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Monsieur le Président, je soulève une question de privilège. Comme il se doit, j'ai donné à la présidence un préavis d'une heure quant à mon intention de soulever une telle question.
Je soulève une question de privilège aujourd'hui en ce qui concerne le départ du caucus libéral de la députée de . Selon moi, il s'agit fondamentalement d'une atteinte au privilège découlant d'une violation de l'article 49.8 de la Loi sur le Parlement du Canada. Monsieur le Président, permettez-moi d'étayer mon raisonnement.
Mercredi dernier, tout juste avant la période des questions, nous avons appris aux nouvelles que la députée de avait décidé de siéger comme députée indépendante, décision qu'elle a prise peu après la fin de la réunion hebdomadaire du caucus du Parti libéral.
Le même jour, dans l'après-midi, CBC a diffusé une entrevue que la députée en question a accordée à Chris Rands, un producteur rattaché à ce réseau. Voici ce que la députée a déclaré à M. Rands:
Je pense que c'était important. Vous savez, je suis consciente que de nombreuses personnes qui m'ont appuyée ont été déçues de ce que j'ai fait, c'est-à-dire d'avoir accordé une entrevue. Je pense qu'il est important de comprendre que, même si j'appuie les valeurs et les principes du Parti libéral, mon geste avait peut-être du bon, puisque j'ai fait passer mon message en décidant de siéger comme indépendante pour le reste de mon mandat à la Chambre.
Elle en a dit plus, mais je vais me contenter de cet extrait.
Ces mots, je les ai lus, mais j'encourage la présidence à regarder l'entrevue télévisée parce que — et je pèse bien mes mots — c'est l'attitude de la députée qui m'a surtout frappé pendant l'entretien. Elle m'a paru déçue, pour le dire poliment.
Ce que j'ai vu, tout comme les nombreuses personnes qui ont regardé l'entrevue, c'était non seulement une personne déçue de quitter ses collègues, ce qui est tout à fait compréhensible, voire qui regrettait un peu sa décision, mais une personne en état de choc.
Je ne dis pas cela pour que la députée de soit mal à l'aise, mais parce que je crois sincèrement que sa prétendue démission pourrait être qualifiée de « négociée ».
On peut imaginer l'ultimatum qui lui a peut-être été lancé. Tel que je le perçois, elle aurait eu jusqu'à la fin de la journée pour démissionner, sinon elle serait expulsée du caucus. Elle devait également dire que c'était sa décision — cette dernière partie me semble familière.
Là où je veux en venir, c'est que je crois sincèrement que la députée de a été expulsée du caucus libéral, ou a été menacée de l'être, c'est-à-dire que son départ du caucus n'a pas été une décision libre et volontaire de sa part.
C'est ce qui m'amène à l'article 49.2 de la Loi du Parlement du Canada, qui indique ceci:
Un député ne peut être expulsé d’un groupe parlementaire que si, à la fois:
a) le président du groupe parlementaire reçoit un avis écrit, signé par au moins 20 % des députés du groupe parlementaire, demandant que l’adhésion du député soit examinée;
b) l’expulsion du député est approuvée, au scrutin secret, par la majorité des députés du groupe parlementaire.
Je veux aussi citer des parties de l'article 49.8 de cette même loi:
49.8(1) Lors de sa première réunion après une élection générale, le groupe parlementaire de chaque parti comptant officiellement au moins douze députés organise, auprès de ses députés, la tenue d’un scrutin distinct sur chacun des éléments suivants:
a) l’applicabilité des articles 49.2 et 49.3 au groupe parlementaire;
(3) Les votes de chaque député sont consignés.
(4) L’applicabilité des dispositions mentionnées aux alinéas (1)a) à d) nécessite le vote favorable de la majorité de l’ensemble des députés du groupe parlementaire.
(6) L’issue des scrutins lie le groupe parlementaire jusqu’à la dissolution du Parlement.
Ces dispositions ont été ajoutées à la loi en 2015, après la promulgation de la Loi de 2014 instituant des réformes, c'est-à-dire un projet de loi d'initiative parlementaire parrainé par le député de . Ce projet de loi a été appuyé par de nombreux députés libéraux qui siègent à la Chambre aujourd'hui, y compris le très honorable député de .
Le 5 novembre 2015, La Presse canadienne a rapporté que le caucus libéral n'avait pas tenu le vote requis par l'article 49.8 de la loi. De plus, à pareille date, l'Ottawa Citizen a rapporté que: « plutôt que de voter pour ou contre chacune des quatre dispositions à l'occasion de leur première réunion du caucus jeudi, les députés libéraux ont décidé de reporter la question au congrès bisannuel du parti qui se tiendra l'année prochaine à Winnipeg. »
En ce qui concerne le vote qui s'applique expressément à l'article 49.2 de la loi, le , qui était alors le leader du gouvernement à la Chambre, aurait dit ceci à l'époque: « Voulez-vous avoir une discussion sur des questions qui pourraient être personnelles, délicates et familiales au cours d'une réunion du caucus qui compte maintenant 184 députés? Nous ne sommes pas prêts à prendre une décision ou à voter sur cette question à l'heure actuelle. » Il a ajouté: « Je ne sais pas s'il serait approprié ou même souhaitable en toutes circonstances [...] pour un caucus de se pencher sur toutes sortes de renseignements personnels et compliqués. »
Sauf le respect que je dois au député, qui est l'un de ceux qui a le plus d'ancienneté ici, ce n'est pas ce que le Parlement a, par voie législative, ordonné à chaque caucus parlementaire de faire après chaque élection générale. Il n'est pas non plus permis de reporter des votes obligatoires jusqu'au congrès du parti. Le besoin d'harmoniser le fonctionnement du parti pourrait justifier le rejet des propositions, mais ce n'est pas une raison légitime pour ne pas tenir de vote, autrement dit, pour enfreindre la loi.
Après avoir fini de préparer mes notes pour ce matin, je suis tombé sur un article du Toronto Star de ce matin dans lequel le député de est cité à propos des votes auxquels on n'a pas procédé. L'article dit: « Quand on lui a demandé s'il y avait eu un vote par appel nominal, [le député de Scarborough—Guildwood] a secoué la tête. “Il n'est jamais rien arrivé de tel dans le caucus. C'est très simple. Il y avait consensus. Personne ne s'y est jamais vraiment opposé.” »
C'était dans le Toronto Star d'hier, dans un article signé par Tonda MacCharles. Là encore, un député du caucus libéral confirme que les quatre votes exigés par la loi n'ont pas eu lieu.
Par ailleurs, le député de a écrit à l'actuel pour qu'il lui confirme si la loi avait bien été respectée dans ce cas. Le ministre a affirmé publiquement qu'il présenterait prochainement une lettre qui allait clarifier la situation. Encore une fois, la Chambre devrait se pencher sur le fait qu'une lettre à venir doit traiter de sujets importants pour la question qui nous occupe.
En raison des événements de cette semaine, ces enjeux ont été projetés à l'avant-scène et ont été soulevés à la Chambre. Tonda MacCharles, journaliste du Toronto Star, a écrit ceci: « Qui décide des personnes qui peuvent rester au caucus libéral ou qui doivent le quitter? Est-ce le premier ministre? Est-ce le caucus? On vous pardonnera de ne pas le savoir. »
Plus loin dans l'article, on nous rappelle que le premier ministre « a laissé entendre que la décision lui reviendrait en disant aux journalistes qu'il “réfléchissait” à leur avenir », c'est-à-dire à celui des députées de Vancouver Granville et Markham—Stouffville.
Comme l'a souligné le député de , le pouvoir d'expulser un député du caucus libéral est discutable, car le et l'équipe de direction du caucus ont empêché des députés libéraux d'exercer leurs droits lors de la première réunion du caucus suivant les élections de 2015. C'est pour cette raison que, d'après moi, les droits de la députée de ont été lésés. Son départ du caucus s'est fait sans les garanties ni le processus prévus pour les simples députés dans la loi instituant des réformes. Voilà pourquoi je soulève cette question de privilège aujourd'hui, et je crois qu'elle respecte le délai. Bien sûr, c'est la première fois qu'il y a une conséquence au fait que des députés n'aient pas voté en 2015.
Pour ce qui est du respect de la loi, je reconnais que, dans le passé, les Présidents ont généralement refusé d'intervenir sur des questions de droit. Toutefois, il ne s'agit pas d'une question de droit ordinaire. Les privilèges collectifs de la Chambre des communes comprennent le droit de régir ses affaires internes, ce qu'on appelle aussi parfois le privilège d'exercer une compétence exclusive.
À la page 122 de l'ouvrage La procédure et les usages de la Chambre des communes, Troisième édition, de Bosc et Gagnon, on peut lire ce qui suit:
Le droit de régir ses affaires internes ne signifie pas que la Chambre est au-dessus de la loi. Toutefois, lorsque l'application de la loi porte sur les délibérations du Parlement ou une question protégée par le privilège, il revient à la chambre elle-même de décider de la façon d'appliquer la loi, et sa décision ne peut être assujettie à un examen judiciaire.
Il est fait mention de ce droit au paragraphe 34 de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Canada (Chambre des communes) c. Vaid. Les députés intéressés peuvent consulter cette décision s'ils sont vraiment curieux et je sais qu'ils seront nombreux à le faire.
À la page 191 de la deuxième édition de l'ouvrage intitulé Le privilège parlementaire au Canada, on peut lire:
Le privilège de régir ses propres affaires et délibérations est l'un des attributs les plus importants de toute institution législative indépendante.
Le droit de réglementer ses affaires et sa procédure internes sans extérieure ingérence comprend:
4. Le droit d'appliquer les lois qui concernent sa procédure interne sans intervention des tribunaux.
Je renvoie également la présidence à la page 102 de la 23e édition de l'ouvrage d'Erskine May, où il est dit:
Chaque Chambre a le droit d'être seul juge du caractère licite de ses travaux et d'établir ses propres codes de procédure, ainsi que de déroger à ceux-ci. Ce principe s’applique, que la Chambre en question soit saisie d’une affaire qu’elle seule peut trancher, comme dans le cas d’un ordre ou d’une résolution, ou encore qu’il s’agisse de déterminer si une affaire (un projet de loi, par exemple) concerne à la fois les deux Chambres. Ce principe s’applique même lorsque la procédure de la Chambre ou les droits d’un de ses membres ou agents de participer à ses travaux sont établis par une loi.
Certaines obligations légales ont déjà fait l'objet de décisions relatives au privilège à la Chambre. Ainsi, comme on peut le voir à la page 18105 des Débats, le 19 avril 1993, le Président a statué qu'il y avait de prime abord matière à question de privilège parce qu'un document qui, aux termes du Tarif des douanes, aurait dû être déposé à la Chambre, ne l'avait pas été. Je cite ici le Président Fraser:
Voici ce que disait le député quand exactement la même question a été soulevée en février 1992: « Le paragraphe 59(5) de la Loi concernant les droits de douane est une disposition légale, c'est-à-dire la forme la plus catégorique d'instructions données par la Chambre. À mon avis, la violation de cette instruction, fût-elle involontaire, constitue un affront à l'autorité et à la dignité du Parlement, en général, et de la Chambre des communes, en particulier.
Je partage cet avis, et j'espère qu'il sera appliqué en cette Chambre. Les dispositions législatives qui ont eu l'aval des députés de la Chambre ont une utilité réelle et il y a lieu de les observer.
Les prescriptions du Règlement et des lois ont été entérinées par la Chambre et constituent une convention qui doit, tous les députés en conviendront, être respectée.
Plus récemment, le prédécesseur immédiat du Président a jugé qu'il incombait à la Chambre des communes de se prononcer sur les dispositions législatives de la Loi électorale du Canada concernant le droit des députés de siéger et de voter dans cette enceinte. On peut trouver ces décisions à la page 18550 du hansard du 18 juin 2013 et à la page 9183 du hansard du 4 novembre 2014.
L'importance de laisser la Chambre se prononcer sur les exigences prévues à l'article 49.8 de la Loi sur le Parlement du Canada est soulignée dans l'article 49.7, une disposition que les avocats décriraient comme une disposition privative parce qu'elle prive les tribunaux du pouvoir de mener des contrôles judiciaires.
Monsieur le Président, si vous refusez d'envisager la possibilité qu'il y ait eu des infractions à la loi en l'occurrence, les membres des caucus, comme le caucus libéral qui enfreint la loi de manière flagrante, n'auront aucune protection ni aucun recours quand leurs droits seront bafoués. En raison de l'absence de recours judiciaire, des restrictions générales imposées à la présidence et au privilège qu'a la Chambre de gérer les affaires internes, je soutiens respectueusement que la solution — la seule solution, en fait — est d'autoriser la Chambre à se pencher sur la question.
Par conséquent, je vous exhorte à conclure qu'il y a, de prime abord, matière à question de privilège. Je serais prêt à proposer une motion visant à renvoyer la question au comité de la procédure et des affaires de la Chambre afin qu'il puisse l'examiner et envisager le meilleur moyen d'appliquer l'exigence relative à la tenue de votes, qui est énoncée dans l'article 49.8 de la Loi sur le Parlement du Canada.