Bonjour. Je m'appelle Hugh MacIsaac. Je suis professeur au Great Lakes Institute for Environmental Research de l'Université de Windsor. Je suis également directeur du réseau canadien des espèces aquatiques envahissantes. Je travaille sur ces espèces depuis 22 ans.
C'est avec plaisir que je répondrai à toutes vos questions, mais auparavant, permettez-moi de vous expliquer en quoi consiste notre réseau et de vous décrire nos réussites et nos problèmes en ce qui a trait aux espèces aquatiques envahissantes dans le bassin des Grands Lacs.
Le réseau est un consortium de 30 professeurs de 12 universités, de 6 laboratoires du ministère des Pêches et des Océans et de laboratoires provinciaux de l'Ontario et de la Colombie-Britannique. Nous avons des bureaux dans huit provinces. Nous recevons des subventions d'environ 5 millions de dollars du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, de 1 million du MPO et 750 000 $ de Transports Canada.
Nos travaux portent sur les quatre côtes du Canada selon quatre thèmes de recherche: la détection précoce; l'intervention rapide; les espèces envahissantes, un agent de stress parmi d'autres pour les écosystèmes aquatiques; la réduction de l'incertitude dans la maîtrise des espèces exotiques.
Le réseau est, dans le monde entier, le seul groupe dans son genre qui allie le concours d'universités à celui de l'État, de l'industrie et d'ONG. Sachez que mes confrères de l'étranger qui connaissent bien le réseau sont fascinés par notre travail.
Je travaille actuellement, dans les Grands Lacs et les autres régions côtières du pays, à un projet de détection précoce au moyen d'une nouvelle technique génétique appelée pyroséquençage pour évaluer la présence d'espèces indigènes et exotiques dans les ports, à l'aide de l'ADN environnemental. Nettement plus sensible aux espèces présentes en très faible abondance que l'échantillonnage avec filets et microscopes, la technique est idéale pour la détection des espèces exotiques comme des espèces en voie de disparition.
L'examen initial du port de Hamilton nous a permis de déceler plus de six fois plus d'espèces appartenant aux deux groupes d'organismes les plus communs que toutes les autres études de ce port ayant fait l'objet d'une publication. Nous traitons également des échantillons des ports de Montréal, de Nanticoke et de Thunder Bay, que nous considérons comme exposés à un risque élevé, parmi tous les ports de la région des Grands Lacs et du Saint-Laurent.
Sur le plan des interventions rapides, nous effectuons actuellement une étude internationale de programmes visant l'élimination, la maîtrise de la propagation ou la suppression de populations, pour déterminer ceux qui sont efficaces. Nous espérons faire profiter les programmes qu'on adoptera dans le pays des leçons ainsi apprises.
En collaboration avec Fednav, compagnie de navigation dont le siège est à Montréal, premier transporteur vers les Grands Lacs, nous effectuons des essais pour évaluer les éventuels avantages additifs ou synergiques de la chloration combinée au remplacement de l'eau de ballast par de l'eau salée de la haute mer par rapport à chacune de ces techniques. Nous venons de terminer notre premier essai sur un navire parti de Québec pour aller au Brésil. Les résultats s'annoncent très prometteurs.
Nous avons publié un article, l'an dernier, en collaboration avec nos collègues du MPO et de Transports Canada sur l'efficacité de la réglementation actuelle en matière d'eau de ballast, en ce qui a trait à la protection des Grands Lacs. Comme mon collègue Tony Ricciardi vous l'a expliqué, il y a quelques semaines, tous les renseignements que nous possédons montrent une réduction marquée du risque depuis la mise en oeuvre du règlement sur les eaux de ballast par Transports Canada, en 2006 ou ils cadrent avec cette réduction.
Je vais vous parler d'une partie du faisceau de preuves que nous détenons à ce sujet.
D'abord, les ballasts de tout navire entrant dans la Voie maritime sont inspectés par les autorités américaines ou canadiennes, pour vérifier la salinité de l'eau qu'ils renferment, donc le faible risque qu'elle pose.
Ensuite, l'abondance et la diversité des espèces dangereuses, c'est-à-dire celles qui vivent en eau douce ou en eau saumâtre, ont diminué depuis la mise en vigueur des règlements.
De plus, nous avons effectué un test rétrospectif à l'aide d'eau de mer artificielle afin de vérifier si beaucoup de nos espèces envahissantes récemment arrivées auraient pu s'installer ici si les règlements en matière d'eau salée avaient été en vigueur il y a quelques décennies. Nous avons constaté que toutes les espèces, y compris les plus connues, comme les moules zébrées et les gobies à taches noires, n'auraient probablement pas pu le faire si le rinçage des ballasts à l'eau salée avait été obligatoire à l'époque.
Enfin, aucune espèce envahissante liée à l'eau de ballast n'est signalée dans les Grands Lacs depuis 2006, période la plus longue sans signalement depuis l'ouverture de la Voie maritime moderne.
Nos études se sont concentrées sur les invertébrés, et il pourrait être dangereux de présumer que toutes les espèces réagissent comme eux, mais, d'après toutes les données que nous possédons, le remplacement de l'eau de ballast ou le rinçage à l'eau salée semblent efficaces. Et si nous avons raison, ce vecteur perdra nettement beaucoup d'importance, à l'avenir.
Quels sont les défis? Je vais en décrire trois, qui, à mon avis, sont très importants. D'abord, les cargos hors mer échappent à la réglementation et ils transportent souvent dans leurs ballasts de l'eau provenant de ports en eau douce du Saint-Laurent qu'ils videront dans les Grands Lacs. Ils pourraient transporter des espèces indigènes ou des espèces envahissantes du Saint-Laurent qui ne sont pas encore présentes dans les Grands Lacs. Nous avons étudié un nombre limité de navires et d'échantillons d'eau de ballast, mais nous pensons que les navires qui viennent de Québec pourraient présenter le risque le plus élevé d'introduction, dans les Grands Lacs, de nouvelles espèces par eau de ballast interposée.
Ensuite, nous croyons que le commerce des animaux et végétaux pour aquariums et jardins d'eau constitue une menace réelle et en grande partie non réglementée pour les écosystèmes aquatiques de tout le Canada. Nous étudions actuellement deux plantes aquatiques, la jacinthe d'eau et la laitue d'eau, dans le lac Sainte-Claire. L'été, ces plantes peuvent obstruer les affluents des Grands Lacs et sont susceptibles d'être réintroduites année après année par des personnes qui les achètent dans des magasins locaux. J'ai trouvé un vendeur dans la région du code 416, la région de Toronto, qui annonçait neuf espèces de macrophytes ou de plantes d'étang, toutes envahissantes pour le Canada ou d'autres parties du monde. L'une d'elles était l'aloès d'eau, pourtant visée, actuellement, par un programme d'éradication coûteux, répété année après année par le gouvernement de l'Ontario, dans la voie navigable Trent-Severn.
Visiblement, nous avons, d'une part, des commerces qui vendent ces plantes en toute liberté. D'autre part, l'État consacre énormément d'argent pour se débarrasser de ces mêmes plantes. C'est illogique.
Je reviens un moment sur les commerces d'animaux et de végétaux pour les aquariums et les étangs. Un des mes confrères, Matthias Herborg, qui dirige le programme de lutte contre les espèces aquatiques envahissantes de la Colombie-Britannique m'a informé qu'il avait capté sur vidéo, hier, dans un lac des environs de Richmond, en banlieue de Vancouver, un poisson-serpent. Le problème est donc pancanadien; il n'est pas simplement limité aux Grands Lacs. Il existe un certain nombre d'espèces de poisson-serpent, mais nous tenons visiblement à les tenir éloignées du Canada.
Enfin, le Canada a désespérément besoin d'une politique antisalissures. Les salissures des coques de navires sont souvent un vecteur plus important d'introduction d'espèces exotiques que l'eau de ballast dans les écosystèmes marins. Elles auraient causé un petit nombre d'introductions dans les Grands Lacs, principalement d'algues. Des pays comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont mis au point des outils d'évaluation du risque pour déterminer la menace que représentent les coques de navires avant leur arrivée effective dans les eaux côtières. Je crois que nous devons examiner ces politiques, celles qu'on a adoptées dans le monde entier, et nous en inspirer, au Canada.
Enfin, depuis à peine 10 ans, les ministères fédéraux — MPO et Transports — ont nettement progressé en matière de détection et de réduction des menaces que posent les espèces exotiques envahissantes. Il y a 12 ans, quand la vérificatrice générale s'apprêtait à publier son premier rapport sur les espèces envahissantes, on m'a invité à venir témoigner, à Ottawa, du caractère suffisant de l'effort, à l'époque. J'étais alors un critique sévère de la quasi-inaction fédérale contre l'arrivée de ces espèces dans notre pays.
Si vous le souhaitez, je peux décrire certains programmes que vous connaissez probablement, que Transports Canada et MPO ont appliqués, depuis, pour s'attaquer à ce problème.
Transports Canada a été un partenaire très dynamique par son soutien financier essentiel et il veille à appliquer les recommandations du réseau. Notre travail n'est pas terminé. Nous devons continuer à nous concentrer sur l'élimination des voies qui permettent l'arrivée de ces espèces au Canada et, en sus, nous avons besoin d'une réaction efficace et rapide ainsi que de protocoles de détection précoce, quand la prévention ne suffit pas.
Sur ce, je répondrai avec plaisir à vos questions.
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Ce passage renvoie à l'un des problèmes que nous éprouvons dans l'échantillonnage des organismes aquatiques vivant sous la surface et microscopiques. Nous prélevons les échantillons dans la nature, au moyen de filets. Nous ramenons les échantillons au labo et nous les analysons sous le microscope. Ce travail exige beaucoup de minutie. D'ordinaire, un écologiste spécialiste du plancton prélèvera un échantillon de ce mélange et il comptera puis identifiera les quelque 300 premiers organismes qu'il y trouvera.
L'ennui, avec cette méthode employée depuis des centaines d'années, c'est que si un organisme a une abondance inférieure à 1 sur 300, la probabilité de l'observer sous le microscope est très faible. En réalité, dans la nature on trouve probablement de nombreux organismes qui sont présents à raison d'un individu sur 1 million ou 10 millions.
Il existe donc tout un ensemble d'espèces, dans les écosystèmes aquatiques, de partout sur le globe que nous décelons rarement à cause d'une aussi faible abondance. Mais l'ADN environnemental permet de déceler l'espèce elle-même ou l'ADN qu'elle excrète dans l'eau, et toutes les espèces laissent une signature révélatrice.
Nous utilisons donc un gène différent pour chaque espèce et, plutôt que d'identifier les espèces de la manière traditionnelle, nous analysons l'ADN, puis nous établissons des correspondances avec des bases de données en ligne. Nous pouvons ainsi déterminer le nombre d'espèces présentes.
Dans de nombreux cas, je ne peux pas donner le nom des espèces, mais je pourrais vous dire, dans l'exemple que je viens de mentionner, que les deux groupes les plus communs dans un écosystème aquatique sont les copépodes et les cladocères. La taxinomie des copépodes est particulièrement difficile. Il est difficile d'identifier les organismes. Souvent, donc, l'évaluation du plancton du port de Hamilton, par exemple, conduit à 15 espèces. Grâce à l'ADN, on peut en dénombrer 60. La différence vient de là.
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Contrairement à MPO, le ministère des Transports ne possède pas de services de recherche. Mais il a financé des groupes de chercheurs pour examiner ce qu'il pensait devoir être fait.
Pour une partie de notre travail, nous sommes financés par Transports Canada depuis 10 ans. Quand, en 2006, le ministère a fait promulguer son règlement sur l'eau de ballast, ce texte se fondait sur le travail de notre groupe et d'un groupe complémentaire d'Ann Arbor, au Michigan entrepris une dizaine d'années auparavant. Nous avons découvert que nous pouvions déterminer la diversité et l'abondance des organismes d'après la salinité (saumâtre, salée, douce) de l'eau de ballast.
Nous avons constaté que si les ballasts des navires qui arrivaient ici renfermaient de l'eau salée, la diversité des organismes menaçants, ceux qui pouvaient survivre dans les Grands Lacs, était spectaculairement plus faible. Nous en avons informé l'industrie du transport maritime et Transports Canada. Transports Canada a alors pris l'initiative d'exiger pour tous les navires arrivant au Canada le remplacement de l'eau de ballast par de l'eau de mer du grand large. Je pense que, maintenant, cette méthode est largement suivie dans le monde entier à cause de son efficacité.
Je devrais également préciser que lorsque nous avons déterminé les coûts de certains de nos travaux génétiques, ceux que je viens de décrire, ils ont révélé deux inconvénients. Comme je l'ai mentionné, il arrive souvent que nous ne pouvons pas trouver le nom des espèces que nous découvrons. Nous savons qu'il s'agit de véritables espèces, mais nous ne savons pas lesquelles. Nous pouvons en conserver des traces dans nos dossiers dans l'espoir, à mesure que l'on codera de plus en plus d'espèces au moyen d'un code à barres, de revenir à nos résultats antérieurs, puis de les nommer.
Le deuxième problème est le coût très élevé de ce travail. L'analyse de chaque échantillon coûte environ 10 000 $. Les responsables de la plupart des laboratoires universitaires du Canada reçoivent peut-être 50 000 $ par année. C'est très insuffisant.
L'avantage du réseau est de permettre l'analyse des échantillons grâce aux subventions de Transports Canada. Nous analysons effectivement des échantillons de 16 ports: 4 des Grands Lacs, 4 de la côte Est, 4 de la côte Ouest et 4 de l'Arctique. Nous effectuons donc des travaux complémentaires pour tout le pays.
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L'industrie du transport collabore beaucoup et n'aime pas qu'on dise du mal d'elle sur le plan environnemental. Elle est au courant du problème. Dès que j'ai commencé à travailler avec l'industrie il y a 10 ans et avant même que Transports Canada impose des règlements en 2006, nous nous sommes réunis à Montréal avec la Fédération maritime du Canada, un groupe de coordination. Nous avons indiqué que le risque diminuait beaucoup si les navires remplissaient leurs réservoirs d'eau salée avant d'arriver dans les Grands Lacs.
On ne nous a pas dit si la pratique avait été adoptée, mais l'année suivante, nous avons constaté une énorme différence dans les échantillons. Nous ne comprenions pas pourquoi il n'y avait plus d'eau douce dans les navires. L'avocat de la fédération nous a indiqué que tous les partenaires devaient désormais remplir les réservoirs d'eau salée. L'industrie accepte volontiers que nous fassions des expérimentations à bord des navires.
Présentement, nous étudions s'il y a un avantage à combiner le renouvellement de l'eau de ballast à la chloration. J'hésite un peu à en parler en détail, parce que nous n'avons effectué qu'un essai jusqu'à maintenant. Le navire a quitté Port-Alfred, au Québec, avec ses 10 réservoirs de ballast remplis d'eau douce. Deux réservoirs servaient à contrôler le navire. Nous avons échantillonné les 10 réservoirs dès le début. Deux d'entre eux étaient chlorés, trois devaient renouveler l'eau de ballast et trois devaient renouveler l'eau de ballast et étaient chlorés. Les 10 réservoirs ont été échantillonnés dès le début.
L'équipage n'a pas apprécié notre demande, mais nous avons fait arrêter le navire, qui se dirigeait vers le Brésil, au milieu de l'océan durant environ 12 heures. On a simplement rempli d'eau de ballast les réservoirs prévus à cet effet. Certains réservoirs étaient aussi chlorés. C'était il y a seulement 10 jours.
Dans les groupes analysés jusqu'ici, nous avons constaté trois indicateurs bactériens différents et des algues ou du phytoplancton. Dans les deux cas, il y avait toujours moins d'organismes dans les réservoirs chlorés dont l'eau de ballast était renouvelée. Ces réservoirs semblent répondre à la norme proposée IMO D-2, qui exigera de traiter l'eau de ballast.
Si nous pouvons montrer les avantages de cette pratique avec les trois autres essais qui seront réalisés au cours de l'été, Transports Canada pourrait envisager d'appliquer cette norme. Nous n'allons pas échantillonner le biote dans les réservoirs pour vérifier la conformité lorsque les navires auront des systèmes certifiés de traitement des eaux de ballast. Nous allons seulement vérifier que le navire possède un système qui respecte la norme.
Malheureusement, la technologie connaît parfois des ratées. Si le système de conformité rencontre un problème durant le voyage, les réservoirs pourraient contenir de l'eau qui présente un danger. Selon nous, ce serait avantageux de traiter l'eau de ballast en plus de la renouveler. C'est une mesure de sécurité pour réduire au maximum le risque associé au transport maritime.
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Merci. C'est une question très vaste. Certaines espèces envahissantes viennent du bassin de la mer Noire. On peut se demander pourquoi des espèces marines se trouvent dans les Grands Lacs, mais elles ne sont pas strictement marines. Ces espèces vivent près des rives et à l'embouchure des fleuves qui se jettent dans la mer Noire, comme la moule zébrée, le gobie à taches noires, etc.
Ces espèces viennent ici en grande partie grâce aux canaux partout en Europe, qui leur permettent d'accéder aux grands ports d'eau douce comme ceux de Rotterdam et d'Anvers. De là, elles sont transportées par les navires jusqu'aux Grands Lacs. Ces espèces ne peuvent pas s'y rendre autrement.
Lorsqu'elles parviennent aux Grands Lacs, toutes sortes d'activités humaines favorisent leur propagation aux lacs intérieurs. Les trois espèces qui posent le plus de problèmes à l'heure actuelle sont la moule zébrée, la moule quagga — qui semblent identiques, même s'il s'agit d'espèces distinctes — et le cladocère épineux.
En tout, le cladocère épineux fait environ un demi-pouce. C'est un petit organisme avec une longue queue pourvue d'épines qui lui permet d'éloigner les petits poissons qui voudraient s'en nourrir. Cette espèce se trouve maintenant dans au moins 160 lacs en Ontario. L'an dernier, elle s'est propagée au Manitoba. Pour préserver la biodiversité des lacs au Canada, c'est précisément le genre d'espèces qu'il faut tenir à l'écart.
Mon confrère de l'Université York, M. Norman Yan, a réussi à montrer que le cladocère épineux — un prédateur qui se nourrit du plancton indigène — envahissant de nouveaux lacs causait l'extinction de trois espèces indigènes. Au moins 160 rapports l'affirment. La propagation du cladocère épineux entraîne l'extinction de bien des espèces indigènes.
La propagation résulte de la pêche au downrigger sur les lacs Ontario, Érié ou Huron. En fait, le cladocère épineux existe dans tous les Grands Lacs. Les chalutiers qui pêchent le saumon vont tirer les lignes de downrigger, qu'on ne remonte pas très souvent. Ces lignes tirées à la verticale vont parcourir une très vaste étendue d'eau, parce qu'elles n'offrent aucune résistance.
Le cladocère épineux est petit, mais à cause de sa grosse queue, il ne peut pas éviter la ligne à pêche. Les cladocères entraînés par la queue vont s'accumuler sur la ligne et former un noeud. Lorsque le pêcheur remonte sa ligne, elle va bloquer à cause du noeud formé, disons, de 500 cladocères épineux.
Bon nombre de cladocères épineux peuvent se reproduire de manière sexuée ou asexuée. Ce sont celles qui se reproduisent de manière asexuée qui posent des problèmes. Les femelles peuvent produire des oeufs qui sont comme des pépins de pommes. Tous les organismes présents sur la ligne vont mourir sur-le-champ si on les retire de l'eau, mais les oeufs portés par la femelle résistent au dessèchement. C'est comme les pépins de pomme, qui peuvent passer dans l'estomac d'un canard ou d'un poisson.
Si on va pêcher sur un autre lac, peut-être trois semaines plus tard, et qu'on ne nettoie pas sa ligne au préalable, le noeud va retomber dans l'eau. Les oeufs, qui se réhydratent, vont éclore et former une nouvelle population. Le cladocère épineux s'est propagé partout dans Muskoka. Il pourrait bien s'être propagé au Québec, car il existe tout près de la frontière. Cette espèce vient d'envahir le Manitoba.
Les moules zébrées et quagga sont bien mieux connues. La plupart des gens connaissent la moule zébrée, mais c'est la moule quagga qui pose le plus de problèmes. Ces moules collent à toutes les surfaces solides à l'extérieur des bateaux, comme le moteur ou l'intérieur du moteur.
Si les gens transportent leurs bateaux auxquels sont collés ces organismes... Dans bien des cas, les espèces prolifèrent sur les plantes aquatiques près des rives des lacs, et les plantes qui se détachent du fond échouent dans la marina. Si on va à un autre lac sans avoir retiré les nombreuses plantes aquatiques qui se sont accrochées à la remorque lors de la mise à l'eau du bateau, on peut y introduire non seulement la plante, mais aussi les moules zébrées et quagga qui vivent sur elle.
Ces organismes...
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Comme je l'ai dit, les États-Unis n'ont pas l'approche méthodique que nous avons.
Nous avons rencontré l'agence scientifique, la NSF, il y a quelques semaines, pour voir si elle était prête à financer des collègues américains pour qu'ils puissent faire le type de travail que nous faisons. Un certain nombre d'autres agences, la NOAA et l'EPA souhaitent le faire en utilisant le modèle canadien.
Pour répondre à votre question, d'un côté, il y a la Great Lakes Protection Fund, qui avait des centaines de millions de dollars l'an dernier. Une bonne partie a été utilisée pour les salaires, etc. Cependant, il est très clair qu'on avait beaucoup accru la surveillance, mais ce n'était seulement que pour une année. Cette année, elle a 50 millions de dollars. Je pense qu'elle avait 800 millions l'an dernier; les fonds ont donc été réduits considérablement. Il reste que 50 millions, c'est beaucoup d'argent pour des projets de rétablissement, et une partie sera investie dans les espèces envahissantes.
À l'heure actuelle, les États-Unis investissent probablement plus. Nos investissements sont plus stables, mais plus faibles.
J'aimerais certainement qu'il y en ait plus, surtout pour ce type de surveillance. Je ne pense pas qu'on puisse considérer cela comme exceptionnel lorsqu'il faut retourner sur place à répétition pour voir si les zones à risques élevés ont été envahies par de nouvelles espèces. Il faut de l'argent.
Je vous félicite pour votre connaissance de la langue grecque. « Limnos » est la racine grecque de « eau stagnante ». La limnologie est donc l'étude des eaux stagnantes.
Le prix en question porte le nom de Frank Rigler, un éminent limnologue qui a d'abord travaillé à l'Université de Toronto, puis à l'Université McGill. Il est décédé prématurément. J'étais un étudiant de premier cycle lorsque j'ai eu la chance de l'entendre prononcer un discours; j'étais alors en quatrième année. C'est l'une des rares allocutions dont je me souviens, et c'était il y a une trentaine d'années. La raison pour laquelle je m'en souviens, c'est qu'il a parlé des monstres du Loch Ness. Durant tout son exposé, il a expliqué pourquoi les monstres du Loch Ness ne pouvaient pas exister — il n'y avait tout simplement pas assez de nourriture dans le Loch Ness pour nourrir des monstres.
Par contre, la carpe asiatique est certainement source de préoccupations. Ce que je peux vous dire, c'est que nous ne sommes pas certains des effets qu'elle aurait dans les Grands Lacs. Alors, la meilleure chose à faire, c'est d'appliquer le principe de précaution et de l'écarter.
J'ai vu deux facteurs possibles qui pourraient limiter la survie de l'espèce dans les Grands Lacs. D'après les modèles environnementaux des endroits où elle se trouve en général, nous croyons que des habitats semblables existent dans les Grands Lacs. Alors, ce n'est pas la température ou ce genre de facteur qui l'empêchera de bien s'acclimater aux Grands Lacs.
Ce qui pourrait restreindre l'espèce, c'est soit la rareté de la nourriture dont vous parlez — dans de nombreux secteurs des Grands Lacs, les niveaux de productivité des zooplanctons et des phytoplanctons ne sont tout simplement pas assez élevés pour nourrir de grandes populations de carpe asiatique —, soit, comme il a été dit, le fait que le poisson exige des rivières très longues pour se reproduire. Il pond des oeufs, qui flottent en aval à mesure qu'ils se développent.
Certaines rivières partant des Grands Lacs sont suffisamment longues, mais dans l'ensemble, je doute que ces poissons vont manger les ressources des Grands Lacs comme certaines personnes l'ont laissé entendre. Les ouvrages que j'ai lus semblent indiquer que c'est peu probable, à moins qu'ils puissent se nourrir d'aliments que nous ignorons pour l'instant. S'ils peuvent se nourrir de très petites particules, ils pourraient alors avoir assez d'énergie pour très bien vivre dans les Grands Lacs.
Toutefois, certains secteurs comme la rivière Détroit, l'ouest du lac Érié et le lac St. Clair sont des habitats qui seraient favorables à cette espèce, en particulier l'ouest du lac Érié, où la quantité de nourriture est beaucoup plus élevée que dans de grandes parties du lac Ontario ou du lac Huron.
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C'est un excellent point. Oui, la chose serait possible. Nous constatons que la moule zébrée et la moule quagga sont ce que nous appelons des « ingénieurs d'écosystèmes ». Elles modifient les aspects physiques de l'habitat, les aspects chimiques de l'habitat et la biologie des systèmes. Elles ont littéralement transformé la dynamique des Grands Lacs.
Au départ, je croyais que ces effets seraient limités principalement aux bassins moins profonds, comme le lac St. Clair et l'ouest du lac Érié. Or, nous constatons maintenant que des systèmes comme le lac Huron et le lac Michigan sont complètement transformés par la moule quagga, qui se répand dans ces systèmes.
Dans de nombreux cas, ce phénomène a un effet positif. Par exemple, si vous êtes propriétaire d'un chalet au bord d'un lac, la valeur de votre chalet est en partie déterminée par la clarté de l'eau. Plus l'eau est claire, plus votre chalet a de la valeur. Ironiquement, si la moule zébrée est présente à cet endroit, elle pourrait clarifier l'eau ce qui, dans un premier temps, ferait augmenter la valeur du chalet.
L'eau devient plus claire parce que les animaux filtrent à la fois les zooplanctons et les phytoplanctons ainsi que le limon et l'argile. À l'aide de leurs branchies, les moules consomment ces matières ou elles les divisent de sorte qu'elles reposent au fond du lac. Le résultat net, c'est que beaucoup de particules qui vivaient à la surface de l'eau sont éliminées. Elles sont maintenant déposées au fond du lac. À cet endroit, elles ne sont plus disponibles pour les carpes, qui filtrent l'eau en se déplaçant.
Ironiquement, vous avez raison de dire qu'il est possible que les effets de la moule zébrée et de la moule quagga pourraient rendre la vie plus difficile à ces poissons dans les Grands Lacs.
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Nous ne pouvons revenir au temps jadis, mais il y a une chose en toxicologie qu'on appelle la relation dose-réponse. Si j'expose un organisme à une certaine dose de produits chimiques, quelle sera sa réaction? Nous pouvons faire la même chose en biologie de l'invasion. Si 10 propagules sont présents sur un navire, je ne sais pas quel est le risque exact qu'ils présentent, mais je sais que 10 propagules posent un risque beaucoup plus faible qu'un millier ou un million de propagules. Il y a peut-être une relation linéaire; plus vous ajoutez des organismes dans un système, plus vous inoculez le système, plus vous risquez de voir ces espèces survivre.
Ce que nous voulons faire, c'est réduire le nombre d'organismes dans ces vecteurs, c'est-à-dire dans l'eau de ballast, à un niveau si bas que même si les espèces sont introduites au Canada, elles ne seront pas assez nombreuses pour survivre et s'établir ici.
Il y a quelques semaines, mon collègue, Ladd Johnson, a parlé de l'effet d'Allee. Essentiellement, si l'organisme introduit est présent seulement en petit nombre, il ne pourra trouver de partenaires pour s'accoupler. S'il ne peut pas s'accoupler, il peut certes survivre, mais il ne pourra jamais se reproduire et par conséquent... Prenons, par exemple, le crabe chinois. Cette espèce possède de grosses pinces qui ressemblent à des mitaines. Le crabe chinois vit principalement dans les rivières, mais lorsqu'il est adulte, il vit dans la mer; excusez-moi, il se reproduit dans la mer et il vit dans les rivières, Nous avons capturé ces crabes dans le lac Érié à un certain nombre d'occasions. C'étaient des crabes adultes, de très gros individus. Ils ne risquent pas d'envahir les Grands Lacs puisqu'ils ne peuvent pas se reproduire dans l'eau douce. Ils doivent migrer vers la mer pour se reproduire, si bien qu'ils ne posent aucun risque d'invasion.
Ce que nous voulons faire dans tous les vecteurs, ou plutôt dans les principaux vecteurs, c'est émasculer ces espèces, si je peux m'exprimer ainsi. Nous voulons réduire le nombre d'individus que ces vecteurs transportent au point où ils ne présentent plus de risque.
Je me trompe peut-être, mais je crois qu'on en est à cette étape avec l'eau de ballast. Je n'ai pas parlé des salissures des coques de navire, mais je crois que c'est un grand problème pour le Canada.
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C'est une excellente question. Nous pouvons examiner certaines études de cas. Je peux en citer deux qui ont été couronnées de succès. Il y a un animal qu'on appelle la moule rayée noire. Elle s'apparente à la moule zébrée; elle s'accroche aux choses. On l'a découverte dans un port d'Australie. On a isolé le port et on l'a bombardé de produits chimiques pour tuer cette moule. Dans un autre cas, une algue qu'on appelle caulerpe, qui provient de la mer Méditerranée, a été découverte à San Diego. Elle vit au fond de la mer et elle pousse. Des plongeurs ont découvert des talles de cette algue. Ils les ont recouvertes de toiles, puis ils ont lancé des comprimés de chlore sous les toiles et ils ont réussi à tuer cette algue de cette façon.
Ce qu'il faut retenir, c'est qu'on a deux réussites et que toutes deux ont été réalisées dans des écosystèmes aquatiques, mais nous parlons essentiellement d'un environnement bidimensionnel. Ce n'est pas en eau libre. Ces organismes vivent au fond de l'eau.
Alors, si nous avons affaire à des organismes qui vivent dans l'eau, comme le cladocère épineux, nous ne réussirons probablement pas à les éradiquer s'ils réussissent à s'introduire. Si cela se produit, vous avez perdu la partie. Si la moule zébré s'introduit dans votre lac, vous pouvez déclarer forfait. Il est très peu probable que vous obtiendrez la permission de chlorer l'eau ou d'y déverser assez de potassium pour tuer tous les animaux qui se trouvent dans le lac. Cette intervention ne sera pas tolérée.
Nous essayons donc de voir s'il y a des cas où l'on peut prévoir le succès ou l'échec des initiatives. Je peux vous dire que je suis au courant de certains cas où... Par exemple, il y a ce macrophyte que j'ai mentionné dans ma déclaration préliminaire, qui se trouve dans la voie navigable Trent-Severn. On essaie depuis au moins deux ans d'éradiquer cette plante. Le problème, c'est que, même si vous croyez avoir tout enlevé, si vous laissez quelques graines, vous constaterez l'année suivante que la plante pousse encore. Dans certains cas, il vous faudra retourner plusieurs fois avant de pouvoir créer victoire.
Nous n'en sommes qu'à l'étape où nous colligeons les cas partout dans le monde où les mesures prises ont donné de bons résultats ou ont échoué, et nous essayons d'établir des liens avec la taille de l'habitat et le type d'intervention, en cherchant à savoir si on a voulu éradiquer l'espèce — comme dans le cas de la moule rayée noire que j'ai mentionnée — ou si on a essayé d'en limiter la propagation.
En Ontario, nous avons eu l'agrile du frêne. Combien de gens savent ce qu'est l'agrile du frêne? C'est un coléoptère. Il est arrivé par bateau, dans des matériaux d'emballage en bois, pour se retrouver dans ma cour. Cet insecte se répand partout. Je crois qu'il se trouve maintenant au Québec ainsi qu'au Wisconsin. C'est comme si une grosse bombe avait éclaté.
Dans un premier temps, on a essayé de limiter sa propagation en effectuant des coupes sur une bande de 10 kilomètres, à partir du lac St. Clair jusqu'au lac Érié. On pensait pouvoir empêcher la dispersion du coléoptère si on abattait tous les frênes sur lesquels il vit. On a abattu tous les frênes, tant sur les terrains publics que privés, pour découvrir que cela ne servait à rien parce que quelqu'un avait déjà transporté les coléoptères à l'est de la zone où on effectuait les coupes. Des études de cas comme celle-là nous montrent donc qu'il faut être bien certain que le mal ne s'est pas déjà répandu ailleurs.
La suppression est une troisième stratégie, dont l'exemple le plus courant... Vous en entendrez peut-être parler si vous consultez la Commission des pêcheries des Grands Lacs, dont le mandat consiste en grande partie à atténuer les problèmes causés par la lamproie dans les Grands Lacs. Tout un arsenal de techniques est donc mis en oeuvre pour tuer les larves de poisson avant qu'elles ne s'introduisent dans les Grands Lacs et n'y causent des problèmes. Voilà un exemple de suppression qui donne de bons résultats, mais vous remarquerez qu'on n'extermine pas le poisson des Grands Lacs. Cela ne semble pas possible.
Nous examinons tout cela. Je crois que c'est important pour pouvoir dire ensuite au gouvernement: « Avant d'essayer d'éliminer ce poisson d'un cours d'eau, vous devez savoir que des tentatives dans ce sens ont été menées dans le cadre de 15 études précédentes, et qu'une seule a été concluante. »