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Bonjour à tous. Je vous souhaite la bienvenue à cette 31
e séance du Comité permanent des langues officielles.
Ce matin, notre rencontre porte sur l'accès à la justice dans les deux langues officielles au pays. Nous recevons des témoins de marque, à commencer par notre commissaire aux langues officielles, M. Graham Fraser.
Je vous souhaite la bienvenue à votre comité préféré, monsieur Fraser.
M. Fraser est accompagné de Mme Tremblay, directrice de la Direction des affaires juridiques.
Bienvenue, madame Tremblay.
Nous recevons également M. Michel Doucet, professeur à la Faculté de droit de l'Université de Moncton, qui est aussi un habitué du comité.
Bienvenue, monsieur Doucet.
Nous recevons également Mme Aucoin, présidente de la Fédération des associations de juristes d'expression française de common law.
Bienvenue, madame Aucoin.
Ces témoins nous feront un exposé. Pour répondre aux questions des parlementaires, sont aussi présents deux représentants du ministère de la Justice à qui on souhaite la bienvenue, soit Mme Andrée Duchesne, avocate-conseil et gestionnaire à Francophonie, Justice en langues officielles et Dualisme juridique, qui a déjà comparu devant le comité, et M. Tremblay, avocat général et directeur du Groupe du droit des langues officielles. Ils pourront répondre à toutes les questions des députés sur ce sujet.
Sans plus tarder, écoutons les présentations. J'invite d'abord M. Fraser à prononcer quelques mots.
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Merci beaucoup, monsieur le président.
Je voudrais d'abord vous remercier de me donner l'occasion de vous adresser la parole. J'en profiterai pour vous proposer quelques réflexions sur le processus de nomination des juges et la pénurie de juges bilingues.
La pénurie de juges bilingues dans les cours supérieures des provinces et territoires est l'un des principaux obstacles à l'accès à la justice dans les deux langues officielles. Pourtant, ce sont précisément ces tribunaux qui entendent les causes en droit criminel, en droit familial et en droit de la faillite. Or, le droit de tout citoyen et de toute citoyenne d'employer le français ou l'anglais devant les tribunaux du Canada est l'un des droits linguistiques fondamentaux de notre pacte confédératif.
Afin que les justiciables aient véritablement accès aux cours supérieures dans la langue officielle de leur choix, il est essentiel que ces tribunaux disposent d'un nombre suffisant de juges bilingues. Par conséquent, le processus de nomination des juges doit garantir la capacité bilingue des cours supérieures. Sinon, l'accès à la justice dans les deux langues officielles est compromis.
La nécessité de revoir le processus de nomination des juges a fait couler beaucoup d'encre depuis 1995, tant chez certains de mes prédécesseurs que de la part des associations de juristes d'expression française et des comités parlementaires qui ont été saisis de cette question.
Je voudrais rappeler brièvement les efforts déployés par tous ces acteurs pour convaincre le gouvernement du Canada d'agir.
[Traduction]
En 1995, le commissaire Goldbloom a publié une étude sur l'usage du français et de l'anglais devant les tribunaux canadiens. Dans cette étude, il concluait que les capacités linguistiques des cours supérieures et des cours d'appel des provinces et des territoires étaient inégales et insuffisantes. A l'époque, le commissaire avait recommandé au gouvernement fédéral d'accorder une importance appréciable aux capacités linguistiques lors du choix des candidats à la magistrature fédérale.
En 2003, le Comité sénatorial permanent des langues officielles a recommandé que le bilinguisme soit reconnu comme critère de sélection des juges. Dans sa réponse, le gouvernement s'est contenté de souligner que les comités consultatifs tiennent compte de la capacité des candidats à la magistrature de s'exprimer dans les deux langues officielles.
En juin 2005, le Comité permanent de la justice, des droits de la personne, de la sécurité publique et de la protection civile de la Chambre des communes a créé un sous-comité spécial ayant pour mandat d'étudier la procédure de nomination des juges à la magistrature fédérale. Ce sous-comité a entendu plusieurs témoins dont l'Association du Barreau canadien, la Fédération des associations des juristes d'expression française et la commissaire aux langues officielles qui m'a précédé, Mme Dyane Adam. Tous ces témoins ont cherché à sensibiliser les membres du comité au problème de la pénurie de juges bilingues et ont proposé des changements au processus de nomination.
[Français]
En novembre 2005, le Comité permanent de la justice, des droits de la personne, de la sécurité publique et de la protection civile a déposé son 18e rapport faisant état des travaux du Sous-comité sur le processus de nomination à la magistrature fédérale. Le sous-comité n'a pas eu le temps de terminer ses travaux avant la fin de la 38e législature parlementaire, mais il a néanmoins dégagé quelques avenues intéressantes à explorer.
Par exemple, un consensus s'était manifesté sur le bien fondé d'interviewer les candidats à la magistrature au cours du processus de nomination. À mon avis, cette mesure permettrait de vérifier la capacité linguistique des candidats avant leur nomination. Les membres du sous-comité avaient convenu que le ministre de la Justice devrait consulter le juge en chef de la juridiction en cause pour les besoins linguistiques particuliers du tribunal visé. Enfin, dans son rapport annuel déposé en 2004, ma prédécesseure, la commissaire Adam, avait recommandé au gouvernement du Canada de réexaminer le processus de nomination des juges des cours supérieures afin de les doter d'une capacité bilingue adéquate.
[Traduction]
Jusqu'à maintenant, les réponses du gouvernement fédéral aux recommandations de certains de mes prédécesseurs et à celles des comités de la Chambre et du Sénat ont été timides et nettement insuffisantes.
Je reconnais que la pratique du ministre Nicholson, qui consiste à consulter le juge en chef du tribunal concerné au sujet des besoins particuliers en matière de capacité bilingue du tribunal, est un pas dans la bonne direction. Toutefois, j'incite le ministre à faire preuve de leadership et à explorer d'autres solutions, et ce, de concert avec ses homologues provinciaux et territoriaux.
Le temps est opportun puisque le procureur général de l'Ontario, Chris Bentley, se penche actuellement sur la question. Il a entrepris, au début de l'année, un processus de consultation sur les recommandations faites par l'honorable juge Osborne dans son rapport sur la réforme du système de justice civile en Ontario. Le juge Osborne a reconnu le problème que pose la pénurie de juges bilingues et a recommandé que toute nomination future à la Cour supérieure tienne expressément compte du besoin de juges bilingues dans une région donnée. J'ai profité de l'occasion pour écrire à M. Bentley et l'encourager à amorcer un dialogue avec tous les acteurs clés, notamment la communauté franco-ontarienne, afin d'assurer l'accès à la justice dans les deux langues officielles.
En terminant, je voudrais donner mon avis sur le processus de nomination du prochain juge à la Cour suprême du Canada. À l'aube du 40e anniversaire de la Loi sur les langues officielles, il me semble que la connaissance des deux langues officielles devrait être l'une des compétences recherchées chez les juges siégeant au plus haut tribunal du pays. Une telle exigence démontrerait à l'ensemble du public canadien l'engagement du gouvernement du Canada envers la dualité linguistique. Il est essentiel, selon moi, qu'une institution aussi importante que la Cour suprême du Canada soit non seulement formée de juges ayant des compétences juridiques exceptionnelles, mais qu'elle soit aussi le reflet de nos valeurs et de notre identité canadienne en tant que pays bijuridique et bilingue.
[Français]
L'accès à la justice est l'une des pierres angulaires du système juridique canadien. L'absence de capacité bilingue suffisante au sein des cours supérieures et des cours d'appel des provinces et des territoires prive une partie importante de la population canadienne de son droit d'accéder à la justice dans la langue officielle de son choix.
Comme le constatait récemment la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Belende, « la violation de ces droits [...] constitue un préjudice grave à la minorité linguistique. » La révision du processus de nomination des juges représente la clé de voûte de l'égalité d'accès à la justice dans les deux langues officielles.
Je vous remercie de m'avoir écouté. Je serai prêt à répondre à vos questions, lorsque le temps sera propice.
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Merci, monsieur le président.
J'aimerais encore une fois remercier le Comité permanent des langues officielles de m'avoir invité à le rencontrer aujourd'hui.
Ma présentation a deux volets. Premièrement, je vais parler du cadre juridique en ce qui concerne l'accès à la justice dans les deux langues officielles au Canada. Deuxièmement, je vais partager avec vous mon expérience en tant que juriste et avocat ayant eu à plaider des dossiers à tous les niveaux de cour et dans plusieurs provinces canadiennes, ce qui m'amènera à parler des obstacles à surmonter lorsqu'on doit présenter une cause devant un juge qui ne comprend pas directement la langue du plaideur.
Je n'ai pas à rappeler au comité que le système judiciaire d'un pays se doit de traduire les valeurs et la culture de celui-ci. Dans un régime bilingue, comme c'est le cas au Canada, il se doit donc de refléter non seulement les valeurs de la majorité, mais également celles de la minorité de langue officielle. Pour cette dernière, le droit d'employer sa langue dans une instance judiciaire vise plus que le simple droit à l'équité procédurale et à la justice naturelle. Le bilinguisme, dans le domaine judiciaire, requiert que les minorités de langue officielle aient le droit de comparaître devant des juges qui parlent et comprennent leur langue.
Par bilinguisme judiciaire, j'entends notamment le droit, pour le justiciable, d'employer devant les tribunaux l'une ou l'autre des langues officielles du pays. Par tribunaux, j'entends les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs. Les activités concernées comprennent les plaidoiries orales et écrites, les décisions définitives, les jugements et ordonnances ainsi que les communications entre le système judiciaire et le public.
En ce qui concerne les droits linguistiques ayant trait au système judiciaire, force nous est de reconnaître que ceux-ci ont généralement été interprétés de manière restrictive par les tribunaux. Ainsi, l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 garantit les droits linguistiques devant toute cour établie par le Parlement ainsi que devant les tribunaux du Québec; l'article 23 de la Loi sur le Manitoba de 1870 et l'article 19 de la Charte canadienne des droits et libertés garantissent certains droits aux justiciables du Manitoba, du Nouveau-Brunswick et du Québec devant les tribunaux fédéraux. Les autres provinces ne sont pas liées par ces dispositions constitutionnelles, mais elles sont quand même liées par les dispositions que l'on retrouve à l'article 530 du Code pénal canadien. Bien qu'il soit possible de faire valoir que le contexte historique ayant donné naissance à chacune de ces dispositions est différent, nous devons admettre que ces dispositions sont similaires.
La Cour suprême a d'ailleurs eu l'occasion de se pencher sur celles-ci dans les arrêts de la trilogie MacDonald, Société des Acadiens du Nouveau- Brunswick et Bilodeau de 1986. La cour, dans ces décisions, a conclu que le droit de s'exprimer dans sa langue devant les tribunaux n'imposait pas à l'État ou à un autre individu l'obligation correspondante d'employer la langue ainsi choisie ni d'autre obligation que celle de ne pas empêcher ceux qui souhaitent exercer ce droit de le faire. On ne peut que souhaiter, à la suite de la décision de la Cour suprême dans l'affaire Beaulac, que les tribunaux reviendront sur ces décisions et reconnaîtront finalement que le droit d'utiliser une langue devant un tribunal inclut également le droit d'être compris directement dans cette langue.
D'ailleurs, je reprends les propos de feu le juge en chef Dickson dans sa dissidence dans l'affaire Société des Acadiens. D'ailleurs, le juge Dickson était un juge unilingue anglophone, mais dans sa dissidence, il avait bien compris le problème lorsqu'il avait demandé à quoi servait le droit de s'exprimer dans sa propre langue si ceux à qui on s'adresse ne peuvent la comprendre.
Le législateur est intervenu pour chercher à corriger les effets néfastes des décisions de la trilogie de 1986 en adoptant le paragraphe 16(1) de la Loi sur les langues officielles. Ce paragraphe prévoit que tous les tribunaux fédéraux autres que la Cour suprême du Canada sont tenus de veiller à ce que la langue choisie par les parties soit comprise du juge ou de l'officier de justice présidant l'audience, et ce, sans l'aide d'un interprète. Certains justifient l'exception faite pour la Cour suprême en indiquant que puisqu'elle siège en formation de neuf juges, elle n'a pas, sur le plan de l'organisation, la souplesse des autres tribunaux. À mon avis, dans le contexte actuel, cette justification ne tient plus.
Le cadre juridique étant ainsi posé, je vais maintenant me pencher sur ce que cela veut dire dans la pratique.
Mon expérience en droit me démontre, par exemple, qu'au Nouveau-Brunswick lorsqu'on décide de procéder en français, on élimine pratiquement les deux tiers de la magistrature, c'est-à-dire les deux tiers des juges, car à peu près 40 p. 100 des juges de la province sont bilingues. Le choix des juges, pour le justifiable francophone, est donc beaucoup moins étendu dans une circonstance comme celle-là que celui de son concitoyen anglophone, et ce, dans la seule province bilingue du Canada.
En ce qui concerne les autres provinces, j'ai eu à plaider des dossiers portant sur l'article 23, des dossiers qui traitaient du droit à l'éducation dans la langue de la minorité. J'ai dû le faire en anglais parce que ces tribunaux, ces cours n'avaient pas de juges bilingues ou alors les citoyens n'avaient pas le droit d'utiliser la langue officielle de leur choix.
Je voudrais surtout parler de mon expérience devant la Cour suprême du Canada. J'ai eu à plaider plusieurs dossiers devant la Cour suprême du Canada. Lorsqu'on gagne un dossier par neuf voix contre zéro, c'est loin d'être dramatique, mais lorsqu'on perd un dossier par cinq voix contre quatre, comme cela m'est arrivé à un moment donné, et qu'on a plaidé ce dossier en français, on rentre ensuite à la maison et on écoute l'interprétation anglaise qui a été faite de notre plaidoirie devant la cour dont trois juges ne comprenaient pas le français. Comme ils devaient écouter la plaidoirie par l'intermédiaire de l'interprétation anglaise sur CPAC, on se pose des questions sur ce que les juges ont compris.
J'ai écouté l'interprétation anglaise de ma plaidoirie et je n'y ai rien compris moi-même. J'ai beaucoup de respect pour les interprètes et le travail qu'ils ont à faire. Ce doit être déjà assez compliqué de le faire dans un contexte politique, j'imagine ce que ce doit être dans un contexte judiciaire, où chaque mot compte, où l'interaction entre le banc et le plaideur joue un rôle très important, et où les questions qui sont posées au plaideur et les réponses qui sont données peuvent avoir une influence. Devant ces circonstances, si je devais plaider un autre cas devant un banc où trois juges ne comprennent pas directement la langue dans laquelle je veux plaider, je suggérerais peut-être à mon client de procéder dans l'autre langue pour s'assurer que les neufs juges sont en mesure de comprendre la plaidoirie.
Je crois donc que le contexte canadien est aujourd'hui suffisamment mûr sur le plan du bilinguisme pour qu'une modification soit apportée à la Loi sur les langues officielles afin de retirer l'exception faite pour la Cour suprême du Canada. Il est également suffisamment mûr pour que dorénavant, si les juristes sont avertis assez longtemps à l'avance, on puisse exiger que tout juge et toute personne qui voudrait siéger ou qui voudrait être nommée à la Cour suprême du Canada soit bilingue avant sa nomination.
Sur ce plan, je rejoins les propos tenus par l'Association du Jeune Barreau de Montréal dans un article publié dans La Presse il y a quelques semaines. Il demandait effectivement que lors des prochaines nominations à la Cour suprême, on s'assure que les juges peuvent comprendre directement le français des plaidoiries faites par les parties, et non pas à l'aide indirecte de l'interprétation ou d'autres moyens.
Je rejoins également les propos du commissaire en ce qui concerne l'obligation d'avoir, dans toutes les provinces canadiennes, un nombre suffisant de juges en mesure d'entendre les procès dans les deux langues. J'irai plus loin. Il faudrait que dorénavant au Nouveau-Brunswick, qui est la seule province officiellement bilingue, on exige lors d'une nomination à la magistrature, que toutes les personnes soient également bilingues afin que les justiciables francophones ne soient pas limités dans le choix des juges devant lesquels ils vont comparaître.
Merci.
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Merci, monsieur le président.
Je vous remercie de cette invitation.
Permettez-moi de vous parler très brièvement de la Fédération des associations de juristes d'expression française de common law. La FAJEF regroupe sept associations de juristes d'expression française et a pour mandat de promouvoir et de défendre les droits linguistiques des minorités francophones, notamment — mais pas exclusivement — en matière d'administration de la justice. Nous regroupons 1 350 juristes. Plusieurs sont diplômés de l'Université de Moncton et de l'Université d'Ottawa, c'est-à-dire de facultés de droit de common law. Nous regroupons tout de même beaucoup de juristes francophones et francophiles diplômés de toutes les facultés de droit du Canada. Nous avons une très belle représentation de juristes de partout au Canada. La FAJEF est aussi membre de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada.
Notre présentation d'aujourd'hui portera sur le processus de nomination des juges à la magistrature fédérale en général, bien que nous voulions faire quelques commentaires et suggestions quant au processus de nomination de juges à la Cour suprême du Canada. Je suis accompagnée aujourd'hui de Me Rénald Rémillard, le directeur général de la FAJEF.
Quelles sont les obligations linguistiques judiciaires des provinces? Comme l'a souligné mon collègue Me Doucet, le degré de bilinguisme judiciaire varie d'une province à l'autre, au Canada. Par exemple, les tribunaux du Manitoba, du Québec et du Nouveau-Brunswick doivent tous fonctionner dans les deux langues officielles. En Ontario, le même principe s'applique dans les régions désignées bilingues, qui comprennent environ 90 p. 100 de la population de l'Ontario. Depuis 1990, dans les régions non désignées bilingues de l'Ontario, en Colombie-Britannique, en Alberta, en Saskatchewan, en Nouvelle-Écosse, à l'Île-du-Prince-Édouard et à Terre-Neuve-et-Labrador, les obligations en matière de bilinguisme judiciaire se limitent largement, mais pas toujours exclusivement, aux procès en matière criminelle. Chose certaine, en 2008, toutes les provinces et territoires doivent avoir un nombre minimal de juges bilingues. Ce n'était pas le cas avant. Il y a eu certains progrès depuis 1990, moment où le processus actuel de nomination de juges a été adopté.
Que donne le processus actuel de nomination des juges à la magistrature fédérale? À notre avis, le processus actuel mène trop souvent à des résultats inacceptables. D'ailleurs, ce constat est confirmé par nos membres qui, depuis plusieurs années, nous font part de certaines situations alarmantes dans plusieurs provinces. Voici quelques exemples.
Au Manitoba, les citoyens ont le droit constitutionnel d'utiliser la langue de leur choix devant tous les tribunaux. En dépit de ce droit, aucun juge bilingue ne siégeait à la Division de la famille de la Cour du Banc de la Reine jusqu'en février 2005. Pendant des années, les justiciables francophones du Manitoba qui voulaient divorcer en français devaient comparaître devant un juge de la Division générale de la Cour du Banc de la Reine. Concrètement, cela voulait dire qu'un justiciable qui voulait procéder en français au Manitoba devait souvent attendre plus longtemps pour divorcer que s'il procédait en anglais, à cause de l'absence de juges bilingues. Le processus actuel de nomination des juges à la magistrature fédérale n'a donc pas assuré le respect des droits linguistiques au Manitoba pendant des années, et rien ne garantit que ce sera mieux à l'avenir.
En Ontario, la Cour supérieure doit être en mesure d'entendre des procès en français dans les régions désignées. En dépit de ce droit, la Cour supérieure de l'Ontario a perdu ses compétences bilingues à Windsor ainsi qu'à Welland. À Toronto, la capacité bilingue est nettement insuffisante. La situation n'est guère meilleure dans d'autres régions de l'Ontario, comme à Parry Sound, à Sault Ste. Marie et à Thunder Bay.
Étant donné qu'il n'existe pas de statistiques officielles sur le nombre de juges bilingues à la magistrature fédérale du Canada, nous sommes incertains du nombre de juges bilingues à l'Île-du-Prince-Édouard ou à Terre-Neuve-et-Labrador.
En Alberta et en Colombie-Britannique, deux juges par province parlent couramment français au tribunal supérieur provincial, mais en Saskatchewan, il n'y a qu'un seul juge bilingue à la Cour du Banc de la Reine. Si ce juge est en congé de maladie, en vacances ou s'il y a un conflit d'intérêts, le droit de subir son procès en français en vertu du Code criminel disparaît dans cette province. Ce droit est donc très précaire.
La FAJEF est d'avis que le processus actuel de nomination des juges à la magistrature fédérale ne tient pas suffisamment compte des droits linguistiques. D'ailleurs, l'absence de mécanisme pour évaluer le degré de bilinguisme des candidats à la magistrature fédérale confirme, selon nous, le peu d'importance qu'on accorde au critère du bilinguisme lors de la nomination des juges à la magistrature fédérale. Une réforme du processus de nomination actuel s'impose, du moins en matière de langues officielles.
Voici quelques réformes ou pistes de solution possibles à explorer. Il nous semble qu'il serait important d'évaluer le nombre de juges bilingues nécessaire pour assurer un accès égal en français. Ce nombre devrait être réévalué régulièrement pour chacune des provinces ou régions en tenant compte, entre autres, du principe de l'accès égal et des obligations constitutionnelles et législatives de la province ou de la région. Lors d'une telle évaluation, les associations de juristes devraient être consultées, car celles-ci savent si le nombre de juges bilingues affecte ou non l'accès à la justice de justiciables francophones dans leur province. Cette information n'est pas toujours connue par d'autres intervenants ni par les juges en chef, qui se fondent souvent sur la demande réelle en français, mais pas nécessairement sur la demande possible.
Des mécanismes qui permettent clairement au ministre de demander des candidats bilingues au comité constitueraient une autre piste de solution. On devrait prévoir spécifiquement que le ministre puisse exiger des comités une liste de candidats bilingues, et que ce soit indiqué sur les listes de juges qui sont soumises au ministre. La capacité bilingue des candidats devrait être évaluée, car elle n'est aucunement mesurée à l'heure actuelle. Une personne peut se déclarer bilingue dans le formulaire de demande sans l'être véritablement. D'ailleurs, l'expérience démontre que les gens se déclarent assez facilement bilingues, alors que dans les faits, ils le sont beaucoup moins. Lorsqu'il s'agit d'entendre un procès, il ne suffit pas de pouvoir dire: « Bonjour, comment allez-vous? »
Pour évaluer la capacité bilingue des candidats à la magistrature, il pourrait y avoir des entrevues avec les candidats et il faudrait qu'au moins un des membres du comité de sélection soit couramment bilingue. Il pourrait ainsi évaluer le niveau de bilinguisme. Bien sûr, dans certaines provinces, un minimum de membres bilingues serait inacceptable. Nous appuyons donc la suggestion de Me Doucet.
Il faudrait également identifier les candidats bilingues de façon obligatoire. Il faudrait indiquer si les candidats recommandés pour leur province ou leur région sont bilingues. À l'heure actuelle, rien ne porte à croire que le bilinguisme d'un candidat est identifié lorsqu'il apparaît sur la liste des personnes recommandées.
En ce qui a trait au recul qu'on a remarqué dans certaines provinces, il ne devrait pas y avoir de perte de capacité bilingue lors de la retraite ou du départ d'un juge bilingue. On devrait au moins remplacer automatiquement par une autre personne bilingue tout juge bilingue qui prend sa retraite. Cela aurait l'avantage d'éviter des reculs en matière de bilinguisme judiciaire, comme nous l'avons vu récemment en Ontario et en Nouvelle-Écosse.
Je vais parler tout de suite de la Cour suprême du Canada. La FAJEF trouve essentiel que tous les juges de la Cour suprême du Canada soient bilingues, et ce, pour les raisons suivantes. Le français et l'anglais ont un statut constitutionnel ou législatif dans les systèmes juridique et judiciaire fédéraux ainsi que dans toutes les provinces et tous les territoires du Canada. Les versions française et anglaise des lois ont valeur égale au fédéral, au Québec, au Manitoba, au Nouveau-Brunswick, en Ontario et dans les trois territoires. Dans un tel contexte, la capacité des neuf juges de la Cour suprême du Canada de bien comprendre les deux versions des lois nous semble essentielle.
La Loi sur les langues officielles du Canada reconnaît déjà l'importance d'être compris sans l'aide de l'interprétation devant les tribunaux fédéraux comme la Cour canadienne de l'impôt, la Cour fédérale et la Cour d'appel fédérale. Le même droit devrait s'appliquer à la Cour suprême du Canada.
Au Canada, le français bénéficie d'une égalité de statut et d'usage avec l'anglais. Aucun justiciable francophone ne devrait donc être entendu par le biais de l'interprétation devant le plus haut tribunal du Canada. Pour ces raisons, la FAJEF demande que le bilinguisme devienne un critère obligatoire pour être nommé à la Cour suprême du Canada.
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Merci, monsieur le président.
Je tiens à vous remercier, tous et chacun, d'être présents ce matin.
Vous avez bien mentionné que pour avoir accès à la justice, il faut pouvoir se faire comprendre ou du moins avoir l'impression que tout ce qu'on dit est compris. Or, il ne semble exister aucun mécanisme qui permette de s'assurer, lorsqu'un candidat à la magistrature se dit bilingue, qu'il l'est réellement. C'est à se demander si certains n'étirent pas un peu la vérité pour s'assurer d'un poste. Je ne sais pas si vous accepterez de vous avancer sur ce terrain, mais d'après ce qu'on peut voir, on dirait bien que certains étirent un peu la vérité.
Par ailleurs, pour obtenir certains postes à la fonction publique du Canada — appelons-les des postes de service à la clientèle —, si les personnes ne réussissent pas un examen, si elles ne se qualifient pas sur le plan linguistique, elles n'obtiendront pas ce poste. Or, il s'agit de simples services à la clientèle et d'offrir un service dans les deux langues officielles. Ce sont souvent des choses extrêmement banales. C'est de l'information générale destinée à la population canadienne.
Mais lorsque vient le temps de se présenter devant une cour pour faire valoir ses droits, aucune procédure n'assure le citoyen qu'il pourra se faire comprendre adéquatement. Tout cela est un peu ironique. Dans le cas d'un simple service d'information générale, on s'assure que la personne est bilingue; si elle ne réussit pas l'examen, elle n'a pas le travail. Dans le cas de la protection des droits du citoyen, on n'est pas obligé de s'assurer que la personne qui prend les décisions est bilingue.
Quand vous pensez à ces deux extrêmes, trouvez-vous cela ironique? Par ailleurs, êtes-vous prêts à vous aventurer sur le terrain dont j'ai parlé plus tôt, celui de la vérité qu'on étire pour obtenir un poste? Ensuite, j'aimerais savoir si les plus récentes nominations de juge faites par le gouvernement fédéral — je pense notamment au Nouveau-Brunswick — offrent la garantie aux francophones qu'ils pourront se faire servir davantage dans la langue de leur choix.
Monsieur Fraser, monsieur Doucet et madame Aucoin, je vous laisse répondre.
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Merci, monsieur le président.
Bonjour à tous.
D'après ce que je viens d'entendre, il semble que des candidats à un poste de juge trichent en disant qu'ils sont bilingues. Ce qui m'inquiète, c'est que ces gens devront présider une cour de justice. Cela donne froid dans le dos de penser que de futurs juges ou des gens peut-être déjà en place auraient fait une chose semblable.
Un autre aspect ressort. Si j'ai bien compris, le Canada est encore un pays soi-disant bilingue qui, soi-disant, respecte les francophones. Dans ce pays, les personnes qui se trouvent devant un juge peuvent être entendues par lui, mais pas nécessairement comprises par lui. Est-ce encore la situation au Canada? Ai-je bien compris?
Monsieur Fraser, monsieur Doucet et madame Aucoin, ma question s'adresse à vous tous.
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Merci, monsieur le président. J'aimerais souhaiter la bienvenue à nos invités de ce matin.
En écoutant les témoignages, je me dis que cela devient inquiétant dans un certain sens. Monsieur Doucet, quand vous avez parlé de « 9 à 0 », je pensais que vous parliez de la joute de hockey des Canadiens. Je n'avais vraiment pas pensé que la Cour suprême comptait neuf juges. Or, l'expression « 9 à 0 » signifiait qu'il y avait neuf juges et que lorsqu'ils étaient tous du même avis, il y avait moins de problèmes. Sauf que quand la partie se joue à cinq contre quatre, c'est une partie serrée qui risque de se rendre en prolongation, et à ce moment-là, vous avez dit que le cinquième point a été que le juge n'a pas compris le plaidoyer, puisque vous ne l'avez pas compris vous-même en écoutant la traduction, malgré tout le respect que vous portez aux traducteurs.
C'est inquiétant. La Cour suprême, c'est la dernière instance à laquelle on peut s'adresser au Canada. C'est la dernière étape du processus de justice pour un Canadien ou une Canadienne. Pour la personne qui est jugée, c'est tout son avenir qui peut être ruiné. C'est pourquoi on a un système de justice.
Ce qu'on entend de votre part ce matin est effrayant. J'ai bien hâte de vous entendre à ce sujet. Je n'aurais pas aimé être votre client, même si vous êtes un bon avocat. Vous avez gagné beaucoup de causes à la Cour suprême avec des collègues. Mais quand vous me parlez du service de traduction que vous avez reçu à la Cour suprême dans un cas particulier, je pense que ce jour-là, quelqu'un n'a pas eu de chance à la cour.
J'aimerais vous entendre à ce sujet..
Bonjour, monsieur Fraser. Bonjour aux autres invités aussi. Bienvenue au comité.
Ma question s'adresse à M. Fraser, à M. Doucet et à Mme Duchesne. Je suis avocat depuis 35 ans et je n'ai pas eu l'occasion, contrairement à M. Doucet, d'aller à la Cour suprême. J'ai travaillé avec M. et Mme Tout-le-Monde en bas. Que désirent ces gens? Ils veulent d'abord avoir accès à la justice dans leur langue. La dénonciation doit se faire dans leur langue. Autrement dit, s'ils sont accusés de quelque chose, ils veulent pouvoir lire l'acte d'accusation.
Si je n'ai pas d'argent, je veux que l'aide juridique financée par le fédéral me permette d'avoir un avocat qui parle ma langue. Lorsque je me présente devant le tribunal, je veux que la preuve qui m'est fournie par le procureur de la Couronne, puisque nous sommes au palier fédérale, soit dans ma langue. C'est ça, l'accès à la justice. Quand je me présenterai devant le juge, je verrai si je plaiderai coupable. Mais ça, c'est autre chose.
Je veux aussi que le greffier du tribunal sache parler ma langue, parce qu'il détient certaines choses. Par exemple, il peut compiler une preuve qui servira lors d'un appel subséquent, le cas échéant. C'est ce que j'entends par un accès à la justice.
Le juge est un instrument extrêmement important, mais avant d'arriver devant lui, j'ai tout ce cheminement à faire.
Monsieur Fraser, ce cheminement se fait-il actuellement? Je vais ensuite demander à Mme Duchesne, à Mme Aucoin et à tout le monde de répondre à cette question.
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Je voudrais ajouter un petit commentaire.
On semble déduire que cette absence de plaintes découle d'une méconnaissance des droits. Or, c'est une opinion. Je ne suis pas certain que le commissariat détienne des données précises qui pourraient appuyer ce fait.
Pour ma part, je peux indiquer qu'au cours de mes 10 années au ministère de la Justice à m'occuper de droits linguistiques, à ma connaissance, nous avons eu à traiter une seule plainte qui touchait la question de l'accès et qui impliquait le procureur général du Canada, que ce soit devant des instances criminelles ou devant des instances civiles.
On fait des efforts pour sensibiliser les justiciables chez nous. Le Commissariat aux langues officielles a un mandat de sensibilisation du public à ses droits linguistiques. On doit certainement continuer à déployer des efforts de ce côté.
Par contre, avant de tirer des conclusions négatives de l'absence de plaintes, il faudrait peut-être repenser un peu à ce processus.
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Je vous remercie d'être présents aujourd'hui.
Je voudrais poser d'autres questions sur la nomination des juges à la Cour suprême.
J'ai eu le privilège d'être membre du comité lorsque le juge Rothstein a comparu. Nous avons énormément insisté sur sa connaissance de la langue française. Je dois dire qu'à tout moment, il déclarait son engagement à suivre des cours qui lui permettraient, en l'espace de deux ans, de maîtriser suffisamment la langue pour pouvoir obtempérer.
Plus tard, au Comité permanent de la justice et des droits de la personne, dont je suis également membre, le juge Nicholson avait comparu. Le ministre nous avait bien assuré que ce n'était pas un handicap majeur, puisqu'on pouvait fort bien apprendre la langue assez rapidement. Ce qui primait pour la nomination d'un juge à la Cour suprême, semblait-il, était davantage la compétence juridique que la compétence linguistique.
J'ai également entendu M. Doucet dire qu'on notait une nette amélioration pour ce qui est des juges à la Cour suprême. Pourriez-vous donner des précisions à cet égard? Pour ma part, je ne vois pas une grande amélioration.
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Je pense que vous avez tout à fait raison de dire qu'il est élémentaire, dans un pays qui défend les deux langues officielles, que le plus haut tribunal puisse oeuvrer dans les deux langues. Il me semble que c'est élémentaire. Si on prend le problème à la source, on dit que la nomination des juges est de compétence fédérale. Tout le monde sait que le gouvernement a procédé unilatéralement à la modification de la nomination des juges, en novembre dernier, en changeant la composition du comité d'évaluation. Au comité d'évaluation, évidemment, on a oublié de tenir compte de la disposition linguistique.
Vous savez qu'auparavant, pour nommer un juge — et c'est de compétence fédérale —, le comité d'évaluation devait compter un membre du Barreau canadien, un membre du barreau de la province, le procureur général, un représentant de la magistrature et trois personnes nommées par le gouvernement. On a modifié cette façon de nommer les juges en désignant un membre du Barreau canadien, un membre du barreau de la province, un membre du service policier, ou qui le représente de façon unilatérale, et trois personnes du gouvernement. On a complètement modifié le comité.
Pensez-vous qu'on pourrait le modifier davantage afin de tenir compte de la langue? Présentement, on tient beaucoup compte des prétentions du gouvernement conservateur, mais pourrait-on introduire cette disposition dans la façon de nommer les juges, au comité d'évaluation?
M. Graham Fraser: Tout à fait.
Mme Carole Freeman: Et que proposez-vous?
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Merci, monsieur le président. Je ne veux pas parler de cours donnés par le ministère de la Justice, mais des cours. Je veux surtout vous annoncer, monsieur le président, que je déposerai une motion afin de demander que le Comité permanent des langues officielles recommande que les juges nommés à la Cour suprême soient bilingues. Je déposerai éventuellement un projet de loi d'intérêt privé pour faire les changements nécessaires afin d'assurer que l'on ait du bilinguisme. Quand une cour constitue le dernier ressort, c'est là que ça se passe. C'est comme au hockey. Quand la rondelle dépasse le gardien de but, on ne peut plus l'arrêter: elle est entrée, c'est fini. Il faut donc faire preuve de nuance. Ce sont des concepts techniques et juridiques importants. Si des personnes ne sont pas en mesure de se faire comprendre dans leur langue, je regrette, mais elles ont le sentiment d'être des citoyens de seconde zone. Il faut qu'il y ait justice — n'est-ce pas M. Tremblay? —, il faut qu'il y ait apparence de justice. Il est donc nécessaire que cette apparence de justice puisse également prendre toute sa force.
Ce qui m'inquiète également, c'est que, malheureusement, on a toujours le sentiment que le bilinguisme, c'est un francophone qui parle anglais. Quand il y a huit personnes bilingues et un anglophone et que tout le monde parle anglais, c'est gentil, c'est correct, mais personnellement, ça me cause des problèmes. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il existe un problème de perception, qu'il y a deux poids deux mesures lorsqu'on se retrouve dans des cours supérieures où le juge éprouve de la difficulté à communiquer, ou que l'on n'est pas capable d'avoir des juges qui vont permettre que l'on soit entendu.
J'aimerais tout simplement vous demander si vous avez le sentiment que même si dans le Code criminel il y a des arrêts de procédure et des éléments qui permettent de remettre une cause à plus tard, bien souvent on a besoin de se faire entendre, et si on n'est pas sur le même pied que des gens qui peuvent se faire comprendre immédiatement en anglais, il y a une certaine injustice quelque part. Même si on balaie la poussière sous le tapis en se disant que ça va venir un jour, finalement, c'est comme si on se disait qu'on va s'arrêter au coin de la rue et attendre un policier de la GRC deux heures de plus parce qu'on veut se faire servir en français.
Que pensez-vous de ce que je viens de vous dire, monsieur le commissaire et, ensuite, monsieur Doucet?