Recueil de décisions du Président Gilbert Parent 1994 - 2001
Le privilège parlementaire / Les droits des députés
La liberté de parole : poursuite au civil contre un député; affaires en instance; envois collectifs des députés
Débats, p. 1287-1288
Contexte
Le 1er novembre 1999, Jean-Paul Marchand (Québec-Est) soulève une question de privilège au sujet d’une poursuite au civil intentée contre lui par une sénatrice offensée par la teneur d’un document sur le Sénat qu’il a envoyé à ses commettants. M. Marchand estime que le geste de la sénatrice constitue une atteinte à l’autorité et à la dignité de la Chambre des communes ainsi qu’à la liberté de parole dont il jouit en tant qu’élu. Après avoir entendu les interventions d’autres députés, le Président déclare qu’il fera part de sa décision à la Chambre si c’est nécessaire[1].
Résolution
Au début de la séance du 16 novembre 1999, le Président rend sa décision. Il conclut qu’il n’a pas été porté atteinte à la liberté de parole dont M. Marchand a le privilège puisque l’incident concernait des informations contenues dans un document diffusé par M. Marchand à ses électeurs, donc en marge des délibérations de la Chambre, de sorte que la protection du privilège ne s’applique pas. Quant à la plainte de M. Marchand à l’endroit de la sénatrice, le Président indique que comme les deux chambres sont indépendantes l’une de l’autre, aucune des deux ne peut prétendre à une autorité quelconque ni l’exercer sur un membre de l’autre chambre. Aussi décide-t-il que l’affaire ne constitue pas de prime abord matière à une question de privilège ni à un outrage au Parlement.
DÉCISION DE LA PRÉSIDENCE
Le Président : Le lundi 1er novembre 1999, l’honorable député de Québec-Est a soulevé une question de privilège concernant une atteinte à ses privilèges relativement à une action civile intentée contre lui par une sénatrice qui l’accuse d’avoir diffusé des informations diffamatoires.
Je profite de l’occasion pour remercier l’honorable député d’avoir soulevé cette question. Je tiens aussi à remercier, pour leur contribution, le leader du gouvernement à la Chambre (l’honorable Don Boudria), le leader de l’Opposition officielle (Randy White), le leader du Parti progressisteconservateur (Peter MacKay), ainsi que le leader (Michel Gauthier) et le whip du Bloc québécois (Stéphane Bergeron).
L’honorable député a indiqué qu’une poursuite avait été intentée contre lui par une sénatrice, à la suite d’un envoi collectif de 16 pages à ses électeurs sur la question du Sénat. La question de privilège qu’il soulève concerne l’implication du Sénat dans cette poursuite et sa conviction qu’il s’agit là d’une agression à l’encontre de la Chambre des communes et d’une atteinte à son privilège de liberté de parole en tant que membre élu de la Chambre. Il estime que le Sénat est ainsi impliqué directement ou indirectement dans cette poursuite et que cela constitue une atteinte à l’autorité et à la dignité de la Chambre des communes.
Il y a plusieurs éléments dans cette affaire que j’aimerais examiner. D’abord, je tiens à dire que je ne ferai aucun commentaire sur l’action civile en cours, étant donné que cela serait inacceptable et contraire à nos usages. Ensuite, je ne crois pas que le Président devrait faire des observations sur les décisions que le Bureau de régie interne a pu prendre. Je suis persuadé que tous les députés comprendront que la Chambre n’est pas une cour d’appel des décisions de cet organisme. De fait, bien que l’on puisse poser des questions aux représentants du Bureau au cours de la période des questions, la Chambre a, par la Loi sur le Parlement du Canada, mandaté le Bureau pour trancher ces questions en dernière instance.
Par contre, je vais me prononcer sur l’affirmation du député voulant qu’il ait été porté atteinte à son privilège de liberté de parole. À la page 143 de la 20e édition d’Erskine May, on peut lire :
Il serait vain de tenter d’énumérer tous les actes pouvant être considérés comme un outrage, le pouvoir de sanctionner un outrage étant discrétionnaire par nature. […] On peut dire en général que tout acte ou toute omission qui entrave l’une ou l’autre chambre du Parlement ou l’un de ses membres ou de ses fonctionnaires dans l’exercice de ses fonctions, ou qui tend à produire un tel résultat, directement ou indirectement, peut être considéré comme un outrage, même s’il n’existe aucun précédent à l’infraction.
Toute tentative d’intimider un député en vue d’influencer son activité parlementaire constitue une violation de privilège. Pour le profit de tous les députés, je me permets de rappeler que le privilège est un principe fondamental du droit parlementaire.
Dans la 22e édition d’Erskine May, à la page 65, le privilège parlementaire est ainsi défini :
[…] la somme des droits particuliers dont jouissent collectivement l’une ou l’autre chambre en tant que partie constituante de la haute cour du Parlement, et les membres de chaque chambre pris individuellement, sans lesquels ils ne pourraient exercer leurs fonctions, et qui dépassent ceux que possèdent d’autres organismes ou individus.
La situation exposée par l’honorable député de Québec-Est laisse supposer que la sénatrice a tenté directement de l’intimider en limitant sa liberté de parole.
Comme tous les honorables députés le savent, la liberté de parole est un privilège tellement fondamental et la Chambre ne pourrait s’acquitter de son mandat constitutionnel sans cela. Dans la 19e édition de son ouvrage, May rappelle que « la liberté de parole est un privilège essentiel à la liberté de tout conseil ou assemblée législative[2] ».
Les députés doivent toutefois comprendre qu’il y a des limites précises au privilège parlementaire. Le Président Jerome, dans une décision sur les limites du privilège parlementaire rendue le 20 février 1975[3], déclarait ceci :
En étendant la définition du privilège aux domaines innombrables auxquels un député peut être appelé à s’intéresser activement, et surtout au grand nombre de griefs auxquels il risque d’être exposé dans ce travail, et vu la définition même, on irait à l’encontre du concept fondamental du privilège.
Je me permets de souligner que pour qu’il y ait atteinte aux privilèges d’un député, il faut que la chose dont il se plaint ait un lien direct avec les délibérations du Parlement. Dans le cas d’un député qui fait l’objet de menaces ou d’intimidation, il y a clairement entrave à l’exercice des fonctions parlementaires pour lesquelles il a été élu.
La question essentielle à laquelle il faut alors répondre est de savoir ce qu’il faut entendre par « délibérations du Parlement ».
Dans la 19e édition de son ouvrage, à la page 87, Erskine May définit les « Délibérations du Parlement » de la façon suivante :
Un simple député participe aux délibérations d’ordinaire en prononçant un discours, mais aussi en intervenant officiellement de diverses façons reconnues, par exemple en votant, en donnant avis d’une motion, et ainsi de suite, ou en présentant une pétition ou un rapport de comité, et la plupart de ces actes prennent la place d’un discours et permettent de gagner du temps.
Dans Le privilège parlementaire au Canada, à la page 330, Joseph Maingot précise, et je cite :
Il convient sans doute de signaler que le privilège de la liberté de parole concerne les travaux à la Chambre ou au sein d’une assemblée législative ou d’un comité. En outre, le député bénéficie du privilège lorsque, en tant que membre de l’assemblée, il s’acquitte de fonctions qui ont un lien avec les travaux parlementaires. Toutefois, lorsqu’il agit pour le compte de ses électeurs et de son parti et que ses activités n’ont aucun lien avec des travaux parlementaires, le député n’est pas protégé.
Je crois que mon prédécesseur, le Président Fraser, a bien résumé la question le 10 juin 1993[4] :
Ce qu’un député dit en dehors de la Chambre à propos d’autrui est sujet aux lois générales sur le libelle ou la diffamation comme ce serait le cas pour tout autre Canadien, pourvu que les déclarations puissent donner lieu à une poursuite judiciaire. Toutefois, ce qu’un député dit à la Chambre donne lieu à la protection du privilège.
Bien que j’attache beaucoup d’importance au genre de situation évoquée par l’honorable député, dans mon rôle de Président, je dois me limiter à examiner uniquement les cas d’atteintes aux privilèges qui se produisent au cours des délibérations du Parlement. C’est ainsi que l’entend Joseph Maingot, à la page 109 de son livre intitulé Le privilège parlementaire au Canada :
Il faut que les faits contestés se soient produits à l’occasion des « délibérations du Parlement » pour que l’auteur jouisse de l’immunité parlementaire.
Comme l’incident qui nous occupe concerne des informations contenues dans un document diffusé par l’honorable député à ses électeurs, il est très clair que cela ne s’est pas produit lors des délibérations parlementaires, de sorte que la protection du privilège ne s’applique pas.
En outre, pour ce qui est de la plainte de l’honorable député de QuébecEst contre la sénatrice, je dois rappeler que la Chambre n’a aucune autorité sur le Sénat. Dans la 22e édition de son ouvrage, à la page 149, May le dit clairement :
Comme les deux Chambres sont entièrement indépendantes l’une de l’autre, aucune ne peut se réclamer de quelque autorité, et encore moins l’exercer, sur un membre ou un fonctionnaire de l’autre, et ne saurait donc punir un cas de violation de privilège ou d’outrage qui serait le fait d’un tel membre ou fonctionnaire. En cas de plainte contre un membre ou un fonctionnaire de l’autre Chambre, la procédure à suivre est d’abord d’examiner les faits et, ensuite, de soumettre le cas à la Chambre dont fait partie la personne visée par la plainte.
Pour toutes ces raisons, je dois conclure que cette affaire ne constitue pas, à première vue, matière à question de privilège ni à un outrage au Parlement.
P0118-f
36-2
1999-11-16
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[1] Débats, 1er novembre 1999, p. 929-936.
[2] May, 19e éd., p. 73.
[3] Débats, 20 février 1975, p. 3385-3386.
[4] Débats, 10 juin 1993, p. 20693-20694.