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INST Rapport du Comité

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CHAPITRE 1 : LE RÉGMIME DE CONCURRENCE
DU CANADA EN CONTEXTE

L'interaction entre la concurrence et la politique de concurrence

       L’interaction entre le processus, d’une part, et la politique et le droit de la concurrence, d’autre part, présente de l’intérêt. La concurrence est un moyen et non une fin en soi. Elle fait en sorte que les entreprises puissent offrir aux consommateurs le meilleur choix de produits aux meilleurs prix. Pour le consommateur, la meilleure conjoncture découle d’un marché libre et ouvert, qui comporte le moins possible d’obstacles à l’accès de nouveaux concurrents, et le moins possible d’obstacles à la sortie2, notamment d’obstacles imposés par les pouvoirs publics, comme les règlements sur les produits, les investissements ou les échanges3. De fait, certaines politiques gouvernementales (autres que celles qui visent la concurrence) entravent le jeu de la concurrence, délibérément ou par inadvertance, et il faut utiliser des politiques de la concurrence (controversées parfois, il est vrai) pour rétablir l’équilibre. Toutefois, même lorsqu’il n’existe aucun obstacle attribuable aux pouvoirs publics, il est possible que la libre concurrence à elle seule ne suffise pas. Il faut donc instaurer des règles juridiques supplémentaires lorsque des obstacles technologiques empêchent le jeu de la concurrence de s’exercer de façon automatique et immédiate.

 

[I]l est nécessaire de reconnaître que la politique de concurrence ne se limite pas à la seule Loi sur la concurrence. Il convient d’ouvrir la politique de concurrence afin qu’elle s’attaque au large éventail de restrictions à la concurrence qui sont le fait des gouvernements fédéral, provinciaux et municipaux. Au total, ces dernières pénalisent beaucoup plus les consommateurs, les petites et grandes entreprises que toutes les entraves privées combinées. [Paul Crampton, Davies, Ward, Phillips & Vineberg, 59:11:20]



Je pense que le thème ou le principe qui sous-tend la Loi sur la concurrence, à savoir que la concurrence offre d’énormes avantages, est universellement valide. [Tim Kennish, Osler, Hoskin & Harcourt, 59:09:55]


2 Depuis quelques années, cette dernière condition est particulièrement vraie dans le secteur du détail, avec l’entrée en scène des « grandes surfaces » de vente, notamment pour ce qui touche l’essence, compte tenu des obstacles à la sortie que présentent les lois environnementales sur la mise hors service des réservoirs d’essence souterrains.
3 Parmi ce type d’obstacles, on peut citer diverses politiques gouvernementales — par exemple : les règlements du CRTC sur les télécommunications, la câblodistribution et la télévision par satellite; les systèmes de quota sur les produits laitiers et la volaille; les restrictions concernant la propriété des lignes aériennes et les services de cabotage; le système de distribution de la bière et des alcools en Ontario; le courrier postal de première classe; et les restrictions sur le commerce interprovincial.


       Il arrive aussi que cette interdépendance entre le processus et la politique de concurrence joue dans l’autre sens, lorsque les gouvernements adoptent, délibérément ou par inadvertance, des politiques qui favorisent la concurrence. Par exemple, la libéralisation du commerce prévue par l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis (ALE), auquel a succédé l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), constituait une bonne politique en matière commerciale certes, mais aussi sur le plan de la concurrence. La déréglementation et la privatisation de certains secteurs économiques clés, tout en soulevant la controverse en tant que politique industrielle, ont constitué, d’une manière générale, une bonne politique de concurrence.

       Les marchés réglementés, ou déréglementés (lorsqu’on omet de mettre en place les institutions qui seraient nécessaires pour encourager l’accès de la concurrence pendant la transition), peuvent également entraîner une distorsion de la concurrence. Le fait d’altérer les règles juridiques sur la concurrence pour mettre en place un contexte réglementaire anticoncurrentiel risque de compromettre voire de corrompre les lois sur la concurrence. Au cours des années 80, les Canadiens ont assisté à l’intervention de l’autorité responsable de la concurrence dans une fusion de laiteries (Palm Dairies Ltd.) qui aurait pu s’avérer profitable sur le plan de l’efficience, à cause de divers quotas de production et obstacles interprovinciaux au commerce qui limitaient la concurrence dans le secteur d’aval. Au cours des années 90, les Canadiens ont encore une fois vu l’autorité responsable de la concurrence intervenir dans le secteur de la librairie de détail (fusion en 1995 de SmithBooks et Coles Book Stores Ltd. pour former Chapters Inc., puis fusion en 2000 de Chapters et Indigo), en raison d’obstacles à l’accès résultant de restrictions sur la propriété imposées par le gouvernement. Aujourd’hui, les Canadiens assistent à l’adoption de « dispositions spéciales pour un secteur spécial — celui du transport aérien — dans une loi cadre, rendue nécessaire par l’absence d’un cadre de déréglementation adéquat.

Un cadre concurrentiel optimal

       Tout cadre concurrentiel, pour pouvoir améliorer le bien-être des consommateurs et l’efficience de l’économie, doit reposer sur une analyse économique aussi récente que possible. La marge de manoeuvre dans le choix de ce cadre reste néanmoins considérable, et le droit de la concurrence reflète généralement les particularités nationales : culture, coutumes commerciales, histoire juridique, philosophies politiques, géographie et démographie.

       Par exemple, l’organisme antitrust des États-Unis — la U.S. Federal Trade Commission — commence à s’opposer aux fusions à des niveaux de concentration industrielle beaucoup plus bas que le Bureau de la concurrence du Canada. Pourquoi? Parce que l’économie américaine étant beaucoup plus importante, les entreprises courent des risques moindres de ne pas réaliser les économies d’échelle et de gamme nécessaires pour être efficientes. De plus, la législation canadienne en matière de concurrence est unique en ceci qu’elle prévoit une défense fondée sur l’efficience qui exige explicitement que, dans l’examen d’une fusion, les autorités comparent les effets anticoncurrentiels et les « gains en efficience ». Selon que l’un ou l’autre type d’effets l’emporte, le projet de fusion est jugé acceptable ou inacceptable4. Cette disposition semble plus souple que celle en vigueur aux États-Unis, où les gains en efficience doivent être assez grands pour n’entraîner aucune hausse de prix. Certains témoins ont néanmoins affirmé devant le Comité que même la façon dont le Canada envisage les efficiences n’est pas adéquate.

 

[L]a Loi sur la concurrence est destinée à protéger le processus concurrentiel et devrait le faire, c’est-à-dire assurer des conditions telles qu’une bonne entreprise […] puisse survivre et prospérer […]. Elle ne doit pas protéger telle ou telle entreprise. [Donald McFetridge, Université Carleton, 59:10:00]

[U]ne politique d’ouverture au commerce international constitue à bien des égards un meilleur moyen de susciter la concurrence que le fait d’appliquer ses lois propres en matière de concurrence. Je devrais ajouter une politique d’ouverture aux investissements étrangers. [Roger Ware, Université Queen’s, 59:13:05]

Il y a au moins deux affaires qui ont accaparé les ressources du Bureau de la concurrence et du Tribunal de la concurrence au cours des cinq dernières années et qui n’en seraient peut-être pas arrivées là si nous avions eu à l’égard de ces industries une approche plus ouverte à l’échelle du continent. Je veux parler, bien sûr, des lignes aériennes et de la vente au détail de livres. [Roger Ware, Université Queen’s, 59:11:35]

Lorsqu’on déréglemente, il importe de façon générale que l’autorité de réglementation intervienne activement et mette en place les politiques appropriées pour faciliter la concurrence. Cela n’a pas été le cas dans le secteur aérien. Je ne pense pas qu’il faille attendre du commissaire qu’il sauve les consommateurs canadiens […]. Il faut se tourner […] vers Transports Canada. [Jeffrey Church, Université de Calgary, 59:10:30]

[L]a loi reste une loi économiquement sophistiquée et est reconnue comme telle dans le monde. [Lawson Hunter, Stikeman Elliott, 59:10:50]




Personnellement, je ne pense pas que le système soit irréparable. Je pense qu’il s’agit d’un système que nous pouvons sans cesse améliorer […]. Nous devrions faire cela de façon continue. [George Addy, Osler, Hoskin & Harcourt, 59:12:55]


4 Cette interprétation a été mise en doute lors d’événements récents, à savoir la décision de la Cour fédérale dans l’appel de l’affaire Superieur Propane.

      

S’il est vrai que l’économie canadienne, beaucoup plus petite, dicte un cadre d’application moins sévère en matière de fusions que celui qui existe aux États-Unis, on pourrait soutenir que le Canada devrait avoir un cadre d’application plus strict en matière de complots que les États-Unis, pour en arriver à des résultats comparables. Cette opinion découle des deux faits suivants : le Canada est un marché plus petit qui est davantage affecté par les obstacles technologiques à la concurrence; de plus, son économie est assujettie à un plus grand nombre d’obstacles à la concurrence découlant de règlements gouvernementaux. En ce sens, les souplesses que comporte le processus canadien d’examen des fusions peuvent être compensées ailleurs : notamment par des dispositions plus sévères sur les complots, les pratiques anticoncurrentielles en matière de prix, la restriction de marché, les ventes liées et l’abus de position dominante. Un bon cocktail de facteurs sera la garantie d’une politique de concurrence aussi équilibrée que possible.

       De fait, cet équilibre peut s’avérer subtil, notamment à l’étape de l’application. Par exemple, l’un des témoins entendus par le Comité au début de 2000, un ancien directeur des enquêtes et recherches au Bureau de la politique de concurrence (ainsi se nommait l’organisme avant le milieu des années 90), a déclaré que l’on n’avait pas suffisamment reconnu l’importance du regroupement qui s’est opéré dans l’industrie pétrolière au cours des années 80. Le Bureau a autorisé les fusions, et c’est ce qui explique en partie les problèmes actuels dans le secteur des produits d’aval5. Si cette opinion est juste, cela pourrait signifier que la structure organisationnelle de l’industrie pétrolière pose un problème de concurrence pratiquement impossible à résoudre et qui dépasse de loin en complexité les dispositions de la Loi sur la concurrence concernant la fixation abusive des prix. En revanche, le Comité reconnaît que le gouvernement a tenté et tente encore d’améliorer cette situation. Quoi qu’il en soit, cette hypothèse, correcte ou non, confirme qu’il importe de moduler correctement le cadre de concurrence — qui doit être adapté aux circonstances économiques particulières du Canada.

 

En 1986, nous pouvions fièrement brandir la Loi sur la concurrence et vanter un certain nombre d’éléments de cette loi qui nous mettaient en avance sur d’autres pays. Mais […] l’une des déficiences qui perdurent est l’article 45, qui n’est pas adapté dans le cas des cartels caratérisés, flagrants. Nous ne sommes pas alignés à cet égard avec les autres pays […]. [Calvin Goldman, Davies, Ward & Beck, 59:09:40]









Vous pourriez accorder au Bureau autant de ressources que vous le voulez, mais cela ne réglerait pas le problème fondamental posé par le fait qu’il est très difficile d’établir hors de tout doute raisonnable qu’il y a eu pratique de prix d’éviction. Si une personne choisissait de faire une contestation en vertu de l’article 45 — on parle ici de comportement flagrant […] [Paul Crampton, Davies, Ward, Phillips & Vineberg, 59:12:50]


5 Toutefois, il est possible que ces événements soient eux-mêmes les conséquences non désirées de l’imposition d’une réglementation fédérale sur les formules de composition des produits, pour des motifs liés aux émissions de gaz dans l’environnement ou encore aux contrôles sur l’exportation du pétrole brut en vigueur au cours des années 80, qui auraient forcé les raffineurs canadiens à compter davantage sur les réserves plus coûteuses de pétrole brut lourd. Les niveaux de productivité plus bas qui en ont résulté pourraient ainsi avoir signifié qu’il fallait compter davantage sur les rationalisations pour continuer de soutenir la concurrence avec les producteurs américains, sur ce qui est dorénavant un marché nord-américain des produits du pétrole.

     

  Selon de nombreux juristes et experts de la politique de concurrence, le problème que nous venons d’évoquer est plus répandu qu’on ne le croit généralement. Certains témoins ont d’emblée cité en exemple les industries des journaux et de l’épicerie au détail. Qu’ils soient vrais ou non, leurs commentaires donnent à penser que le Canada pourrait bien avoir une stratégie d’application en matière de concurrence qui ne réponde pas bien aux besoins d’une économie de petite taille, réglementée ou mixte.

       De nombreux experts du droit de la concurrence répètent depuis longtemps les trois mêmes critiques au sujet de la Loi sur la concurrence. Premièrement, notre droit en matière de complots est inefficace au regard d’autres droits nationaux, en raison principalement des termes exagérément restrictifs de la disposition de la Loi (article 45) à ce sujet. En conséquence, le commissaire à la concurrence affiche de piètres résultats en ce qui concerne les affaires de complot, par comparaison avec les autorités responsables de la concurrence dans d’autres pays. Deuxièmement, la disposition canadienne relative aux complots est trop exhaustive à l’égard de certaines ententes commerciales et de certaines circonstances, et elle ne l’est pas assez ailleurs. Autrement dit, c’est un instrument très grossier (voir le Chapitre 4). Troisièmement, le Bureau de la concurrence se concentre trop sur l’examen des fusions et pas assez sur l’application des règles en matière de complots6.

 

Lorsque vous administrez un organisme de ce genre [le Bureau de la concurrence], vous êtes sans cesse préoccupé par deux choses. Vous vous inquiétez […] des erreurs de « type 1 », où vous n’avez pas pris les mesures d’application que vous auriez dû prendre. Vous vous inquiétez également des erreurs de « type 2 », où vous avez pris, dans une affaire tout à fait bénigne, des mesures d’application susceptibles de nuire à ces parties ou de refroidir le marché. Ce sont là des défis extrêmement difficiles à relever dans le contexte actuel du monde des affaires. [George Addy, Osler, Hoskin & Harcourt, 59:13:00]

[L]e Bureau examine trop de fusions. Si vous regardez les statistiques, au regard de celles des États-Unis, avec l’affaire Hart-Scott, nous passons davantage de temps sur les cas, nous en révisons davantage et procédons à un examen plus approfondi. Cela accapare énormément de temps. Or, une très petite proportion de ces fusions pose réellement des problèmes. [Tim Kennish, Osler, Hoskin & Harcourt, 59:10:55]


6 Toutefois, si les deux premiers reproches sont effectivement justifiés, il est possible que le troisième ne le soit pas.


       En ce qui concerne la deuxième supposition — concernant le bon équilibre des priorités en matière d’application — , on pourrait penser, pour les raisons déjà évoquées, qu’une économie de petite taille comme celle du Canada doit avoir un régime d’application moins sévère en matière de fusions qu’un grand pays comme les États-Unis, toutes proportions gardées et en supposant des objectifs de concurrence globaux identiques, tandis que la situation serait exactement le contraire en ce qui concerne l’application des règles sur les complots. Or, si les critiques citées ci-dessus sont exactes, soit le Canada dispose de mesures d’application mal adaptées à sa situation particulière en matière de concurrence, soit il est tout simplement plus laxiste en la matière que les autres grands pays industrialisés. Cela supposerait également que ceux qui ont salué la Loi sur la concurrence comme un progrès très marqué par rapport à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions étaient beaucoup plus sévères à l’égard de la loi précédente qu’on ne le croit généralement. Quoi qu’il en soit, on s’entend généralement pour dire que le Canada est passé d’une loi fédérale sur la concurrence (celle en vigueur avant 1986) qui était relativement inefficace, en raison principalement du fardeau de la preuve plus lourd lié à l’examen au pénal plutôt qu’au civil que cette ancienne loi prévoyait, à une nouvelle loi qui, bien que plus moderne dans son contenu économique et dans son traitement juridique, reste légèrement mal orientée sur le plan stratégique. Le Comité entend donc dans le présent rapport essayer de corriger ce défaut. Nous proposerons un moyen de réformer la disposition sur les complots afin de la rendre plus efficace. Une fois ce changement accompli, nous souhaiterions que le Bureau s’attaque de façon plus énergique aux complots menés contre le public. Par conséquent, le Comité recommande :

1.

Que le Bureau de la concurrence désigne le complot comme l’une de ses principales priorités et qu’il y affecte les ressources nécessaires à l’application de la loi en conséquence. À titre indépendant ou en collaboration avec ses homologues des autres pays, qu’il continue de respecter les actuelles stratégies d’application de la loi qui visent les complots contre le public, qu’ils soient d’ampleur nationale ou internationale. Que le Bureau de la concurrence se penche de façon régulière sur ses stratégies de détection des infractions criminelles dans le but d’améliorer les résultats qu’il obtient à cet égard.

Loi cadre et dispositions spéciales

       La Loi sur la concurrence est une loi cadre; elle s’applique uniformément à toutes les industries (à l’exception des monopoles qui sont créées en vertu d’une loi fédérale ou provinciale). Il y a de bonnes raisons à cela, aussi bien économiques que juridiques. Les raisons économiques tiennent à l’idée bien établie selon laquelle, dans l’ensemble, des marchés libres et ouverts permettent d’acheminer aux consommateurs les meilleurs produits et services aux meilleurs prix. À quelques exceptions près, notamment lorsque la Loi sur la concurrence ou une autre loi (généralement axée sur une seule industrie) est nécessaire, le processus de la concurrence suffit à discipliner les fournisseurs, en les incitant à répondre aux besoins des consommateurs de la façon la plus économique. Dans le jeu impitoyable de la concurrence, les entreprises rentables survivent et prospèrent, tandis que les autres échouent et disparaissent. Cette dynamique a pour résultat que seuls les intérêts des consommateurs et des fournisseurs efficients sont protégés. Quant aux raisons juridiques, elles se résument au fait que, pour des motifs constitutionnels, la plupart des industries relèvent de la compétence provinciale.

       D’une façon générale, la Loi sur la concurrence entre en jeu uniquement lorsque : 1) le marché ne répond pas aux attentes évoquées ci-dessus; et 2) le fait d’appliquer la Loi permet d’obtenir un meilleur résultat. De telles situations ne surviennent que de temps à autre, lorsque, à cause d’obstacles technologiques et/ou réglementaires, les conditions préalables à une concurrence saine ne sont pas en place. Dans ces cas, le commissaire à la concurrence ne réglemente pas le résultat, mais établit des conditions de base susceptibles de faciliter une bonne concurrence.

       D’une manière générale, les entreprises qui appartiennent à des secteurs spéciaux, pour lesquels des exceptions particulières doivent être faites à certaines dispositions de la Loi, ou au jeu de la concurrence lui-même, ne trouvent pas refuge dans des règles spéciales de la Loi. Au contraire, les lois et régimes réglementaires spécifiques, qui concernent habituellement une industrie ou une entreprise précise, sont autorisées pour passer outre à la Loi sur la concurrence. C’est ainsi qu’est née la défense fondée sur des actes réglementés. Les frontières de cette défense ne sont toutefois pas claires. Avec le temps, la jurisprudence permettra peut-être de les préciser.

       Du moins, cela est resté vrai pendant les 111 années où les lois antitrust ont été en vigueur au Canada. Toutefois, en 2000, le gouvernement s’est écarté de ce principe pour adopter des dispositions spéciales qui donnaient au commissaire le pouvoir de rendre une ordonnance provisoire (article 104.1), parfois appelée ordonnance de cessation, contre un fournisseur de services de transport aérien, selon la définition de la Loi sur les transports au Canada, afin d’empêcher tout comportement anticoncurrentiel (fixation de prix abusifs, alinéa 50(1)c), et abus de position dominante, article 79). Le projet de loi C-23 prolongerait la durée de cette ordonnance (au-delà d’un maximum de 80 jours, si toutes les prolongations sont appliquées), afin de permettre les échanges d’information, de bonne foi mais tardifs, entre les parties à la contestation; le projet de loi assujettirait aussi toute société aérienne coupable de ce genre d’infraction à une sanction administrative pouvant atteindre 15 millions de dollars. Le gouvernement justifie ces mesures en invoquant la crise que traverse actuellement la structure concurrentielle de l’industrie aérienne au Canada.

       Les spécialistes des politiques et du droit de la concurrence ne sont pas convaincus par les arguments du gouvernement. Selon eux, les dispositions relatives au transport aérien ne sont pas crédibles, pour plusieurs raisons : 1) la crise découle en partie de l’attitude même du gouvernement, à savoir que les restrictions sur la propriété étrangère ont empêché l’accès d’une concurrence qui aurait forcé Air Canada à se discipliner sur le plan des prix; de plus, le gouvernement ne s’est pas occupé de créer un cadre institutionnel approprié pendant la transition de la déréglementation; 2) il est vrai que les structures des coûts et des prix dans les services aériens sont sujettes aux rabais saisonniers et aux autres réductions qui servent à équilibrer l’offre et la demande, ce qui risque (quoique rarement) d’entraîner des réductions abusives des prix, mais les autres services de transport — trains, autobus, bateaux de croisière — sont dans la même situation et ils sont également assujettis à l’organe de réglementation canadien en matière de transports, l’Office des transports du Canada; 3) cette position dominante presque absolue d’Air Canada, dont la part de marché dépasse 80 %, n’est pas sans rappeler celle des sociétés locales de téléphone et de câblodistribution, qui sont actuellement en cours de déréglementation, sous la surveillance du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC); et 4) le précédent que ces mesures ont établi risque d’entraîner des dérapages, car d’autres industries, à savoir l’épicerie et les journaux, souhaitent aussi obtenir un traitement spécial. Et ces objections très convaincantes ne sont pas les seules.

       Dans son Rapport intérimaire, le Comité prend position contre les dispositions spéciales concernant les journaux et il propose une autre solution inspirée des lois spéciales visant les fournisseurs de services banquiers et financiers. Le Comité propose également au gouvernement d’autres moyens d’atteindre ses objectifs, à savoir attribuer au commissaire le pouvoir de prendre des ordonnances de cessation à l’égard de l’industrie du transport aérien — et de toutes les autres industries d’ailleurs — en élargissant les pouvoirs dévolus au Tribunal de la concurrence en vertu de l’article 100, de manière à couvrir l’abus de position dominante et les prix d’éviction. Cette solution permettrait au moins de préserver l’application générale de la Loi.

       Bien que le gouvernement n’ait pas répondu au Rapport intérimaire du Comité, sa décision de ne pas révoquer l’article 104.1, alors que le projet de loi C-23 allait généraliser ce pouvoir aux mains du Tribunal de la concurrence, donne à penser que d’autres considérations entrent en jeu. Par exemple, même le court délai nécessaire pour permettre au commissaire d’obtenir une ordonnance provisoire peut entraîner un retard décisif. De toute façon, le gouvernement semble fermement opposé à tout rétablissement d’une réglementation directe des services et des tarifs aériens ou à une libéralisation unilatérale du commerce dans le domaine du transport aérien, et il maintient solidement sa décision de tenter de corriger les problèmes structurels de l’industrie par le truchement de la Loi sur la concurrence.

       À l’heure actuelle, le Comité reconnaît que les dispositions spéciales touchant le transport aérien sont temporaires et qu’elles seront supprimées lorsqu’une compétition saine aura pris place dans l’industrie. Mais, d’un autre côté, il craint beaucoup que cela ne se fasse pas de sitôt, car même les États-Unis (dont la population est environ dix fois celle du Canada) semblent capables de soutenir seulement cinq ou six sociétés de transport aérien servant de plaques tournantes. Faute du retrait des restrictions sur la propriété et sur les services de cabotage, il se pourrait bien que l’industrie soit dominée par Air Canada pendant fort longtemps. Aussi, le Comité a-t-il des doutes concernant le passage, par le gouvernement, d’une loi d’application générale à une loi comportant des dispositions spéciales visant une industrie précise, alors que d’autres solutions tout aussi efficaces pourraient être possibles dans le cadre d’une réforme axée sur l’avenir. De plus, il se peut que l’orientation prise par le gouvernement ternisse la crédibilité de notre régime de concurrence. De nombreux spécialistes de la concurrence — y compris des organisations internationales comme l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) — commencent à mettre en question l’indépendance du Bureau de la concurrence par rapport au Parlement et au gouvernement. Le Comité traitera ce problème de façon plus détaillée dans le prochain chapitre.

       Dans ce rapport, le Comité proposera de modifier les dispositions sur l’abus de position dominante et les prix d’éviction (article 79 et alinéa 50(1)c), respectivement), ce qui devrait satisfaire le gouvernement, les juristes spécialistes de la concurrence et les économistes, tout en assurant aux entreprises et au public consommateur une application équilibrée des dispositions sur la concurrence. Ces changements permettront de rétablir la Loi sur la concurrence en tant que loi d’application générale ne contenant pas de « dispositions spéciales pour des industries spéciales ».

 

Le Bureau a décidé de consacrer une bonne part de ses ressources à la révision des fusions. C’est en partie compréhensible. […] Sur le plan de l’application, j’aimerais que le Bureau prête davantage attention aux autres dispositions de la Loi […]. [George Addy, Osler, Hoskin & Harcourt, 59:11:15]



















[C]omme on l’a souvent souligné, la Loi sur la concurrence est une loi d’application générale. Je ne sais pas si c’est toujours exact, avec les dispositions spéciales touchant les agences de voyages, etc., mais je pense qu’elle devrait l’être. [Tim Kennish, Osler, Hoskin & Harcourt, 59:09:55]






Certes, certaines industries requièrent un traitement spécial. Dans la mesure où elles sont réglementées, entre en jeu le principe de l’activité réglementée, dont le fonctionnement est plutôt flou. Je pense qu’il serait bon d’en préciser le champ d’application, mais, dans la mesure où une industrie est réglementée, elle n’est pas assujettie à la Loi. [Tim Kennish, Osler, Hoskin & Harcourt, 59:09:55]











[L]e gouvernement a jugé bon de mieux définir les dispositions en ce qui a trait au secteur du transport aérien en raison des caractéristiques particulières de ce secteur, qui est unique en son genre. Ce secteur est dominé par un transporteur; la propriété étrangère est limitée; les actifs peuvent être déplacés assez rapidement et servir à déloger les nouveaux arrivants. [André Lafond, Bureau de la concurrence, 64:09:40]





Chaque secteur présente des caractéristiques propres […], mais dans l’ensemble les problèmes de concurrence sont assez génériques. Vous avez des problèmes de fixation des prix et vous avez des problèmes d’abus de position dominante. Dans tous les secteurs, il faut s’inquiéter des fusions, et donc en principe ces problèmes pourraient surgir dans n’importe quelle industrie. [Tom Ross, Université de la Colombie-Britannique, 59:10:15]





[L]a législation en matière de concurrence, telle qu’elle existe dans de nombreux pays du monde, est conçue pour protéger le libre marché — pour arbitrer, en quelque sorte — et non pas pour réglementer. La réglementation est le fait de lois sectorielles et lorsqu’on mélange les deux, on risque de créer non seulement un méli-mélo, mais aussi une série de matrices qui ne remplissent pas leur objectif. [Calvin Goldman, Davies, Ward & Beck, 59:10:35]





Je pense que c’est très dangereux […], car on transforme cette loi cadre en un régime réglementaire confié à une autorité qui non seulement n’a pas les ressources voulues, mais qui, franchement, est très mal équipée pour faire ce travail. [Stanley Wong, Davis and Company, 59:11:30]









Nous avons un scénario qui n’est ni tout à fait le modèle cadre ni celui de la réglementation, et nous demandons au commissaire, d’exercer ses pouvoirs assis entre deux chaises. [George Addy, Osler, Hoskin & Harcourt, 59:12:00]







[S]oit il faut intervenir et réglementer le secteur — et si l’on veut réglementer, il ne faut pas réglementer seulement Air Canada — soit il faut dégager le terrain, laisser faire le marché et nous dire « advienne que
pourra ». […] Malheureusement, à l’heure actuelle, nous sommes dans cette situation intermédiaire réellement intenable […].
[Lawson Hunter, Stikeman Elliott, 59:10:30]