:
Merci, monsieur le président.
Bonjour. Merci de me donner l'occasion de prendre la parole devant le comité.
En ma qualité de sous-ministre adjoint chargé de la politique et des négociations commerciales, j'ai la responsabilité de gérer la négociation des accords commerciaux internationaux du Canada, et de veiller à la gestion et à l'exécution des accords, y compris de gérer les différends en vertu de ces accords.
Mon collègue John O'Neill est responsable de la gestion des négociations et des litiges en vertu des traités du Canada sur l'investissement.
Les discussions du comité portent aujourd'hui sur un différend entre un investisseur et l'État, en application des dispositions du chapitre 11 de l'Accord de libre-échange nord-américain, différend engendré par une mesure prise par le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le 16 décembre 2008, l'Assemblée législative de Terre-Neuve-et-Labrador a adopté une loi pour exproprier certains des actifs provinciaux d'AbitibiBowater, y compris son usine de papier journal de Grand Falls-Windsor, les centrales hydroélectriques de la rivière Exploits et du lac Star ainsi que certains droits relatifs à l'eau et au bois d'oeuvre.
Comme l'a déclaré Danny Williams, alors premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, la province a choisi de prendre ces mesures lorsque AbitibiBowater a annoncé sa décision de fermer son usine de papier journal de Grand Falls-Windsor en mars 2009.
Après l'adoption de la loi par Terre-Neuve-et-Labrador, l'entreprise et le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador ont mené de longues discussions concernant l'indemnité appropriée à accorder pour ces biens, mais n'ont pas été en mesure de s'entendre sur un règlement mutuellement acceptable.
Il est évident, dans la loi et dans ses déclarations publiques, que le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador comprenait qu'il ne s'agissait pas de déterminer si AbitibiBowater avait droit ou non à une indemnité par suite de cette expropriation, mais bien de déterminer à quel montant cette indemnité devait s'élever.
Les dossiers publics montrent que l'une des principales questions empêchant l'entreprise et le gouvernement provincial de s'entendre était l'évaluation des biens, compte tenu des coûts possibles d'assainissement de l'environnement liés aux biens qu'AbitibiBowater a possédés ou exploités au cours des 100 dernières années à Terre-Neuve-et-Labrador. Il est important de noter que la plupart des coûts possibles d'assainissement sont liés à des biens autres que ceux qui ont fait l'objet de l'expropriation.
En avril 2009, comme AbitibiBowater et Terre-Neuve-et-Labrador n'avaient pas été en mesure de s'entendre, l'entreprise a présenté un avis d'intention de soumettre une demande de règlement de différends entre un investisseur et un État contre le Canada, aux termes des dispositions du chapitre 11 de l'ALENA. Dans cet avis, l'entreprise demandait une indemnité d'au moins 300 millions de dollars.
[Français]
Le chapitre 11 de l’ALENA et les autres traités internationaux sur l’investissement conclus par le Canada n’interdisent pas à un gouvernement d’exproprier des biens privés pour une question de politique publique. Toutefois, ils obligent ce gouvernement à accorder une indemnité pour ces biens en fonction de leur juste valeur sur le marché.
Qui plus est, en vertu du droit interne de la plupart des provinces, y compris de Terre-Neuve-et-Labrador, le gouvernement peut procéder à des expropriations à des fins d’intérêt public, mais il doit verser une indemnité. Il convient de souligner que, même si l’ALENA ne contenait pas de dispositions relatives au règlement de différends entre les investisseurs et les États, les entreprises peuvent entamer des procédures auprès des tribunaux nationaux en vue d’obtenir une indemnité en cas d’expropriation. En outre, le versement d’une indemnité en cas d’expropriation d’une propriété appartenant à des intérêts étrangers constitue une obligation prévue dans le droit international coutumier, indépendamment de l’ALENA.
[Traduction]
Au printemps 2009, AbitibiBowater faisait face à une situation financière difficile et a demandé, le 16 avril 2009, la protection contre les créanciers en vertu du chapitre 11 du Bankruptcy Code des États-Unis, puis le lendemain, la protection en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies du Canada.
Pendant l'année qui a suivi l'avis d'intention émis par AbitibiBowater, on a mené des discussions en vue de trouver un terrain d'entente sur le montant de l'indemnité devant être versée à l'entreprise. Le 25 février 2010, comme les trois parties n'avaient pas encore réussi à conclure une entente, AbitibiBowater a décidé de recourir à la prochaine étape de la procédure arbitrale et a déposé une notification d'arbitrage à l'endroit du gouvernement du Canada aux termes du chapitre 11 de l'ALENA, demandant au moins 500 millions de dollars en dédommagement.
D'après AbitibiBowater, l'assemblée législative provinciale a exproprié ses actifs et ceux de ses filiales canadiennes de manière discriminatoire, sans suivre l'application régulière de la loi et sans tenir compte de l'intérêt public, ce qui n'est pas conforme aux obligations du Canada dans le cadre de l'ALENA. L'entreprise a par la suite affirmé que l'assemblée législative provinciale ne s'était pas conformée aux exigences de l'ALENA en matière d'indemnisation.
[Français]
L’entreprise a fait valoir que, par l’entremise des mesures prises à Terre-Neuve-et-Labrador, le Canada a enfreint les dispositions de l’ALENA relatives au traitement national et au traitement de la nation la plus favorisée, car la mesure visait particulièrement les activités d’AbitibiBowater au Canada, plutôt que de s’appliquer à toutes les entreprises locales ou aux entreprises appartenant à des intérêts étrangers qui ont également fermé des usines dans la province. Elle a aussi allégué que la méthode d’indemnisation, qui empêchait l’entreprise de plaider sa cause devant les tribunaux, était également discriminatoire.
AbitibiBowater a également affirmé que la loi violait le principe de traitement juste et équitable en vertu de l’obligation du Canada relative à la norme minimale de traitement dans le cadre de l’ALENA, alléguant que l’expropriation était arbitraire, irrationnelle et discriminatoire, qu’elle allait à l’encontre des attentes légitimes d’AbitibiBowater dans un cadre commercial et juridique stable, et que l’entreprise n’était pas traitée équitablement par rapport aux autres investisseurs.
De plus, la disposition sur l’expropriation et l’indemnisation de l’ALENA prévoit qu’aucune des parties ne pourra exproprier un investissement, sauf pour des raisons d’intérêt public, sur une base non discriminatoire, en conformité avec l’application régulière de la loi et moyennant le versement d’une indemnité. L’entreprise a affirmé que la loi ne satisfaisait à aucun de ces critères pour qu’une telle expropriation soit légitime.
[Traduction]
Au printemps 2010, il était devenu clair que le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador ne voudrait, ou ne pourrait, contribuer financièrement à un accord d'indemnisation en raison de demandes en instance pour l'assainissement de l'environnement visant des sites anciens ou actuels d'AbitibiBowater dans la province.
Après avoir examiné ses options, le gouvernement du Canada a décidé de continuer les discussions de conciliation avec l'entreprise, lesquelles se sont poursuivies au printemps et à l'été de l'année dernière. Le 24 août 2010, le gouvernement du Canada et AbitibiBowater ont annoncé qu'une entente avait été conclue à la satisfaction mutuelle des deux parties, sans avoir recours à un arbitrage onéreux.
L'entente a été structurée pour faire en sorte qu'elle n'entre pas en vigueur avant que le plan de restructuration de la société aux États-Unis et au Canada n'ait été approuvé par les tribunaux. Cela s'est produit en décembre 2010. Grâce à cette entente à l'amiable, AbitibiBowater a retiré de manière irrévocable et permanente sa revendication, aux termes du chapitre 11 de l'ALENA, de 500 millions de dollars à l'endroit du Canada, et le gouvernement du Canada a versé la somme de 130 millions de dollars à AbitibiBowater.
Le gouvernement du Canada a fait preuve de la diligence requise en s'assurant que toutes les conditions de l'entente à l'amiable avaient été respectées. Pour que le règlement à l'amiable entre en vigueur, les tribunaux de la faillite américains et canadiens devaient d'abord approuver l'entente à l'amiable en soi, et ensuite approuver le plan général de restructuration d'AbitibiBowater.
Enfin, selon les modalités de l'entente à l'amiable, une fois que les approbations des tribunaux ont été obtenues, l'entente est entrée en vigueur seulement lorsque tous les délais d'appel ont été écoulés. Cela a fait en sorte que le paiement a été fait à une entité canadienne qui continuait de mener des activités au Canada. Le versement de la somme de 130 millions de dollars était fondé sur une évaluation de la juste valeur sur le marché des actifs expropriés de la société à Terre-Neuve-et-Labrador. Par conséquent, l'entente à l'amiable était entièrement conforme aux engagements du Canada en vertu de l'Accord sur le bois d'oeuvre résineux de 2006.
Le gouvernement du Canada, qui est constitutionnellement responsable des relations internationales du Canada, a réglé ce différend au profit des intérêts économiques à long terme du Canada. En parvenant à cette entente, le gouvernement a évité des procédures judiciaires potentiellement longues et coûteuses qui, au final, auraient abouti au paiement, par le Canada, d'une indemnité à AbitibiBowater pour les actifs expropriés. En outre, cette approche réaffirme l'engagement du gouvernement du Canada à maintenir un contexte commercial fondé sur des règles qui facilite le libre-échange et encourage les investissements.
[Français]
En résumé, le versement de la somme de 130 millions de dollars à AbitibiBowater était une juste compensation pour les biens expropriés par un gouvernement au Canada. Le droit des gouvernements d'exproprier des biens à des fins publiques, moyennant une indemnisation adéquate, n'est nullement mise en cause par cette compensation.
J'espère que l'information que j'ai présentée ce matin sera utile aux membres du comité. Je serai heureux de répondre à vos questions.
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D'accord; vous l'avez déjà mentionné.
L'autre question que je me pose concerne l'indemnité relative aux pensions et la réparation des dommages causés à l'environnement, deux questions qui devaient être réglées par l'entreprise et la province. Je ne vois là rien d'inhabituel, et je ne comprends pas pourquoi le gouvernement fédéral devrait participer à ce processus, même si certaines questions de mes collègues semblent pointer dans cette direction.
Si le chapitre 11 a été mis en place pour une raison... et soyons honnêtes, cette disposition a été mise en place pour qu'il existe un mécanisme de règlement des différends lorsque deux organisations ont des opinions divergentes et qu'elles n'ont d'autre choix que d'aller devant les tribunaux. Avec un peu de chance, ces tribunaux sont impartiaux et tiennent compte de toutes les lois existantes. Dans l'affaire qui nous occupe, il a fallu que le gouvernement du Canada paie 130 millions de dollars.
Je ne vois pas quelle autre possibilité nous avions pour régler cette situation.
J'ai l'impression que mes collègues laissent entendre qu'il aurait peut-être fallu que cette situation soit réglée à Terre-Neuve-et-Labrador. Je suis un peu surpris d'entendre cela, particulièrement de la part du NPD.
Je ne crois pas que nous ayons d'autre choix au Canada que de respecter les lois fédérales. Malheureusement, dans cette affaire, nous sommes allés à l'encontre des règles du commerce international et nous avons dû payer.
Ai-je simplifié la situation à outrance?
Mme Martha Hall Findlay: C'est un « nous » très inclusif.
M. Gerald Keddy: Effectivement, mais c'est la situation avec laquelle nous nous sommes retrouvés.
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Oui. Je n'aurais pas pu l'exprimer mieux moi-même.
Normalement, j'aime entrer directement dans le vif du sujet, mais nous avons en quelque sorte été arrêtés au passage par certains commentaires qui ont été émis.
Je comprends ce que vous dites, monsieur Keddy, mais à ce sujet, pour les gens qui habitent dans ce secteur, près des terrains qui ont été expropriés, dans l'intérêt de la société en général, j'aurais préféré — et je pense que c'était possible — que les 130 millions de dollars soient versés pour nettoyer les sols, même s'il ne s'était s'agit que de cela, plutôt que pour se débarrasser de quelqu'un.
Je veux dire qu'on parle toujours de compétence, mais nous avons estimé que nous avions l'autorité nécessaire en Nouvelle-Écosse pour nettoyer les étangs de goudron de Sydney. Je pense que dans cette affaire, nous aurions pu agir de la même manière, mais ça nous amène à discuter de la question plus large de la restauration des sites industriels et du manque d'engagement à cet égard. Parce qu'en ce moment, nous sommes toujours devant les tribunaux pour régler la question de l'assainissement de l'environnement, et le prix à payer pourrait dépasser les 500 millions de dollars. Quelqu'un va devoir payer pour ça, et nous avons déjà versé 130 millions de dollars.
Je suis heureux pour les investisseurs d'AbitibiBowater, mais c'est une situation difficile pour les citoyens qui vivent près des voies navigables, etc. Il a souvent été invoqué qu'au commencement, l'entreprise s'est vu donner libre accès à tout ce dont elle avait besoin, tout ça dans le but de créer des emplois. Nous parlons d'événements qui se sont passés il y a 100 ans, j'en suis conscient, mais certains de ces éléments doivent être pris en compte.
Voilà le point que je voulais aborder depuis le début, et la question est la suivante: y a-t-il eu des discussions ouvertes sur la possibilité de participer au processus? Parce que tout ce que je veux, c'est qu'on en ait pour notre argent, ce qui veut dire... Oui, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador a versé des indemnités de fin d'emploi. Il a aussi payé un certain pourcentage des sommes qui était dues à des créanciers locaux.
Mais en attendant, je veux poser une brève question sur ce qui a été dit, et je pense que la discussion porte sur qui exactement se situe où. Je suis d'accord pour protéger nos investisseurs à l'étranger. Comme M. Keddy doit le savoir, je suis moi-même partisan du libre-échange, mais je crois en la protection offertes par les institutions.
Mais je pense qu'il a soulevé un bon point, à savoir que je ne sais plus qui est quoi. Cette usine a toujours été une usine canadienne appartenant à des Canadiens, jusqu'au moment où elle a dû fermer — toujours. Et nous nous retrouvons maintenant dans une situation où 130 millions de dollars ont été versés à une entreprise étrangère sans que rien ne nous soit rendu en retour.
Quoi qu'il en soit, je ne sais pas s'il y a des commentaires à faire à ce sujet. Ce sont seulement mes petits commentaires. Peut-être êtes-vous en mesure de comprendre mes frustrations. Je ne sais pas.
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Merci beaucoup, monsieur le président. C'est un honneur de venir comparaître devant vous aujourd'hui.
Je m'appelle Gus Van Harten. Je suis professeur adjoint à la Osgoode Hall Law School. Par le passé, j'ai enseigné à la London School of Economics, où j'ai également fait mon doctorat en droit de l'arbitrage des traités d'investissement et en droit public.
Je vais aborder quatre grands points concernant l'affaire d'AbitibiBowater et son règlement.
Premièrement, cette affaire et son issue illustrent la façon dont le chapitre 11 de l'ALENA et les autres traités d'investissement conclus par le Canada et prévoyant un arbitrage obligatoire entre l'investisseur et l'État peuvent entrer en conflit, de par leur fonctionnement, avec un principe fondamental du système de démocratie constitutionnelle du Canada. Je parle ici du principe qui porte que le Parlement ou l'assemblée législative provinciale peut prendre, étant donné sa suprématie, des mesures législatives ou réglementaires à l'égard de tout ce qui est soumis à son autorité constitutionnelle sans avoir à verser d'indemnité aux parties privées dont les intérêts économiques sont touchés par ces mesures.
Il s'agit là d'un principe de démocratie parlementaire et d'une tradition de common law qui existent depuis longtemps et qui sont reconnus par A. V. Dicey et d'autres personnes. En ratifiant l'ALENA, le gouvernement fédéral a décidé de subordonner ce principe aux décisions des arbitres affectés aux recours intentés par les parties privées en vertu du traité.
Jusqu'à présent, 28 recours ont été intentés contre le Canada en vertu du chapitre 11 de l'ALENA. Un certain nombre de ces cas n'a jamais donné lieu à l'établissement d'un tribunal officiel; toutefois, certains de ces recours faisaient suite à des mesures législatives ou à des décisions adoptées conformément aux vastes systèmes législatifs.
Par exemple, Dow Chemicals a déposé une plainte — toujours en instance — contre le Canada parce qu'une entreprise américaine de produits chimiques s'oppose à l'interdiction d'utiliser des pesticides à des fins esthétiques prévue par la Loi sur les pesticides en vigueur au Québec. La plainte présentée par Gallo va à l'encontre d'une loi instaurée en Ontario pour finalement mettre un terme à un système d'acheminement des déchets de Toronto à une carrière dans le Nord de l'Ontario. La plainte de Centurion Health Corporation découle de l'opposition d'un fournisseur privé de soins de santé des États-Unis à la Loi canadienne sur la santé. Ethyl a présenté l'une des premières plaintes dans le cadre de l'ALENA à l'encontre d'une loi fédérale qui imposait des restrictions sur un additif ajouté à l'essence. Au terme de cette affaire, le gouvernement fédéral a notamment dû verser une indemnité. Toutes les affaires de ce type se rapportent à des mesures législatives.
Deuxièmement, j'aimerais mentionner que cette restriction des pouvoirs du Parlement ou de l'assemblée législative provinciale pourrait avoir d'importantes répercussions sur la division des pouvoirs fédéraux et provinciaux dans le cas où des arbitres rendraient des ordonnances défavorables à un gouvernement provincial ou dans le cas où le gouvernement fédéral demanderait à une province d'assumer la responsabilité des sentences internationales visant le Canada.
Sur le plan du droit international, comme le gouvernement fédéral a ratifié l'ALENA au nom du Canada, il doit assumer, au nom du Canada, les obligations en matière de traité qui incombent au pays dans le cadre de l'ALENA.
Sur le plan du droit constitutionnel canadien, qui est évidemment une branche distincte du droit, c'est en grande partie le gouvernement fédéral qui doit assumer les sentences prononcées contre le Canada puisqu'il n'a pas cherché à obtenir le consentement des provinces ni à faire adopter des lois provinciales en ce qui concerne l'exécution des sentences rendues en vertu du chapitre 11 de l'ALENA dans des domaines de compétence provinciale.
Il en est ainsi en raison du principe constitutionnel énoncé dans l'affaire des conventions de travail de 1937, selon lequel le gouvernement fédéral ne peut éviter la division constitutionnelle des pouvoirs avec les gouvernements provinciaux en concluant tout simplement, avec des gouvernements étrangers, des traités qui empiéteraient sur le pouvoir des provinces.
Troisièmement, j'aimerais préciser que même si le mot « tribunal » est parfois utilisé pour décrire le processus de règlement des différends prévu au chapitre 11 de l'ALENA, les décisions sont prises par des arbitres. Nous ne devons pas confondre les arbitres avec les tribunaux, nationaux ou internationaux: les tribunaux disposent de certaines garanties institutionnelles d'indépendance judiciaire, mais ce n'est pas le cas des arbitres qui tranchent les affaires relatives au chapitre 11 de l'ALENA. D'importants aspects comme l'inamovibilité, l'interdiction de mener des activités rémunératrices à l'extérieur — qui est imposée aux juges — et l'objectivité de la méthode de nomination, ne sont pas prévus dans le cas des arbitres.
En l'absence de telles garanties, on pourrait se demander si les arbitres ont été indûment influencés par des incitatifs financiers de façon à ce qu'ils favorisent les futurs demandeurs et de servir les intérêts des responsables de la nomination des arbitres et des gouvernements et autres grands acteurs qui possèdent le plus d'influence quand vient le temps de décider s'il convient d'inclure des clauses d'arbitrage aux traités.
La situation revêt une importance encore plus grande du fait qu'on a conféré aux arbitres — ce qui est assez exceptionnel dans le contexte actuel de justice internationale — le pouvoir de trancher des plaintes de droit public présentées par des parties privées. En fait, le pouvoir qui leur est conféré est encore plus grand que celui de tout autre tribunal international. Ces plaintes internationales n'ont pas à passer d'abord par un tribunal national ni à faire l'objet d'un processus d'examen approfondi par un tribunal national ou international. Qui plus est, les arbitres ont le pouvoir d'accorder des indemnités publiques à des parties privées par suite de mesures législatives, exécutives ou judiciaires. Il s'agit là d'un processus de règlement des différends qui ne s'apparente en rien aux processus courants de droit international ni à ceux prévus par les autres traités internationaux, y compris les traités qui autorisent les parties privées à présenter des plaintes contre l'État.
Quatrièmement, j'aimerais tout simplement faire un survol des cas passés où, dans le cadre de traités d'investissement, le gouvernement du Canada et des investisseurs canadiens ont eu recours à l'arbitrage. L'information est tirée d'une base de données sur les cas connus en matière de traités d'investissement que je tiens moi-même à jour, avec la collaboration d'autres personnes de la Osgoode Hall Law School.
Dans l'ensemble, le bilan du Canada en tant qu'intimé est moyen. Du nombre de recours à l'arbitrage intentés contre le Canada en vertu du chapitre 11 de l'ALENA qui ont mené à la détermination de la responsabilité des parties — au final, soit une sentence a été prononcée contre le Canada ou en sa faveur, soit une entente a été conclue —, le Canada a obtenu gain de cause à quatre reprises et a perdu quatre fois. Il s'agit d'un résultat moyen qui a été établi en comparaison avec le bilan d'autres pays; on pourrait toutefois s'attendre à un meilleur résultat, compte tenu du fait que la démocratie est bien établie au Canada et que le pays dispose, entre autres, d'institutions judiciaires de longue date. Mais il n'y a pas beaucoup de données.
Il y a cependant encore plus étonnant: des 16 cas connus de plaintes présentées par des investisseurs canadiens contre les États-Unis en vertu du chapitre 11 de l'ALENA et contre d'autres pays en vertu de traités bilatéraux d'investissements, les investisseurs canadiens n'ont jamais obtenu gain de cause. Il existe une foule de raisons possibles pour expliquer ce piètre bilan: peut-être que les investisseurs canadiens ont intenté des affaires indéfendables, ou ont fait appel à de mauvais avocats, ou encore était-ce une coïncidence. Il n'y a pas beaucoup de données à ce sujet.
Ce qui est encore plus inquiétant, c'est que l'industrie de l'arbitrage en matière d'investissement, qui est établie à Paris, à Londres, à Washington, à New York et à La Haye, n'est peut-être pas une tribune très favorable aux intérêts canadiens. Je mentionne uniquement que c'est un sujet qui mérite davantage d'attention et de vigilance de la part des décideurs et des négociateurs de traités.
J'ai également en ma possession un résumé de tous les cas connus de plaintes présentées contre le Canada ou par des investisseurs canadiens. Je le remettrai volontiers au greffier du comité.
Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de venir vous rencontrer aujourd'hui.
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Merci, monsieur le président.
Bonjour, mesdames et messieurs.
Je vais vous parler de l'incidence que la décision du Canada de conclure cette entente en vertu du chapitre 11 aura sur la propriété publique et le contrôle des ressources naturelles, en particulier l'eau, qui constitue l'un des principaux sujets de préoccupation du Conseil des Canadiens.
J'ai fourni une copie de mes observations au greffier. Malheureusement, elles n'ont été préparées qu'hier, et je n'ai donc pas pu les faire traduire, mais il m'a dit qu'elles seraient traduites et ajoutées au dossier ultérieurement. Je vous recommande de les lire. Je vais vous donner un bref aperçu de ce qu'elles contiennent, à commencer par le résumé suivant.
L'entente conclue par le gouvernement du Canada concernant une réclamation du statut de l'État investisseur par Abitibi est un exemple probant d'investisseurs étrangers qui tentent de s'approprier des droits sur les eaux canadiennes, y compris l'eau dans son état naturel, puisque ces investisseurs ont acquis le droit d'exploiter les ressources aquatiques en vertu d'un permis ou autre. Ce faisant, le gouvernement du Canada a pour ainsi dire transformé les ressources d'eau douce canadiennes, dont la plupart sont la propriété des provinces par le biais d'une fiducie d'intérêt public, en un droit de propriété privée au profit d'investisseurs étrangers qui ont acquis le droit d'utiliser les eaux en vertu d'un permis provincial.
Il serait difficile, dans mes observations, d'exagérer les conséquences d'une transformation aussi draconienne aux droits que les gouvernements canadiens ont toujours eus de posséder et de contrôler les ressources naturelles publiques. De plus, en reconnaissant l'eau comme une propriété privée, le gouvernement est allé beaucoup plus loin que n'importe quel tribunal arbitral international n'a osé le faire en accordant une revendication commerciale aux ressources aquatiques naturelles.
Pour ces raisons, non seulement l'entente conclue avec AbitibiBowater ouvre-t-elle la porte à des ententes similaires aux dépends du Canada, mais elle pourrait également servir d'exemple, à l'échelle internationale, à des sociétés qui cherchent à établir leurs droits de propriété sur l'eau dans un monde où cette ressource non renouvelable commence à se faire rare.
Ceci fait le tour du résumé et de l'introduction.
Je continue en décrivant brièvement les circonstances à l'origine de ce règlement. Je sais que le comité s'est penché en détail sur ces circonstances ce matin, aussi je ne vais pas me répéter ou m'aventurer davantage sur ce sujet, mais je tiens à dire que j'ai examiné le projet de loi 75. Il est clair que celui-ci a entraîné l'expropriation de certains actifs appartenant à AbitibiBowater, mais aussi qu'il a permis de ramener à un usage public des permis d'exploitation aquatique et forestière qui n'ont jamais été la propriété privée d'AbitibiBowater.
C'est en concluant une entente accordant ces droits, le droit d'utiliser les ressources à des fins publiques — dans ce cas-ci, pour créer de l'emploi à Terre-Neuve-et-Labrador — que le règlement du gouvernement à l'égard des revendications soulève les préoccupations dont je viens de vous faire part.
J'aimerais simplement attirer votre attention sur un point du projet de loi 75 qui peut avoir été négligé ce matin. Le projet de loi 75 prévoyait le versement d'une compensation à l'entreprise pour les actifs qui lui ont été saisis. La loi donnait explicitement au gouvernement l'occasion d'offrir une indemnisation à Abitibi pour ses actifs; elle n'établissait tout simplement pas de valeur pour la propriété saisie ou le montant de la compensation devant être versée à l'entreprise.
C'est ainsi que fonctionne la Constitution au Canada. Les gouvernements ont toujours eu le droit de s'approprier le bien privé à des fins publiques, et il a toujours été de leur ressort de déterminer le bien-fondé d'une compensation et, le cas échéant, son montant. C'est ainsi que fonctionne la Constitution.
Quand on a proposé, au début des années 1980, que l'on ajoute à la Constitution une protection de la propriété privée, les gouvernements canadiens ont rejeté cette norme qui, comme vous le savez, a été intégrée au cadre constitutionnel des États-Unis.
Ce que nous avons fait, donc, c'est de transformer efficacement le portrait constitutionnel de notre pays en intégrant à une entente internationale un droit de compensation dans tous les cas où une propriété est saisie — et à la juste valeur de marché de cette propriété. Ce n'est pas un droit constitutionnel, mais une règle à laquelle le Canada s'est plié lorsqu'il a négocié, dans un premier temps, l'accord de libre-échange avec les États-Unis au milieu des années 1980 puis, dans un deuxième temps lorsqu'il a réaffirmé cet engagement en souscrivant au chapitre 11 de l'ALENA, qui prévoyait aussi pour la première fois le droit, pour les investisseurs étrangers, de demander une compensation si le Canada violait les normes de cette entente internationale.
Le règlement entourant le litige entre Abitibi et le Canada est survenu à la suite d'une ordonnance du tribunal d'arbitrage. Vous pouvez le lire sur le site Web du secrétariat de l'ALENA. Les membres du comité le savent peut-être déjà, mais si vous examinez les modalités du règlement, vous verrez qu'à l'article 5, on peut y lire qu'en contrepartie au règlement définitif dont il est question avec AbitibiBowater concernant les actifs et les droits cités dans le document... et le texte continue.
Dans mes observations, vous verrez que je cite les dispositions du règlement amiable, mais ce qui est important de retenir, c'est qu'il est clair que l'indemnité versée ne touche pas seulement les actifs de l'entreprise — c'est-à-dire l'usine et le moulin —, mais également les droits qui s'y rattachent. Si vous jetez un coup d'oeil à la réclamation de l'entreprise, vous verrez une longue liste de permis d'exploitation des ressources aquatiques et forestières, et d'autres intérêts que l'entreprise a acquis au fil des ans, ou plutôt au fil des décennies, dans le cadre de diverses administrations politiques et transactions avec d'autres entreprises, notamment les droits pour l'exploitation des ressources forestières et aquatiques de la province.
Le règlement indique clairement que l'indemnité est versée en guise de dédommagement pour ces droits, mais ne fait aucune distinction entre eux. C'est donc dire que selon le règlement lui-même, toutes les réclamations de droit faites à Abitibi valent une indemnité aux yeux du gouvernement du Canada, puisqu'il n'a pas tenté d'exclure de ce règlement amiable les droits dont Abitibi souhaitait se prévaloir. Par ailleurs, en reconnaissant les droits de propriété sur l'exploitation de l'eau et des forêts comme il l'a fait, le Canada est allé beaucoup plus loin que n'importe quel tribunal international établi selon les règles de l'ALENA, ou, à ma connaissance, les règles de tout autre traité international en matière d'investissement.
Ce qui pose encore davantage problème avec ce règlement est le précédent qu'il crée. Si vous prenez connaissance du règlement, vous trouvez une disposition qui dit que... Je vais la lire pour vous:
[Traduction] Le présent règlement amiable ne peut constituer un précédent jurisprudentiel pour toute personne, et ne doit pas être utilisé autrement que pour la seule application de ses modalités, et ne doit pas causer préjudice ou porter atteinte aux droits ou aux défenses des Parties ou aux droits de toute autre personne dans une mesure autre que ce qui est prévu aux présentes.
Mais voilà, cette disposition est totalement inutile et le gouvernement le sait, parce qu'il sait qu'en vertu de l'article 1102 de l'ALENA, il doit fournir un « traitement national » à tous les autres investisseurs étrangers dans des circonstances analogues. Il ne peut conclure de marché ou légiférer de manière à se soustraire à cette obligation. S'il souhaite se libérer de cette obligation, il doit aller cogner à la porte des États-Unis et du Mexique et leur dire que l'article 1102 doit être revu.
À compter d'aujourd'hui, nous devrons verser le même type d'indemnité à toute autre entreprise ayant des activités au Canada et qui est titulaire d'un permis d'exploitation aquatique ou forestière chaque fois qu'un gouvernement de ce pays décide de reprendre ces droits, que ce soit pour les besoins du développement durable, parce que ces ressources pourraient être davantage utilisées ou exploitées d'une meilleure façon, ou parce que l'entreprise n'a pas rempli ses obligations de créer de l'emploi comme elle en avait la responsabilité pour avoir le droit d'exploiter ces ressources forestières et aquatiques. Ces conditions sont applicables d'un bout à l'autre du pays. Le Canada est condamné à honorer ce type de réclamation ou à payer ce type d'indemnité dans des circonstances analogues à celle de l'affaire d'AbitibiBowater.
C'est pourquoi, selon moi, il n'est pas exagéré de dire que les conséquences de ce règlement constituent le coup de grâce à la propriété publique et au contrôle de l'eau et des autres ressources naturelles pour ce qui est de savoir à qui seront octroyés les licences ou les permis.
Mon temps est écoulé. Si vous prenez connaissance de mes observations, vous verrez que j'essaie d'expliquer ce que cela signifie pour une entreprise ayant un permis d'exploitation d'eau pour l'arrosage d'un terrain de golf au Québec, l'exploitation d'une usine en Ontario, ou l'approvisionnement en eau pour l'extraction de bitume en Alberta.
Ça a d'énormes conséquences et implications pour la propriété et le contrôle du Canada sur les ressources naturelles d'un bout à l'autre du pays. L'entente pourrait être de 1,3 milliard de dollars et ça ne changerait rien, puisque ce n'est pas une question d'argent: le problème se situe plutôt au niveau de la perte profonde du droit public en matière de ressources naturelles publiques.
Merci, monsieur le président.
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Merci, monsieur le président.
Je suis directeur général du Macdonald-Laurier Institute, un centre d'études sur les politiques publiques dont le siège social se trouve à Halifax.
D'après ce que je comprends, le comité est chargé d'étudier une question de grande importance nationale qui se divise en deux parties: tout d'abord, les 130 millions de dollars versés par le gouvernement fédéral à AbitibiBowater pour le règlement de la réclamation faite par l'entreprise en vertu des dispositions de l'ALENA à l'égard des investisseurs, et ensuite, l'incidence de ce règlement sur les décisions d'intérêt public qui seront prises à l'avenir par tous les ordres de gouvernement du Canada. On parle de deux questions distinctes, mais je vais discuter des deux.
Comme M. Van Harten, j'ai l'intention de diviser mon exposé en quatre points.
Premier point: les dispositions du chapitre 11 de l'ALENA ne fixent aucune limite aux gouvernements canadiens qui agissent dans l'intérêt du public par l'observation des lois et règlements, mais elles exigent que le gouvernement assume le juste coût de ses décisions, y compris pour ce qui est d'indemniser les parties dont la propriété a été confisquée ou nationalisée.
Permettez-moi d'élaborer sur ce point. Les procédures qui ont été tranchées au détriment des gouvernements canadiens en vertu du chapitre 11 de l'ALENA, y compris le cas d'AbitibiBowater, ne consistaient pas à décider si le Canada avait ou non le pouvoir d'agir dans l'intérêt du public. Ce n'était pas là le fondement de ces décisions. En effet, ce n'est pas ce que prévoit l'ALENA, et aucun gouvernement n'aurait accepté de la signer si c'eût été le cas. Ce que prévoit l'ALENA, c'est que les investisseurs étrangers lésés dans leurs intérêts par des décisions politiques de ces gouvernements reçoivent une indemnisation appropriée.
Dans le cas d'AbitibiBowater, par exemple, le chapitre 11 n'a pas été invoqué dans le but de renverser la décision du gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador de nationaliser ces actifs. Il s'agissait plutôt d'obtenir une compensation pour les dommages causés par cette décision aux intérêts légitimes de l'entreprise et de ses investisseurs.
De plaider en faveur de l'absence de compensation dans de telles situations n'est pas, selon moi, un plaidoyer en faveur de la souveraineté des gouvernements du Canada. Il s'agit plutôt d'un plaidoyer en faveur de l'idée dépourvue de principes selon laquelle les gouvernements devraient avoir le loisir d'ignorer les droits des parties lésées par les mesures du gouvernement, ignorer les droits des individus impuissants devant les caprices du gouvernement, comme si la règle de droit était une nuisance à laquelle il faudrait se souscrire chaque fois que cela indispose les décideurs.
Deuxième point: le versement d'une indemnisation à la suite d'une expropriation est une question de justice et d'équité et un principe fondamental du droit canadien, pas seulement de l'ALENA. La nécessité d'une telle indemnisation est profondément ancrée dans le droit canadien et la pratique, et n'a rien à voir avec la question constitutionnelle qu'a soulevée M. Van Harten, à savoir que, du point de vue constitutionnel, il n'y a aucune limite à ce qui peut arriver. Cela ne signifie pas que les gouvernements ne devraient pas verser de compensation... Au contraire, le pouvoir qu'ont les gouvernements canadiens de saisir ma maison ou votre ferme pour des questions de grand intérêt national est incontesté. Personne ne remet ce pouvoir en question.
Ce que personne ne remet en question non plus, c'est le fait que les individus ne devraient pas être forcés d'assumer les frais entourant une importante politique publique; le coût de cette politique devrait être assumé par les gouvernements et les contribuables qu'il représente. C'est une bonne politique, si l'on tient compte du fait que le Canada a profité énormément de l'apport d'investissements étrangers dans le passé, puisque ce type d'investissement permet non seulement la création d'emplois, mais également l'amélioration de l'expertise et de la productivité.
Mais ce type d'investissement implique un important capital de départ, souvent de l'ordre de milliards de dollars devant être investis au cours de la première année, par exemple, pour construire une usine de traitement des sables pétrolifères, alors que les retombées peuvent prendre des années, sinon des décennies, avant d'arriver. Cette longue période de récupération après un gros investissement initial expose les investisseurs à toutes sortes de risques.
L'un des principaux risques est que les gouvernements modifient la loi ou rompent les promesses qu'ils ont faites pour attirer les investisseurs. Il s'agit d'un risque politique qui, heureusement, est relativement faible au Canada, justement compte tenu de notre longue tradition en ce qui concerne la règle de droit, l'indépendance de nos tribunaux, et notre engagement profond envers l'équité. C'est aussi ce qui fait de notre pays un endroit très prisé auprès des investisseurs étrangers, mais des gestes comme ceux posés par le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador mettent en péril la réputation que nous avons mis beaucoup d'efforts à nous forger.
Je crois qu'il est important de souligner que les dispositions entourant la protection des investisseurs ne se veulent pas un obstacle à la démocratie, parce qu'il n'est pas question ici de la démocratie au sens où c'est la majorité qui prend les décisions. Nous, Canadiens, pensons à une autre forme de démocratie, celle où même les décisions de la majorité sont liées par les règles et les lois.
Nous croyons, en d'autres mots, que même la majorité peut se tromper, et qu'elle ne devrait pas avoir tous les droits, notamment celui d'oppresser les minorités. Cela signifie que le constitutionnalisme et la règle de droit font partie intégrante de la démocratie au Canada, et que les dispositions visant la protection des investisseurs, de même que les règles visant à éviter que la propriété d'autrui ne soit confisquée sans indemnisation, sont fermement ancrées dans la tradition démocratique canadienne.
Troisièmement, en tant que pays qui investit énormément à l'étranger, nous bénéficions grandement de ces mesures de protection des investisseurs d'ailleurs, et le fait de ne pas assurer cette protection ici nuirait à notre crédibilité et aux investisseurs canadiens. J'aimerais m'arrêter un peu sur le sujet.
Les saisies sans compensation ne constituent pas une grande source de préoccupation ou un véritable problème au Canada, parce qu'elles sont très rares, heureusement. Le problème plus large est que le Canada, en plus d'accueillir de nombreux investissements étrangers, investit beaucoup dans d'autres pays. En fait, depuis la fin des années 1990, le Canada a généralement été un exportateur net de capitaux. Mon mémoire contient des données qui montrent la validité de cet énoncé.
Cela signifie que bien des entreprises canadiennes ont investi des millions de dollars dans des pays lointains comme le Pérou, l'Équateur, la Mongolie, le Vietnam et la Jordanie, dans des industries aussi variées que les télécommunications, les mines et les transports. Les bénéfices de ces entreprises contribuent à financer des emplois et des activités économiques au Canada, génèrent des recettes fiscales ici, et se répercutent sur les pensions et d'autres économies de retraite. Ces investissements sont bénéfiques pour le Canada et aussi pour le pays hôte, pour des raisons similaires.
Mais bien des pays où la primauté du droit et le principe du traitement équitable par des tribunaux indépendants ne sont pas bien ancrés comme au Canada se sont souvent permis le genre de saisie de biens étrangers, sans compensation, dont il est question ici, parce que les investisseurs étrangers ne pouvaient pas être certains que leurs investissements seraient en sécurité. Pour beaucoup de ces pays, le niveau d'investissement requis pour sortir de la pauvreté n'était pas atteint, et le risque politique était simplement trop élevé. Grâce aux efforts déployés par le Canada et d'autres pays occidentaux pendant des décennies, nous avons progressivement amené ces pays à comprendre l'importance d'offrir un climat stable et sécuritaire pour les investissements étrangers, surtout par des traités bilatéraux, mais aussi des négociations multilatérales. Ainsi, le mouvement de capitaux vers ces pays s'est accru de façon notable et leurs taux de croissance et d'emploi ont connu une augmentation mesurable. J'ai inclus un tableau qui illustre ce phénomène.
Toutefois, pour aider ces pays à comprendre l'utilité de négocier une telle protection des investisseurs, les États occidentaux partenaires comme le Canada doivent être crédibles lorsqu'ils disent se conformer eux-mêmes aux normes qu'ils demandent aux pays du tiers monde d'utiliser, et éviter le « deux poids deux mesures ».
Même si en bout de ligne les conséquences de la décision de Terre-Neuve concernant la saisie des biens d'AbitibiBowater avaient été positives, je crois que le tort causé quant à notre crédibilité et à la sécurité des investissements canadiens à l'étranger l'aurait grandement emporté sur les avantages. Je pense avoir été clair: je crois que les conséquences de la décision de Terre-Neuve ont été négatives, et non positives.
J'aimerais souligner en dernier lieu que ce dossier fait ressortir un manque de cohérence regrettable dans le cadre constitutionnel du Canada, en ce sens que le Canada a le pouvoir de conclure des traités et a donc la responsabilité de s'assurer que nous respectons les obligations connexes, alors que les provinces ne sont pas liées par les dispositions de l'ALENA. On peut et on doit établir un mécanisme qui obligerait les provinces à assumer leurs décisions et qui les empêcherait de refiler le coût de ces décisions aux contribuables canadiens.
Un des points qui doivent être mystérieux pour bien des observateurs est la raison pour laquelle Ottawa et les contribuables canadiens doivent assumer les coûts d'une décision rendue à l'encontre du gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador dans un dossier de compétence provinciale. Je n'apprends pas grand-chose à ce comité si je dis que cette anomalie existe parce que seul le gouvernement du Canada dispose du pouvoir de conclure des traités avec d'autres États.
Ottawa, en tant qu'unique signataire canadien de l'ALENA, est le défendeur dans les contestations en vertu de l'ALENA, comme celles qui reposent sur le chapitre 11, et doit donc s'assurer que nous respectons nos obligations aux termes de l'accord. Il reste que les provinces ont le pouvoir de prendre des mesures contraires aux dispositions de l'ALENA. Il n'existe actuellement aucun mécanisme qui les tienne responsables de ces mesures si celles-ci obligent le Canada à payer une compensation à des partenaires de l'ALENA. Cette asymétrie existe malgré le fait qu'une grande majorité des provinces se sont prononcées en faveur de l'accord de libre-échange original, et plus tard de l'ALENA, et ont même demandé récemment l'extension des avantages de l'ALENA aux marchés des administrations fédérale, provinciales et locales vu les dispositions Buy American de divers programmes de relance créés lors de la récession.
Si la décision AbitibiBowater révèle un déficit démocratique quelconque, c'est bien dans le fait que le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador ait pu forcer le gouvernement fédéral et les contribuables fédéraux à payer les pots qu'il avait lui-même cassés. Or, ce sont ceux qui élisent les gouvernements qui doivent assumer les coûts réels de ces décisions, dont ils doivent en peser soigneusement le pour et le contre: c'est là un des principes fondamentaux de la démocratie. Le système actuel récompense les comportements répréhensibles et oblige les contribuables fédéraux à payer la facture, alors qu'ils n'ont pas leur mot à dire dans l'élection des gouvernements des provinces autres que la leur. C'est un incitatif pervers tout à fait classique.
J'invite donc votre comité à recommander la création d'un mécanisme officiel, au moyen d'une loi fédérale s'il y a lieu, pour éviter tout risque d'exploitation du système par les provinces. Certes, l'idéal serait de procéder par la voie de la négociation, mais il me semble que le principe en jeu est suffisamment grave pour qu'Ottawa envisage de s'attribuer le pouvoir juridique de déduire des transferts fédéraux un montant correspondant aux frais juridiques qu'il a encourus afin d'assurer la défense de ce genre de décision provinciale ainsi qu'à l'indemnisation qui pourrait être octroyée. Je sais que la question est fort complexe, mais je suis sûr qu'il y a moyen de trouver une solution raisonnable.
J'observe enfin que, précisément parce que les provinces ne sont pas assujetties aux obligations contractées par le gouvernement fédéral dans le cadre de l'ALENA, l'Union européenne a insisté pour que les provinces soient représentées à la table de négociation de l'Accord de libre-échange Canada-UE. Or, si les provinces veulent participer à la négociation de ce genre d'accord, il faut qu'elles acceptent dès le départ d'être assujetties aux obligations qui en résulteront. Faute de quoi, cela reviendrait à leur donner des pouvoirs non assortis de responsabilités, ce qui, comme on en a déjà fait l'expérience, est une alchimie nuisible aux institutions démocratiques.
Je vous remercie.
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Merci, monsieur le président.
Je tiens à remercier nos trois témoins.
Monsieur Crowley, j'aimerais faire un bref commentaire. À propos de ce que vous avez dit à la fin de votre intervention, j'aimerais préciser que nous avons déjà discuté de la frustration engendrée par l'absence totale de discussions entre le gouvernement provincial et le gouvernement fédéral, avant qu'il soit décidé d'en faire payer la facture aux contribuables canadiens. J'espère que nous saurons tirer des enseignements de toute cette expérience.
Je suis parfaitement consciente du bien-fondé du chapitre 11, de sa raison d'être et des responsabilités internationales qui en découlent, et dans une perspective positive… Ce que vous avez dit, à la fin de votre exposé, est certainement quelque chose qui devrait inciter le gouvernement fédéral à agir, sinon de façon officielle, du moins au niveau de la négociation, de l'interaction, de la collaboration avec les provinces.
Des voix : Bravo, bravo!
Mme Martha Hall Findlay: Je voudrais toutefois poser une question au professeur Van Harten.
À titre de diplômée d'Osgoode, je suis particulièrement heureuse de vous accueillir parmi nous. La question que je voudrais vous poser porte un peu sur ce qu'a dit M. Shrybman.
Nous n'avons que très peu de temps à notre disposition, mais ce qui m'intéresse, c'est la liste que vous allez faire parvenir au greffier. Don Stephenson a dit que c'était la première fois qu'un tel règlement avait été négocié dans le cadre du chapitre 11, à la suite d'une expropriation. Vous, vous dites qu'il y en a eu d'autres, et c'est pour cela que j'ai hâte de voir votre liste.
Pourriez-vous nous dire, compte tenu des remarques de M. Shrybman, quelles ramifications cela pourra avoir, en droit international, sur d'autres ressources nationales comme l'eau et les forêts?
J'aurais beaucoup de choses à vous demander à tous les trois, mais je n'ai que cinq minutes, alors je vais aller droit au but.
Monsieur Shrybman, vous avez été très clair en ce qui concerne le précédent dangereux que la somme consentie l'été dernier à AbitibiBowater constitue pour les droits d'utilisation de l'eau que détient cette entreprise ou que toute autre entreprise pourra détenir à l'avenir. Pensez-vous que le gouvernement fédéral en ait fait une évaluation appropriée avant de prendre cette décision?
Nous nous rendons déjà compte — et ce n'est que notre première réunion sur le sujet — que la somme en jeu ne se limite pas à 130 millions de dollars, et qu'il y a aussi 30 millions de dollars d'indemnités de départ, de coûts de remise en l'état du site... bref, il s'agit de quelques centaines de millions de dollars. Autrement dit, nous sommes en train de faire un cadeau de près de un demi-milliard de dollars à AbitibiBowater. Manifestement, le gouvernement n'a pas calculé toutes les conséquences de cette décision sur le plan financier, mais pensez-vous qu'il l'ait fait sur le plan juridique?
Monsieur Van Harten, je vous remercie de votre déclaration. Étant donné que les arbitres chargés d'interpréter les dispositions du chapitre 11 reçoivent de l'argent des entreprises qui dépendent de leurs décisions, et vous avez soulevé la question de l'indépendance de la justice, ne pensez-vous pas que toute cette affaire n'est finalement qu'un simulacre de justice, faute d'une expression plus appropriée?
Il est aujourd'hui démontré qu'AbitibiBowater est une entreprise canadienne qui a son siège à Montréal, et qu'elle utilise une disposition d'exemption pour se prévaloir du chapitre 11. Nous savons que d'autres entreprises comme Pacific Rim utilisent les dispositions sur le règlement des différends entre investisseurs et États dans le but de changer leur nationalité.
La décision concernant AbitibiBowater encourage-t-elle une entreprise qui veut intenter des poursuites n'importe où sur la planète à invoquer les dispositions du chapitre 11 pour poursuivre le gouvernement canadien au sujet d'une décision qu'il a prise dans l'intérêt public?
Commençons par M. Shrybman.
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Il y a deux explications possibles au fait que le gouvernement canadien ait décidé de régler le différend plutôt que de se défendre. Première explication, AbitibiBowater était dans une situation de détresse, le gouvernement voulait l'aider financièrement, et c'était une façon commode de le faire sans créer un précédent qui encouragerait n'importe quelle entreprise au bord de la faillite à lui demander la même chose. Voilà pour la première explication.
Deuxième explication, le gouvernement fédéral du Canada ne croit pas beaucoup à la propriété publique des ressources naturelles canadiennes. Il préférerait que toutes ces ressources soit privatisées, l'eau comme les forêts. Comme il ne peut manifestement pas l'afficher ouvertement dans son programme politique, c'était pour lui une façon détournée d'atteindre cet objectif.
Mais ce qui est important, ce ne sont pas les motifs du gouvernement, mais plutôt les conséquences de ses décisions. En vertu de l'ALENA, les gouvernements canadiens, qu'ils soient provinciaux ou fédéral, ont l'obligation d'accorder le traitement national, ce qui correspond au traitement le plus favorable qui puisse être accordé à un investisseur étranger dans des circonstances similaires.
Au Canada, il y a des dizaines de milliers d'entreprises qui ont des permis pour utiliser l'eau ou les forêts des terres domaniales. N'importe laquelle d'entre elles pourrait se trouver un investisseur étranger aux États-Unis et prétendre, par l'intermédiaire de celui-ci, que personne d'autre ne peut utiliser l'eau que son permis l'autorise à exploiter pour arroser son terrain de golf, pour irriguer ses cultures, ou même pour embouteiller du Coca-Cola pour le marché américain, à moins de lui payer des droits. Or, jusqu'à la décision du gouvernement canadien, ces ressources ont toujours fait partie du domaine public, et ont toujours été détenues en fiducie par les gouvernements canadiens, dans l'intérêt des Canadiens des générations actuelles et futures.
C'est ça la conséquence de cette décision, et c'est ça qui est important. Peu importe la raison, que ce soit un plan diabolique pour privatiser les ressources naturelles ou simplement un expédient politique pour aider financièrement une entreprise au bord de la faillite. Le gouvernement a décidé de ne pas se défendre, et les conséquences en sont claires pour n'importe quel juriste spécialisé dans ce domaine.