Privilège parlementaire / Droits de la Chambre
Outrage à la Chambre : ministre qui aurait délibérément induit la Chambre en erreur
Débats, p. 13197–13198
Contexte
Le 2 avril 2015, Jack Harris (St. John’s-Est) soulève une question de privilège en alléguant que Jason Kenney (ministre de la Défense nationale et ministre du Multiculturalisme) aurait fourni des renseignements trompeurs à la Chambre au sujet du rôle des Forces armées canadiennes en Irak et en Syrie, renseignements qui auraient pu influencer le vote des députés sur l’élargissement de la contribution d’actifs militaires canadiens à la lutte contre l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Le ministre répond que l’information qu’il a fournie à la Chambre sur la mission des militaires canadiens en Irak lui vient de son ministère et qu’il estimait ses déclarations exactes au moment où il les a faites. Il explique qu’après avoir reçu de nouvelles informations de ses fonctionnaires, il a pris la parole à la Chambre pour rectifier ses propos et déposer une lettre du chef d’état-major de la Défense contenant la mise à jour. Il confirme qu’il n’a aucunement eu l’intention d’induire la Chambre en erreur. D’autres députés interviennent puis le Président suppléant (Barry Devolin) prend la question en délibéré[1].
Résolution
Le Président rend sa décision le 29 avril 2015. Il explique que, même si des renseignements inexacts ont été fournis, ni le ministre ni ses fonctionnaires n’ont délibérément induit la Chambre en erreur et que personne n’a eu l’intention de falsifier de l’information. Il confirme aussi que les usages de la Chambre veulent que la présidence croie les députés sur parole. Le Président déclare qu’il n’existe aucune preuve catégorique qui l’amènerait à conclure que les critères applicables aux déclarations trompeuses ont été remplis ou que le député a été gêné dans l’exercice de ses fonctions parlementaires; par conséquent, il statue que la question de privilège n’est pas fondée de prime abord.
Décision de la présidence
Le Président : Avant de procéder à la suite des affaires courantes, je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 2 avril par l’honorable député de St. John’s-Est au sujet de renseignements trompeurs que pourrait donner à la Chambre le ministre de la Défense nationale avant que la Chambre ne vote sur la prolongation et l’élargissement de la mission militaire du Canada en Irak et maintenant en Syrie.
Je remercie l’honorable député de St. John’s-Est d’avoir soulevé cette question, ainsi que l’honorable ministre de la Défense nationale, l’honorable leader du gouvernement à la Chambre des communes, le leader à la Chambre de l’Opposition officielle ainsi que les députés de Winnipeg-Nord et de Vancouver Quadra de leurs observations.
Lors de son intervention, le député de St. John’s-Est a expliqué que, le lundi 30 mars 2015, le ministre de la Défense nationale avait déclaré à la Chambre que le Canada était le seul parmi les membres de la coalition menant des frappes aériennes en Syrie, outre les États-Unis, à utiliser des munitions à guidage de précision pour cibles dynamiques. Il a convenu que le ministre avait par la suite admis que l’information était erronée, qu’en fait tous les États qui mènent des frappes aériennes en Syrie utilisent des munitions à guidage de précision. Le député de St. John’s-Est a parlé de l’obligation sacrée du ministre de veiller à ce que ses déclarations soient véridiques, particulièrement lorsqu’elles servent à éclairer les députés dans leurs décisions sur des questions aussi importantes qu’envoyer ou non les Canadiens à la guerre. Il a soutenu que les déclarations trompeuses du ministre constituaient une atteinte grave aux privilèges des parlementaires.
Le ministre de la Défense nationale a confirmé qu’il avait bel et bien donné à la Chambre des renseignements obtenus des militaires et qu’il tenait alors pour exacts, bien que ces renseignements se soient plus tard révélés inexacts. Il a ensuite assumé sa responsabilité à titre de ministre et déclaré regretter que des renseignements inexacts aient été rendus publics, même si alors il ne les tenait pas pour tels. Il a également souligné que, lorsque les Forces armées ont reçu de nouveaux renseignements, des mesures ont été prises, tant par les Forces armées que par lui-même, afin de rectifier les faits dès que possible. L’ensemble de ces circonstances prouve, selon ses dires, qu’il n’avait pas eu l’intention délibérée de falsifier ou de cacher des renseignements ou encore d’induire la Chambre en erreur.
Le leader du gouvernement à la Chambre des communes a soutenu que le ministre avait démontré hors de tout doute qu’il n’avait pas eu l’intention d’induire la Chambre en erreur. Par conséquent, il estime que, à la base, il n’a pas satisfait aux conditions requises pour une conclusion d’atteinte au privilège. Enfin, il a conclu ses observations en mettant en doute l’affirmation de l’honorable député de St. John’s-Est, selon laquelle les députés avaient besoin de s’appuyer sur les renseignements en cause. Il a soutenu que le député avait clairement indiqué sa position avant le vote.
Au cœur de cette affaire se trouve le besoin fondamental des députés de fournir, et de recevoir, des renseignements exacts et véridiques en tout temps, indépendamment du sujet des délibérations. Les députés comptent sur l’exactitude des renseignements pour remplir leurs obligations parlementaires et défendre les intérêts de la population canadienne de leur mieux. On ne peut mettre en doute la nécessité ou l’utilité d’éléments d’information, pas plus qu’on ne peut déterminer celles-ci à l’avance ou en établir un classement; chaque député doit juger de l’importance des renseignements qu’il reçoit.
Dans la décision qu’il a rendue le 1er février 2002, à la page 8581 des Débats, le Président Milliken a réitéré l’importance de fournir des renseignements exacts et véridiques au Parlement :
Les ouvrages faisant autorité sont unanimes sur le besoin de clarté dans le déroulement de nos délibérations ainsi que sur la nécessité d’assurer l’intégrité de l’information que le gouvernement fournit à la Chambre. De plus, dans le cas présent, comme l’ont souligné les honorables députés, l’intégrité de l’information est d’une importance capitale du fait qu’elle vise directement les règles d’engagement des troupes canadiennes affectées au conflit en Afghanistan, un principe qui est au cœur même de la participation du Canada à la guerre contre le terrorisme.
Dans le cas qui nous occupe, le ministre a reconnu avoir communiqué des renseignements erronés à la Chambre; il n’y a pas de doute sur la question. Le ministre a pris la parole à la Chambre le 1er avril afin de rectifier les faits et a par la suite déposé une lettre du chef d’état-major de la Défense à cet égard. Toutefois, ceci suffit-il, en soi, à fonder une conclusion d’atteinte au privilège? Les trois critères établis par l’usage parlementaire sont-ils remplis?
Pour la gouverne des députés, la présidence rappelle à la Chambre que, tout d’abord, la déclaration doit être trompeuse. Ensuite, le député ayant fait la déclaration devait savoir, au moment où il l’a faite, que celle-ci était inexacte. Enfin, il faut prouver que le député avait l’intention d’induire la Chambre en erreur.
Le précédent le plus utile en l’espèce se trouve sans doute dans une décision rendue par le Président Jerome en 1978. Un examen attentif de sa décision du 6 décembre 1978 montre que, dans cette affaire, bien que le ministre ait également transmis à la Chambre des renseignements erronés obtenus de fonctionnaires, la conclusion d’atteinte à première vue était solidement étayée par le témoignage d’un ancien commissaire de la GRC, qui avait amené le Président à conclure qu’il y avait eu tentative délibérée d’entraver le travail des députés et de la Chambre. Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, sans un tel aveu d’acte répréhensible de la part des Forces armées, on ne peut en venir à la même conclusion.
En fait, le ministre a fait savoir très clairement, le 2 avril 2015, à la page 12714 des Débats, que, à son avis, les militaires ne l’avaient pas délibérément induit en erreur :
Je peux garantir au député que je n’ai jamais délibérément induit la Chambre ou les médias en erreur et qu’il en va de même des Forces armées. Je suis convaincu que les Forces armées croyaient que les renseignements qui m’ont été donnés étaient exacts, et je n’ai pas remis en question la crédibilité des sources utilisées par les gens qui m’ont transmis ces renseignements afin que je les transmette à mon tour à la Chambre et à la population.
Le ministre a ensuite ajouté :
Il est déplorable que des renseignements erronés aient été communiqués, mais cela n’a pas été fait de mauvaise foi, de façon délibérée ou dans l’intention de falsifier de l’information.
Sans preuve du contraire, selon les conventions de cette Chambre, en ma qualité de Président, je dois croire tous les députés sur parole. Prendre la responsabilité de juger de la véracité ou de l’exactitude des déclarations des députés n’est pas un rôle qui m’a été confié, ou que la Chambre semble vouloir voir son Président assumer d’une façon ou d’une autre, avec toutes les conséquences que cela implique.
En outre, comme le Président Milliken l’a affirmé dans sa décision du 16 avril 2002, à la page 10462 des Débats :
Si nous ne respectons pas la tradition d’accepter la parole d’un de nos collègues, ce qui est un principe fondamental de notre régime parlementaire, la liberté de parole — tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Chambre — sera compromise.
Après examen approfondi de l’information fournie, je suis d’avis qu’il n’existe aucune preuve claire qui m’amènerait à conclure que les critères applicables aux déclarations trompeuses ont été remplis, pas plus que je ne peux conclure que le député de St. John’s-Est a été gêné d’une façon quelconque dans l’exercice de ses obligations parlementaires. Par conséquent, je ne peux conclure qu’il y a de prime abord matière à question de privilège.
Cela dit, le ministre a fait savoir que le chef d’état-major de la Défense comparaîtrait bientôt devant le Comité permanent de la défense nationale et qu’il se mettait lui-même à la disposition du Comité, et qu’il en allait de même d’autres fonctionnaires. J’espère sincèrement que les députés sauront saisir l’occasion pour trouver réponse à toute question qui pourrait être demeurée sans réponse relativement à cette affaire importante.
Je remercie les honorables députés de leur attention.
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[1] Débats, 2 avril 2015, p. 12712–12718.