Privilège parlementaire / Droits des députés

Protection contre l’obstruction et l’ingérence : appels trompeurs allégués d’un parti politique à des électeurs

Débats, p. 4396–4398

Contexte

Les 16 et 22 novembre 2011, Irwin Cotler (Mont-Royal) soulève une question de privilège au sujet d’appels téléphoniques placés auprès d’électeurs de sa circonscription et de celle de Westmount—Ville-Marie pour leur demander s’ils appuieraient le Parti conservateur à l’élection partielle prochaine, sinon imminente. M. Cotler soutient que ces appels trompeurs donnaient à ses électeurs l’impression qu’il démissionnait, ce qui minait sa relation avec eux, reléguait son travail au second plan et, à terme, nuisait à sa capacité de s’acquitter de ses fonctions de député. Plusieurs autres députés prennent la parole et le Président prend la question en délibéré[1]. Le 29 novembre 2011, John Williamson (Nouveau-Brunswick-Sud-Ouest) réplique que les appels servaient à identifier les électeurs potentiels, que cela fait partie du processus politique normal et qu’ils ne portaient pas atteinte au privilège de M. Cotler. M. Williamson déclare qu’aucune ressource parlementaire n’a été employée et que ni la Chambre ni les députés n’avaient à juger de la conduite des partis politiques, mais que cela revenait plutôt aux Canadiens[2]. MM. Williamson et Cotler précisent leurs commentaires dans les jours suivants et d’autres députés interviennent. Le Président prend de nouveau la question en délibéré[3].

Résolution

Le 13 décembre 2011, le Président rend sa décision en insistant sur l’importance que la présidence accorde à la protection des droits et privilèges des députés. Le Président réitère qu’il peut y avoir atteinte aux droits et immunités des députés de multiples façons, et que cela n’était pas limité aux actes commis à la Chambre ou à l’aide des ressources de la Chambre. Il rappelle aux députés que, même s’il n’y a pas de limite aux types d’actes susceptibles de porter atteinte aux droits d’un député, le pouvoir du Président de déterminer ce qui constitue une question de privilège est, lui, strictement limité. Le Président déclare que M. Cotler a certes une doléance légitime, mais il ne peut en conclure pour autant que la situation l’a empêché de s’acquitter de ses fonctions parlementaires. Par conséquent, il statue qu’il n’y a pas, de prime abord, matière à question de privilège.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée par le député de Mont-Royal le 16 novembre 2011 au sujet de l’impact négatif, sur son travail et sa réputation, d’un sondage téléphonique systématique mené dans sa circonscription.

Je remercie l’honorable député de Mont-Royal d’avoir soulevé cette importante question, d’avoir répondu aux commentaires des autres députés et d’avoir fourni à la présidence des documents étayant ses allégations. Je remercie également le leader du gouvernement à la Chambre des communes le leader à la Chambre de l’Opposition officielle et les députés de Richmond—Arthabaska, de Saanich—Gulf Islands et de Humber—St. Barbe—Baie Verte de leurs commentaires, ainsi que le député de Nouveau-Brunswick-Sud-Ouest de ses interventions.

Dans son exposé des faits, le député de Mont-Royal a déclaré que plusieurs de ses électeurs avaient communiqué avec lui au sujet d’appels téléphoniques provenant d’un numéro répertorié sous « Campaign Research Inc. » au cours desquels on leur demandait s’ils avaient l’intention d’appuyer le Parti conservateur lors de l’« élection partielle imminente ou à venir », pour reprendre les termes du sondage.

Le député a aussi informé la Chambre que des citoyens de la circonscription de Westmount—Ville-Marie avaient reçu des appels semblables. Le député de Mont-Royal a ajouté que le sondage téléphonique avait poussé les électeurs de sa circonscription et d’autres circonscriptions à croire qu’il avait déserté ses fonctions, ce qui avait relégué son travail de député au second plan. Soulignant le droit de la Chambre de bénéficier des services de ses députés dans un climat exempt d’intimidation, d’obstruction et d’ingérence, il a déclaré que la confusion semée parmi ses électeurs avait nui à sa réputation et à sa crédibilité.

En l’espèce, personne ne met en doute le fait qu’il n’y a pas d’élection partielle à venir. Or, le député de Mont-Royal a expliqué qu’il se trouve dans [une] situation ambiguë à cause de ce sondage téléphonique. Il a dit, et je cite :

En termes simples, comment moi ou n’importe quel autre député pourrions-nous représenter effectivement nos électeurs si quelqu’un leur fait croire que leur député n’est plus leur représentant élu? Comment mettre fin à la confusion et réparer le préjudice subi par ceux qui croient que je ne les représente plus au Parlement ou que je ne m’acquitte plus de mes fonctions?

Pour étayer son argument, le député a cité une décision rendue le 6 mai 1985 par le Président Bosley, à la page 4439 des Débats, et je cite :

Il va sans dire qu’un député doit exercer ses fonctions comme il faut et que toute tentative de semer la confusion sur l’identité d’un député risque d’empêcher ce député de remplir ses fonctions comme il se doit. Toute initiative qui empêche ou vise à empêcher un député d’exercer ses fonctions est une atteinte aux privilèges.

La présidence trouve frappante l’insistance avec laquelle le député a fait valoir l’importance de cette question, non seulement pour [lui-même], mais pour l’ensemble des députés. Les autres députés qui sont intervenus ont également insisté sur ce point. Étant donné le souci primordial de la présidence pour la préservation des privilèges des députés, cette question apparaît être digne de la plus grande attention. En tant que Président de la Chambre, l’une de mes principales responsabilités consiste à veiller à la protection des droits et privilèges des députés — et c’est une responsabilité que je prends très au sérieux.

Le député de Nouveau-Brunswick-Sud-Ouest a soutenu, au contraire, que la Chambre ne devrait même pas être saisie de la plainte, parce que, et je cite : « […] [elle] ne rel[ève] pas de l’autorité de la Chambre. » Il a ajouté, et je cite encore une fois :

[…] les activités […] des partis politiques ne devraient pas être évaluées par la Chambre ou les députés. […] Le meilleur endroit pour juger de cette question est parmi les Canadiens, et non à la Chambre.

La présidence ne doute pas que les Canadiens jugent effectivement de la question, puisqu’ils jugent constamment la Chambre selon ce qui se passe et ce qui se dit dans son enceinte, et selon l’attitude qu’adoptent les députés les uns envers les autres.

Peu importe que les ressources de la Chambre des communes n’ont pas été utilisées pour mener le sondage. À ce sujet, permettez-moi de signaler que les formes d’atteintes aux droits et immunités des députés sont nombreuses et que, contrairement à ce que d’autres ont dit, il n’est pas nécessaire qu’un geste soit fait dans l’enceinte de la Chambre ou qu’il fasse intervenir les ressources de cette dernière pour constituer une atteinte.

En même temps, à en juger par les arguments présentés dans l’affaire qui nous occupe, j’ai remarqué qu’il semble régner une certaine confusion quant à la portée des pouvoirs du Président en matière de privilège. Plusieurs députés ont attribué à la présidence de vastes pouvoirs que ni moi ni mes prédécesseurs n’avons jamais possédés. Le rôle de la présidence est en fait très limité, comme l’honorable député de Mont-Royal l’a [lui-même] fait remarquer lorsqu’il a cité un passage de l’ouvrage d’O’Brien et Bosc, à la page 145. Je cite à nouveau :

[Le Président de la Chambre] ne se prononce pas sur les faits, mais dit simplement si, à première vue, la question dont la Chambre est saisie mérite d’être examinée en priorité avant toutes les autres questions à l’ordre du jour de la Chambre.

Dans les cas où un député prétend avoir été victime d’ingérence dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, la tâche du Président est particulièrement difficile. On peut lire ceci à la page 111 de l’ouvrage d’O’Brien et Bosc, et je cite :

Il est impossible de codifier tous les incidents qui pourraient être considérés comme des cas d’obstruction, d’ingérence, de brutalité ou d’intimidation et, par conséquent, constituer une atteinte aux privilèges de prime abord.

De plus, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur des questions de privilège de cette nature, la présidence se doit d’évaluer si la capacité du député d’exercer ses fonctions parlementaires a réellement été entravée. À la page 109 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, il est noté que mes prédécesseurs ont fait état de l’importance d’établir un lien direct avec les fonctions parlementaires, en affirmant, et je cite :

[…] la présidence a rendu des décisions axées sur le lien, direct ou non, avec les fonctions parlementaires du député. Tout en faisant souvent remarquer que les députés avaient des doléances légitimes, elle a systématiquement conclu qu’ils n’avaient pas été gênés dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires.

Dans la décision du Président Bosley citée par le député de Mont-Royal, la présidence était confrontée à une situation où un ancien député était présenté dans un document publicitaire comme le député en poste. Dans ce cas, c’est l’identité même du député en poste qui se trouvait remise en cause.

Dans l’affaire qui nous intéresse, la présidence compatit sans réserve avec le député de Mont-Royal au sujet de la situation dans laquelle il se trouve. Il ne fait aucun doute qu’il a été bombardé d’appels, de courriels et de télécopies de citoyens inquiets et déconcertés. Cependant, il est difficile pour la présidence d’établir que les conséquences de ces tactiques ont empêché le député d’exercer ses fonctions parlementaires. Le député de Mont-Royal a été très actif à la Chambre et en comité. En soulevant cette affaire à la Chambre, le député a malgré tout mis en lumière une pratique suspecte d’identification des électeurs et a décrit en détails l’impact négatif qu’elle a eu. Il va sans dire que les interventions qu’il a faites à la Chambre sur cette question lui ont valu, comme il l’a lui-même indiqué, une abondante couverture médiatique sympathique à sa cause dans tout le pays.

Dans une décision rendue le 12 août 1988, Débats, p. 18272, le Président Fraser a déclaré, et je cite :

Les précédents […] ont un caractère extrêmement restrictif; ils exigent généralement, pour qu’il y ait matière à la question de privilège, la démonstration d’indications évidentes qu’on a fait obstacle ou nuit à un député dans l’exercice de ses fonctions.

Le Président Milliken, dans une décision rendue le 12 février 2009, a également souligné cet aspect, et je cite :

[…] lorsqu’elle se prononce sur des questions de privilège de ce genre, la présidence est tenue d’évaluer si la capacité du député d’exercer ses fonctions parlementaires a réellement été entravée.

C’est en réfléchissant au cas du député de Mont-Royal qu’une décision du Président John Fraser m’a tout particulièrement interpellée. Le 5 mai 1987, le Président Fraser a conclu, et je cite :

Compte tenu de toutes les circonstances de cette affaire, je suis sûr que cela n’empêche pas le ministre de jouer son rôle de député de la Chambre et de ministre. Je signale aux députés qu’il s’agit là d’une vraie question de privilège même si manifestement d’autres questions entrent en ligne de compte dans cette affaire, […] la présidence doit examiner attentivement la question de privilège proprement dite.

Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, les circonstances entourant l’affaire ont également suscité [ma] réflexion. Je suis convaincu que toute personne sensée serait en accord avec la condamnation d’une tactique visant à semer la confusion dans l’esprit des électeurs quant à la démission de leur député et avec l’idée que la plainte du député de Mont-Royal est légitime.

J’espère que d’avoir pu faire connaître ses revendications ainsi que les discussions auxquelles a donné lieu la présente affaire, dans les médias et ici à la Chambre, mèneront à deux résultats. D’une part, les responsables de campagnes légitimes d’identification des électeurs seront plus prudents dans le choix des renseignements qu’ils communiquent aux participants. D’autre part, les Canadiens participant à de telles campagnes seront plus méfiants et plus critiques à l’endroit des renseignements qui leur sont présentés lors d’appels non sollicités.

Je peux comprendre comment le député de Mont-Royal et les autres cherchent à contrer le cynisme ambiant — pour ne pas dire le mépris — qui semble régner autour des institutions et des pratiques parlementaires. Je crains cependant que la réalisation d’un tel changement est hors de ma portée : comme mes prédécesseurs l’ont mentionné à maintes reprises, les pouvoirs du Président dans ce genre d’affaires sont limités.

Les paroles du Président Fraser, tirées d’une décision du 11 décembre 1991, semblent être particulièrement à propos dans les circonstances. Je le cite :

La présidence ne peut utiliser de stratégie, si agressive ou interventionniste qu’elle soit, ni imaginer de réglementation, si complète et si sévère qu’elle soit, qui réussirait à mieux perpétuer les traditions parlementaires canadiennes auxquelles nous sommes attachés que le sens de la justice et de l’équité de chacun des députés. Plus précisément, vu la crise de confiance à l’égard des institutions parlementaires que nous traversons, nos électeurs n’en attendent pas moins de nous.

Par conséquent, après avoir examiné les précédents en lien avec cette question, je ne puis, pour des motifs techniques, conclure qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège.

Je remercie encore une fois l’honorable député de Mont-Royal d’avoir porté cette sérieuse et importante question à l’attention de la Chambre et des Canadiens.

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[1] Débats, 16 novembre 2011, p. 3156–3158, 22 novembre 2011, p. 3413–3415.

[2] Débats, 29 novembre 2011, p. 3698–3704.

[3] Débats, 5 décembre 2011, p. 4002–4003, 7 décembre 2011, p. 4134–4136.