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Monsieur le Président, le 8 mars 2010, trois députés ont soulevé des questions de privilège, le député de , celui de et celui de . Comme de nombreuses observations ont été faites par l’opposition le 18 mars, j’espère que vous m’accorderez le temps nécessaire pour répondre à tous ces points.
Pour commencer, les observations des trois députés n’indiquent pas clairement ce qui constituerait une atteinte manifeste au privilège. Par exemple, le député de a accusé les députés du gouvernement et les fonctionnaires du ministère de la Justice de toutes sortes de choses, de malveillance, de subversion, de sédition et d’actes de conspiration.
De leur côté, les députés de et de vous ont demandé, monsieur le Président, de conclure qu'il y avait matière à question de privilège du fait de l'ordre de la Chambre adopté le 10 décembre 2009. Cependant, selon la motion qu’ils ont proposée, s’il était conclu qu'il y avait effectivement matière à question de privilège, ils ont dit clairement qu’aucune atteinte manifeste ne s’était produite puisque l’ordre initial n’était pas assorti de procédures visant la protection des intérêts en matière de sécurité nationale.
Je ferai donc de mon mieux pour répondre d'abord à la question soulevée par le député de . Je vous demanderais ensuite de me permettre de répondre aux questions soulevées par les députés de et de .
En ce qui concerne les points soulevés par le député de , essentiellement, deux allégations ont été portées à l'attention de la Présidence concernant d'éventuelles atteintes au privilège.
Premièrement, le député de en a contre une déclaration faite par le lors de la période des questions du 1er décembre 2009.
Deuxièmement, il fait mention d'une lettre envoyée par une haute fonctionnaire de la Justice au légiste de la Chambre des communes le 9 décembre 2009.
À mon humble avis, monsieur le Président, il n'y a à première vue aucune atteinte au privilège dans un cas comme dans l'autre. Selon moi, à l’instar de toutes les questions touchant le privilège parlementaire, cette question doit être examinée par rapport à deux valeurs maîtresses.
Premièrement, comme les règles de droit et les procédures parlementaires le reconnaissent bien, le principe de la nécessité doit régir toutes les questions de privilège.
Deuxièmement, en tant que parlementaires, nous devrions faire preuve d'une grande retenue lorsque nous faisons valoir les privilèges de la Chambre.
Cette approche a été énoncée dans un rapport d’un comité spécial du Royaume-Uni sur le privilège parlementaire de 1967, qui recommandait que les privilèges et les immunités parlementaires soient exercés « aussi rarement que possible » et « seulement lorsque la Chambre est convaincue qu’il est essentiel de le faire. »
De même, O’Brien et Bosc citent l’ouvrage de Joseph Maingot intitulé Le privilège parlementaire au Canada, où l’auteur affirme : « C'est pourquoi la véritable question de privilège est une procédure sérieuse qui ne doit pas être traitée à la légère et dont on ne doit saisir la Chambre des communes qu'en de rares occasions. »
De même, ils citent le rapport de 1976 du Comité spécial des droits et immunités des députés, présidé par le Président Jerome, dans lequel il est indiqué que « la question de privilège est une affaire sérieuse lorsqu’elle est soulevée à propos, mais […] elle est souvent invoquée sans raison véritable. »
Selon moi, le Président n'est pas saisi d'une véritable question de privilège et la dignité et l'efficacité de la Chambre seraient mieux servies si les questions soulevées par le député d'en face étaient rejetées.
J’aimerais tout d’abord souligner que, selon moi, les questions soulevées relèvent plutôt du débat. La liberté d’expression est essentielle dans une société libre et démocratique. La liberté d’expression est la pierre angulaire du privilège parlementaire. La liberté d’expression est essentielle pour faciliter le débat à la Chambre et, de façon plus générale, dans une société démocratique.
Cela signifie que l’on accepte que les députés aient des points de vue divergents et que les députés possèdent un droit protégé d’exprimer ces divergences. Ce qui inclut des opinions quant à l’interprétation des lois.
La principale question devant vous aujourd'hui, monsieur le Président, est d’une part, de savoir si le privilège parlementaire confère à la Chambre un droit absolu et inconditionnel d’ordonner la production de documents et de recevoir des documents, et d’autre part, d’établir si l’expression d’un point de vue portant qu’un tel privilège n’existe probablement pas constitue un outrage à la Chambre.
En ce qui concerne la première question, je tiens à rappeler à la Chambre que nos privilèges parlementaires ne sont pas indéfinis ni illimités, mais qu’ils sont définis dans la Constitution et la Loi sur le Parlement du Canada, comme ceux que possédait la Chambre des communes du Royaume-Uni en 1867.
En ce qui concerne la deuxième question, je tiens à rappeler à la Chambre que l’étendue exacte de ces privilèges a été une question de débat depuis la Confédération. Comme vous le savez, monsieur le Président, de nombreux privilèges parlementaires ne sont pas écrits.
Bien que l’on puisse généralement s’entendre sur l’existence du privilège parlementaire, comme nos privilèges ne sont pas codifiés, il y a souvent des débats quant à leur étendue.
Il y a eu des cas où le gouvernement du Canada et la Chambre des communes ont adopté des positions différentes sur la portée du privilège parlementaire. Un exemple a été dans l’affaire Vaid, dans laquelle le procureur général du Canada et la Chambre des communes ont adopté des points de vue différents sur l’étendue des pouvoirs de la Chambre de réglementer ses affaires internes. Nous avons également vu dans cette affaire que l’étendue des pouvoirs de la Chambre a été jugée plus limitée que ce qui était revendiqué
Un débat similaire est devant nous aujourd'hui. Le député de a exprimé un avis sur l'étendue des pouvoirs de la Chambre de demander des documents. Le , au nom du gouvernement, a adopté un point de vue différent.
De même, le légiste de la Chambre des communes a exprimé son opinion sur les pouvoirs des comités parlementaires de contraindre des personnes à témoigner, et le ministère de la Justice a exprimé un point de vue différent à l'égard de fonctionnaires qui sont liés par la loi et qui ne doivent pas être contraints par des comités parlementaires de contrevenir à leurs obligations en vertu de lois, comme la Loi sur la protection des renseignements personnels.
Il faut s’attendre à de telles divergences d’opinion dans une démocratie parlementaire, et l’harmonisation de ces divergences doit être facilitée par le débat, sans imputation de mauvaise foi, de malveillance, de subversion ou d'intimidation.
Ce débat n’est pas nouveau et se limite pas au Canada. Bien que l’on puisse soutenir que la Chambre possède en théorie des pouvoirs absolus, des situations observées au Canada et dans d’autres pays du Commonwealth illustrent qu’un tel fait n’a pas été reconnu en pratique.
Par exemple, en 1957, le Président Beaudoin a fait remarquer ce qui suit:
[S]i amples que soient les pouvoirs de la Chambre, il y a certains documents auxquels la Chambre n'a pas droit et ce sont ceux que de son propre chef un ministre refuse de déposer.
De même, une résolution portant sur la responsabilité ministérielle a été adoptée à l’unanimité par la Chambre des communes au Royaume-Uni en mars 1997. Selon cette résolution, les ministres peuvent refuser de divulguer des renseignements en conformité avec les règles d’accès à l’information, reflétant ainsi la pratique de longue date adoptée par la Chambre.
En Australie, le gouvernement invoque fréquemment le privilège de la Couronne pour refuser de divulguer des renseignements confidentiels aux parlementaires. Un comité sénatorial d’Australie a reconnu le mois dernier qu'« il y a certains documents que le Sénat peut être habilité à recevoir, mais qu’il devrait s’abstenir de demander. »
Selon l'ouvrage Odgers’ Australian Senate Practice:
Bien que le Sénat possède de toute évidence un pouvoir d’exiger la production de documents et de dossiers, il est reconnu que certains renseignements détenus par le gouvernement ne devraient pas être divulgués.
Ce principe est le fondement d’une immunité de divulgation, fondée sur un postulat, anciennement connue sous le nom de privilège de la Couronne ou de privilège du pouvoir exécutif, maintenant qualifiée d'immunité d’intérêt public.
Bien que le Sénat n’ait pas admis que les demandes fondées sur l’immunité d’intérêt public par le pouvoir exécutif ne sont rien d’autre que des demandes et qu'elles ne reposent pas sur des prérogatives établies, il ne demande habituellement pas l’exécution de telles demandes d’éléments de preuve ou de documents devant le refus d'un ministre de les fournir, mais il a recours à d’autres mesures.
En 1990, un comité canadien, le Comité spécial d'examen de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et de la Loi sur les infractions en matière de sécurité, a affirmé ce qui suit:
[...] on a toujours considéré que les questions de sécurité nationale étaient la prérogative de la Couronne, et non du Parlement. À cela s'est ajouté le fait que les organismes du renseignement doivent agir dans le plus grand secret pour être efficaces et qu'en portant à la connaissance du Parlement ces questions, on risque non seulement de politiser les affaires, mais également de nuire à l’État en réduisant l’efficacité de ses défenses.
Dans ce contexte, je vais maintenant répondre à deux allégations précises du député de .
Je vais d'abord aborder l’allégation selon laquelle la déclaration faite par le le 9 décembre 2009 est — comme le député de l’a prétendu dans ses remarques du 18 mars — une déclaration calomnieuse contre les pouvoirs de la Chambre et une tentative d’intimidation des témoins. Cette allégation soulève deux questions fondamentales.
Premièrement, la Chambre est un lieu de débats où s’expriment librement des idées et où les députés peuvent présenter des opinions divergentes. L’idée même qu’un député puisse être reconnu coupable d'outrage au Parlement pour avoir exprimé un point de vue divergent — ou un point de vue minoritaire — irait à l’encontre des principes fondamentaux du privilège parlementaire qu’est la liberté d’expression des députés. Il est bien entendu naturel que les députés ne soient pas toujours d’accord les uns avec les autres.
Le a fait une déclaration pour répondre à une question posée au cours de la période des questions. Le député de ne souscrit manifestement pas aux propos du ministre. Il n'y a là rien d'inquiétant et certainement pas matière à question de privilège. Si tel était le cas, monsieur le Président, je risque personnellement l’outrage en m'opposant à la question du député aujourd’hui. Ce n’est ni l’esprit, ni la pratique, ni la raison d’être de la Chambre.
Le deuxième problème que pose cette allégation concerne le rôle minimal que le Président est habilité à jouer pendant la période des questions. Conformément à la page 510 de l'O’Brien-Bosc:
Le Président veille à ce que les réponses respectent les règles relatives à l’ordre, au décorum et au langage parlementaire. Il n’est toutefois pas responsable de la qualité ou du contenu des réponses. Dans la plupart des cas où on a invoqué le Règlement ou soulevé une question de privilège concernant une réponse à une question orale, le Président a statué qu’il y avait désaccord entre les députés sur les faits relatifs à la question. Ces différends constituent habituellement des divergences d’opinion plutôt qu’une violation des règles ou des privilèges des parlementaires.
La question de savoir si la Chambre et ses comités possèdent un droit absolu d’exiger et de recevoir des documents internes du gouvernement est, en fait, un très vieux débat.
Comme je l’ai dit au début de mon discours, la pratique de cette Chambre, comme dans d’autres pays, a toujours été de reconnaître que certains renseignements ne devaient pas être divulgués pour des raisons de politique publique et de sécurité nationale.
Soutenir aujourd’hui que la déclaration du constitue une atteinte aux privilèges de la Chambre plutôt qu’un sujet de débat reviendrait à éliminer la liberté de débattre d’une question qui a toujours été un sujet de controverse dans les divers parlements de Westminster.
Je vais maintenant répondre à la deuxième question soulevée par le député de , qui soutient qu’une lettre adressée à notre légiste par une sous-ministre adjointe du ministère de la Justice entrave l’action des fonctionnaires et fait planer la menace de sanctions civiles et législatives.
Les remarques du député relativement à la lettre sont extrêmement injustes, malavisées et immodérées. Elles portent gravement atteinte à la bonne foi, à la compétence et à la réputation d’une conseillère juridique de la Couronne du ministère de la Justice. Le député leur a attribué des motifs possibles de malveillance, d’intention subversive et de complot visant à miner le Parlement. Ces allégations sont sans fondement.
En ma qualité de procureur général, je réclame l'examen par les autorités compétentes de l'avis juridique que M. Walsh a donné au député de le 7 décembre et je demande qu'on lui communique la position du ministère de la Justice à ce sujet. La lettre s'inscrivait dans un échange de vues entre conseillers juridiques sur une question de droit. Le simple fait pour un conseiller juridique de la Couronne d’émettre une opinion juridique ne peut en aucun cas constituer une violation des privilèges de la Chambre.
Aux termes de la Loi sur le ministère de la Justice, le procureur général du Canada est le conseiller juridique officiel du gouverneur général et le jurisconsulte du Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada. Les fonctionnaires de mon ministère agissent, en principe, selon mes directives.
Le fait de poursuivre une fonctionnaire de mon ministère parce qu'elle a envoyé, dans le cadre des tâches qui lui incombent, une lettre au légiste de la Chambre en réponse à des hypothèses concernant la position du ministère sur une question de droit constituerait une violation de la séparation constitutionnelle des pouvoirs et un non-respect flagrant des procédures de la Chambre. La lettre visait à clarifier la position du ministère d’une manière polie et fondée sur des principes.
La Chambre n’est pas un tribunal, et ses conseillers juridiques ne sont pas des juges. Si une loi doit être clarifiée, on peut la modifier grâce à une loi du Parlement, avec l’accord de la Chambre.
Bien que je respecte notre légiste, ses opinions ne sont que des points de vue, et non la loi. Le fait qu’un conseiller de la Couronne ait une opinion différente ne constitue pas une violation du privilège. Le fait de laisser entendre qu’un conseiller juridique qui a une opinion différente de celle du légiste, du député de ou même de la Chambre commet pour ainsi dire un outrage à la Chambre serait un non-respect flagrant de nos privilèges parlementaires.
Je tiens à souligner ici la décision du Président Fraser du 9 avril 1991, voulant que:
La présidence n’a pas pour rôle d’interpréter les questions d’ordre constitutionnel ou juridique.
Le Président Fraser avait rendu une décision semblable en 1987 au sujet de l'application de la Loi sur les langues officielles. Il avait cité la cinquième édition de Beauchesne dans laquelle il est indiqué que:
Le président ne décide d'aucune question d'ordre constitutionnel ou juridique [...].
Il avait ensuite rendu la décision suivante:
Sur le plan de la procédure, le député de Charlevoix n'a pas prouvé clairement par des précédents ou la pratique que si la Loi sur les langues officielles ne s'applique pas à la Chambre des communes, cela enfreint ses privilèges. L'application de la loi est une question de droit sur laquelle il revient aux tribunaux et non à la présidence de se prononcer.
Je parlerai maintenant du contenu de la lettre du 9 décembre 2009. Cette lettre commence par un énoncé succinct de certains principes constitutionnels de base qui sous-tendent et renforcent notre système de démocratie parlementaire. Le ministère de la Justice n’a pas inventé ces principes; la Cour suprême du Canada a reconnu que chacun d'eux fait partie de la structure fondamentale de la Constitution.
Le fait de reconnaître que l'existence de la primauté du droit, la souveraineté parlementaire, le gouvernement responsable et la séparation des pouvoirs comme étant des éléments essentiels au déroulement de la démocratie parlementaire ne constitue pas une atteinte aux privilèges de la Chambre.
Dans sa lettre, la sous-ministre adjointe écrit ceci:
Le ministère de la Justice du Canada fait preuve d'un grand respect à l'égard du travail effectué par les comités parlementaires, et les ministres, les représentants gouvernementaux et les conseillers juridiques de la Couronne s'efforcent de leur fournir des renseignements de manière intégrale et transparente. Cependant, les représentants du gouvernement sont parfois assujettis à une obligation juridique imposée par une loi, comme la Loi sur la protection des renseignements personnels ou la Loi de l'impôt sur le revenu, de ne pas divulguer certains renseignements sans le consentement de la personne visée par une obligation de confidentialité. Les conseillers juridiques peuvent également être tenus, conformément à des exigences reconnues de common law, comme le privilège du secret professionnel de l'avocat, de ne pas divulguer de renseignements .
Il s’agit là de l’expression d’un respect profond pour le travail des comités parlementaires, expression répétée à la fin de la lettre. Par cette lettre, on reconnaît également que des lois fédérales ou d’autres exigences juridiques de base obligent parfois les représentants gouvernementaux à ne pas divulguer des renseignements sans le consentement des personnes visées par une obligation de confidentialité.
Ce fait est reflété dans différentes versions des guides à l’intention des ministres que les premiers ministres fournissent aux membres de leur cabinet et dans lesquels sont décrites les responsabilités des fonctionnaires qui comparaissent devant des comités parlementaires au nom de leurs ministres.
Par exemple, on peut lire ce qui suit à la page 14 du guide publié par le premier ministre Chrétien en 2002:
Les fonctionnaires ont aussi un devoir et une responsabilité particulière devant la loi de maintenir le caractère confidentiel de l’information à laquelle ils ont accès dans l’exercice de leurs fonctions. Par conséquent, lorsqu’ils comparaissent devant les comités parlementaires, ils sont liés par ces obligations que leur confère la loi, mais aussi par leurs obligations envers leur ministre et le gouvernement, de ne pas divulguer d’information confidentielle pour des raisons de sécurité nationale ou de respect des renseignements personnels ou encore, parce qu’il s’agit de conseils fournis aux ministres.
Le guide publié en 2004 par le premier ministre Martin renfermait, à la page 22, un passage pratiquement identique, et ce passage se retrouve également dans le guide actuel, « Pour un gouvernement responsable », à la page 24. Le voici:
Les fonctionnaires ont le devoir et l’obligation juridique particulière de maintenir le caractère confidentiel de l’information à laquelle ils ont accès dans l’exercice de leurs fonctions. Par conséquent, lorsqu’ils comparaissent devant les comités parlementaires, ils sont liés par ces obligations juridiques, mais aussi par leur obligation envers leur ministre et le gouvernement, de ne pas divulguer d’information confidentielle pour des raisons de sécurité nationale ou de respect des renseignements personnels, ou encore, parce qu’il s’agit de conseils fournis aux ministres.
La Chambres des communes n’a jamais contesté ces directives. En 1991, le gouvernement a produit des notes sur les responsabilités des fonctionnaires à l'égard des comités parlementaires. Ce document, qui n'a jamais été abrogé ou modifié par les gouvernements suivants, stipule ce qui suit:
Les fonctionnaires ont la responsabilité générale, aussi bien que l’obligation légale, de tenir confidentiels les renseignements dont ils peuvent avoir connaissance dans l’exercice de leurs fonctions. L’exercice de cette obligation et de ces responsabilités est soumis à l’application des lois, et en particulier à l’obligation que le gouvernement peut avoir de divulguer des renseignements au public en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, ou celle de protéger ces renseignements de la divulgation en vertu d’autres lois, comme la Loi sur la protection des renseignements personnels.
Dans sa lettre, la sous-ministre adjointe cite la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Vaid à l’appui de l’argument juridique selon lequel les lois du Parlement du Canada peuvent s’appliquer de manière expresse aux Chambres du Parlement, comme la Loi sur les langues officielles, ou de manière implicite, comme la Loi sur les droits de la personne.
Dans l’arrêt Vaid, la Cour suprême a rejeté l’argument selon lequel la Loi canadienne sur les droits de la personne ne s’appliquait pas à la Chambre des communes parce qu’elle ne contenait pas de disposition expresse à cet effet; la Cour suprême a conclu que l’argument allait « à l’encontre des principes contemporains d’interprétation des lois reconnus au Canada », et que l’approche appropriée consistait à lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
Chacun des trois organes du gouvernement doit respecter les domaines légitimes de compétence des autres.
Cependant, comme l'indique la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Vaid:
Les organismes législatifs créés par la Loi constitutionnelle de 1867 ne constituent pas des enclaves à l’abri de l’application du droit commun du pays.
Le député a également parlé de l'ordre adopté en 1991 dans lequel la Chambre demandait des renseignements personnels protégés par la Loi sur la protection des renseignements personnels.
Monsieur le Président, vous vous rappelez peut-être que cet ordre de la Chambre avait été pris en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels.
Je passe maintenant au paragraphe de la lettre que le député de qualifie de « méprisant ». Ce paragraphe se lit intégralement comme suit:
Bien entendu, il se peut que dans certaines situations, on considère qu'une loi ne s’applique pas aux Chambres du Parlement (ou à leurs comités).
Toutefois, cela ne signifie pas automatiquement que les représentants du gouvernement — qui sont des mandataires du pouvoir exécutif, non du pouvoir législatif — soient exemptés de respecter les obligations imposées par une loi fédérale ou par la common law, notamment le secret professionnel des avocats ou le privilège de la Couronne.
Il en est ainsi même si un comité parlementaire, dans l’exercice de son privilège parlementaire, peut étendre son immunité aux témoins qui comparaissent devant lui.
Un comité parlementaire ne peut annuler une obligation juridique imposée aux représentants du gouvernement.
Le fait de soutenir le contraire irait à l’encontre des principes de la primauté du droit et de la souveraineté parlementaire.
Un comité parlementaire est subordonné et non supérieur à la volonté législative du Parlement telle qu’elle est exprimée dans les lois fédérales.
Ce paragraphe ne devrait pas susciter la controverse. On y dit tout simplement que, lorsque le Parlement du Canada a prévu par voie législative un devoir de confidentialité et qu’il l’a imposé aux représentants du gouvernement, ou lorsque les règles de droit relatives au secret professionnel imposent aux avocats un devoir similaire de confidentialité à l’égard des avis juridiques qu’ils fournissent à leurs clients, ou encore lorsqu’une autre obligation légale quelconque, telle le privilège de la Couronne est en cause, il va de soi que les représentants du gouvernement ne peuvent se soustraire instantanément à leurs obligations légales lorsqu’ils sont convoqués devant un comité parlementaire.
Présumer autrement irait à l’encontre des principes constitutionnels de souveraineté parlementaire et de primauté du droit, et permettrait aux comités parlementaires de faire la loi eux-mêmes.
La Chambre a généralement toujours respecté les privilèges de confidentialité revendiqués par les représentants du gouvernement.
Comme l’ancien légiste et conseiller parlementaire à la Chambre des communes, Joseph Maingot, c.r., le précise dans Le Privilège parlementaire au Canada:
En ce qui concerne les fonctionnaires fédéraux qui témoignent devant un comité, le principe de l'obligation de répondre aux questions peut se trouver en conflit avec celui de la responsabilité ministérielle des fonctionnaires. Par convention, les comités parlementaires respectent le privilège de la Couronne lorsqu'il est invoqué, au moins lorsqu'il s'agit de questions de sécurité nationale et publique.
Rien dans la lettre de la sous-ministre adjointe ne peut être interprété comme une tentative d’intimidation à l’endroit des témoins du gouvernement. Il est bien connu que toutes les personnes qui témoignent devant les comités parlementaires ne peuvent faire l’objet de procédures judiciaires ou disciplinaires relativement à leur témoignage. Ce fait était expressément reconnu dans la lettre.
De plus, le gouvernement a depuis longtemps adopté la politique selon laquelle ses représentants devraient être aussi francs que possible devant les comités parlementaires.
On explique dans la lettre que ces comités ne devraient pas exercer des pressions sur les témoins pour qu’ils manquent à leurs obligations juridiques et légales à l’égard desquelles ils se sentent parfois liés.
Il est vrai que des lois comme Loi sur la protection des renseignements personnels et la Loi de l’impôt sur le revenu ne s’appliquent pas aux comités parlementaires. Il est également vrai, cependant, qu’elles s’appliquent aux institutions gouvernementales et aux fonctionnaires. Comme la lettre du 9 décembre 2009 le précise:
Face à un refus apparent de fournir des renseignements, le comité parlementaire doit signaler le problème à la Chambre des communes afin qu’elle examine la question.
Si une loi a besoin d’être clarifiée et si les fonctionnaires doivent être relevés des obligations qui leur incombent légalement face au respect des valeurs comme la protection de la vie privée et la confidentialité, alors le Parlement du Canada peut modifier la loi en conséquence. Ce n’est pas un comité parlementaire qui peut le faire.
Enfin, il n’y a rien dans la lettre de la sous-ministre adjointe qui permet raisonnablement de conclure, comme l’a indiqué M. Walsh dans sa réponse du 10 décembre:
[Un] fonctionnaire du gouvernement pourrait faire l’objet de poursuites judiciaires ou de mesures disciplinaires pour avoir communiqué des renseignements au cours de son témoignage devant un comité.
Par conséquent, la lettre « pourrait être considérée comme une tentative indirecte d’intimidation » des fonctionnaires et, par conséquent, « d’ingérence dans les travaux » d’un comité parlementaire.
Premièrement, il est généralement reconnu et confirmé par la jurisprudence que les fonctionnaires, comme les autres personnes qui viennent témoigner devant les comités parlementaires, ne sont pas passibles de poursuites ou de mesures disciplinaires en ce qui a trait à leur témoignage.
Deuxièmement, il y a longtemps que le gouvernement a comme politique d’encourager les fonctionnaires à être aussi transparents et coopératifs que possible devant les comités parlementaires.
Il n’y a rien dans les opinions fondées sur des principes exprimées par la sous-ministre adjointe au sujet de l’application des lois du Parlement et des autres obligations juridiques des fonctionnaires du gouvernement qui serait susceptible de soulever le genre d’insinuations et d’hypothèses formulées par le député d'en face.
Je reconnais qu'il existe des précédents où il y avait eu atteinte au privilège et où le témoin avait été menacé de poursuites judiciaires en raison de son témoignage devant un comité. Toutefois, ce n'est pas le cas ici.
La lettre du ministère de la Justice était adressée au légiste et non pas à un témoin en particulier. La lettre ne concernait pas un comité ou un témoin en particulier. Le plus important, c'est que, dans cette lettre, il n'est pas du tout question de menaces de sanctions légales ou civiles à l'encontre d'un témoin réel ou hypothétique. Bien au contraire, comme je l'ai dit, la lettre reconnaît que les témoins sont protégés par le privilège parlementaire lorsqu'ils comparaissent devant un comité.
La lettre dit ceci:
[...] un comité parlementaire, dans l'exercice de son privilège parlementaire, peut étendre son immunité aux témoins qui comparaissent devant lui.
La lettre précise qu'un comité parlementaire ne peut pas exempter les représentants du gouvernement du respect de leurs obligations juridiques.
Vous conviendrez assurément avec moi, monsieur le Président, qu'une exemption du respect des obligations juridiques et l'immunité contre des poursuites pour cause de non-respect de ces obligations sont deux choses très différentes.
Je dis sans équivoque que le ministère de la Justice ou ses représentants n'ont pas et n'ont jamais eu la moindre intention d'exercer des pressions sur des témoins du gouvernement ou d'intimider ces témoins devant des comités parlementaires. Comme je l'ai dit, mon ministère respecte énormément les travaux des comités parlementaires et le rôle de la Chambre.
Par ailleurs, le principes à la base de notre système constitutionnel de démocratie parlementaire exigent le respect du travail du ministère de la Justice et du rôle des conseillers juridiques de l'État à l'appui du pouvoir exécutif.
Les conseillers juridiques peuvent exprimer des avis et des points de vue différents sans que la Chambre n'intervienne pour autant dans cette affaire extraordinaire et sans précédent.
Je crois que l'explication de la position du ministère de la Justice sur l'application des lois que la sous-ministre adjointe a fournie dans sa lettre répondra aux préoccupations des députés.
Essentiellement, le fait d'alléguer que les propos tenus dans la lettre du 9 décembre contreviennent aux privilèges de la Chambre irait à l'encontre des valeurs et des principes d'une société libre et démocratique qui favorise la libre expression des points de vue et des idées. Les désaccords se règlent dans le cadre de débats et non pas par le truchement des pouvoirs de la Chambre.
Avant de conclure, j'ajouterai que pour que la question de privilège soit jugée fondée il doit être prouvé que la Chambre et les députés ont été gênés dans l'exercice de leurs fonctions parlementaires.
Dans le cas de la déclaration du et de la lettre du ministère de la Justice, le député de n'a pas prouvé que des témoins ont été intimidés ou n'ont pas comparu devant le Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan. Cette déclaration et cette lettre n'ont aucunement gêné le travail du comité.
Il est clairement déraisonnable de prêter de telles intentions à une conseillère juridique de la Couronne, au ministère de la Justice ou à un ministre. Le et le ministère de la Justice ont simplement exprimé à nouveau des avis bien établis du gouvernement du Canada, qui sont conformes à la pratique parlementaire.
À mon avis, monsieur le Président, les questions soulevées par le député de relèvent du débat. Ce ne sont pas des questions de privilège.
J'encouragerais les députés à régler les différends par un débat et par un échange libre d’idées, et non par l’utilisation abusive des pouvoirs accordés à la Chambre au titre du privilège parlementaire.
Comme vous le savez, monsieur le Président, M. Iacobucci a été nommé comme conseiller indépendant et impartial. Il a une expérience et une expertise considérable du domaine, et il fournira à notre gouvernement des conseils précieux sur la façon de nous acquitter de nos responsabilités à l'égard des parlementaires et des Canadiens. En attendant, nous continuerons de fournir tous les documents que la loi permet de divulguer.
J'aimerais maintenant répondre aux questions soulevées par les députés de et de sur l'ordre de la Chambre du 10 décembre 2009, qui exigeait la production de documents. Je m'attarderai sur deux aspects des questions soulevées par les députés.
Premièrement, j'expliquerai pourquoi on a conclu qu'il n'y avait pas, de prime abord, atteinte au privilège, et je ferai remarquer que le gouvernement a pris des mesures pour répondre à l'ordre de décembre de manière responsable.
Deuxièmement, je suis d'avis que la question soulevée relève du débat et n'est pas une question de privilège. J'aborderai ces questions tour à tour.
Parlons d'abord de la première question, monsieur le Président. Le 9 décembre 2009, une majorité de la Chambre a voté en faveur de la divulgation d’un très grand nombre de documents qui contiennent des renseignements sensibles et confidentiels. Cette mesure a été prise malgré les avertissements répétés du gouvernement selon lesquels la divulgation de ces renseignements pourrait nuire à la sécurité nationale du Canada, à ses relations internationales ou à la défense nationale.
Pour que la question de privilège soit jugée fondée, il doit être prouvé que la Chambre et les députés ont été gênés dans l'exercice de leurs fonctions parlementaires. Je dirais que, au contraire, le gouvernement a tenté de faciliter le travail des députés pour ce qui est de demander des comptes au gouvernement.
Le gouvernement souhaite fournir aux députés les informations dont ils ont besoin pour s'acquitter de leur tâche lorsqu'ils demandent des comptes au gouvernement. Les ministres et les fonctionnaires s'efforceront toujours de fournir aux parlementaires toutes les informations dont ils ont besoin, et ce, en toute transparence. Mais il nous faut trouver un juste équilibre entre cette obligation et notre devoir fondamental de protéger certains renseignements pour des raisons de sécurité nationale et pour des raisons relatives à la défense nationale et aux relations extérieures. Voilà ce qu'a été notre approche en qui concerne la question du transfert des prisonniers afghans.
Monsieur le Président, vous vous souviendrez sans doute que l'ordre de décembre demandait que soient produits des documents non censurés. Cet ordre énumérait huit catégories différentes de documents à produire. L'ordre ne précisait pas quand exactement ces documents devaient être produits, ni qui devait les produire, ni à qui ils devaient être présentés. L'ordre ne mentionnait pas que les renseignements confidentiels seraient protégés ni que la Loi sur la protection de l'information ou d'autres lois seraient respectées.
Compte tenu de tout cela, j’aimerais profiter de l’occasion pour signaler les faits suivants, pour votre gouverne, monsieur le Président et celle de la Chambre.
Premièrement, les catégories de documents énumérés dans la motion comprennent des dizaines de milliers de pages concernant le transfèrement des prisonniers afghans.
Deuxièmement, le gouvernement du Canada soutient fermement que la divulgation publique de secrets militaires et d’autres secrets porterait préjudice aux relations internationales, à la défense nationale et aux intérêts en matière de sécurité nationale du Canada.
La motion de décembre ne prévoyait aucune manière de protéger ces renseignements, une tâche qui incombe au gouvernement du Canada. Le député de semblait partager nos inquiétudes dans les arguments qu'il a présentés le 18 mars, ce qui signifie que la question n'est simplement pas fondée. Il a déclaré ceci:
Nous savons que le gouvernement ne peut déposer des centaines de milliers de pages de documents non censurés à la Chambre des communes et qu'il n'est pas tenu de le faire. Or, ce n'est pas ce que la Chambre a demandé non plus. Elle a revendiqué son droit constitutionnel d'appliquer une procédure afin que le gouvernement rende compte de ses actes.
Cependant, comme je viens juste de le dire, l'ordre de la Chambre demandait simplement que les documents soient rendus publics et ne prévoyait absolument aucune mesure de protection. En outre, le gouvernement a donné au député exactement ce qu’il demandait, à savoir « une procédure afin que le gouvernement rende compte de ses actes ».
Le 5 mars, j'ai annoncé la nomination de l'honorable Frank Iacobucci pour qu'il examine les documents en question et aide ainsi les partis de l'opposition à faire en sorte que le gouvernement rende compte de ses actes. M. Iacobucci a été nommé par le gouverneur en conseil sur la recommandation du . Fort d'une expertise et d'une expérience considérables, il est la personne toute désignée pour entreprendre cet examen. Il a été juge à la Cour suprême du Canada et a récemment été commissaire dans le cadre d'une enquête interne portant sur des questions de sécurité nationale.
Le gouvernement a pris cette mesure afin de dégager un compromis raisonnable, compte tenu de la gravité des intérêts en jeu. La motion du 10 décembre ne nous oblige pas à prendre une telle mesure étant donné qu’elle ne prévoit aucune mesure pour protéger l’information sensible. Le gouvernement a pris cette mesure pour offrir un compromis très raisonnable entre les intérêts complexes et graves qui sont en jeu.
D'une part, comme le député l'a reconnu, on ne peut s'attendre à ce que le gouvernement compromette les intérêts de la sécurité nationale du Canada. D'autre part, nous voulons fournir autant d'information que nous pouvons le faire de manière responsable afin d'aider les parlementaires à exécuter leurs fonctions. M. Iacobucci examinera les documents et évaluera de manière objective et indépendante ce qui doit être protégé et ce qui peut être rendu public dans ce contexte.
Selon la mission décrite dans le document légal confirmant sa nomination, M. Iacobucci examinera tous les documents pertinents « dans les plus brefs délais ». Il me fera ses recommandations. Il devra également rédiger un rapport résumant sa méthodologie et ses observations générales. Je mettrai ce rapport à la disposition des députés et de la population.
Le député a accusé le gouvernement d'utiliser « la sécurité nationale comme prétexte pour cacher des renseignements embarrassants ». En fait, l'examen auquel procédera M. Iacobucci non seulement garantira aux parlementaires que seuls les renseignements légitimes en matière de sécurité et de relations internationales seront protégés, mais il ira encore plus loin.
Son mandat lui permet de formuler...
[...] des recommandations pour déterminer si, pour des raisons d’intérêt public, la divulgation de renseignements préjudiciables, ou d’un résumé de ces renseignements, afin notamment de fournir aux parlementaires les renseignements gouvernementaux nécessaires pour pouvoir demander des comptes au gouvernement sur la question du transfert de prisonniers afghans, l’emporte sur l’intérêt public de ne pas divulguer, afin d’éviter de porter préjudice aux relations internationales du Canada, à la défense nationale ou à la sécurité nationale, après avoir examiné la forme et les conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter tout préjudice à ceux-ci;
Ainsi, le mandat de M. Iacobucci lui permet de s'assurer que la Chambre aura toute l'information qu'il lui faut, y compris celle qui lui permettra d'exiger des comptes du gouvernement. Il déterminera quelle information peut être divulguée sans que cela nuise à des intérêts importants, par exemple les relations internationales, la défense nationale ou la sécurité publique. M. Iacobucci pourrait, dans l'intérêt public, recommander la divulgation de certains renseignements même si cela risque de causer des problèmes.
Enfin, M. Iacobucci peut recommander la divulgation d'un résumé de renseignements de nature confidentielle ou suggérer que la divulgation se fasse sous certaines conditions pour minimiser le risque que des torts soient causés.
Les députés d’en face devraient laisser M. Iacobucci faire son travail. Il est dans l’intérêt du Canada et dans l’intérêt des parlementaires qu’il ait cette possibilité.
Par ailleurs, notre gouvernement a constamment tenté de faciliter le travail du Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan. Nous avons proposé que ce comité spécial soit rétabli le plus tôt possible. En collaboration avec l’opposition, nous avons par conséquent mis sur pied le comité dès le premier jour de la présente session parlementaire.
Au cours de la dernière session, des ministres, des officiers haut gradés et des hauts fonctionnaires ont comparu devant le comité pour rendre des comptes relativement à la mission canadienne en Afghanistan. Nous avons fourni au comité l'information réclamée qu'il nous était possible de lui remettre sans déroger à notre mandat de protéger la sécurité de la nation et l'intérêt public.
Comme je l’ai déjà mentionné, nous avons également chargé M. Iacobucci d’examiner les documents afin d’assurer aux députés qu’ils recevront le plus d’information possible.
Dans ce contexte, la question de privilège est pour le moins prématurée. Pour cette raison, le Président devrait décider qu'il n'y a pas matière à question de privilège. En outre, les faits ne suffisent pas à justifier la question de privilège dans les circonstances.
En 1961, le Président Michener a fait le commentaire suivant quant à la production de documents:
Selon un usage bien reconnu de la Chambre, un ministre qui ne veut pas être contraint par un ordre catégorique de la Chambre en vue du dépôt de documents qu'il n'entend pas ou ne veut pas déposer pour un motif reconnu de politique publique, peut déclarer qu'il s'y oppose, afin que son objection soit portée au compte rendu. Une telle déclaration constitue, jusqu'à un certain point, une protection pour le ministre contre l'ordre catégorique de la Chambre lui enjoignant de produire les documents en cause.
Monsieur le Président, vous vous souviendrez que, durant le débat portant sur l’ordre du 10 décembre, de nombreux ministres ont pris la parole pour faire valoir leur objection à la production de renseignements confidentiels au motif que la production de ces renseignements pourrait porter préjudice à la sécurité du Canada. Le fait de ne pas produire ces renseignements ne devrait pas être considéré comme un manquement à l’ordre de la Chambre.
Monsieur le Président, il n'y a pas si longtemps, le 8 juin 2006, vous avez jugé que la sécurité nationale, lorsqu’elle est invoquée par un ministre, est suffisante pour faire disparaître l’obligation habituelle de déposer des documents mentionnés dans les débats et que le Président n’a pas à examiner les documents à cette fin. Cette décision était fondée sur la décision rendue par le vice-président, le 2 novembre 1983, selon laquelle un ministre peut refuser de déposer un document mentionné dans les débats si cela n’est pas dans l’intérêt public. L’intérêt public en cause dans cette affaire était la confidentialité des communications diplomatiques internationales.
Ces décisions mettent en évidence le principe voulant que certains renseignements ne peuvent tout simplement pas être communiqués parce qu’ils doivent être protégés par le gouvernement. De bonnes raisons expliquent pourquoi la pratique parlementaire a reconnu qu’il y a certains types de renseignements qu’il serait imprudent de divulguer à la Chambre.
L’enjeu fondamental a été décrit dans les termes suivants par un professeur bien connu et réputé que vous connaissez, monsieur le Président, aussi bien que moi. C'est le professeur Franks de l'Université Queen's. Dans une étude sur le Parlement et les questions de sécurité publiée en 1979, il a dit:
Un dilemme surgit lorsqu’il faut établir un système de contrôle à l’égard des questions qui doivent légitimement rester secrètes pour des raisons d’État. À un certain moment, le secret doit disparaître en faveur de la publicité. Il y a alors inévitablement une différence sur le plan de la connaissance et du pouvoir “de convoquer des personnes et d’exiger la production de documents et de dossiers” entre les personnes chargées du contrôle et les personnes visées par celui-ci. Si le Parlement prend connaissance des renseignements secrets, les médias et le public doivent accepter son point de vue les yeux fermés; si le Parlement n’en prend pas connaissance, il doit accepter les conclusions d’une autre personne les yeux fermés. Il y a peu d’indications au Canada selon lesquelles le Parlement ou le public accepterait que le Parlement fasse partie du cercle interne de contrôle ayant accès aux secrets d’État.
Plus récemment encore, le professeur Patrick Monahan, juriste de renom de la faculté de droit Osgoode Hall, a exprimé les mêmes réserves et préoccupations. Il a dit:
Disons que personne ne laisse entendre que les sources de renseignements confidentiels seront révélées. Si les choses en arrivaient là et qu'un gouvernement étranger exigeait d'avoir l'assurance absolue que les renseignements ne seraient pas rendus publics et que, en réponse, le gouvernement du Canada affirmait qu'il y aurait un risque qu'ils soient rendus publics si un groupe de députés décidait de voter en faveur de leur publication, l'information ne serait pas communiquée. Le gouvernement ne l'obtiendrait pas.
Une fois de plus, il faut comprendre que si le gouvernement du Canada est mis dans une position, dans les dossiers touchant aux affaires étrangères et à la sécurité nationale, où il est incapable de donner ce genre d'assurance parce qu'une loi a été adoptée et qu'elle permet aux députés d'obtenir l'information s'ils décident qu'il est dans leur intérêt politique de le faire, cela nuira à notre capacité de négocier en tant que pays souverain et de traiter certaines questions touchant à la sécurité nationale.
Je vous demande, monsieur le Président, ainsi qu'à tous les députés, de reconnaître l'obligation qu'a le gouvernement de protéger nos intérêts nationaux, conformément aux traditions et aux usages de la Chambre.
Joseph Maingot reconnaît cette obligation dans son ouvrage sur le privilège parlementaire, où il dit:
Par convention, les comités parlementaires respectent le privilège de la Couronne lorsqu’il est invoqué, au moins lorsqu’il s’agit de questions de sécurité nationale et publique.
Il convient de noter qu’un comité mixte du Royaume-Uni sur le privilège parlementaire a tenté, dans un rapport de 1999, de donner des exemples d’outrage à la Chambre. Au sujet d’un ordre de production de documents, le comité a dit que refuser, sans excuse raisonnable, de répondre à une question, de fournir des renseignements ou de produire des documents demandés en bonne et due forme par la Chambre ou un comité pourrait être considéré comme un outrage.
J’insiste sur l’expression « sans excuse raisonnable ». Comme le gouvernement a des raisons valables, en vertu du privilège de la Couronne, de protéger l’intérêt public, j’affirme que le gouvernement a une « excuse raisonnable » dans le cas qui nous intéresse.
Le gouvernement du Canada s’acquitte de ses obligations constitutionnelles et juridiques envers la Chambre et envers la population du Canada, d’une manière raisonnable et responsable. Se conformer à la lettre aux conditions de l’ordre mettrait gravement en péril nos relations avec d’autres pays et nos activités sur le terrain en Afghanistan
En tant que gouvernement responsable, nous ne pouvons pas compromettre ces relations et ces activités. Toutefois, nous avons fourni aux parlementaires toute l'information réclamée qui nous était possible de leur remettre tout en assumant nos devoirs en tant que gouvernement responsable.
De plus, nous avons chargé M. Iacobucci, éminent juriste, d’examiner les documents visés par la présente motion. Les parlementaires et les Canadiens peuvent être assurés que cet examen fera en sorte qu’ils recevront tous les renseignements qu’il est dans l’intérêt public de divulguer, tout en minimisant l’atteinte à la défense nationale, à la sécurité nationale et aux relations internationales du Canada.
Monsieur le Président, le 18 mars, vous avez déclaré que vous aviez conseillé à des députés d'attendre « pour que nous puissions voir ce qu'allait donner l'enquête que mène actuellement le juge Iacobucci ». Je crois qu'il s'agissait là d'un conseil sage que nous devrions aussi appliquer à ces questions de privilège.
En ce qui concerne le deuxième enjeu fondamental lié à la question dont vous êtes saisi, monsieur le Président, je ferais valoir que toute décision confirmant une atteinte aux privilèges constituerait une extension sans précédent des privilèges de la Chambre. Les gens ne s'accordent pas sur le fait que la Chambre et ses comités ont le droit absolu et illimité de recevoir tous les documents qu'ils réclament du pouvoir exécutif conformément aux prérogatives de la Couronne.
Il est vrai que la Chambre des communes est dotée d’importants pouvoirs et privilèges qui sont essentiels pour assurer son indépendance et son autonomie. Toutefois, la Couronne et l'exécutif ont également des pouvoirs et des privilèges, de même que des responsabilités à l'égard de la protection de l'intérêt public, de l'application des lois du Canada et de la protection de la sécurité du pays en particulier, tout comme le gouvernement du Canada a une obligation de protéger certains renseignements pour des raisons relatives à la sécurité et à la défense nationales et aux relations étrangères.
Le privilège de la Couronne, dans le cadre de la common law, reconnaît l’obligation du gouvernement de protéger ces intérêts ainsi que d’autres intérêts publics. Bien que le député de l’opposition puisse souhaiter faire valoir le concept de souveraineté du Parlement à l’appui de son argument, on doit garder à l’esprit que la Couronne est autant un élément constitutif du Parlement que la Chambre des communes et le Sénat. Ces éléments peuvent agir ensemble pour définir les pouvoirs de chacun par des lois, mais la Chambre ne peut à elle seule adopter des lois ni étendre la portée de ses privilèges.
Le gouvernement veut fournir aux députés les renseignements qui leur sont nécessaires dans le cadre de leur fonction consistant à demander des comptes au gouvernement. Le gouvernement du Canada a beaucoup de respect pour les travaux de la Chambre des communes et de ses comités. Les ministres et les fonctionnaires s’efforceront toujours de fournir des renseignements aux parlementaires de manière intégrale et transparente. Toutefois, nous devons trouver un équilibre entre cette obligation et notre obligation fondamentale de protéger les renseignements pour des raisons relatives à la sécurité et la défense nationales et aux relations étrangères. Les gouvernements qui se sont succédé ont toujours adopté cette approche.
Comme vous le savez, monsieur le président, en 1973, le gouvernement a adopté des lignes directrices sur la production de documents, établissant ainsi sa politique relative à la divulgation à l'exception de cas précis portant sur des questions d'intérêt public. Ce document a marqué un passage à la transparence, équilibré bien entendu par le devoir du gouvernement de protéger l’intérêt du public.
L’honorable Allan MacEachen, qui était à l’époque président du Conseil privé, a précisé ce point lorsqu’il a déposé les lignes directrices à la Chambre des communes le 15 mars 1973:
Nous croyons que les députés, pour pouvoir s'acquitter de leurs fonctions parlementaires, ont besoin de données exactes sur les activités du gouvernement [...] Nous savons aussi que la volonté de donner autant de renseignements que possible doit avoir comme contrepoids une administration publique efficace, la protection de la sécurité de l'État et les droits à l'intimité.
On retrouve également cette approche dans les directives mêmes qui définissent ainsi le principe général:
permettre aux députés d'obtenir des renseignements précis sur les activités du gouvernement afin de bien remplir leurs fonctions parlementaires, et pour rendre publics le plus de renseignements possible tout en respectant les exigences d'une administration efficace et de la sécurité de l'État, le droit au secret et d'autres impératifs analogues.
Comme vous le savez, monsieur le Président, les lignes directrices de 1973 définissaient 16 exemptions relatives à la divulgation de documents gouvernementaux.
Comme il est noté à la page 473 de l'O'Brien-Bosc:
Sans que la Chambre ne les ait approuvés en bonne et due forme, ces principes sont suivis depuis lors.
Je rappelle aux députés que les privilèges parlementaires au Canada ne sont pas illimités; ils correspondent aux privilèges, aux pouvoirs et à l’immunité que possédait la Chambre des communes du Royaume-Uni en 1867, comme le précisent l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada. À cette époque, on convenait que le pouvoir d’ordonner la production de documents que possédaient la Chambre et ses comités devait être limité en ce qui concerne les renseignements confidentiels détenus par le gouvernement.
En 1887, Alpheus Todd, ancien bibliothécaire du Parlement, a expliqué le principe de la façon suivante dans son traité sur les gouvernements parlementaires:
Dans l'exercice de leurs fonctions, les ministres peuvent, à leur discrétion, refuser de divulguer certains renseignements demandés par des députés, pour des raisons d'intérêt public et pour tenir compte des intérêts de l’État. Ce principe s'applique à toutes les activités parlementaires, car il serait autrement impossible de continuer à gouverner de manière sûre et honorable.
Bourinot, en 1884, a souligné le fait qu’il est inhabituel que la Chambre obtienne certains renseignements lorsqu’elle présente des ordres et des adresses:
Bien qu’on accorde aux députés tous les outils nécessaires pour obtenir tous les renseignements dont ils ont besoin relativement aux questions d’intérêt public, il peut arriver que le gouvernement se sente obligé de refuser certaines demandes en invoquant le fait que la divulgation des renseignements nuirait à l’intérêt public.
Par une résolution, adoptée le 13 mars 2008, concernant la Mission canadienne en Afghanistan ainsi que par les ordres spéciaux du 10 février 2009 et du 3 mars 2010 créant le Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan, la Chambre a reconnu qu’il y a des limites pratiques à ses pouvoirs.
Toutes ces motions établissent que le Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan doit, et je cite:
revoir les lois et les procédures régissant les exceptions touchant la sécurité opérationnelle et nationale et justifiant la non-divulgation d’information au Parlement, aux tribunaux et à la population canadienne, avec les responsables de la mise en application de ces règles et procédures, afin que les Canadiens soient suffisamment informés sur la gestion et les progrès de la mission.
En adoptant ces motions, la Chambre a, à trois reprises, reconnu l’existence, et je cite: « [d]es lois et [d]es procédures gouvernant les exceptions touchant la sécurité opérationnelle et nationale en ce qui concerne la dissimulation d’information au Parlement ».
En l’espèce, il est question d’un cas où le gouvernement doit concilier deux obligations concurrentes — c'est-à-dire fournir des renseignements à la demande de la Chambre, tout en respectant l’obligation de protéger l’intérêt public. Bien que les deux obligations soient valides, le respect d’une des obligations pourrait faire que l’on contrevienne à l’autre.
L'ancien premier ministre Trudeau a fait ressortir le même point ici même, le 26 juin 1969, lorsqu'il a dit, et je cite:
Même dans la plus libre et la plus ouverte des sociétés, il existera toujours des sujets que les gouvernements devront garder confidentiels, afin de mieux servir les intérêts du public. Comme l'ont déclaré les commissaires [de la Commission royale d'enquête sur la sécurité], et je cite: « l'État a incontestablement le devoir de protéger ses secrets, ses renseignements ses institutions et sa politique contre l'espionnage, l'indiscrétion, la subversion et l'ingérence clandestine [...] »
À mon avis, les questions soulevées par les trois députés relèvent du débat. Ce ne sont pas des questions de privilège. J’encouragerais les membres de cette Chambre à régler les conflits par un débat et par un échange libre d’idées, et non par l’utilisation abusive des pouvoirs accordés à la Chambre au titre du privilège parlementaire.
Monsieur le Président, je suis convaincu que vous conviendrez qu'une telle approche serait conforme aux traditions et aux valeurs de cette noble institution. Je sais que vous examinerez avec soin et de façon judicieuse, comme vous le faites toujours, les arguments qui vous ont été présentés sur ces importantes questions et, comme d'autres députés, je suis impatient d'entendre votre décision.