utilisées qu’en cas d’autodéfense. Il a fait valoir que, parce qu’absolument rien n’indiquait que les Forces canadiennes auraient joué un rôle offensif dans un combat, le cœur de cette question est une simple question de débat, et non pas une question de déclarations trompeuses faites à la Chambre.
L’intégrité des délibérations parlementaires repose en grande partie sur la capacité des députés de donner et de recevoir de l’information exacte et valide. Cela explique notamment pourquoi les députés se tournent vers la présidence afin de demander des conseils et des décisions lorsqu’ils ont l’impression qu’il est porté atteinte à cette intégrité ou que celle-ci est mise de côté. Une telle conclusion n’est pas trouvée à la légère étant donné, comme les députés le savent, que la Chambre est la tribune où se font entendre différents points de vue et opinions. Le Président Milliken a reconnu cette situation lorsqu’il a affirmé, le 6 décembre 2004, dans une décision figurant à la page 2319 des Débats : « Les divergences d’opinion portant sur les faits et sur la façon de les interpréter sont au cœur même des débats de la Chambre. »
Par conséquent, ces plaintes mènent rarement à une conclusion d’atteinte au privilège. Le député de St. John’s-Est l’a affirmé lui-même lorsqu’il a cité un passage de la page 510 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, où il est affirmé :
Dans la plupart des cas où on a invoqué le Règlement ou soulevé une question de privilège concernant une réponse à une question orale, le Président a statué qu’il y avait désaccord entre les députés sur les faits relatifs à la question. Ces différends constituent habituellement des divergences d’opinion plutôt qu’une violation des règles ou des privilèges des parlementaires.
Les députés connaissent bien le rôle clairement défini, quoique limité, du Président en la matière. Comme le Président Milliken l’a rappelé à la Chambre dans une décision rendue le 31 janvier 2008, aux pages 2434 et 2435 des Débats :
[…] toute contestation de l’exactitude ou du caractère approprié d’une réponse d’un ministre à une question orale est une question de débat; ce n’est pas une question pour laquelle la présidence a le pouvoir de trancher. Il en va de même pour l’ampleur d’une réponse d’un ministre à une question posée à la Chambre : ce n’est pas à la présidence d’en décider.
Bien qu’il n’incombe pas à la présidence d’interpréter le sens des interventions des députés, elle a la responsabilité solennelle de veiller à ce que certaines conditions soient remplies dans les différends comme celui soulevé par le député de St. John’s-Est. En ma qualité de Président, je dois évaluer si les trois conditions qui établiraient sans équivoque que la Chambre a été induite en erreur sont réunies.
Les conditions sont évidemment et délibérément difficiles à remplir. Il en est ainsi parce que, en tant que Président, je dois croire sur parole tous les députés. Ce point-ci met en évidence le fonctionnement de nos délibérations quotidiennes; tous les députés se reposent sur lui et en tirent avantage.
Les députés doivent donc s’acquitter du lourd fardeau de veiller à choisir leurs paroles en fonction de leur clarté, ainsi que de leur exactitude, afin de ne laisser aucune place et de ne pas donner source à une interprétation erronée.
Pour conclure que les trois conditions sont remplies, la présidence doit disposer de preuves irréfutables établissant qu’il y a eu intention délibérée d’induire la Chambre en erreur. Par conséquent, après avoir examiné attentivement la preuve soumise, la présidence ne peut conclure que la Chambre se trouve en l’espèce devant une question de privilège fondée à première vue.
Je remercie les honorables députés de leur attention.
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[1] Débats, 28 janvier 2015, p. 10742–10746.