Le privilège parlementaire / Les droits des députés

Intimidation de députés

Débats, p. 1089-1091

Contexte

Le 14 octobre 1999, Val Meredith (South Surrey—White Rock—Langley) soulève une question de privilège au sujet de la conduite du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) dans le cadre de poursuites en justice intentées contre elle. Mme Meredith déclare que le SCRS a délibérément tenté de l’intimider en prenant une part active aux poursuites ainsi qu’en recueillant des renseignements et en les divulguant à la partie adverse. Mme Meredith affirme qu’en agissant ainsi, le SCRS a fait un mauvais usage de ses pouvoirs et que cela constitue à son avis un outrage à la Chambre. Elle soutient que les gestes posés par le SCRS constituent une tentative visant à l’intimider ainsi qu’à l’empêcher de parler librement à la Chambre des communes et de jouer son rôle de porte-parole de l’opposition. Elle dit également estimer que les faits qu’elle énonce suffisent pour juger que les gestes posés par le SCRS constituent, à première vue, un outrage la Chambre. Après avoir entendu les interventions d’autres députés, le Président dit qu’il réserve sa décision[1].

Le Président revient sur la question de privilège de Mme Meredith le 21 octobre 1999, pour entendre des interventions d’autres députés[2], et le 25 octobre 1999, pour permettre à Mme Meredith de répondre à des observations faites par Don Boudria (leader du gouvernement à la Chambre des communes) le 21 octobre 1999. Le Président indique qu’il prend en délibéré tous les faits qui lui ont été relatés et qu’il fera part de sa décision à la Chambre[3].

Résolution

Le 4 novembre 1999, le Président rend sa décision. Soulignant qu’il n’appartient pas au Président de juger les gestes posés par le SCRS au nom du plaignant dans la poursuite contre Mme Meredith, le Président suggère que cette dernière se prévale des procédures relatives aux plaintes édictées dans la loi concernant le SCRS. Après avoir examiné les arguments de Mme Meredith, le Président n’a rien pu trouver qui puisse indiquer que le SCRS a essayé d’empêcher Mme Meredith d’exercer son droit de parole à la Chambre. En conséquence, il lui est impossible de conclure que les gestes posés par le SCRS, tels que la députée les lui a rapportés, constituent de prime abord matière à une question de privilège.

DÉCISION DE LA PRÉSIDENCE

Le Président : Avant que nous ne passions à l’ordre du jour, je vais traiter de la question de privilège que la députée de South Surrey—White Rock—Langley a soulevée le 14 octobre 1999 et sur laquelle la Chambre est revenue les 21 et 25 octobre. Il s’agit des activités et de la conduite du Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre de poursuites judiciaires intentées contre la députée.

Je tiens à remercier de leur précieuse contribution tous les députés qui ont participé au débat. Je signale en particulier les interventions du leader du gouvernement à la Chambre, du leader de l’opposition à la Chambre, du député de Fraser Valley et du député de Kootenay—Columbia. Ces interventions nombreuses et approfondies ont aidé la présidence à rendre cette importante décision qui a une grande portée. La présidence est également reconnaissante de la documentation d’appui que la députée de South Surrey—White Rock—Langley lui a soumise.

Il serait peut-être utile de faire d’abord le point sur les événements qui ont conduit à cette question de privilège. La députée bénéficiait des privilèges parlementaires accordés à tous les députés lorsqu’elle a évoqué à la Chambre pendant la période des questions de prétendues activités d’espionnage de la part de certains employés du SCRS. Par la suite, elle a rendu publics à l’extérieur de la Chambre des communes des documents connexes où on avait laissé par mégarde le nom d’un ancien employé du SCRS. Tous les députés savent, j’en suis sûr, qu’ils cessent de bénéficier de leur immunité parlementaire lorsqu’ ils font des déclarations à l’extérieur de la Chambre. Une action civile s’en est suivie, et le litige a été réglé à l’amiable.

Dans sa présentation, l’honorable députée de South Surrey—White Rock—Langley a traité plusieurs aspects de cette affaire. Pour l’information de la Chambre tout entière, je vais passer en revue les griefs formulés par l’honorable députée.

Premièrement, la députée déclare que le SCRS a, de façon irrégulière, réuni des renseignements et les a ensuite communiqués à une tierce partie, contrevenant nettement à sa propre politique.

Deuxièmement, elle affirme que le SCRS a joué un rôle actif dans la préparation de poursuites contre une députée de l’opposition, allant jusqu’à faire conseiller par son propre avocat le plaignant et son avocat.

Troisièmement, elle soutient que le SCRS a abusé de son pouvoir en matière de protection de la sécurité nationale et qu’il a délibérément induit le tribunal en erreur pour l’empêcher de régler le litige.

La députée soutient que ces actions constituent un effort délibéré de la part du SCRS pour l’intimider et l’empêcher de s’exprimer librement à la Chambre des communes et de jouer son rôle de porte-parole de l’opposition. Elle estime que les éléments de preuve produits suffisent à établir qu’il y a, à première vue, matière à outrage à la Chambre de la part du Service canadien du renseignement de sécurité. Erskine May dit à la page 143 de la 20e édition :

Il serait vain de tenter d’énumérer tous les actes pouvant être considérés comme un outrage, le pouvoir de sanctionner un outrage étant discrétionnaire par nature. […] On peut dire en général que tout acte ou toute omission qui entrave l’une ou l’autre chambre du Parlement ou l’un de ses membres ou de ses fonctionnaires dans l’exercice de ses fonctions, ou qui tend à produire un tel résultat, directement ou indirectement, peut être considéré comme un outrage, même s’il n’existe aucun précédent à l’infraction.

La députée de South Surrey—White Rock—Langley a déclaré qu’elle allait « donner à la présidence des éléments de preuve montrant comment la conduite et les activités du SCRS dans cette affaire constituent ce qu’elle croit être un moyen nouveau et troublant d’intimider des députés ».

Par conséquent, la question que la présidence doit trancher, sur la base des faits présentés, est de savoir si la députée a fourni les éléments de preuve nécessaires pour prouver qu’il y a, à première vue, matière à question de privilège.

Je vais d’abord traiter des trois points relatifs aux actions du Service canadien du renseignement de sécurité. La députée déclare que le plaignant était en possession de documents réunis de façon irrégulière et fournis par le SCRS. Il s’agit de coupures de presse, de communiqués, de transcriptions d’émissions de radio et d’autres documents de ce genre. Elle ajoute que certains de ces éléments d’information n’ont pas été demandés par le plaignant, mais qu’ils lui ont été communiqués directement sans qu’il les demande au SCRS. Avant de traiter de la question de la collecte irrégulière de ces documents, je dois souligner qu’il s’agit uniquement de documents du domaine public et aisément accessibles à n’importe quel député ou simple citoyen.

Il n’appartient pas au Président de décider si la collecte et la communication de ces documents contrevenaient à la Loi sur le SCRS ou aux politiques internes de l’organisme. La députée déclare également que le SCRS a fait traîner les procédures judiciaires en longueur en faisant de la désinformation afin de l’empêcher de saisir un tribunal de cette affaire et de soulever des questions au sujet de l’affaire pendant trois ans et demi. Qu’une telle inconduite de la part du SCRS soit prouvée ou non, il n’appartient pas au Président d’en décider. Il s’agit d’une question qui relève des tribunaux ou du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité.

Si la députée estime que des employés du SCRS ont violé des dispositions de la Loi sur le SCRS, elle peut se prévaloir des procédures relatives aux plaintes édictées par le Parlement dans la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité. Si j’ai bien compris, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, ou CSARS, a été établi en 1984 comme organisme indépendant chargé d’examiner les activités du Service canadien du renseignement de sécurité. Le CSARS a pour autre fonction d’enquêter sur les plaintes du public concernant les actions du SCRS. Quiconque est au courant d’activités irrégulières du SCRS peut se plaindre auprès du CSARS.

En fait, le Comité de surveillance a le pouvoir d’ouvrir une enquête sans avoir reçu de plainte en bonne et due forme. Étant donné que trois des cinq membres du comité sont d’anciens parlementaires fédéraux ou provinciaux, je n’ai aucun doute qu’ils accorderaient à cette affaire un intérêt particulier.

Bien que le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité puisse enquêter et faire rapport sur l’opportunité des activités auxquelles se livrent le SCRS ou ses agents, la question de savoir si ces activités constituent une tentative d’intimider un député et donc un outrage à la Chambre relève de la seule compétence du Président et c’est quelque chose que je prends très au sérieux.

Ce que la députée allègue, semble-t-il, c’est que ses privilèges parlementaires ont été violés par suite de tentatives délibérées de la part d’un organisme extérieur pour l’empêcher d’exercer ses fonctions parlementaires. Plus précisément, la députée soutient que l’un de ses privilèges fondamentaux, la liberté d’expression, a été violé par un effort délibéré de la part du SCRS pour l’intimider en apportant un appui à des poursuites intentées contre elle.

Toute tentative pour intimider un député en vue d’influencer sa conduite parlementaire est une atteinte au privilège. Le privilège est un principe fondamental du droit parlementaire. Dans la 22e édition de May, on peut lire à la page 65 ce qui suit :

Le privilège parlementaire est la somme des droits particuliers à chaque Chambre collectivement en tant que partie constituante de la haute cour du Parlement et aux membres de chaque Chambre individuellement, faute desquels il leur serait impossible de s’acquitter de leurs fonctions, et qui dépassent ceux dont sont investis d’autres organismes ou particuliers.

Ce que soutient la députée de South Surrey—White Rock—Langley, c’est que le SCRS a tenté de l’intimider, limitant ainsi sa liberté d’expression à la Chambre et sa capacité d’exercer son rôle en tant que porte-parole de l’opposition officielle. Il s’agit, mes collègues, d’une accusation très grave.

Il n’y a pas de doute quant à la pertinence et à l’opportunité du principe invoqué par la députée.

En fait, comme le savent tous les honorables députés, la liberté d’expression est si fondamentale que sans elle la Chambre ne pourrait pas s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles. Voici ce qu’on lit à la page 23 de la 6e édition de Beauchesne :

La liberté de parole est à la fois le plus incontesté et le plus fondamental des droits du député, tant dans l’enceinte de la Chambre qu’aux comités.

Il y a cependant des limites au privilège parlementaire. Le Président Lamoureux, dans sa décision du 29 avril 1971, indique que le privilège met les députés à part en leur conférant des droits que n’ont pas les autres citoyens[4]. Dans sa décision, il déclare :

À mon avis, le privilège parlementaire ne va pas beaucoup au-delà du droit de libre parole à la Chambre et du droit d’un député de s’acquitter de ses fonctions à la Chambre en tant que représentant aux Communes.

Le Président Jerome, en parlant des limites du privilège parlementaire dans sa décision du 20 février 1975, va dans le même sens que le Président Lamoureux[5]. Il ajoute :

En étendant la définition du privilège aux domaines innombrables auxquels un député peut être appelé à s’intéresser activement, et surtout au grand nombre de griefs auxquels il risque d’être exposé dans ce travail, et vu la définition même, on irait à l’encontre du concept fondamental du privilège.

Cependant, si un député est victime de menaces et d’intimidation, il est clairement entravé dans l’exercice des fonctions parlementaires pour lesquelles il a été élu. Comme l’écrit Joseph Maingot dans son livre intitulé Le privilège parlementaire au Canada, à la page 246 :

[…] tous les actes émanant d’un organisme extérieur et susceptibles d’influencer l’activité parlementaire d’un député ne doivent donc pas être considérés comme des atteintes au privilège, même s’ils visent à faire pression sur le député pour qu’il intervienne dans le sens souhaité. Cependant, toute manœuvre visant à entraver ou à influencer l’action parlementaire d’un député par des moyens abusifs peut constituer une atteinte au privilège. C’est en fonction des faits de l’espèce qu’on détermine ce qui constitue un moyen de pression inadmissible. Finalement, il doit exister un lien entre les éléments qui sont censés établir l’ingérence et les délibérations du Parlement.

La question est donc de savoir ce qui constitue les délibérations du Parlement. Le Président Fraser, dans sa décision du 18 juillet 1988[6], définit les délibérations du Parlement comme suit :

Cette expression n’a jamais été exactement et entièrement définie par un texte de loi, ni par les cours de justice, ni par la Chambre elle-même. Dans son sens étroit, elle est utilisée pour désigner le déroulement officiel des travaux de la Chambre ou des comités. Traditionnellement, elle couvre les questions orales et écrites, et elle s’étend à tout ce que dit ou fait un député dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, à la Chambre ou en comité, dans le cadre des travaux parlementaires.

Mes observations sont peut-être un peu longues, mes collègues, mais j’ai pensé, étant donné la gravité de l’affaire, qu’il m’incombait d’expliquer clairement ce qu’il faut entendre par privilège, outrage et délibérations du Parlement. Il était de mon devoir de déterminer si l’on pouvait considérer les actions du SCRS comme ayant pour but d’influencer ou d’entraver la députée de South Surrey—White Rock—Langley dans son travail parlementaire et dans le contexte de délibérations du Parlement.

Pour le dire carrément, la question est la suivante : l’appui du SCRS à un ancien employé du SCRS avait-il pour but de dissuader la députée de South Surrey—White Rock—Langley de participer à la période de questions, aux débats à la Chambre ou aux comités de la Chambre? Ou la question peut être reformulée plus généralement comme suit : le SCRS a-t-il apporté un soutien indu à un ancien employé du SCRS qui poursuivait en justice la députée de South Surrey—White Rock—Langley parce qu’elle était députée et qu’elle critiquait l’organisme dans le cadre de délibérations du Parlement? Si la réponse à l’une de ces questions est affirmative, je dois statuer conformément à nos usages qu’il y a, à première vue, matière à outrage.

J’ai examiné l’intervention de la députée. Je l’ai réexaminée et analysée au moins quatre fois, je tiens à le préciser, et je n’y ai rien trouvé qui permette de répondre par l’affirmative à ces deux questions. J’ai aussi évalué soigneusement l’exposé des faits de la députée de South Surrey—White Rock—Langley, y compris toute la documentation d’appui qu’elle a fournie. Il m’est impossible de conclure que les actions du SCRS telles que rapportées par la députée donnent, à première vue, matière à question de privilège.

Les actions du SCRS peuvent avoir fait traîner l’action civile en longueur, mais la députée n’a pas fourni à la présidence de motifs suffisants pour justifier que la Chambre prenne d’autres mesures pour le moment. Si des faits nouveaux devaient faire surface ou si la députée devait produire d’autres éléments de preuve au fond, j’accepterais bien entendu de l’entendre parce que, si elle était prouvée, son allégation serait très troublante.

Je remercie la députée d’avoir porté cette affaire à mon attention et tous les députés de leur patience pendant que j’examinais les détails.

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1999-11-04

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[1] Débats, 14 octobre 1999, p. 158-162.

[2] Débats, 21 octobre 1999, p. 506-508.

[3] Débats, 25 octobre 1999, p. 618-619.

[4] Débats, 29 avril 1971, p. 5338.

[5] Débats, 20 février 1975, p. 3385-3386.

[6] Débats, 18 juillet 1988, p. 17672-17674.