:
Bonjour, mesdames et messieurs.
Je déclare ouverte cette 19e séance du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international. Nous sommes le 13 mars 2008.
Nous poursuivons aujourd’hui notre étude de la mission canadienne en Afghanistan. Nous réserverons les 30 dernières minutes de la réunion aux travaux du comité.
Nous accueillons aujourd’hui cinq témoins. Nous avons l’honorable Flora MacDonald, fondatrice de l’ONG Future Generations Canada. Mme MacDonald est titulaire de nombreux prix et décorations. Elle est Officier de l’Ordre du Canada et ancienne ministre des Affaires étrangères. Nous sommes heureux de vous revoir au Parlement du Canada aujourd’hui.
Nous avons également Mme Sally Armstrong, journaliste, militante des droits de la personne, documentariste et auteure primée. Je vous souhaite la bienvenue.
Du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, nous avons Paul Heinbecker, membre distingué. M. Heinbecker a été conseiller principal en politique étrangère auprès du premier ministre Mulroney et secrétaire adjoint du Cabinet chargé de la politique étrangère et de la défense. Au cours de l’été 2000, il a été nommé ambassadeur et représentant permanent du Canada aux Nations Unies.
De l’Université de Redlands, nous avons Robert Jackson, directeur des relations internationales. M. Jackson a écrit, seul ou en collaboration avec d’autres, 36 livres et une cinquantaine d’articles dans le domaine de la politique comparative canadienne et internationale. Il s’occupe actuellement de projets concernant l’Afghanistan et la politique de sécurité de l’Amérique du Nord.
Du Conseil canadien pour la coopération internationale, nous avons Mme Surendrini Wijeyaratne, agente politique, Paix et conflits, qui a tenu des entrevues en Afghanistan en vue de la rédaction du rapport du Conseil intitulé Afghanistan: A Study on the Prospects for Peace.
Nous souhaitons la bienvenue à nos cinq témoins. Je vous prie de nous excuser d’avoir tardé à arriver, mais nous avions des votes à la Chambre des communes. De plus, nous ne pourrons probablement rester aujourd’hui que jusqu’à 16 h 45. Nous attendons avec beaucoup d’intérêt les observations dont vous voudrez nous faire part.
Nous invitons l’honorable Flora MacDonald à nous présenter son exposé en premier.
:
Je vous remercie de votre invitation. Je me sens en terrain familier.
Je voudrais vous parler aujourd’hui de l’Afghanistan. Je dois vous dire que, pour le faire, j’ai lu avec soin le mandat exposé dans la motion du 20 novembre 2007.
Permettez-moi de mentionner en premier que je vais régulièrement en Afghanistan depuis mars 2001. À ce moment, les talibans étaient encore au pouvoir et contrôlaient la plus grande partie du territoire afghan. Je m’apprête à partir en mai prochain pour mon 10e voyage en Afghanistan. Une fois là, je m’aventure dans les hautes montagnes centrales de Bamyan, Parvan, Oruzgan et plus au sud, dans les provinces de Ghazni et Paktia. Dans ces régions, je voyage avec les locaux, je dors dans leurs cabanes en briques crues et je mange leurs aliments peu variés, mais sains. Sur la base de cette relation longue et étroite avec le peuple afghan, je voudrais énoncer quelques postulats liés à votre mandat.
Premièrement, des progrès sont réalisés en Afghanistan, mais ils ne sont certainement pas répartis d’une façon uniforme partout dans le pays.
Deuxièmement, une forme de gouvernance locale commence à se manifester, mais elle ne correspond pas nécessairement à une vision occidentale.
Troisièmement, la reconstruction de l’Afghanistan sera longue sur le plan militaire, s’il faut continuer à tenir en respect les militants talibans dans leurs bastions de Kandahar, Helmand, Zabol, Paktika et d’autres provinces du nord-est et du sud-est. Je dois dire que les talibans ne sont pas tous militants. Il y a parmi eux des gens qui souhaitent que la paix et la stabilité se rétablissent dans leur pays et qui seraient disposés à partager volontairement leur point de vue avec d’autres. Les talibans sont un mouvement politique qui, comme tout autre mouvement politique, comporte des factions ayant des convictions très différentes les unes des autres.
Quatrièmement, la reconstruction politique, économique et sociale de l’Afghanistan pourrait être plus longue encore que la reconstruction militaire, mais les Afghans eux-mêmes sont capables de relever ces défis s’ils peuvent compter sur une bonne dose de sécurité.
Cinquièmement, dans une perspective historique, il ne faut pas perdre de vue que l’Afghanistan existe depuis très, très longtemps. Il a subi attaques, défaites et occupations partielles, mais il n’a jamais été conquis. Même Alexandre le Grand a fait des commentaires élogieux sur les Afghans lorsqu’il a traversé leur pays il y a 23 siècles.
Sixièmement, lors de ma première visite en Afghanistan en mars 2001, il y avait dans les rues de Kaboul très peu de voitures, peu d’hommes et encore moins de femmes. Aujourd’hui, les embouteillages sont fréquents. Pour certains, c’est un progrès, dans le sens matérialiste du terme. De nouveaux bâtiments surgissent dans les quatre grandes villes de Kaboul, Kandahar, Harat, et Mazar. Une route périphérique asphaltée ralliant ces quatre centres est près d’être terminée.
Septièmement, qu’en est-il de l’Afghanistan rural où 60 p. 100 de la population vit dans des villages traditionnels? À ma première visite dans la vallée de Shahidan, dans la partie occidentale de la province de Bamyan, des adolescents qui venaient d’être démobilisés des milices des chefs de guerre nous ont dit, en toute franchise, que leur vœu le plus cher était d’aller à l’école. À titre de représentants de l’ONG Future Generations, nous leur avons dit : « Si vous vous bâtissez une école, nous vous trouverons un enseignant. » Ils l’ont fait, et nous avons tenu notre promesse. L’éducation est l’un des objectifs les plus recherchés en Afghanistan.
Huitièmement, le peuple afghan est très travailleur et très ingénieux. La plupart des villages n’ont pas d’électricité. Après le coucher du soleil, les cabanes de briques crues ne sont ni éclairées ni chauffées. Abdullah Barat, Canadien d’origine afghane que j’ai persuadé de laisser son emploi bien rémunéré à Ottawa pour rentrer à Bamyan et se joindre à notre ONG, est devenu un leader dans la reconstruction de sa vallée de la province de Bamyan.
De concert avec une autre ONG, Norwegian Church Aid, nous avons entrepris un programme consistant à acheter des panneaux solaires, à les installer sur le toit des petites cabanes de briques crues et à les entretenir. L’énergie recueillie par les panneaux est stockée, à l’intérieur de chaque cabane, dans une batterie alimentant un tube fluorescent posé sur le plafond. Cette lumière artificielle a immédiatement transformé la vie des villageois. Les enfants pouvaient étudier le soir, les femmes pouvaient faire leur tissage et les hommes pouvaient s’occuper de leurs nombreuses corvées. Beaucoup de tâches ont été simplifiées grâce à l’utilisation de ces batteries.
Nous avons également utilisé l’énergie éolienne et hydraulique pour produire du courant électrique et faire fonctionner une installation de filtrage produisant de l’eau potable.
Comment tout cela s’est-il produit? Nous avons réussi surtout parce que les villageois ont accepté de se réunir sous la direction d’Abdullah Barat pour discuter de la façon de procéder. Ils ont décidé d’élire leur propre conseil local ou choura. Les chouras se réunissent une fois par semaine pour parler des besoins du village et décider des priorités. Chaque réunion fait l’objet d’un compte rendu. Ce processus a commencé dans un village de la vallée de Shahidan. D’autres villages ont été impressionnés et ont décidé de faire la même chose.
Aujourd’hui, les 75 villages de la vallée ont tous leur conseil local. Ils sont ensuite passés à l’étape suivante en formant une choura pour toute la vallée, qui se réunit une fois par mois. C’est là que les différends locaux sont réglés avant qu’ils ne dégénèrent. Dans les quatre années écoulées depuis la création du système des chouras, des centaines de différends locaux ont été réglés par la discussion et le compromis. Les membres des chouras considèrent que c’est l’une de leurs plus grandes réalisations.
Il y a un an, la ville de Bamyan, capitale de la province du même nom, a élu sa choura. Pour la première fois dans l’histoire de l’Afghanistan, une femme a été choisie pour la diriger. Quatre des dix membres de cette choura sont des femmes. C’est une réalisation vraiment extraordinaire. Bamyan est la seule des 34 provinces afghanes à avoir une femme pour gouverneur.
Bref, je crois que l’effort international déployé en Afghanistan est important pour le Canada, et pas seulement sur le plan militaire, bien que j’appuie le travail accompli par les Forces canadiennes à Kandahar et ailleurs.
Toutefois, l’Afghanistan a besoin d’un développement à long terme, comme celui que réalisent Abdullah Barat et son équipe de volontaires afghans. La réussite de ces gens à Bamyan et leur conviction que leur travail influe sur la situation dans le pays contribuent beaucoup à la stabilité de la province.
Je n’essaie pas du tout de déprécier le travail humanitaire accompli par les militaires et d’autres organisations, mais ce n’est pas du développement à long terme. Pour réaliser ce genre de développement, les Canadiens doivent essayer de mieux comprendre la complexité du peuple afghan et la diversité de ses religions, de ses idéologies et de ses ethnicités. Ce sont ces aspects qui façonnent la psyché nationale et constituent la racine de la plupart des discordes internes. Il est important de s’informer auprès des Afghans eux-mêmes et de se renseigner sur leurs capacités. J’espère que le Canada et les Canadiens le feront.
L’Afghanistan d’aujourd’hui est encore un pays pris entre deux avenirs possibles : une démocratie fragile qui progresse lentement ou bien un État défaillant. Ayant survécu à tant de difficultés dans le passé, les Afghans ont montré leur ténacité et leur courage. Malheureusement, pour beaucoup, l’avenir demeure incertain.
:
Merci. Je vous remercie de m’avoir invitée à me joindre à vous aujourd’hui.
Je veux vous parler de ce qu’à mon avis, le Canada a réalisé en Afghanistan. Je voudrais commencer par vous rappeler que c’est un pays que la plupart des Canadiens n’auraient même pas réussi à trouver sur une carte, il y a sept ans. Aujourd’hui, l’Afghanistan tient la manchette des journaux, il est mentionné dans tous les bulletins d’information et il est certainement présent à l’esprit des contribuables. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que beaucoup de Canadiens commencent à se demander ce que, diable, nous faisons dans ce pays primitif qui se trouve presque aux antipodes du Canada et qui semble déterminé à se détruire lui-même.
La réponse est simple : Nous participons à sa reconstruction, comme nous l’avons promis dans l’accord de Bonn que nous avons signé en novembre 2001. De plus, nous nous protégeons nous-mêmes parce que nous avons compris qu’il était nécessaire de le faire au lendemain du traumatisme du 11 septembre 2001.
J’ai commencé à envoyer des reportages de l’Afghanistan peu après l’arrivée au pouvoir des talibans. Ils avaient pris le contrôle du pays au cours de l’automne 1996. J’y suis arrivée en mars 1997. Je suis allée là parce que les talibans avaient transformé en cauchemar la situation des droits de la personne pour les femmes et les filles. C’est dans cette optique que j’ai continué à couvrir le pays et à suivre son développement fragile, ses échecs parfois désastreux et, j’ose le dire, l’espoir vacillant de la paix.
Il n’est pas question ici de battre les talibans, car c’est un peu comme si on disait qu’on veut battre la mafia. On ne peut qu’espérer refouler les talibans dans leurs cavernes et les y maintenir assez longtemps pour que le gouvernement puisse tenir debout, apprendre à gouverner et former une armée nationale capable de défendre la population. Ce ne sont pas des tâches qu’on accomplit du jour au lendemain.
Les efforts du Canada ont produit quelques excellents résultats grâce, par exemple, à des interventions opportunes dans le processus électoral. Les gens n’avaient même pas commencé à parler de la date des élections en Afghanistan que le Canada avait déjà lancé un projet d’inscription des électeurs.
Le Canada a été le premier pays à financer le contrôle des armes lourdes et à réfléchir à ce qu’il convenait de faire des munitions.
Nous avons fait ces investissements très tôt, et ils ont été payants. Ce ne sont pas de grandes réalisations qui font les manchettes, mais elles ont produit des résultats concrets.
À l’heure actuelle, 700 000 projets de microcrédit sont en cours dans les villages, sous la direction de l’ACDI. Ces projets ont un énorme succès et sont très populaires.
Comme vous le savez, le Canada a pris l’initiative de s’occuper de Kandahar, qui représente le dossier le plus difficile du pays.
De plus, le Canada a appuyé et financé dans une grande mesure la création de la Commission indépendante des droits de la personne de l’Afghanistan, qui est reconnue comme l’une des plus grandes réussites du pays.
Pourtant, en six ans, les efforts combinés de 44 pays n’ont pas sensiblement modifié la vie des Afghans. Toutefois, nous n’avons investi dans ce pays qu’un vingt-cinquième de l’effectif militaire et un cinquantième de l’aide accordés à la Bosnie et au Kosovo. Ces questions sont actuellement reconsidérées par l’OTAN, les Nations Unies et la communauté internationale et, en particulier, par le Canada.
Nous devons nous concentrer sur ce que nous savons faire, ce qui n’est certainement pas peu. De plus, je crois qu’il est temps de revoir les notions négatives d’une façon objective. Je suis persuadée que le Canada peut le faire.
Par exemple, les intégristes qui aimeraient bien que l’Afghanistan devienne un État défaillant — et ils sont nombreux — confondent modernité et occidentalisation. Tout ce qui donne l’impression d’être moderne est dénoncé et qualifié d’occidental. Il est temps d’en parler.
Les droits de la personne, par exemple, ne sont ni occidentaux ni orientaux. Ils sont tout simplement humains. Pourtant, personne ne le dit. Il serait facile de rejeter les critiques dont fait l’objet le traitement des femmes en Afghanistan sous prétexte que ce sont des notions occidentales, mais ce serait injuste. Encore une fois, tout ce qui ressemble à du progrès est associé au démon occidental. C’est tout simplement insensé. Il est vraiment temps que quelqu’un le dise.
Deux des évaluations critiques qui ont été faites au début de cette intervention se sont révélées fausses et sont actuellement reconsidérées.
On avait pensé, par exemple, que le développement et la reconstruction seraient automatiques et que de petits investissements auraient de grandes retombées et permettraient de remettre le pays sur pied. Cela ne s’est pas confirmé.
Il a fallu longtemps pour que les gens se rendent compte que l’Afghanistan n’a pas atteint le stade de l’après-conflit. Le pays est dévasté par la guerre d’une façon que la communauté internationale n’a pas vue depuis 60 ans. L’infrastructure, le système d’irrigation, les lignes de transport d’énergie, l’agriculture, le capital humain, tout en Afghanistan s’est épouvantablement dégradé.
Le deuxième défi est l’édification d’un État, c’est-à-dire le regroupement des Afghans au sein d’un ensemble d’institutions légitimes. Il n’y a pas de doute que le processus de Bonn a réussi à rétablir une certaine légitimité, mais il ne garantissait pas que les systèmes fonctionneraient. En fait, la plupart n’ont pas fonctionné. Comme vous le savez, les chefs des moudjahidines ont pris le contrôle des ministères et ont simplement refusé de se retirer. N’oubliez pas que le gouvernement a invité la communauté internationale à l’aider. Il ne nous a pas demandé de prendre des décisions. Nous ne pouvions pas lui dire : « Chassez donc ces trois ministres. » Nous ne pouvions pas le faire car ce n’était pas notre rôle. C’est un dossier très délicat.
Le Canada a travaillé d’une façon très, très efficace dans le domaine de la gouvernance. Il a collaboré avec ces ministères. Aujourd’hui, nous commençons enfin à voir quelques réformes. Les anciens commandants n’ont plus aussi facilement accès à des armes lourdes. Les forces nationales de sécurité ont maintenant un effectif de 140 000 personnes. Ces choses n’ont été réalisées qu’en 2004.
Les parlementaires canadiens devraient également savoir que, dès le départ, un réseau très fort de femmes canadiennes de la base n’a pas cessé d’agir en faveur du peuple afghan. Je suis persuadée que, si on les interrogeait, ces femmes auraient beaucoup à dire sur l’orientation que le gouvernement devrait prendre dans ce dossier. Elles s’en occupent depuis 1997.
Je vais vous donner un seul exemple. Nous avons un groupe nommé Breaking Bread for Women in Afghanistan qui organise des repas-partage. Il n’y a vraiment rien de plus canadien que cela. Elles invitent entre 12 et 14 amies et demandent à chacune une contribution de 75 $. L’objectif est de réunir 750 $ dans une soirée, ce qui suffit pour payer le salaire d’un enseignant pendant un an. Ce programme canadien a pris comme un feu de broussailles. Aujourd’hui, 50 000 petites filles vont à l’école en Afghanistan grâce à ce programme. Chacun sait que l’éducation est la clé de la réforme.
Comme journaliste, je suis confondue, pendant que je raconte sans cesse ces histoires, par le fait que les Canadiens savent non seulement quoi faire dans beaucoup de ces dossiers, mais aussi comment agir pour les régler. Je me demande qui empêche ces gens d’agir de la façon qu’ils croient la plus efficace. Je suis persuadée que si nous prenions simplement les gens assis de ce côté de la salle, nous pourrions trouver un moyen de veiller à ce qu’il y ait à manger partout dans la province de Kandahar.
Nous arrivons dans un pays après une guerre, et la première question que nous nous posons aux gens, c’est : « De quel côté êtes-vous? Appuyez-vous les talibans ou le gouvernement? » Ce n’est pas ce qu’ils veulent entendre. Ils nous disent : « Avez-vous apporté à manger? J’ai faim et mes enfants ont froid. » Je crois que nous pouvons répondre à cette demande. Nous pouvons leur apporter une aide médicale de base. Je sais que c’est compliqué, mais je crois que les Canadiens peuvent le faire.
Au cours des deux derniers mois, plus de 900 Afghans sont morts de froid. Pouvez-vous l'imaginer? C’était pour la plupart des enfants. De plus, 316 000 bêtes ont péri. C’est ce que les gens mangent pour rester en vie. Tous ces animaux sont morts. Nous savons comment affronter un temps glacial. Nous serait-il vraiment difficile de leur parachuter des tentes, des couvertures et des aliments pour eux et pour leurs animaux? Nous pouvons ainsi gagner leur cœur. Je ne crois pas que ce soit vraiment très compliqué.
Si on abordait aujourd’hui 100 personnes au bazar de Kaboul pour leur demander comment vont les choses, 80 p. 100 d’entre eux diraient : « La situation s’aggrave. La police est corrompue et je ne fais pas confiance au gouvernement. Ma vie ne s’améliore pas malgré les promesses que vous m’avez faites. » Le pays est vraiment traumatisé. La majorité des Afghans d’aujourd’hui ont grandi pendant la guerre. Deux millions sont morts dans les 30 dernières années, soit une personne sur dix. Chaque personne connaît quelqu’un qui a été tué dans cette guerre. Amener les gens à surmonter ces événements et à évoluer vers la guérison est très difficile. Les séquelles de ce traumatisme ne doivent pas être sous-estimées.
Les Afghans se méfient beaucoup les uns des autres. Ils s’insultent constamment. En même temps, ils se méfient aussi des autres. Nous ne devons pas l'oublier. Cette méfiance est attribuable aux traumatismes qu’ils ont connus.
Malgré tout cela, je peux vous dire qu’à ma dernière visite, en janvier, j’ai vu pour la première fois des progrès qui m’ont surpris. La circulation ordinairement chaotique dont Mme MacDonald a parlé demeure chaotique, mais un peu moins. Les ordures qui s’étaient accumulées en tas pouvant atteindre huit mètres de hauteur avaient été ramassées. Cela fait une grande impression sur la société civile. J’ai été témoin d’autres changements. Les latrines puantes qui débordaient avaient été nettoyées et fonctionnent actuellement. Ce qui m’a vraiment sidérée, c’est que les rues étaient éclairées, quand il n’y avait pas une panne du secteur, bien sûr, ce qui est plutôt fréquent. Quoi qu’il en soit, depuis 11 ans que je fais des reportages sur l’Afghanistan, c’était la première fois que je voyais des rues éclairées.
La ville de Kaboul est encadrée sur deux côtés par des montagnes qui étaient autrefois couvertes de maisons, comme à n’importe quel autre endroit normal. Ces maisons avaient été atteintes non seulement par des grenades propulsées par fusée, mais aussi par les tirs croisés des combattants de la guerre civile, de sorte qu’il n’en restait que des tas de décombres. Et, année après année, rien n’avait changé. Cette fois-ci, à ma grande surprise, les maisons avaient été reconstruites. Elles ont des vitres aux fenêtres et, quand il y a de l’électricité, les fenêtres sont éclairées.
J’ai rencontré une femme qui m’a dit : « Vous souvenez-vous du temps où j’étais constamment terrifiée parce que je transportais dans mon sac à main la paie de tout le personnel de mon ONG? » Pour payer les gens, elle devait garder sur elle l’argent comptant. Elle a ajouté : « Plus maintenant. La banque a ouvert. J’ai un compte qui me permet de donner des chèques aux membres du personnel. »
Ce sont là des changements extrêmement importants pour des gens qui ont souffert de la situation qui régnait auparavant. Même si ce n’est pas au même degré, ces changements, comme Mme MacDonald l’a dit, se produisent aussi à Bamyan. Quand je me suis rendue dans le Panshir, dans la plaine de Shomali et à Mazar-i-Charif, à ma dernière visite, j’ai pu constater les mêmes changements.
Il y a cependant un nuage de peur qui couvre jusqu’au dernier coin du pays. Les gens sont terrifiés. Ils ont peur de se trouver à côté d’un kamikaze au moment où il se fait sauter. Ils ont peur de conduire leur véhicule sur un engin explosif improvisé. Ils craignent que leur petite fille ne soit attaquée en allant à l’école, que les enseignants soient décapités, comme cela est déjà arrivé. Ils ont mortellement peur que la communauté internationale les abandonne encore une fois.
En conclusion, je voudrais vous rappeler — car vous le savez mieux que moi — qu’il est impossible de rien faire sans sécurité. Il est impossible de gouverner, impossible de faire fonctionner un appareil judiciaire, impossible de gérer une école ou un hôpital. Ne perdez pas de vue non plus que si leur sécurité est en jeu, la nôtre l’est aussi.
Je vous remercie.
:
Bonjour. Je m'appelle Surendrini Wijeyaratne. Je suis analyste des politiques en matière de paix et de conflits au Conseil canadien pour la coopération internationale. Je suis aussi une boursière de la Walter and Duncan Gordon Foundation.
Je vous remercie de me donner aujourd'hui l'occasion de vous présenter mes observations quant aux perspectives de paix en Afghanistan. Elles résultent des entrevues que j'ai tenues, en janvier et février de cette année, avec des diplomates, le personnel d'organisations internationales et d'organisations de la société civile afghane, ainsi qu'avec des dirigeants communautaires et des représentants du gouvernement de ce pays.
[Traduction]
Je vais présenter le reste de mon exposé en anglais. Je vous remercie.
Les appels lancés en faveur d’initiatives de paix et d’une solution politique au conflit en Afghanistan retiennent de plus en plus l’attention. Le rapport Manley reconnaît le besoin d’une réconciliation politique et sociale et préconise une meilleure coordination des efforts internationaux sur les fronts politique et militaire et l’adoption d’une stratégie cohérente à l’égard de la région. Mais il y a beaucoup plus à faire pour que le soutien d’une solution politique et la promotion de la réconciliation fassent l’objet de la priorité qu’ils méritent dans le cadre de l’approche pangouvernementale du Canada. Il est grand temps de rééquilibrer la mission canadienne de façon à jouer un rôle diplomatique beaucoup plus énergique et surtout à veiller à ce que ce rôle favorise un processus de paix.
Je voudrais mettre en évidence cinq domaines dans lesquels des initiatives de paix sont en cours et qui pourraient, avec plus de soutien et certaines réformes — parce qu’elles comportent des problèmes —, susciter des conditions propices à un processus de paix en Afghanistan.
Le premier domaine est celui des efforts politiques et de réconciliation. Ces efforts prennent la forme de tentatives de pourparlers de paix entreprises par le gouvernement afghan avec l’aide de la communauté internationale. Les pourparlers visent à persuader des combattants individuels, qui sont généralement des commandants talibans d’un niveau intermédiaire ou moins, ainsi que d’autres groupes d’opposition armés de cesser de participer à l’insurrection, d’accepter la légitimité du gouvernement actuel et de la constitution et, en définitive, de cesser de combattre.
L’absence de coordination entre les intervenants politiques et militaires dans les efforts politiques et de réconciliation actuels suscite de sérieuses préoccupations. D’après les entrevues que j’ai tenues en janvier et en février, les personnes et les groupes d’opposition qui ont participé aux pourparlers ont été attaqués ou harcelés, par suite de ce manque de coordination, à leur retour dans leurs collectivités d’origine.
La plupart des Afghans et des membres de la communauté internationale à qui j’ai parlé appuient des pourparlers de paix d’une forme ou d’une autre avec l’opposition — c’est-à-dire les groupes d’opposition armés —, mais croient qu’avant d’entreprendre des pourparlers plus sérieux avec les talibans et d’autres groupes d’opposition, le gouvernement afghan doit lui-même devenir plus fort et agir d’une façon plus cohérente.
Il est également très clair qu’un processus futur de paix ne devrait pas se limiter à des négociations avec les talibans ou même avec d’autres groupes d’opposition armés. De toute évidence, ces négociations constitueraient un élément important du processus, mais les personnes interrogées accordaient une importance égale à la recherche de moyens d’amener l’Alliance du Nord et d’autres groupes de moudjahidines, le gouvernement et le Parlement, les organisations de la société civile et, en particulier, les groupes féminins, les personnalités religieuses et même les anciens alliés communistes à participer à la définition d’une vision nationale du pays et à affronter les séquelles de la guerre.
Les Afghans doivent évidemment être au centre de ces efforts de paix. Le Canada et la communauté internationale peuvent contribuer à la création de conditions propices à de sérieux pourparlers de paix.
Cela m’amène au deuxième domaine, celui de la justice transitionnelle et de la réconciliation sociale. Les efforts de paix déployés dans ce domaine mettent principalement en cause les organisations de la société civile afghane et la Commission indépendante des droits de la personne, qui a déjà été mentionnée aujourd’hui. Il est clair, d’après les entrevues, que la légitimité de tout processus futur de paix dépend de la façon dont seront abordées ces questions de justice transitionnelle, de droits de la personne et de droits de la femme. Pour les Afghans à qui j’ai parlé, un processus de paix ne peut pas se limiter à des négociations, comme je l’ai déjà dit, et doit comprendre des mesures destinées à assurer la responsabilité et la justice pour les graves violations des droits de la personne qui ont été commises.
En 2005, la Commission indépendante des droits de la personne de l’Afghanistan a élaboré un plan d’action pour la paix, la justice et la réconciliation assorti d’un calendrier allant jusqu’en juin de cette année. Le plan énonce quatre priorités en matière de justice transitionnelle: mesures symboliques, recherche de la vérité et documentation, réforme institutionnelle et réconciliation.
Les représentants de la société civile afghane et les diplomates ont dit que la justice transitionnelle en général et le plan d’action en particulier sont gravement négligés dans les efforts de paix actuels. Un certain nombre d’ONG afghanes travaillent dans le domaine de la justice transitionnelle, des droits de la personne et des droits de la femme. Le Canada peut sûrement en faire davantage pour aider ces organisations à obtenir l’aide financière et politique dont elles ont besoin pour s’acquitter de cette tâche difficile.
Le troisième domaine faisant l’objet des efforts de paix actuels concerne la dissolution des groupes armés illicites, dont le nombre se situe entre 1 800 et 2 000, d’après les estimations les plus récentes. Les Afghans et les membres de la communauté internationale estiment qu’il est nécessaire d’entreprendre une action soutenue pour dissoudre ces groupes, surtout en prévision des élections de 2009. Encore une fois, le Canada peut jouer un plus grand rôle dans le soutien de ces efforts de réforme du secteur de la sécurité.
Vous avez probablement beaucoup entendu parler de la jirga de la paix tenue en août 2007 entre l’Afghanistan et le Pakistan. Cette initiative avait pour but de renforcer la confiance entre les deux pays. La jirga a publié une déclaration commune recommandant une plus grande coopération entre l’Afghanistan et le Pakistan et préconisant encore une fois des pourparlers avec les groupes d’opposition. Le Canada a exprimé son appui au maintien des activités de la jirga de la paix. Il devrait, à cet égard, veiller à ce que ses politiques envers l’Afghanistan et le Pakistan soient complémentaires et cohérentes.
Au niveau communautaire, un certain nombre d’ONG afghanes ainsi que quelques organisations internationales travaillent dans le domaine de la consolidation de la paix communautaire, en contribuant au règlement des différends locaux portant par exemple sur les terres, l’eau et les pâturages. D’après un récent rapport d’Oxfam International, il est nécessaire de mieux soutenir les efforts de consolidation de la paix au niveau communautaire, qui peuvent sensiblement contribuer à établir les bases de la paix.
Compte tenu des efforts de paix en cours, est-il nécessaire de chercher à lancer un processus de paix plus étendu à l’avenir? La réponse est clairement oui. Nous avons besoin d’un effort plus concerté en faveur d’une solution politique, de la réconciliation sociale et de la justice transitionnelle en Afghanistan. Les efforts actuels sont trop fragmentaires pour aboutir à une paix et une réconciliation durables.
Dans ces conditions, pourquoi n’a-t-on pas entrepris un processus de paix plus systématique? D’après les résultats de notre étude, un plus grand soutien international est nécessaire pour inciter le gouvernement afghan, les groupes d’opposition et les organisations de la société civile, y compris les groupes féminins, à créer des conditions propices à un processus de paix mieux coordonné et plus systématique. Des stratégies claires menant à la paix et à la réconciliation, y compris la justice transitionnelle, ne se dessineront pas d’elles-mêmes. Les perspectives de paix en Afghanistan s’amenuiseront si la violence n’est pas contenue et s’il n’y a pas d’efforts concertés pour amener toutes les parties à participer à un dialogue de paix.
Il n’y a pas de doute que le Canada occupe une position de leadership en Afghanistan. Nous devrions exploiter à fond cette position en faisant une promotion active de la paix. À cette fin, Canada peut prendre quatre mesures. Il peut rééquilibrer ses stratégies diplomatique, militaire et de développement de façon à favoriser le développement et la création de conditions propices à un processus de paix en Afghanistan. Il peut encourager la communauté internationale et le gouvernement afghan à contribuer à la création de telles conditions et à coordonner les efforts actuels. Il peut favoriser un mandat immédiat de paix et de réconciliation nationale, actuellement en négociation, pour l’envoyé des Nations Unies. Il doit aussi appuyer une mise en œuvre renouvelée du plan d’action pour la paix, la justice et la réconciliation.
Le Canada peut en outre financer des efforts novateurs et indépendants, comme le travail de consolidation de la paix au niveau communautaire, notamment par l’intermédiaire des groupes et des réseaux féminins et des organisations de la société civile.
Les Afghans, hommes et femmes, ont désespérément besoin de paix et de stabilité. Le Canada devrait donc veiller à faire tout son possible pour appuyer l’objectif de paix et de réconciliation en Afghanistan.
Je vous remercie.
:
Merci, monsieur le président. Je suis heureux d’être venu aujourd’hui discuter de cet important sujet avec votre comité qui joue un rôle vital.
Je m’excuse pour les fautes de frappe qu’il pourrait y avoir dans mon mémoire. Lorsque la greffière a pris contact avec moi la semaine dernière, je présentais un exposé à Chatham House, à Londres. Il a fallu ensuite que je rentre en Californie du Sud donner des cours, puis que je vienne à Ottawa. J’avoue donc que j’ai fait ce travail un peu à la hâte.
Je voudrais vous parler de quatre sujets différents, que je traiterai d’une façon assez succincte. Je serais heureux d’en discuter avec vous plus tard et de vous présenter un mémoire plus étoffé, si vous le souhaitez.
J’aborderai en premier le nouveau dilemme de la sécurité. J’examine cette question dans le livre dont j’ai laissé un exemplaire au président. J’ai publié cet ouvrage sur la politique étrangère américaine l’année dernière.
À mon avis, les États-Unis ont commis de nombreuses erreurs en Irak. La situation actuelle découle essentiellement des attentats du 11 septembre, comme nous le savons tous. Nous avions alors abordé une période où nous percevions une insécurité omniprésente. Cela a amené tout le monde à agir rapidement et à adopter des politiques publiques qui, du moins mon avis, n’étaient pas bien pensées. De toute évidence, le Canada a besoin de former calmement un consensus, en évitant les propos incendiaires et les insultes, parce que les gens ont des opinions très divergentes. Nous devons expliquer les motifs de notre présence en Afghanistan, puis passer aux raisons stratégiques des difficultés d’exécution et des problèmes tactiques, en procédant dans cet ordre. Trop souvent, les arguments ne sont pas discutés dans le bon ordre.
C’est un sujet difficile car il y a de nombreux facteurs et différents éléments d’information à considérer. C’est un peu comme d’essayer de nettoyer et de mettre de l’ordre dans une fabrique de bardeaux après une explosion. Nous avons affaire à toutes sortes de pièces et de débris, dont nous ne savons pas toujours quoi faire. Il y a de multiples perceptions de la situation, des évaluations contestées de la puissance de l’ennemi et des avis divergents quant à ce qu’il convient de faire.
Pour moi — et j’essaierai de le prouver dans mes huit points —, l’OTAN doit assumer sérieusement ses responsabilités sous peine de perdre petit à petit le fruit de toutes ces années de travail et de toutes ces vies humaines sacrifiées.
D’abord et avant tout, pourquoi est-il nécessaire que nous soyons là? Quel est l’objectif stratégique? Bien sûr, au départ, le but était de faire tomber le gouvernement taliban. Aujourd’hui, nous voulons être sûrs de la mise en place d’un système politique afghan assez solide pour survivre sans aide internationale. On pourrait aussi adopter une position différente, une position minimaliste consistant à dire qu’il faudrait quitter l’Afghanistan et laisser le travail aux chefs de guerre. À mon avis, ce n’est pas là une position raisonnable, mais ce serait au moins une position claire. Quel que soit l’objectif poursuivi — et nous devons arriver à le définir —, nous devons établir notre politique en fonction de cet objectif, et non l’inverse.
Je passe maintenant au deuxième sujet. Quelles erreurs ont été commises en Afghanistan? Tout d’abord, nous avons fait preuve d’un grave manque de réalisme au sujet de ce que nous faisons là. Nous avons appris quelques leçons, surtout par tâtonnements. Nous n’avons pas saisi la vraie nature de l’ennemi et avons sous-estimé la ténacité des talibans. Nous connaissions mal la structure sociale de l’Afghanistan. Nous n’avions pas les connaissances linguistiques et culturelles nécessaires et ne connaissions pas les tribus et les chefs de guerre locaux. Nous avons sous-estimé la difficulté qu’il y aurait à établir un gouvernement central, une armée nationale et des forces de police, de même que le temps que cela prendrait. Nous avons également sous-estimé le prix à payer en ressources financières et en vies humaines. Nous avons confondu la logique et les exigences de l’imposition de la paix avec celles du maintien de la paix.
Permettez-moi de passer maintenant à la situation actuelle.
Malgré quelques succès, nous avons à affronter de nombreux développements dangereux. Les talibans se sont regroupés et renforcés dans les provinces du sud. Les forces américaines et de l’OTAN ont tué des milliers d’insurgés, mais, ayant surtout recouru à la puissance aérienne, elles ont également tué beaucoup trop de civils. La violence s’est intensifiée. Plus de 220 soldats étrangers sont morts en 2007, qui est l’année la plus meurtrière jusqu’ici. Les experts, de même que tous les militaires britanniques à qui j’ai parlé, s’attendent à ce que le nombre des victimes soit beaucoup plus élevé en 2008.
Les attentats-suicide et les engins explosifs improvisés sont de plus en plus nombreux, et les talibans menacent d’isoler Kaboul, ce qui est bien leur objectif. Les attentats-suicide engendrent une terreur disproportionnée par rapport à leur capacité destructive, mais cette terreur est bien réelle. D’après les militaires américains, le gouvernement afghan ne contrôle qu’un tiers du pays, le reste étant sous l’emprise des chefs de guerre locaux ou des talibans. Je dois vous rappeler que le chef des forces de sécurité afghanes a déclaré cette semaine que le gouvernement contrôle 95 p. 100 du territoire. Cela montre à quel point les chiffres et les faits concernant le pays sont différents.
Les talibans ont été affaiblis dans une certaine mesure. Il y a eu des défections, tant au niveau des simples combattants qu’à celui du haut commandement, même si on n’en parle pas beaucoup. Apparemment, nous commençons à être mieux renseignés sur les mécanismes internes des talibans. Plus longtemps nous resterons là, plus nous devons nous attendre à des réactions négatives de la part des tribus. De plus, j’ai l’impression que la lassitude se manifeste de plus en plus parmi les donateurs.
Que devons-nous faire face à cette situation précaire? De toute évidence, il faut en premier que les Afghans assument eux-mêmes la responsabilité de la politique. Cela est clair. C’est une question controversée, dont je sais que vous voudrez discuter dans vos délibérations, mais il faudra trouver un moyen de diviser les talibans et d’amener certains d’entre eux à se joindre au gouvernement. Il faut en outre arriver à un partage plus équitable du fardeau au sein de l’OTAN. C’est justement le sujet que vous débattez depuis des semaines. Nous avons besoin d’une plus grande coopération internationale et régionale. Il faut également discuter de toute la question de la Ligne Durand. Enfin, dans cette catégorie — j’y reviendrai plus tard —, la gouvernance constitue encore un grand problème dans le pays.
Passons maintenant à l’OTAN et aux forces armées.
À mon avis, la politique de l’OTAN en Afghanistan doit changer radicalement. Même si la Grande-Bretagne et les États-Unis ont récemment transféré des troupes d’Irak en Afghanistan, il faut en faire plus. Les militaires des États-Unis, du Canada, de la Grande-Bretagne, de l’Australie et des Pays-Bas ont tous bien travaillé, mais il faudrait que l’Allemagne, la France et l’Italie contribuent davantage car, jusqu’ici, elles ont constamment cherché à se soustraire à leurs responsabilités. Les dirigeants de ces derniers pays compromettent les opérations en Afghanistan par leur entêtement à ne pas laisser leurs troupes aller dans les zones dangereuses du sud et du sud-est du pays.
Bien sûr, il y a deux aspects à considérer lorsqu’on parle d’augmenter l’effectif des troupes. Par comparaison aux effectifs qu’il a fallu pour juguler des insurrections ailleurs, par exemple dans le cas historique de la Malaisie et le cas plus récent du Timor-Leste, le nombre de soldats actuellement en Afghanistan est beaucoup trop faible par rapport à la population locale et à l’effectif des insurgés. Je dois cependant dire que, jusqu’ici, les militaires n’envisagent pas une augmentation massive du nombre des soldats. En fait, les locaux pourraient bien ne pas tolérer une présence militaire plus importante qu’à l’heure actuelle.
Passons maintenant à la gouvernance.
Le pays souffre d’un sérieux manque de capacités administratives. Il ne dispose que d’un effectif très limité de ressources humaines compétentes, et cela est particulièrement vrai aux échelons les plus élevés du gouvernement. Sur un total de 27 ministères, entre un quart et un tiers fonctionnent efficacement. Les échelons supérieurs de la bureaucratie afghane ont été décimés par les décennies passées sous la férule des Soviétiques et des talibans. Les fonctionnaires sont actuellement étouffés par l’énorme quantité de paperasse qu’exigent les organismes internationaux de financement et les gouvernements donateurs. La fonction publique doit consacrer près de 25 p. 100 de son temps à rendre compte des fonds reçus. Il ne lui reste pas beaucoup de temps à consacrer au vrai travail à faire.
J’en viens maintenant à une petite contribution canadienne à laquelle je m’intéresse d’une façon particulière, et vous aussi peut-être. Il s’agit de l’Équipe consultative stratégique du Canada.
Il n’y aura jamais de succès en Afghanistan si un gouvernement fort et compétent n’est pas établi à Kaboul. Bien sûr, il est important de détruire les champs de pavot, de construire des routes, d’éduquer les gens et de combattre les talibans, mais toutes ces activités ne réussiront jamais si les institutions démocratiques et la bureaucratie d’État ne sont pas assez fortes pour contrer la fragmentation causée par la présence de puissants chefs de guerre. L’Équipe consultative stratégique du Canada contribue à cette tâche vitale. À mon avis, le gouvernement devrait attribuer plus de ressources financières et humaines à cet effort.
Ces quelques bureaucrates armés du Canada — l’équipe ne compte que 16 officiers — ont une influence extraordinaire à Kaboul. Ils ont récemment été intégrés dans les ministères qui s’occupent de l’éducation, de la justice, de la réforme de la fonction publique, des transports, de l’aviation, du rétablissement et du développement rural ainsi qu’au bureau du conseiller économique spécial du président. Ils n’interviennent évidemment pas au ministère de la Défense parce que leur travail ne s’étend pas au domaine de la sécurité. Ce petit groupe dévoué de planificateurs et d’analystes stratégiques met ses compétences au service du gouvernement de l’Afghanistan. Il soutient la capacité de recevoir et de dépenser les fonds et élabore des politiques publiques cohérentes à partir du centre. Pendant mon séjour dans le pays, les responsables du gouvernement, les ministres et les autres personnalités à qui j’ai parlé ont été unanimes à dire que l’équipe canadienne était nécessaire, faisait un excellent travail et devrait être maintenue.
Passons maintenant aux échéances, qui suscitent des questions politiques difficiles au Canada. Je me rends compte que j’aborde ici un sujet très délicat.
Même s’il est vrai que le Pacte sur l’Afghanistan doit être renouvelé en 2010-2011, je suis persuadé qu’il devra être renégocié. Par conséquent, il n’est pas vraiment utile de considérer cette date comme une échéance. L’OTAN sera obligée de jouer un rôle après cette date, quelles que soient les circonstances.
Nous devons donc tabler sur une contribution globale à long terme. Une très longue période — je sais que ce que je vais dire va mettre des gens en colère contre moi — pouvant atteindre 30 ans sera nécessaire pour que l’Afghanistan arrive à se débrouiller tout seul.
J’ai entendu d’autres témoins parler de leur perception de l’Afghanistan. J’espère que les membres du comité iront à Kaboul.
Je vais utiliser une analogie assez explosive pour vous donner une idée de la situation. Si vous avez un peu voyagé dans le monde... J’ai entendu les témoignages concernant les améliorations qui se manifestent à Kaboul, mais pour moi, la situation actuelle dans la capitale afghane évoque à la fois Berlin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et le Lagos d’aujourd’hui, au Nigéria. Si vous superposez les deux images, vous aurez une idée de ce qui se passe, à mon avis.
Je crois vraiment que vous devriez y aller pour vous rendre compte par vous-mêmes.
Même si je pense que l’Ouest doit rester en Afghanistan pendant une longue période — j’ai dit 30 ans, mais vous pouvez choisir un autre nombre car personne ne peut le prévoir d’une façon sûre —, je crois que les militaires n’auront à intervenir d’une manière proactive que pendant une période beaucoup plus courte.
Nous devons faire très attention, aussi bien au Canada qu’ailleurs, aux scénarios optimistes. Si nous concevons nos politiques en fonction de tels scénarios, nous devrons probablement les réviser. Nous ne devrions pas prendre aujourd’hui des engagements qui s'arrêteront soudainement à un moment particulier parce que nous ne savons tout simplement pas quelles conditions prévaudront à l’avenir.
Les parlementaires, ou du moins certains d’entre eux, semblent s’être entendus sur une prolongation de la mission canadienne jusqu’en 2011, avec une insistance accrue sur la reconstruction et la bonne gouvernance, pourvu que l’OTAN fournisse plus de troupes et d’équipement. Il est évident que l’OTAN doit s’amender et que les tire-au-flanc doivent assumer une plus grande part du fardeau militaire. La situation en Afghanistan le justifie d’une façon impérative. Toutefois, comme mes collègues l’ont dit, le désespoir et la peur s’intensifient dans le pays tandis que les talibans venant des zones frontalières du Pakistan poursuivent leur avance sanglante vers la capitale, qu’ils tentent d’étrangler.
L’Ouest doit réussir à consolider l’Afghanistan ou s’exposer à voir le gouvernement s’effondrer et, par la suite, assister à une recrudescence sur grande échelle du terrorisme international. Le Canada devrait insister pour obtenir ce qu’il veut dans ce domaine. Le a la possibilité d’obtenir des résultats en présentant des arguments convaincants au Sommet de Bucarest. Autrement, je crois que l’OTAN court sérieusement le risque d’échouer en Afghanistan, qui représente le problème le plus important auquel l’alliance est confrontée depuis la fin de la guerre froide.
:
Je vais commencer par quelques affirmations.
La situation s’est détériorée, mais elle n’est pas désespérée. L’OTAN, les Nations Unies et le gouvernement afghan ne peuvent pas réussir en continuant à agir comme ils le font. Un effort beaucoup plus important est nécessaire, aussi important, relativement parlant, que celui qui a été déployé dans les Balkans. La contribution du Canada au succès peut être importante, mais non décisive, mais sa contribution à l’échec peut être décisive.
La majorité des Afghans, qui ont beaucoup souffert comme l’on dit les témoins précédents, ont besoin de l’aide étrangère, y compris celle du Canada, et veulent qu’elle soit maintenue. L’Afghanistan n’est pas l’Irak. Les opérations qui s’y déroulent sont dirigées par l’OTAN et autorisées par les Nations Unies. La population locale n’a pas encore désespéré de voir des résultats, même si ses attentes ont été déçues.
Je voudrais insister sur ces points. L’automne dernier, Sally Armstrong a assisté à une réunion organisée au Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, où nous avons pu nous entretenir avec trois jeunes journalistes afghanes. Nous avions prévu une discussion en soirée et avions disposé 30 à 40 chaises dans une salle parce que nous pensions que ce serait suffisant. Plus de 200 personnes sont venues. Le plus impressionnant, c’est qu’aucune de ces jeunes femmes n’a dit qu’elle voulait nous voir partir. Je leur ai posé directement la question : « Voulez-vous que nous restions ou que nous partions? » Je crois cependant qu’elles souhaitaient toutes nous voir faire un meilleur travail, mais elles ne voulaient pas que nous quittions l’Afghanistan.
Je reviendrai à la diplomatie publique dans quelques instants.
À mon avis, les Canadiens ne sont pas des pacifistes. Ils appuieront nos efforts en Afghanistan tant qu’ils croiront que ces efforts sont nécessaires et efficaces, qu’ils restent à la mesure de nos moyens et ne servent pas seulement les intérêts de quelqu’un d’autre. Ils sont persuadés que le Pakistan joue un rôle essentiel dans ce conflit et qu’il peut y avoir des possibilités à exploiter de ce côté.
Je voudrais surtout parler de la dimension diplomatique de cette affaire. Il y a deux aspects à considérer.
Pour commencer, j’appuie le rapport Manley. J’appuie aussi d’une façon générale la motion conservatrice, telle que je l’ai vue — l’ayant prise sur Internet, je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de la dernière version — à une exception près : j’aimerais beaucoup mieux que les activités canadiennes en Afghanistan se fondent sur des résultats plutôt que sur des échéances. Je ne sais pas comment vous ferez pour déterminer, à l’été 2011, s’il est temps de partir, et je ne pense pas que vous puissiez vous prononcer à ce sujet tout de suite. Vous pouvez avoir, ou le gouvernement peut avoir d’autres raisons d’adopter ce point de vue, mais il ne se base pas sur des renseignements concrets. Je suis d’avis qu’en définitive, une bonne politique aboutit à de bons résultats politiques. Si vous vous liez les mains avec des dates et des échéances artificielles, vous aurez des difficultés sur le plan politique. J’ai donc des doutes sur ce point.
L’effort du gouvernement n’a plus la même orientation. Il ne sera jamais parfait. C’est probablement la tâche la plus difficile que nous ayons assumée depuis la Seconde Guerre mondiale, et nous avons commencé presque à zéro. Il faut un certain temps pour comprendre ce qu’on affronte et s’organiser en conséquence. Je suis relativement sûr que cela est en train de se faire actuellement.
Je suis en outre persuadé que nous avons besoin d’un effort diplomatique très intense. Je ne crois pas du tout que notre effort actuel soit suffisant à cet égard. Nous devons jouer un rôle à la mesure de notre contribution. Il faut être réaliste. D’autres pays participent à l’effort, mais ils jouent un bien plus grand rôle que le nôtre, notamment dans le cas des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Nous sommes cependant le troisième pays donateur. Nous disposons d’un levier. Nous devrions nous en servir. En fait, nous devrions insister pour qu’on nous écoute.
Je crois que la tactique recommandée par la commission Manley, qui consiste à donner plus ou moins un ultimatum à l’OTAN pour obtenir un autre bataillon à Kandahar, est vraiment excellente.
J’ai beaucoup voyagé en Europe. Vous ne serez sans doute pas surpris d’apprendre que les Européens ne ressentent pas comme nous l’urgence de la situation. Ils ont tendance à penser que c’est un problème américain. Vous remarquerez qu’ils font beaucoup plus d’efforts au Kosovo qu’en Afghanistan. Ils nous laissent plus ou moins nous occuper de ce problème tous seuls. Je connais l’OTAN depuis assez longtemps pour savoir qu’à moins d’un ultimatum, ils ne bougeront pas.
Si nous poursuivons nos activités à Kandahar, nos alliés de l’OTAN nous laisseront le faire éternellement. Ils ne reculeront et ne commenceront à assumer plus sérieusement leurs responsabilités que s’ils sont convaincus qu’autrement, les choses vont changer et que nous partirons vraiment.
Je discutais avec des responsables à Stockholm et à Oslo. Ils venaient de décider de ne pas envoyer un bataillon au Darfour, notamment à cause de la difficulté d’y aller. Je leur ai dit : « Eh bien, il se trouve que nous avons justement besoin d’un bataillon en Afghanistan. » Ils m’ont répondu : « C’est une chose qu’il serait très difficile de faire accepter dans notre pays. Les gens n’appuient pas vraiment cette intervention. » J’ai alors dit : « Oui, c’est un peu comme les changements climatiques. Vous vous en souciez beaucoup, mais ce problème ne nous préoccupe apparemment pas autant. Par conséquent, quand on parlera de changements climatiques, nous allons nous défiler, tout comme vous le faites dans le cas de l’Afghanistan. »
On pourrait dire que nous l’avons déjà fait. Il n’en reste pas moins que si nous n’exerçons pas des pressions diplomatiques, ils ne bougeront pas, à moins que nous n’insistions beaucoup à Washington. Nous avons pu nous rendre compte la semaine dernière qu’à Washington, nous avons une assez grande influence. Nous pourrions peut-être l’exploiter d’une façon constructive.
C’est le genre de choses qui devraient constituer la première priorité pour nos ambassades, nos hauts fonctionnaires et notre ambassadeur à Washington. Nos interventions à Washington ne portent pas seulement sur les relations bilatérales entre le Canada et les États-Unis. Elles s’étendent aussi à ce qui se passe dans le monde et à ce que nous essayons de faire sur la scène internationale. Les États-Unis jouent le premier rôle en Afghanistan. Nous devons l’accepter et nous montrer réalistes à cet égard. En même temps, nous jouons un rôle suffisant pour avoir notre mot à dire.
J’aimerais aussi qu’on songe à former un groupe de contact composé de représentants des différents pays, comme nous l’avions fait pour la Bosnie et le Kosovo. C’est ainsi que nous avions réussi à mettre fin à la guerre au Kosovo. Nous avions un groupe de hauts fonctionnaires représentant les différents pays intéressés, qui a permis d’en arriver finalement à une entente.
Nous devrions aussi faire plus d’efforts diplomatiques au Pakistan. Peut-être aussi en Inde et en Iran. Je crois qu’il y a beaucoup à faire sur ce front. À la place du comité, je recommanderais une intensification des efforts dans ce domaine.
:
Nous accordons beaucoup d’importance à cette question, mais je ne crois pas qu’elle occupe une place centrale.
Je voudrais revenir à une question qui a été posée il y a déjà un certain temps et qui me ramène au deuxième point de mon exposé. À votre avis, quel est l’objectif stratégique du Canada en Afghanistan? J’ai dit que cet objectif devrait être que le régime politique afghan devienne assez fort pour survivre sans soutien international.
Dans le cadre de ce principe, j’ai quelques observations à formuler au sujet des détails mentionnés. Si M. Karzaï et son gouvernement ne veulent pas d’un ambassadeur des Nations Unies, nous ne pouvons pas faire grand-chose à cet égard. Je crois que le gouvernement afghan a l’impression que les gens venant de l’extérieur vont essayer de lui dicter ce qu’il doit faire.
Il ressort des questions et des réponses que nous avons entendues aujourd’hui que nous devons laisser les Afghans décider eux-mêmes de ce qu’il convient de faire. On propose en même temps, au plus haut niveau, qu’un ambassadeur étranger vienne leur dire comment agir. Je croyais que l’objectif était de les laisser décider par eux-mêmes.
Passons maintenant au deuxième point concernant la reconstruction. J’ai entendu à ce sujet beaucoup d’observations très vagues et très peu réalistes. Tout d’abord, si la reconstruction est menée sans appui militaire, les gens qui s’en occupent seront tués. C’est aussi simple que cela. Les talibans les assassineront.
Ensuite, si vous voulez parler de reconstruction, nous devrions discuter de choses telles que le gazoduc construit par la Russie. Il traverse l’Afghanistan et permet de produire de l’électricité dans le pays. Les gens disent qu’ils veulent de la reconstruction. Le Canada devrait alors contribuer à la reconstruction du gazoduc. C’est la Norvège qui dirige les travaux. Elle a des difficultés avec des pays comme le Canada qui prétendent appuyer le projet sans y affecter assez d’argent et de ressources.
Par conséquent, quand nous parlons d’aide et de reconstruction, nous devons tout d’abord tenir compte de la présence des talibans et donner aux travailleurs la protection nécessaire. Ensuite, le gouvernement a son idée sur ce qu’il y a à faire. À mon avis, la construction d’un gazoduc national est essentielle à l’alimentation du pays en électricité. Ce projet est peut-être plus important que d’autres, réalisés à un niveau inférieur.
Enfin, j’exhorte le comité à ne pas perdre de vue le principal objectif stratégique. Avant de discuter des détails, il faut préciser l’objectif stratégique que le Canada poursuit en Afghanistan.