Recueil de décisions du Président Andrew Scheer 2011 - 2015

Le processus législatif / Forme des projets de loi

Projets de loi omnibus : prétendument de forme incomplète

Débats, p. 9121–9123

Contexte

Les 4 et 7 juin 2012, Elizabeth May (Saanich—Gulf Islands) invoque le Règlement au sujet du projet de loi C-38, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 29 mars 2012 et mettant en œuvre d’autres mesures. Mme May prétend que le projet de loi est de forme incomplète et que, par conséquent, son dépôt contrevient à l’article 68(3) du Règlement[1]. Elle estime donc qu’on ne devrait pas en poursuivre l’étude et énonce les trois raisons pour lesquelles, selon elle, le projet de loi C-38 n’est pas un vrai projet de loi omnibus : il n’a pas de thème central; certains de ses éléments n’ont aucun lien avec le budget; et certains éléments décrits comme faisant partie du projet de loi par les représentants du gouvernement ne s’y trouvent pas. Peter Van Loan (leader du gouvernement à la Chambre des communes) réplique que le projet de loi C-38 a bel et bien un thème central, soit l’exécution du budget déposé le 29 mars 2012, et que le Président n’a guère de pouvoir pour ce qui est de déterminer si un projet de loi omnibus est recevable ou non. D’autres députés font aussi des observations[2]. Le 8 juin 2012, d’autres députés interviennent sur le sujet et le Président prend l’affaire en délibéré[3].

Résolution

Le Président rend sa décision le 11 juin 2012. Il assure à la Chambre que le projet de loi C-38 comporte tous les éléments requis, soit un numéro, un titre, une formule d’édiction ainsi que des articles, et qu’il a aussi fait l’objet d’un avis, d’une motion des voies et moyens et d’une recommandation royale. Il confirme que même s’il n’existe pas de définition précise d’un projet de loi omnibus, les Présidents précédents les ont toujours jugés recevables sur le plan de la procédure lorsqu’ils ont pour fil conducteur l’intention du gouvernement d’édicter des dispositions du budget. Il ajoute que, étant donné que le titre du projet de loi est de portée très générale, il est reconnu que son contenu puisse aussi être de portée très générale. Pour ce qui est de la pertinence des propos, il déclare qu’il n’est pas nécessaire que les questions abordées lors des débats sur ce type de projet de loi correspondent exactement au contenu du texte législatif, puisqu’on accorde une grande latitude aux députés dans ces débats. Le Président ajoute qu’à défaut de règles claires, il revient à la Chambre, et non à la présidence, de trancher pareilles questions. Il statue que le projet de loi C-38 est de forme complète et peut passer à l’étape suivante. Il conclut en invitant le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre à déterminer s’il serait bon de fixer des limites aux projets de loi omnibus.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur le rappel au Règlement soulevé le [4] juin par la députée de Saanich—Gulf Islands concernant le projet de loi C-38, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 29 mars 2012 et mettant en œuvre d’autres mesures.

Je remercie l’honorable députée de Saanich—Gulf Islands d’avoir soulevé la question, ainsi que l’honorable leader du gouvernement à la Chambre des communes, l’honorable leader de l’Opposition officielle à la Chambre des communes, l’honorable leader à la Chambre du Parti libéral, et les honorables députés de Winnipeg-Centre, de Winnipeg-Nord et de Thunder Bay—Supérieur-Nord pour leurs commentaires.

Le fondement des arguments avancés par la députée de Saanich—Gulf Islands est que le projet de loi C-38 n’a pas été présenté dans la forme appropriée et que, par conséquent, il est incomplet et doit être mis de côté. Plus précisément, la députée a invoqué l’article 68(3) du Règlement[4], qui prévoit ceci, et je cite : « Aucun projet de loi ne peut être présenté en blanc ou dans une forme incomplète ».

Dans son intervention, la députée a soutenu que, dans sa forme actuelle, le projet de loi a échoué le test et « n’est pas un vrai projet de loi omnibus » : premièrement, parce qu’il n’a pas de thème central ou, comme elle l’a dit, de « principe de base ou objet fondamental »; deuxièmement, parce qu’il n’établit aucun lien entre certains de ses éléments et le budget; et, troisièmement, parce qu’« il omet des actions ainsi que des changements réglementaires et législatifs », lesquels sont décrits par les représentants du gouvernement comme faisant partie du projet de loi.

En guise de réponse, le leader du gouvernement à la Chambre a indiqué que le projet de loi C-38 est un projet de loi d’exécution du budget et que, à ce titre, il a comme thème central l’exécution du budget. Il a aussi rappelé aux députés que les mesures contenues dans le projet de loi avaient déjà été adoptées par la Chambre. Pour reprendre ses mots : « […] le but du budget est d’établir l’orientation générale de la politique; la loi d’exécution du budget décrit les moyens que nous prendrons pour parvenir à nos fins […] C’est un ensemble complet de mesures conçues pour créer des emplois, stimuler la croissance économique et assurer la prospérité à long terme. »

Avant d’aborder les arguments mis en avant dans l’affaire qui nous occupe, il pourrait être utile de rappeler aux députés ce dont il est question à l’article 68(3) du Règlement[5], qui est le fondement du rappel au Règlement soulevé par la députée de Saanich—Gulf Islands. À la page 728 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, on peut lire ceci, et je cite :

Depuis la Confédération, la présidence a établi que la présentation de projets de loi comprenant des passages en blanc ou de forme incomplète est manifestement contraire au Règlement. Un projet de loi en blanc ou de forme incomplète est un projet de loi qui se résume à un titre ou dont la rédaction n’est pas terminée. Bien que cette disposition vise surtout les erreurs relevées au moment de la présentation des projets de loi, des députés ont porté de tels défauts ou anomalies à l’attention de la présidence à diverses étapes du processus législatif. Le Président a déjà donné instruction d’annuler l’ordre de deuxième lecture de certains projets de loi après avoir découvert qu’on ne leur avait pas donné leur forme finale et qu’ils n’étaient donc pas prêts à être présentés.

De plus, aux pages 730 à 734 du même ouvrage, les députés peuvent trouver une description des divers éléments constitutifs d’un projet de loi. Tout projet de loi doit comporter un numéro, un titre, une formule d’édiction et des articles. Il peut aussi avoir un préambule et des dispositions d’interprétation et d’entrée en vigueur, ainsi que des annexes.

Après avoir examiné le projet de loi C-38, je puis assurer à la Chambre qu’il comporte tous les éléments requis et, par conséquent, qu’il respecte les exigences de forme. De plus, l’avis requis a été donné avant le dépôt du projet de loi, et celui-ci a fait l’objet d’une motion des voies et moyens, conformément aux règles. Enfin, le projet de loi est dûment accompagné d’une recommandation royale.

La députée de Saanich—Gulf Islands a poussé encore plus loin l’argument de forme incomplète en déclarant que le projet de loi  C-38 n’est pas dans la forme appropriée et qu’il n’est pas, pour reprendre ses mots, « un vrai projet de loi omnibus ».

Encore une fois, il peut être utile de se référer à La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition. À la page 724, où il est question des projets de loi omnibus, on peut lire ceci, et je cite : « Malgré l’utilisation fréquente de l’expression, il n’existe pas de définition précise d’un projet de loi omnibus […] ».

Il est ensuite dit ceci, et je cite :

En général, il vise à modifier, à abroger ou à adopter plusieurs lois à la fois et se compose de plusieurs initiatives distinctes, mais liées entre elles. Tout en cherchant à créer ou à modifier plusieurs lois disparates, le projet de loi omnibus a cependant « un seul principe de base et un seul objet fondamental qui justifie toutes les mesures envisagées et qui rend le projet de loi intelligible à des fins parlementaires ». Une des raisons invoquées pour déposer un projet de loi omnibus consiste à vouloir regrouper dans un même projet de loi toutes les modifications législatives découlant d’une même décision stratégique afin de faciliter le débat parlementaire.

À la page 725 du même ouvrage, il est écrit, et je cite :

Il est en effet tout à fait admissible, sur le plan de la procédure, qu’un projet de loi modifie, abroge ou édicte plusieurs lois à condition d’en donner le préavis requis, de l’assortir d’une recommandation royale (au besoin) et de respecter la forme prescrite.

Évidemment, cette question a déjà fait l’objet de nombreuses décisions. Parmi celles-ci, mentionnons la décision rendue par le Président Sauvé le 20 juin 1983, aux pages 26537 et 26538 des Débats, où il est dit ceci, et je cite :

[…] bien que certains titulaires de la présidence aient exprimé des réserves au sujet de la pratique qui consiste à englober plusieurs principes distincts dans un même projet de loi, il a été décidé à chaque fois que de tels projets de loi étaient conformes à la procédure établie et recevables à la Chambre.

Le 11 avril 1994, le Président Parent avait été saisi d’objections similaires concernant un autre projet de loi d’exécution du budget, le projet de loi C-17. Un député avait alors fait valoir qu’on demandait à la Chambre de prendre une seule décision sur une panoplie de sujets n’ayant aucun lien entre eux. Comme on peut le lire aux pages 2859 à 2861 des Débats, le Président n’était pas d’accord avec le député et il a plutôt émis l’avis suivant, et je cite :

[…] il existe bien un fil conducteur dans le projet de loi C-17, c’est-à-dire l’intention du gouvernement d’adopter les mesures contenues dans le récent budget, notamment celles visant à prolonger les restrictions financières actuellement appliquées.

Le deuxième argument soulevé par la députée de Saanich—Gulf Islands, qui est irrévocablement lié au premier argument concernant la nécessité d’un thème central, consiste à soutenir que le projet de loi C-38 contient des éléments qui ne figuraient pas dans le budget. Il serait utile, à ce stade-ci, de rappeler aux députés que le titre intégral du projet de loi C-38, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 29 mars 2012 et mettant en œuvre d’autres mesures, a une portée très vaste, comme c’est habituellement le cas pour ce genre de projets de loi. L’article 1, qui contient le titre abrégé — Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable —, réaffirme la très vaste portée de la mesure législative. Dans l’ouvrage d’O’Brien et Bosc, à la page 731, il est indiqué que le titre intégral présente l’objet du projet de loi en termes généraux et qu’il doit en refléter le contenu avec exactitude.

Dans une décision rendue le 8 juin 1988, à la page 16257 des Débats, le Président Fraser a aussi fait état de la pratique consistant à utiliser une formulation générique dans les titres de projet de loi. Il a déclaré ceci, et je cite : « […] il n’est pas nécessaire de mentionner dans le titre chacune des lois que le projet de loi modifie. »

Si le titre intégral avait été précis et de portée limitée, alors l’affirmation de la députée selon laquelle le projet de loi outrepasse le contenu du budget aurait pu avoir un fondement plus solide. Cependant, le projet de loi C-38 a un titre d’une vaste portée et, par conséquent, l’usage accepté veut que son contenu puisse être tout aussi vaste.

À tire de troisième argument, la députée de Saanich—Gulf Islands a soutenu que des représentants du gouvernement auraient prétendu, au cours du débat à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-38 que celui-ci donnait effet à des décisions stratégiques qui, dans les faits, ne figurent pas dans ce projet de loi.

Ce que soulève ici la députée concerne peut-être la pertinence des remarques faites au cours d’un débat ou encore un désaccord sur les faits. Comme l’a affirmé le Président Milliken, à la page 5411 des Débats, le 27 octobre 2010, et je cite :

Ce n’est pas le rôle du Président de décider qui a raison ou qui a tort. Je sais bien qu’il y a des désaccords concernant certaines choses qui sont dites en Chambre, mais ce n’est pas la prérogative du Président de décider pour l’un ou l’autre.

Il est fort possible que des députés, dans leurs remarques, aient parlé d’éléments de la stratégie fiscale ou réglementaire projetée du gouvernement qui ne figuraient pas dans le projet de loi ou qui pourraient découler de celui-ci s’il était adopté. Il s’agit là de questions qui ne relèvent pas de la compétence du Président. En ce qui concerne la pertinence des propos, étant donné la grande latitude généralement accordée aux députés dans le cadre de vastes débats, comme celui sur le budget, il n’est pas contraire à l’usage parlementaire que les questions soulevées au cours d’un débat ne correspondent pas exactement en tous points au contenu du texte législatif. Ainsi, bien que ces considérations soient certainement pertinentes dans le cadre du débat plus général entourant le projet de loi, en soi, elles ne révèlent pas de déficience technique dans le projet de loi comme tel.

Comme la députée de Saanich—Gulf Islands l’a fait observer, mes prédécesseurs ont souvent été appelés à se prononcer sur des questions concernant les projets de loi omnibus. À cet égard, son argument selon lequel, et je cite « la situation démontre de façon indiscutable que la Chambre doit fixer des limites relatives aux projets de loi omnibus » a déjà été soulevé. La question principale à laquelle les Présidents avaient alors dû répondre était la suivante : quel rôle doit jouer la présidence lorsqu’elle est appelée à trancher de telles questions?

Comme l’a affirmé le Président Sauvé le 2 mars 1982, à la page 15532 des Débats, et je cite :

La Chambre devrait peut-être accepter des règles ou des directives sur la forme et la teneur des bills omnibus, mais, dans ce cas, c’est la Chambre et non pas l’Orateur qui doit décider ces règles.

Le Président Fraser, dans sa décision du 8 juin 1988 à laquelle la députée a fait référence, a présenté ce qu’il estimait être le rôle de la présidence relativement aux projets de loi omnibus, affirmant, à la page 16257 des Débats, et je cite :

Tant que la Chambre n’aura pas adopté de règles précises concernant les projets de loi omnibus, le Président n’a aucun recours, il doit s’abstenir d’intervenir dans le débat et laisser la Chambre régler la question.

En fait, la députée de Saanich—Gulf Islands a elle-même reconnu les limites du rôle du Président en pareilles circonstances, en déclarant ceci :

Il ressort clairement que, à l’heure actuelle, étant donné l’absence de règles à la Chambre visant à limiter la longueur et la complexité des projets de loi omnibus, le Président n’est pas autorisé à statuer qu’un projet de loi omnibus est trop long ou trop complexe ou qu’il a une portée trop vaste.

Il se peut que le temps soit venu pour les députés d’examiner les pratiques de la Chambre concernant les projets de loi omnibus. Cependant, en l’absence de règles claires, je me dois de souscrire aux conclusions du Président Fraser selon lesquelles le rôle le plus approprié pour la présidence est de ne pas prendre position et de laisser la Chambre régler la question.

Lorsqu’ils se sont penchés sur des questions semblables concernant des projets de loi omnibus, le Président Jerome, le 11 mai 1977, à la page 5523 des Débats, et le Président Parent, le 11 avril 1994, à la page 2861 des Débats, ont tous deux proposé que les députés puissent présenter des motions d’amendement à l’étape du rapport afin de supprimer les articles qui, à leur avis, ne devraient pas faire partie du projet de loi, ou qu’ils puissent voter contre celui-ci. Nous savons tous, sans le moindre doute, que cela a été fait pour le projet de loi C-38.

Dans la même décision, à la page 2861 des Débats, le Président Parent a affirmé ce qui suit, et je cite :

[I]l est acceptable sur le plan de la procédure et il arrive souvent qu’un projet de loi modifie, abroge ou promulgue plusieurs mesures législatives. Il est arrivé à de nombreuses reprises que la présidence refuse d’intervenir simplement parce qu’un projet de loi était complexe, et qu’elle permette de poursuivre l’étude d’une mesure omnibus.

Peut-être que le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, qui est en train de réviser le Règlement, pourrait se pencher sur cette question épineuse dans le cadre de son examen. Toutefois, jusqu’à ce que la Chambre se sente obligée de fixer de nouvelles limites applicables aux projets de loi omnibus, je dois, en tant que Président, continuer à m’appuyer sur les règles et usages existants.

Après avoir examiné les observations présentées par les honorables députés et les précédents pertinents — notamment les nombreuses décisions que j’ai citées — la présidence ne peut être d’accord avec l’affirmation de la députée de Saanich—Gulf Islands selon laquelle le projet de loi C-38 est dans une forme incomplète et devrait être mis de côté.

En l’absence de règles ou de lignes directrices concernant les projets de loi omnibus, la présidence ne peut justifier l’arrêt des travaux sur le projet de loi C-38 et, par conséquent, doit conclure que celui-ci, dans sa forme actuelle, est conforme aux règles.

Je remercie les honorables députés de leur attention.

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[1] Voir l’annexe A, « Dispositions citées : Règlement de la Chambre des communes », article 68(3).

[2] Débats, 4 juin 2012, p. 8719–8725, 7 juin 2012, p. 9048–9049, 9056–9058.

[3] Débats, 8 juin 2012, p. 9073–9075.

[4] Voir l’annexe A, « Dispositions citées : Règlement de la Chambre des communes », article 68(3).

[5] Voir l’annexe A, article 68(3).

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