:
Monsieur le Président, j'aimerais prendre quelques minutes pour parler de notre question de privilège.
Nous faisons face aujourd'hui à un problème sans précédent. Le député de , qui était aussi le secrétaire parlementaire du premier ministre à la Chambre des communes, a récemment été reconnu coupable par la Cour de justice de l'Ontario, en vertu de la Loi électorale du Canada, de plusieurs délits liés aux élections générales fédérales de 2008.
[Traduction]
Un juge a déclaré le député coupable des infractions suivantes. Premièrement, il a été trouvé coupable d'avoir payé personnellement des dépenses électorales et d'avoir ainsi dépassé volontairement le plafond de contributions prévu aux paragraphes 405(1), 497(3) et 500(5) de la Loi électorale du Canada. Deuxièmement, en engageant volontairement des dépenses électorales qui dépassent le plafond permis pour une campagne, il a enfreint les paragraphes 443(1), 497(3) et 500(5) de la même loi. Troisièmement, il a été trouvé coupable de fournir un rapport de campagne électoral contenant des renseignements faux ou trompeurs puisqu'il a omis de rendre compte d'une contribution de campagne et de dépenses électorales, contrairement à ce qui est prévu aux alinéas 463 (1)a) et 497(3)v) et au paragraphe 500(5) de la Loi électorale; et il a enfreint les alinéas 463(1)b) et 597(3)v) et le paragraphe 500(6) de la même loi en fournissant un rapport de campagne qui ne présente pas, pour l'essentiel, les renseignements exigés, en omettant de rendre compte d'une contribution et de dépenses électorales.
Cette dernière accusation a été suspendue, à la demande du ministère public, à la suite de la déclaration de culpabilité.
[Français]
Chaque chef d'accusation comporte une peine maximale de 2 000 $, un an d'emprisonnement ou les deux. Je suis sûr que le Président a déjà parcouru le document qui parle de cette déclaration de culpabilité.
[Traduction]
Ce sont des infractions très graves. Puisqu'il a été trouvé coupable d'infractions à la loi électorale qui lui ont permis de se faire élire à la Chambre, le député a fait preuve de mépris à l'endroit de nos institutions démocratiques et a indubitablement entaché la réputation de la Chambre.
À la page 134 de la deuxième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes, on précise, et je cite:
En vertu du privilège parlementaire, les députés ont la responsabilité d’agir d’une façon qui soit à la hauteur de leurs fonctions de représentants élus de la population.
On y trouve aussi un extrait tiré de la page 64 de la quatrième édition de l'ouvrage de Bourinot, et je cite:
Tout corps législatif a incontestablement le droit de suspendre ou d’expulser un de ses membres pour ce qui lui apparaît être un motif suffisant. Il a absolument besoin d’un tel pouvoir pour conserver sa dignité et son utilité comme entité.
[Français]
À la page 135, on y trouve d'autres références au Maingot, deuxième édition, page 221, affirmant que l'expulsion est avisée et « s'étend à tous les cas où l'infraction, de l'avis de la Chambre, rend le député inapte à s'acquitter de ses devoirs parlementaires ». Rien ne peut indiquer plus clairement l'inaptitude d'un député que d'être reconnu coupable d'avoir enfreint la Loi électorale du Canada.
[Traduction]
Comme je l'ai dit plus tôt, il s'agit d'une situation inhabituelle. Depuis la Confédération, seulement quatre députés ont été expulsés pour avoir commis des infractions graves. Il suffit de regarder ce qui s'est passé récemment au Sénat, où trois personnes nommées par le ont été suspendues sans salaire, sans même avoir été reconnues coupables d'actes criminels par un tribunal.
[Français]
La deuxième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes étale clairement, aux pages 244 et 245, tous les détails des prochaines étapes que doit suivre la Chambre des communes:
En raison de ses privilèges parlementaires, la Chambre jouit du droit de trancher toute question touchant au droit de siéger des députés : elle a l’autorité de décider si un député doit être autorisé à siéger aux comités, à toucher un salaire ou même à conserver sa qualité de député.
On y affirme même ceci:
Le pouvoir d’expulser un député tient de l’autorité traditionnelle qu’a la Chambre de décider si les députés sont habiles à siéger.
[Traduction]
Monsieur le Président, puisqu'en retour des privilèges qui nous sont accordés collectivement, nous devons préserver la dignité de la Chambre, régir nos affaires internes et veiller au bon comportement des députés, je vous demande de déclarer que cette question de privilège vous paraît fondée à première vue et de m'inviter à présenter la motion appropriée. Si vous acquiescez à ma demande, je présenterai une motion visant à suspendre immédiatement sans salaire le député de et de renvoyer la question au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre pour que soit étudiée plus en profondeur la situation du député à la Chambre des communes.
[Français]
Monsieur le Président, ce n'est pas la première fois qu'un député de ce gouvernement fait face à des accusations de fraude électorale. Cependant, c'est la première fois qu'un député est reconnu coupable par la cour de ces infractions et qu'il déclare publiquement avoir l'intention de conserver son siège à la Chambre des communes, ainsi que tous les privilèges qui s'y rattachent.
[Traduction]
Le scandale des transferts de fonds opérés par les conseillers principaux de campagne du , les appels automatisés du personnel du Parti conservateur, afin d'empêcher les électeurs de voter, la fraude électorale de l'ancien ministre des Affaires intergouvernementales, qui avait été nommé par le premier ministre et qui est tombé en disgrâce, ainsi que le scandale des dépenses impliquant des sénateurs nommés par le premier ministre correspondent tous à des manoeuvres destinées à favoriser les intérêts des conservateurs et à faire payer la note par le public canadien. Ce sont des affaires qui ont toutes été soulevées dans cette enceinte.
[Français]
Toutefois, c'est quand même la première fois qu'un député fait face à des accusations et qu'il est reconnu coupable.
Simplement pour terminer, bien que le ait expulsé du caucus conservateur son ancien secrétaire parlementaire dès qu'il a été accusé de ces infractions graves, d'autres mesures sont nécessaires maintenant qu'il a été reconnu coupable de quatre chefs d'accusation de fraude électorale.
[Traduction]
Monsieur le Président, j'espère que vous conclurez comme moi que cette question de privilège est fondée à première vue et qu'elle mérite que la Chambre en débatte et prenne une décision.
:
Monsieur le Président, comme nous le savons tous, nous discutons de la question de privilège qui découle de la décision rendue vendredi par la Cour de justice de l'Ontario au sujet du député de . Compte tenu des travaux qui ont eu lieu vendredi après-midi, je crois comprendre que vous tentez d'obtenir les documents essentiels.
Entre-temps, j'aimerais déposer, dans les deux langues officielles, une copie du communiqué qui a été publié par le Service des poursuites pénales du Canada au sujet de l'issue de ce procès. Ce document n'est pas un document essentiel qui fait autorité, comme le jugement du tribunal. Cependant, il fournit des renseignements dont nous ne disposions pas vendredi.
Comme l'indique le communiqué, le député de a été reconnu coupable à quatre chefs d'accusation, et son coaccusé et lui ont été reconnus coupables à trois chefs d'accusation. Deux chefs d'accusation ont été abandonnés à la demande de la Couronne. Ce qui nous importe surtout, c'est que le député a été reconnu coupable d'avoir engagé volontairement des dépenses électorales qui dépassent le plafond des dépenses électorales, contrevenant ainsi au paragraphe 443(1) de la Loi électorale du Canada. L'alinéa 502(1)c) de la loi prévoit que cette infraction constitue un acte illégal.
Le paragraphe 502(3) devient alors très important pour nous dans le contexte de cette infraction, qui consiste à engager délibérément des dépenses qui dépassent le plafond. Je vais citer ce paragraphe:
(3) Toute personne qui commet une infraction constituant une manoeuvre frauduleuse ou un acte illégal aux termes de la présente loi est [...] pendant les cinq ans qui suivent cette déclaration dans le cas d’un acte illégal, en sus de toute autre peine que la présente loi prévoit à l’égard de cette infraction:
a) inéligible à être candidat et inhabile à siéger à la Chambre des communes; [...]
Cependant, la loi ne prévoit pas l'expulsion d'un député. C'est à la Chambre des communes qu'il incombe de décider comment sera appliquée la disposition législative. On peut lire ce qui suit aux pages 244 et 245 de La procédure et les usages de la Chambre des communes:
Il n'existe aucune disposition constitutionnelle et peu de dispositions législatives permettant d'expulser un député régulièrement élu. Les dispositions législatives qui rendent un député inhabile à voter ou à siéger n'entraînent pas automatiquement la vacance de son siège [...] En raison de ses privilèges parlementaires, la Chambre jouit du droit de trancher toute question touchant au droit de siéger des députés [...]
Comme je l'ai indiqué dans un document publié vendredi après-midi, j'estime que la décision rendue par la cour provinciale de Lindsay soulève de graves préoccupations. Bref, je demande l'autorisation de présenter une motion visant à renvoyer la question au comité de la procédure et des affaires de la Chambre aux fins d'examen.
Je compte présenter une motion établissant des points particuliers devant être examinés par le comité aux fins de recommandation, notamment la suspension sans salaire jusqu'à la fin des procédures judiciaires, ainsi que les questions de nature administrative touchant les pensions, les avantages sociaux, les bureaux et les membres du personnel en découlant.
Monsieur le Président, à titre d'information pour la Chambre, la motion que je compte présenter et dont je vous ai donné avis se lit comme suit:
Que les questions que soulève la décision rendue le 31 octobre 2014 par la Cour de justice de l'Ontario — décision qui concerne le député de Peterborough et des infractions à la Loi électorale du Canada, en particulier celle d'avoir délibérément fait des dépenses électorales dépassant le plafond permis, à l'encontre de l'article 443 de la loi — soient renvoyées au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre afin que celui-ci présente ses recommandations à la Chambre, notamment sur les points suivants:
a) la suspension du député, sans traitement, jusqu'à la fin des procédures juridiques;
b) l'expulsion du député, si aucune autorité n'infirme la condamnation aux termes de l'article 443 et que le député ne dispose d'aucun autre droit d'appel, auquel cas le Président adressera au directeur général des élections l'ordre officiel d'émettre un bref afin d'élire le député qui représentera la circonscription de Peterborough dans la présente législature;
c) la stratégie à adopter quant aux avantages du député, notamment son régime de retraite, son allocation de dépenses de déplacement et son assurance;
d) la stratégie à adopter quant aux employés du député et à la gestion de ses bureaux;
e) toute autre question découlant de cette affaire et du règlement de celle-ci.
Monsieur le Président, comme j'ai énormément d'observations à faire, il serait peut-être utile que j'explique brièvement à la Chambre les points que je prévois aborder.
Premièrement, j'examinerai si la Chambre est habilitée à répondre à des questions concernant le droit qu'a un député de siéger et de voter.
Deuxièmement, je me pencherai sur la procédure et les pratiques habituelles de la Chambre dans de telles circonstances.
Troisièmement, je parlerai de la situation actuelle et des questions toujours en suspens.
Finalement, je décrirai la stratégie que je propose, telle qu'elle est décrite dans la motion que je viens de lire.
Mes représentations seront longues parce qu'il faut tenir compte de plusieurs principes importants et examiner des questions difficiles pour lesquelles il n'existe pas nécessairement de réponse toute faite. Signalons aussi que certaines sources pourraient se contredire. Raison de plus pour confier l'étude de ce dossier à un comité.
Premièrement, disons d'entrée de jeu que l'expulsion d'un député fait tout à fait partie des pouvoirs de la Chambre. C'est d'ailleurs ce que nous dit l'O'Brien-Bosc:
En vertu de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui conférait à la Chambre des communes canadienne les mêmes privilèges, immunités et pouvoirs que ceux dont jouissait la Chambre des communes britannique, la Chambre des communes canadienne possède le pouvoir d’expulsion. L’expulsion, une mesure fort sérieuse, poursuit un double but, comme l’explique May:
« L’expulsion n’est pas tant une mesure disciplinaire qu’une mesure de redressement, elle ne vise pas tant à punir des députés qu’à débarrasser la Chambre de personnes qui ne sont pas aptes à en faire partie. On peut à juste titre la considérer comme un exemple du pouvoir qu’a la Chambre de réglementer sa propre constitution. Mais il est plus commode d’en traiter comme d’une méthode parmi d’autres dont dispose la Chambre pour punir. »
Comme le fait remarquer Bourinot, ce pouvoir redoutable a toutefois ses limites:
« Tout corps législatif a incontestablement le droit de suspendre ou d’expulser un de ses membres pour ce qui lui apparaît être un motif suffisant. Il a absolument besoin d’un tel pouvoir pour conserver sa dignité et son utilité comme entité [...] »
La Chambre peut exercer son pouvoir d’expulser un député pour des infractions commises en dehors de son rôle de représentant élu ou en dehors d’une session du Parlement. Comme l’explique Maingot, ce pouvoir « s’étend à tous les cas où l’infraction, de l’avis de la Chambre, rend le député inapte à s’acquitter de ses devoirs parlementaires. »
À la page 196 de son ouvrage intitulé Le privilège parlementaire au Canada: Deuxième édition, Joseph Maingot explique l'exercice de ce pouvoir relativement à une condamnation donnant lieu d'office à une proscription de siéger ou de voter, ce qui est le cas ici:
La Loi électorale du Canada régit l'élection des députés mais, une fois qu'ils sont élus, seule la Chambre peut déterminer s'ils peuvent déterminer s'ils peuvent demeurer députés. Par conséquent, même si un député est déclaré coupable d'un crime grave comme la trahison, ou même s'il est condamné à cinq ans de prison ou plus pour un acte criminel, il faut une décision formelle de la Chambre pour lui faire perdre officiellement son siège et, à moins d'un ordre de la Chambre à cet effet, le Président ne peut adresser son mandat pour la délivrance d'un bref d'élection pour combler la vacance [...]
En dernière analyse, la Chambre des communes peut exclure, suspendre ou expulser un député pour n'importe quel motif puisqu'il s'agit d'une affaire interne.
Il est évident que la compétence civile et pénale ordinaire des tribunaux ne les habilite pas à connaître du droit d'un député de siéger à la Chambre, ni des questions concernant la composition de la Chambre, sauf lorsqu'ils sont spécialement chargés par une loi, comme la Loi sur les élections fédérales contestées, de trancher des questions de ce genre.
Bien entendu, depuis que cet ouvrage a été publié, le seuil prévu dans le Code criminel est passé de cinq à deux ans, mais cela n'est pas vraiment pertinent en l'occurrence, puisqu'il est ici question de l'inhabilité d'un député à siéger au titre de la Loi électorale du Canada.
Les autorités sont claires: la Chambre des communes peut se prononcer sur le droit d'un député de siéger et de voter. Lorsque ce droit est remis en question, il faut traiter l'affaire comme étant une question de privilège, et c'est la raison pour laquelle je soulève la présente question de privilège.
Voici l'explication que l'on trouve à la page 258 de l'ouvrage de Maingot:
Une troisième procédure apparentée au « privilège » (parce qu'elle a préséance et doit être mise en délibération sans délai) concerne les cas où il faut déterminer si un député doit être privé de son droit de siéger et de voter. Ces questions ne peuvent être tranchées que par la Chambre et elles constituent des questions de « privilège » parce que la Chambre est habilitée à décider qu'un de ses membres n'a plus le droit de siéger ni de voter, et à l'expulser.
La détermination du droit d'un député de siéger et de voter est une procédure qui ne comporte pas d'avis et qui a préséance de par sa nature même.
Dans sa décision du 1er mars 1966 sur une question de privilège soulevée à propos d'un député qui n'avait pas respecté le délai fixé pour la production de son compte de dépenses électorales, le président Lamoureux, à la page 204 des Journaux, est parvenu à la conclusion suivante:
D'après les renvois et les précédents précités, il me semble: a) que, même si l'article 63 de la Loi électorale du Canada prévoit une peine et peu importe les conditions de l'ordonnance rendue par le juge conformément audit article en permettant l'excuse autorisée, la Chambre reste l'unique juge quant à sa procédure et, pour ce qui est de décider de l'exercice d'un droit au sein de la Chambre, en l'occurrence, celui d'un député à siéger et à voter, la Chambre seule peut interpréter la loi pertinente.
b) Que la procédure suivie en 1875 à l'égard du précédent susmentionné et qui ressemble au cas à l'étude me semble indiquer que la question a été traitée à l'époque comme s'il s'agissait, de prime abord, d'une atteinte aux privilèges.
c) Que l'Orateur n'est pas habilité à décider de la question de fond ni à rejeter un vote, et qu'il incombe à la Chambre elle-même de prendre ces décisions.
La décision de 1966 n'a pas été suivie par la présentation d'une motion à la Chambre.
Il convient également de souligner que, dans l'affaire de 1875 qui vient d'être mentionnée relativement à un député qui, après avoir démissionné et avoir été réélu dans une élection partielle, a siégé et voté sans avoir fait à nouveau serment d'allégeance, Maingot, à la page 222, indique qui est responsable de ce genre de procédure:
Quoi qu’il en soit, tout député peut proposer à la Chambre d’étudier la conduite d’un autre député, mais lorsqu’un député est condamné pour une infraction grave, c’est généralement un membre du gouvernement qui présente la motion tendant à déclarer son siège vacant.
Puisque la conduite du député de a été examinée par une autre entité, en l'occurrence la Cour de justice de l'Ontario, c'est à moi qu'il incombe d'entreprendre les démarches.
À la page 50 de la 24e édition de l'ouvrage d'Erskine May intitulé Parliamentary Practice, on donne une explication du rôle du leader du gouvernement à la Chambre. Entre autres, on y indique que:
[...] en tout temps, étant responsable envers la Chambre en entier, il « conseille la Chambre à l'égard de toute difficulté se présentant ».
Puisqu'il s'agit d'une situation rare, aucune procédure établie ne s'applique exactement.
D'ailleurs, seules trois personnes ont été expulsées de la Chambre des communes sur un total de quatre occasions. Les commentaires 47 à 49 de la sixième édition de la Jurisprudence parlementaire de Beauchesne relatent ces affaires.
La première, que les députés ont probablement étudié à l'école, est la suivante:
Louis Riel fut expulsé à deux reprises. La première fois, il s'était dérobé à la justice et avait omit de se soumettre à un ordre émis par la Chambre de comparaître à son siège. [...] Lorsqu'il fut réélu, la Chambre, après examen, a décidé qu'il avait été jugé hors-la-loi pour crime grave et a enjoint à la présidence de demander l'émission d'un nouveau bref d'élection.
L'affaire de Fred Rose en 1946 était tout autre. Le Président a déposé à la Chambre des documents judiciaires concernant la condamnation de Fred Rose à une peine d'emprisonnement de six ans pour complot en vue de commettre diverses infractions aux termes de la Loi sur les secrets officiels [...] et la Chambre a ordonné à la présidence de demander l'émission d'un nouveau bref d'élection.
La Chambre n'a pas à attendre la décision des tribunaux avant d'agir. En 1891, certains chefs d'accusation avaient été retenus à la Chambre contre Thomas McGreevy au sujet de scandales au ministère des Travaux publics. Saisi de la question, le Comité des privilèges et des élections a étudié la preuve et a conclu que les accusations étaient tout à fait fondées. Dans l'intérim, M. McGreevy a présenté sa démission, mais celle-ci n'avait aucune valeur étant donné que l'affaire était toujours en instance devant les tribunaux. La Chambre a jugé M. McGreevy coupable d'outrage à son endroit ainsi que de certaines des accusations portées contre lui et a ordonné son expulsion.
Plus récemment, la Chambre aurait été en mesure d'envisager l'expulsion d'un député si d'autres événements ne l'avaient pas emporté sur l'affaire, tel que décrit dans la note 477 située au bas de la page 245 de l'ouvrage d'O'Brien et Bosc:
En 1989 [...] Svend Robinson (Burnaby—Kingsway) a soulevé une question de privilège au sujet de la conduite de Richard Grisé (Chambly), qui avait plaidé coupable à des accusations d'abus de confiance et de fraude. M. Robinson a déclaré que si le Président concluait que la question était fondée sur des présomptions suffisantes, il proposerait une motion pour expulser M. Grisé de la Chambre et déclarer son siège vacant [...]. Le Président Fraser a réservé sa décision. M. Grisé a toutefois donné sa démission avant que le Président ne puisse rendre une décision.
Un examen des comptes rendus de la Chambre donnera des précisions au sujet de ces cas.
Outre ces quatre incidents, il existe d'autres précédents dans nos assemblées législatives provinciales et territoriales qui pourraient être examinés et qui portent sur des cas simples et clairs ou alors compliqués et obscurs.
Voici comment le greffier adjoint de l'Assemblée législative du Manitoba en 1980, Gord Mackintosh — qui siège depuis 21 ans comme député provincial néo-démocrate — a résumé, dans un article publié dans la Revue parlementaire canadienne, les délibérations relatives à une expulsion:
[...] il est clair que les assemblées législatives ont d'importants pouvoirs discrétionnaires en ce qui concerne l'expulsion de députés et qu'elles les ont exercés à quelques reprises. Par le passé, on a eu recours à certaines procédures parlementaires dans les cas d'expulsion, mais aucune règle absolue ne peut être établie. Il est quasi impossible de prédire l'approche choisie par une assemblée législative en cas d'expulsion. Les enjeux politiques du moment, la procédure établie, les lois et la jurisprudence sont tous des facteurs à considérer. L'affaire Wilson, un incident regrettable qui s'est produit au Manitoba, a donné l'occasion de se pencher sur la nature de ce privilège parlementaire rarement utilisé.
Il faut absolument éviter le casse-tête de procédures qui a suivi cet incident; c'est pourquoi je propose que la question soit renvoyée à un comité.
Comme je l'ai dit à mon ami un peu plus tôt, à l'heure actuelle, les procédures judiciaires nous ont permis de connaître le verdict, mais nous ignorons quelle sera la peine imposée. L'audience de détermination de la peine aura lieu le vendredi 21 novembre.
Au moins un journaliste a écrit sur Twitter que le juge responsable de la détermination de la peine pourrait, en théorie, accorder au député de une absolution inconditionnelle ou une absolution sous condition. Je ne veux pas réexaminer les mêmes dispositions, mais selon le Code criminel, ce type d'absolution éliminerait la condition préalable à l'expulsion prévue à l'article 502, c'est-à-dire la condamnation.
Pour cette raison, comme je l'ai dit tout à l'heure, il est encore trop tôt pour que la Chambre décide d'expulser le député.
Cependant, il n'est pas trop tôt pour renvoyer cette question au comité de la procédure et des affaires de la Chambre. Il serait pertinent de le faire, et le comité pourrait gérer la situation au moment opportun, à la suite de l'audience de détermination de la peine.
En outre, cela permettrait à la Chambre d'agir immédiatement. Une telle mesure prise aussi rapidement montrerait que nous suivons le dossier et que nous réagissons adéquatement.
Il y a aussi la question de l'appel, et celle de la pertinence de procéder à l'expulsion du député tout de suite après qu'il eut été reconnu coupable. La situation du député de pourrait changer rapidement, mais elle pourrait aussi changer plus tard, à la suite d'un appel. Le député de Peterborough a déjà fait savoir qu'il en appellerait du verdict. Toutefois, que se passerait-il si la décision de la juge était infirmée?
La loi électorale britannique prévoit que le siège d'un député reconnu coupable d'une infraction doit être considéré comme vacant. Toutefois, contrairement à la loi canadienne, la loi britannique a été modifiée au cours des dernières années afin de prévoir la possibilité qu'une cour d'appel infirme une décision rendue par un tribunal inférieur. À la page 35, l'ouvrage d'Erskine May décrit très bien cette situation:
Une personne reconnue coupable par un tribunal pénal de corruption ou de pratique illégale est exclue pendant les mêmes périodes que celles prévues ci-dessus. S'il s'agit d'un élu, les dispositions relatives à l'exclusion ne s'appliquent pas pendant une période maximale de trois mois, lorsqu'un appel est en instance. Au cours de cette période, la personne ne peut pas exercer ses fonctions de député.
Puis, la note en bas de page no 9 figurant à la page 36 explique les dispositions antérieures de la loi et, vraisemblablement, la raison pour laquelle le Parlement de Westminster a modifié la loi:
En 1999, avant l'adoption des dispositions actuelles, une députée a été reconnue coupable de corruption relativement à une déclaration de dépenses électorales; le Président a annoncé que son siège était par conséquent vacant. La Cour d'appel a toutefois infirmé la décision. Le Président a alors demandé au procureur général de solliciter une déclaration de la Haute Cour sur le droit de la députée à réintégrer son siège. Le tribunal a tranché en faveur de la députée.
McGee résume le problème dans la troisième édition de Parliamentary Practice in New Zealand, puis formule l'observation suivante, à la page 30:
Néanmoins, une infirmation élimine vraisemblablement le motif initial d'expulsion. Les mêmes principes tendraient à s'appliquer en Nouvelle-Zélande, si tant est qu'il soit toujours possible de réintégrer le siège.
Sur le plan d'infractions électorales, voici ce qu'on peut lire un peu plus loin sur la même page:
Les mêmes principes d'évitement de l'expulsion advenant l'infirmation d'une condamnation pénale s'appliqueraient vraisemblablement à l'infirmation d'une condamnation pour corruption électorale, si tant est qu'il soit toujours possible de réintégrer le siège.
Par conséquent, il ne faut pas s'étonner que Maingot, à la page 197, nous mette en garde contre toute décision hâtive:
Tout dépend de la décision de la Chambre et il est probable qu’elle n’expulsera pas le député avant que tous les recours n’aient été épuisés […]
O'Brien et Bosc vont dans le même sens à la page 245:
Chaque fois qu’un député a été reconnu coupable d’un acte criminel, la Chambre des communes s’est refusée à agir avant que n’aient été déposés tous les éléments de preuve nécessaires, à savoir les décisions des tribunaux condamnant le député et les jugements en appel confirmant la peine.
Cette idée est précisée à la page 221 du Maingot:
Dans tous les cas, tant au Canada qu'au Royaume-Uni, la Chambre met tout en oeuvre pour obtenir tous les éléments de l'affaire, notamment les jugements condamnant le député et les arrêts d'appel confirmant la condamnation, avant d'engager une procédure d'expulsion contre l'un de ses membres. Dans le cas de Fred Rose, la Chambre a attendu que toutes les voies de recours aient été épuisées et qu'il soit manifeste que le député ne serait pas en mesure de remplir ses devoirs parlementaires du fait de son emprisonnement. La tâche de la Chambre est encore plus facile lorsque le député est condamné à la prison. Il n'est encore jamais arrivé qu'un député inculpé d'un crime impliquant une turpitude morale grave soit condamné à la prison avec sursis. Si elle était saisie d'un tel cas, la Chambre devrait trancher la question de l'aptitude de la personne en cause à demeurer député.
Il y a aussi la question de la convention relative aux affaires en instance.
Parce qu'il existe des procédures d'appel, cette affaire restera devant les tribunaux. C'est ce qu'on appelle la convention relative aux affaires en instance, qui est définie ainsi à la page 99 de l'O'Brien-Bosc:
Il est couramment admis que l’on devrait, dans l’intérêt de la justice et du « fair play », imposer certaines limites à la liberté qu’ont les députés de se référer, dans le cours des délibérations, à des affaires en instance devant les tribunaux. On s’entend également pour dire que ces affaires ne devraient faire l’objet ni de motions ni de questions à la Chambre. L’interprétation de cette convention, par ailleurs vaguement définie, est laissée au jugement du Président. Le terme « convention » est employé à dessein, car il n’existe aucune « règle » pour interdire aux parlementaires d’aborder une affaire en instance devant les tribunaux. La Chambre tient à s’imposer de telles limites pour empêcher que le fait de débattre publiquement de l’affaire ne cause préjudice à l’accusé ou à une partie au procès ou à l’enquête judiciaire.
Pour ce qui est de l'application de la convention relative aux affaires criminelles en instance, l'ouvrage d'O'Brien et Bosc donne des explication aux pages 628 et 629.
Aucune distinction n’a jamais été faite au Canada entre les tribunaux criminels et les tribunaux civils aux fins de l’application de la convention et elle s’est appliquée également à certains tribunaux autres que des cours de justice. La convention relative aux affaires en instance sub judice est là pour garantir à chacun un juste procès et empêcher toute influence indue qui pourrait préjudicier à une décision judiciaire ou au rapport d’un tribunal d’enquête. En fait, de l’avis du Comité spécial des droits et immunités des députés, « la question du préjudice se pose surtout lorsqu’il s’agit de procès en diffamation devant un jury, au criminel et au civil. »
Dans les affaires criminelles, les précédents ont consisté à ne pas faire allusion à la cause avant qu’une décision n’ait été rendue et durant tout appel. On s’attend des députés à ce qu’ils s’abstiennent de discuter des affaires qui sont devant un tribunal criminel, non seulement pour protéger les personnes qui subissent un procès et risquent d’en souffrir peu importe son issue, mais aussi parce que le procès pourrait se trouver faussé par un débat à la Chambre. Il a été établi que la convention cesse de s’appliquer, en ce qui concerne les affaires au criminel, lorsqu’un jugement a été rendu. Le Président a confirmé qu’une affaire est de nouveau en instance si la décision rendue fait l’objet d’un appel.
Par conséquent, monsieur le Président, est-ce que cela signifie que la convention relative aux affaires en instance nous empêche de discuter, à la Chambre, de la situation du député de jusqu'à ce que toutes les procédures d'appel soient terminées? La réponse à cette question pourrait se trouver à la page 627 de l'ouvrage d'O'Brien et Bosc, et je cite:
La convention relative aux affaires en instance est avant tout un exercice de restriction que la Chambre s’impose volontairement pour protéger un accusé ou une autre partie à des poursuites en justice ou à une enquête judiciaire de tout effet préjudiciable découlant d’une discussion publique de la question. La convention existe également, comme le faisait observer le Président Fraser, pour « maintenir la séparation et la bonne entente entre le législatif et le judiciaire ». Ainsi, la Chambre reconnaît l’indépendance constitutionnelle du pouvoir judiciaire. Cependant, comme le Président Sauvé l’a expliqué, la convention relative aux affaires en instance n’a jamais empêché la Chambre d’étudier une affaire en instance vue comme une question de privilège fondée de prime abord et considérée vitale pour le pays ou pour la bonne marche de la Chambre et ses députés.
Monsieur le Président, vous avez cité la décision de Mme Sauvé à l'appui de celle que vous avez prise le 18 juin 2013 et qui se trouve à la page 18551 des Débats. Il s'agissait également d'un cas où le droit d'un député de siéger et de voter était remis en question tandis qu'une procédure judiciaire à son encontre était en cours. Dans votre décision, vous avez indiqué ceci:
La présidence est aux prises, d'une part, avec les députés soutenant qu'il est juste et prudent de continuer d'attendre la conclusion des instances judiciaires et, d'autre part, avec ceux soutenant que les deux députés visés ne seraient même pas censés siéger actuellement à la Chambre.
À mon avis, la Chambre doit avoir la possibilité de se pencher sur ces questions complexes.
Bref, il semble que la nécessité de discuter de certaines questions, comme le droit d'un député de siéger et de voter, l'emporte sur la convention relative aux affaires en instance. Par conséquent, je crois que nous pouvons entreprendre maintenant une telle discussion.
Enfin, je voudrais parler de l'incidence d'un texte de loi moderne sur nos privilèges anciens. La Charte canadienne des droits et libertés s'applique-t-elle à nos délibérations sur cette question? Bien qu'il n'incombe pas à la présidence de se pencher sur les questions de droit, celle que je voudrais aborder pourrait être inextricablement liée au cas du député de , alors il est important que les députés puissent en être informés.
À la suite de décisions récentes des tribunaux, notamment les décisions de la Cour suprême du Canada dans l'affaire New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l'Assemblée législative) et dans l'affaire Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), O'Brien et Bosc adoptent la position suivante à la page 79 de leur ouvrage:
Une question qui a été tranchée par la Cour suprême à trois occasions est le lien entre le privilège parlementaire et d’autres volets de la Constitution, en particulier la Charte canadienne des droits et libertés. Étant donné que le privilège parlementaire et les droits prévus par la Charte font partie de la Constitution, ils sont d’égale valeur. La Cour a toujours confirmé que la Charte ne l'emporte pas sur le privilège parlementaire.
Les tribunaux jouent un rôle lorsqu’il s’agit de déterminer si un privilège existe et est nécessaire à l’exercice des fonctions législatives et délibératives de la Chambre, mais ils ne peuvent pas, non plus que les autres institutions, s’immiscer dans l’exercice du privilège ou diriger autrement les affaires de la Chambre.
Cependant, la Cour suprême n'a pas abordé directement le lien entre le privilège parlementaire, l'expulsion et la Charte. Bien qu'elle ait envisagé l'expulsion d'un député d'une assemblée législative dans l'affaire Harvey, la majorité a rendu sa décision en se fondant sur une analyse des dispositions de la Charte relatives à la loi contestée.
La juge McLachlin, qui est maintenant juge en chef de la Cour suprême du Canada, a toutefois abordé la question du privilège parlementaire dans ses motifs concordants. Au paragraphe 55 de la décision, elle affirme ce qui suit:
Je suis d’avis que l’inhabilité à occuper une charge qui est soulevée en l’espèce relève du privilège historique de la législature et échappe donc au contrôle judiciaire.
Puis, au paragraphe 80, elle ajoute ceci:
Il est donc évident que, si la législature du Nouveau-Brunswick avait simplement expulsé M. Harvey, cette décision relèverait directement de son privilège parlementaire et les tribunaux n’auraient pas le pouvoir de l’examiner.
Dans cette affaire, la question du privilège parlementaire n'a pas été abordée par quelque cour que ce soit jusqu'à ce que le procureur général, en tant qu'intervenant lors de la procédure devant la Cour suprême du Canada, la soulève. Le juge La Forest, s'exprimant au nom de la majorité, a commenté la question au paragraphe 19. Il a déclaré ce qui suit:
[...] la question n’a pas été plaidée activement devant nous. En fait, il a été admis sans difficulté qu’il convenait d’examiner les dispositions de l’al. 119c) à la lumière de la Charte. Étant donné que les parties au présent pourvoi ont choisi de ne pas fonder leur argumentation sur le fait que l’expulsion et l’inéligibilité sont des privilèges de l’Assemblée législative, et vu que les parties n’ont avancé aucun argument à ce sujet, il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce.
Une autre expulsion datant d'après la Charte qui a été imposée au moyen d'une mesure législative spéciale a donné lieu à une remarque incidente de la part de la juge en chef Glube, qui siégeait alors au sein de la section de première instance de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse. Je cite le paragraphe 30 de la décision que la juge a rendue dans l'affaire MacLean c. Nouvelle-Écosse (procureur général):
À mon avis, l'Assemblée a toujours le pouvoir d'expulser quelqu'un par résolution; cela entre dans ses attributions, et si elle le fait, aucun tribunal ne peut normalement revoir cette décision.
Dans un article intitulé « L'affaire Billy Joe MacLean », publié en 1987 dans la Revue parlementaire canadienne, John Holtby a résumé la situation ainsi:
Pour les hommes politiques qui voient la Charte comme une ingérence des tribunaux dans la vie parlementaire, l'affaire Billy Joe MacLean a montré que les tribunaux continuent à respecter les droits et privilèges de la Chambre.
Cela concorde avec l'opinion exprimée par le professeur Andrew Heard à la suite de la première décision de la Cour suprême du Canada sur la question des privilèges, rendue lors de l'affaire New Brunswick Broadcasting. Dans son article intitulé « The Expulsion and Disqualification of Legislators: Parliamentary Privilege and the Charter of Rights », publié dans le Dalhousie Law Journal, M. Heard dit ceci, à la page 393:
On peut conclure sans hésiter que les privilèges des assemblées législatives canadiennes incluent le pouvoir d’expulser leurs membres. Le pouvoir de démettre des membres de leurs fonctions est nécessaire pour maintenir la discipline et l'intégrité au sein d'une assemblée législative. Les décisions concernant une expulsion ne pouvaient être revues par les tribunaux avant la Charte, et selon la décision sur l'affaire New Brunswick Broadcasting, elles ne sont actuellement pas assujetties à la Charte.
Par ailleurs, en 1989, un ancien député, le professeur Ted McWhinney, a écrit un article intitulé « Déchéance des députés en cas de condamnation pour “acte criminel infâme” », dans lequel il analysait l'expulsion d'un député du Manitoba en 1980, une situation dont j'ai parlé plus tôt:
[...] au moment du vote [de l'Assemblée législative], le député [avait] déjà interjeté appel contre sa condamnation et avait été libéré sous caution. Une telle action de la part de l'Assemblée — anticipant sur la détermination finale par les tribunaux de la culpabilité ou de l'innocence du député concerné à l'égard de l'infraction dont il fût inculpé à l'origine et qui constituait le fondement de l'action de l'Assemblée — ne paraît pouvoir être conciliée qu'avec la plus grande difficulté avec les garanties constitutionnelles générales de procédure équitable contenues dans la Charte canadienne des droits et libertés.
Pas plus tard qu'en 2012, les avocats de la Bibliothèque du Parlement ont fait une mise en garde à ce sujet. À la page 4 du document d'information intitulé « Les parlementaires et les accusations au criminel », les auteurs soulignent ceci:
Autrefois, on considérait que la Chambre des communes avait un pouvoir absolu sur ses membres; on disait qu’elle pouvait expulser un député pour tout motif qu’elle jugeait valable. La Charte limite probablement quelque peu ce pouvoir discrétionnaire. Il est maintenant permis de croire que la Chambre doit agir raisonnablement et équitablement et donner au député concerné la possibilité de répondre aux accusations portées contre lui.
Dans l'article « Expulsion of Members of Parliament » publié dans le University of Toronto Law Journal en 1971, donc avant l'entrée en vigueur de la Charte, Mme Enid Campbell écrit ceci:
Il n'existe aucune raison convaincante qui empêcherait l'application des règles de la justice naturelle aux procédures parlementaires entourant l'expulsion d'un député. Les députés ont des droits et des privilèges particuliers [...] ils en sont privés en cas d'expulsion [...] Des situations où une personne avait été destituée de sa charge publique ont été parmi les premières auxquelles la règle « audi alteram partem » a été appliquée [...]
À la fin des années 1990, des recommandations ont été présentées à la Chambre des communes britannique au sujet de députés accusés d'outrage. Bien que le député de n'ait pas été accusé d'outrage, certains éléments figurant à la page 200 du Erskine May pourraient s'avérer pertinents lors d'une étude en comité.
À la page 197 de son ouvrage, Maingot semble quant à lui laisser entendre que cette recherche des faits est importante et que la Chambre n'a pas à répéter ces efforts:
Mais le droit du député à siéger n'est pas à l'abri d'une décision des tribunaux. Si, à la suite d'un renvoi à un tribunal sur recommandation d'un comité de la Chambre, le tribunal décide qu'un député n'a pas le droit de siéger ni de voter à la Chambre, le Parlement du Canada décidera sans doute de l'expulser conformément à l'usage britannique.
Après avoir passé en revue tous ces précédents et ces considérations, comment faut-il procéder? Ma prochaine citation répond à cette question de manière assez convaincante.
Aux pages 161 et 162 de la quatrième édition de son ouvrage intitulé Parliamentary Procedure and Practice in the Dominion of Canada, Bourinot affirme:
À la Chambre des communes, tant en Angleterre qu'au Canada, « lorsqu'est soulevée une question concernant le siège d'un député et soulevant des doutes, qu'ils soient de droit ou de fait, l'usage veut que la question soit renvoyée à un comité pour examen ».
Vous avez vous-même, monsieur le Président, cité favorablement ce passage dans votre décision du 18 juin 2013, à la page 18551 des Débats, à laquelle j'ai fait référence un peu plus tôt.
Non seulement cette citation m'apparaît nécessaire compte tenu de l'autorité qui l'appuie, mais elle revêt aussi un aspect pratique. Voilà pourquoi je tiens à ce que cette question soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. C'est ce comité qui est le mieux placé pour examiner les enjeux que j'ai exposés dans mes observations et pour répondre aux questions suivantes. Que devrions-nous faire si la cour absout le député ou si ce dernier interjette appel de la décision? Le comité doit-il tenir compte d'une façon ou d'une autre de la Charte dans son examen?
C'est aussi le comité qui est le mieux placé pour statuer sur le fond de la question: quelle est la décision qui s'impose dans le présent dossier? Le comité doit trouver un moyen d'établir un équilibre entre la déclaration de culpabilité de la cour — qui ne doit pas être prise à la légère puisque la cour a rendu sa décision au titre du critère « hors de tout doute raisonnable » —, et la possibilité qu'une cour d'appel annule cette décision.
Voici une solution que j'estime équilibrée: nous pourrions imposer une suspension sans solde jusqu'à ce que le verdict soit confirmé ou annulé. La Chambre a certainement le pouvoir d'en décider ainsi. Voici qu'on peut lire à la page 198 de l'ouvrage de Maingot:
En dernière analyse, la Chambre des communes peut exclure, suspendre ou expulser un député pour n'importe quel motif puisqu'il s'agit d'une affaire interne.
En ce qui concerne la suspension sans solde, on peut lire ce qui suit aux pages 244 et 245 de l'O'Brien-Bosc:
En raison de ses privilèges parlementaires, la Chambre jouit du droit de trancher toute question touchant au droit de siéger des députés: elle a l’autorité de décider si un député doit être autorisé à siéger aux comités, à toucher un salaire ou même à conserver sa qualité de député.
Par ailleurs, une suspension jusqu'à l'issue de l'appel serait conforme avec la pratique parlementaire en vigueur en Grande-Bretagne, que j'ai citée plus tôt, et cadrerait avec l'approche proposée en Nouvelle-Zélande.
Dans l'affaire au Manitoba dont j'ai parlé précédemment, l'assemblée législative avait adopté la motion suivante: « Que l'on ordonne à M. Wilson de se retirer de la Chambre et de s'abstenir de s'y présenter jusqu'à ce qu'une autorité compétente ait renversé sa condamnation. »
L'expulsion du député n'a été prononcée qu'après que la Cour suprême du Canada ait décidé de lui refuser tout droit d'appel de son affaire criminelle.
La plus récente expulsion d'un parlementaire au Canada a eu lieu au Nunavut, le 24 octobre dernier, suivant une période de suspension imposée pour des raisons disciplinaires liées au comportement du député.
Mais suspendre un député n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire. Il y aurait des détails à régler concernant l'accumulation des prestations de retraite, les comptes de voyage, l'assurance-santé et autres prestations.
Et que dire du bureau du député? Puisque les habitants de Peterborough feront encore appel aux services offerts par le bureau de circonscription du député si celui-ci demeure ouvert, faudrait-il le mettre sous la direction d'un des whips, conformément à ce qui se passe lorsqu'un siège est vacant? Voilà d'autres détails qu'il faudra tirer au clair. Un comité est la meilleure tribune pour faire ce genre de travail.
À cette fin, monsieur le Président, si la question de privilège vous paraît fondée à première vue , je suis prêt à présenter la motion que voici: Que les questions que soulève la décision rendue le 31 octobre 2014 par la Cour de justice de l'Ontario — décision qui concerne le député de Peterborough et des infractions à la Loi électorale du Canada, en particulier celle d'avoir délibérément fait des dépenses électorales dépassant le plafond permis, à l'encontre de l'article 443 de la loi — soient renvoyées au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre afin que celui-ci présente ses recommandations à la Chambre, notamment sur les points suivants: a) la suspension du député, sans traitement, jusqu'à la fin des procédures juridiques; b) l'expulsion du député, si aucune autorité n'infirme la condamnation aux termes de l'article 443 et que le député ne dispose d'aucun autre droit d'appel, auquel cas le Président adressera au directeur général des élections l'ordre officiel d'émettre un bref afin d'élire le député qui représentera la circonscription de Peterborough dans la présente législature; c) la stratégie à adopter quant aux avantages du député, notamment son régime de retraite, son allocation de dépenses de déplacement et son assurance; d) la stratégie à adopter quant aux employés du député et à la gestion de ses bureaux; et e) toute autre question découlant de cette affaire et du règlement de celle-ci.
Même si je suis d'avis que cet argument est sensé et qu'il pourrait vous amener à déterminer que la question de privilège est fondée de prime abord, je vous invite, monsieur le Président, à réserver votre décision pendant quelque temps, afin que le député de Peterborough ait l'occasion de prendre la parole, s'il le souhaite.
En fait, puis-je recommander, par votre intermédiaire, que l'un de nos greffiers informe le député que cette question de privilège a été soulevée et qu'il serait souhaitable qu'il prenne la parole? Cela garantirait, au minimum, que les principes de justice fondamentale, la règle audi alteram partem, soient respectés avant que vous ne rendiez votre décision.
Quoi qu'il en soit, monsieur le Président, si vous vous prononcez en faveur de la question de privilège que j'ai soulevée et si la Chambre a l'occasion d'examiner cette motion, je signale que cette dernière pourrait également être examinée au comité, lequel étudierait les questions de suspension ou d'expulsion et toute autre question connexe.