:
Je parlerai en français.
[Français]
Mesdames et messieurs les membres du sous-comité, je vous remercie pour votre bienveillante invitation à témoigner de mon expérience, qui est beaucoup celle de ma mère, Ziba Kazemi, comme elle était connue de ses amis et de moi-même.
Je tiens à souligner que la rédaction de ce texte fut un exercice pénible. Trop souvent, j'ai fait face à l'indifférence et à l'incompréhension des autres, incapables d'imaginer la douleur que j'ai ressentie et que je ressens toujours, presque six ans plus tard. Trop souvent, le préjudice que cause la perte d'une mère et de son amour dans des circonstances si tragiques m’a paru échapper à certains à qui je m'adressais.
Pourtant, cet effort de rédaction, un geste parmi tant d’autres, me donne aussi pleine satisfaction, car la poursuite de la justice est vraiment tout ce qui me préoccupe. Selon moi, sans justice, il ne peut pas y avoir de paix.
Lorsque je suis arrivé au Canada en 1993 depuis la France où je suis né, avec ma mère Ziba Kazemi, une expression nous a tous deux marqués et fait jaser: « C'est pas pire ». Une expression qui nous venait des gens, du peuple. Eh bien, mon message aujourd'hui est simple: la torture, il n’y a pas pire.
Est-ce évident? Et si c'est évident, comment le Canada peut-il conférer l’immunité aux tortionnaires? Quel prétexte de souveraineté justifie que l’on empêche que justice soit faite contre ceux et celles qui poussent à l'extrême le supplice de leurs semblables, qui meurtrissent le corps humain? À quel point ces règles et préceptes peuvent-ils être désincarnés, démembrés, voire détachés de la réalité humaine pour assurer l’impunité à celui ou celle qui mutile, brûle ou égorge ce corps et ce coeur que la vie nous a donné?
Ma mère était une photojournaliste professionnelle. À travers son art, elle voulait informer, rejoindre et sensibiliser les gens. Elle donnait une voix au peuple des pays sur lesquels elle focalisait, et même de l’espoir. Son grand souhait, et je la cite: « mettre fin à ce silence quasi unanime de la communauté internationale où l’un légalise la torture et l’autre légifère le pouvoir absolu. Briser le silence des uns et le lavage de cerveau des autres. »
Je suis accompagné de mes avocats, qui sauront répondre aux éventuelles questions d'ordre juridique. Quant à moi, mon témoignage devant vous aujourd’hui se veut plus personnel, afin qu’il puisse peut-être donner un visage aux drames que des millions vivent chaque jour en silence, loin des caméras, trop souvent oubliés.
Je suis donc le fils. Je suis celui qui a crié, protesté, cherchant justice. Celui qui a refusé d’attendre passivement que des notes diplomatiques aient un effet quelconque. Je suis celui qui a voulu que le monde entier sache ce qui est arrivé à sa mère, et que notre gouvernement et nos lois nous trahissent trop souvent, indignes du souvenir d’une mère, de son fils, et du pays pourtant ouvert et respectueux qui les accueillit jadis.
Je me permets de citer un court passage d’un texte écrit par ma mère, Ziba, au sujet de son pays d’origine, l’Iran:
Voilà 20 ans que l’Iran transfigure sous le regard de ses enfants horrifiés et éberlués. Ils constatent leur patrie ployée sous le poids de l’analphabétisme politique qui s’accroche au pinacle de son pouvoir et qui spolie leur fortune au même rythme qu’il a poussé à la multiplication de sa population. L’Iran, un pays millénaire formé autour d’une mosaïque de diversités raciales, culturelles, linguistiques et religieuses. L’Iran étendu sur une nappe de richesses et côtoyant une géopolitique de grande importance, l’Iran qui fit rêver tant de créateurs et d’âmes sensibles et, à présent, épouvante le rêve des siens.
Voilà, je suis là, près de six ans après le violent kidnapping de ma mère par le gouvernement iranien. Après l’avoir enfermée, frappée, broyée, giflée, beurrée, massacrée et tenté de l’indigner, ils, les membres du gouvernement de l’Iran, l’ont étouffée six pieds sous terre.
Avant la mort de ma mère, voire durant les jours et les semaines qui ont suivi son décès, j'étais très naïf. D'une naïveté courante, certes, de celle qui croit que l'État, le gouvernement d'un pays, est responsable de la protection de ses citoyens. Aujourd'hui, je constate que cet idéal se butte dans la réalité à de nombreuses limites, lesquelles trouvent en partie leur source dans un manque de volonté politique, y compris au sein du gouvernement canadien. En fait, trop souvent, l’intérêt supérieur de l’État prend le dessus sur la liberté ou même sur la vie des individus qui pourtant la constituent.
Vous m'avez appelé ici, je comprends, pour témoigner de mes sentiments et de mon expérience dans cette affaire et en regard de cette loi que l'on a au pays et qui confère aux États de même qu’à leurs fonctionnaires brutaux, voire sanguinaires, une immunité complète vis-à-vis leurs victimes. Alors voilà, vous l’avez: c'est l'impression et le sentiment avec lequel je vis depuis cinq ans et demi, celui que mon gouvernement s'est moqué et se moque de moi. Car non seulement ses efforts initiaux furent-ils vains, mais il résiste et s’oppose au recours maintenant entrepris contre les autorités iraniennes, soutenant l’application de la Loi sur l’immunité des États à l’Iran et à ses fonctionnaires dans cette cause.
J’ai sacrifié jusqu'à ce jour de nombreuses et belles années de ma vie pour justement faire un exemple de ce cas, de mon expérience, et surtout de celle de Ziba, afin que de tels événements ne se reproduisent plus. Je suis ainsi fier d’assumer ma responsabilité personnelle dans cette affaire, et je souhaite que le gouvernement canadien en fasse autant, que ce soit en regard de la cause de ma mère ou dans les mesures qu’il peut entreprendre pour assurer le respect des droits de la personne au niveau international, tant en Iran qu’ailleurs sur la planète.
Le Haut-commissariat aux droits de l'homme des Nations Unies ainsi que le Comité contre la torture ont, ces dernières années, vivement recommandé au gouvernement du Canada de permettre aux victimes de torture de trouver recours devant les tribunaux canadiens. Les documents pertinents se trouvent sur le site Web de la Fondation Ziba Kazemi — zibakazemi.org. Se trouve aussi sur notre site Web le rapport du Rapporteur spécial sur le droit à la liberté d'opinion et d'expression en Iran, Ambeyi Ligabo, un homme que j'aime beaucoup. Il y consacre plusieurs pages au cas de ma mère. Il s’agit d’un rapport très bien rédigé, où M. Ligabo décrit avec force détails le cas de ma mère et souligne au passage le climat d’impunité qui règne en Iran, climat auquel nous contribuons en maintenant la même immunité au Canada.
D’ailleurs, quelque temps après la publication de son rapport, le Rapporteur spécial sur le droit à la liberté d'opinion et d'expression en Iran s’est joint à deux autres rapporteurs spéciaux des Nations Unies pour indiquer au monde entier leur profonde inquiétude face à ce climat d’impunité toujours irrésolu, celui-là même sous lequel sévissent les pires violations des droits de la personne.
Je vous ai entretenu de mon amertume et de mon désarroi, mais je réalise aussi et apprécie infiniment ces fleurs qui ont été récoltées dans ce champ de misère. Je parle de notre système, le système canadien. Je parle des lois et structures qui marchent et s’appliquent en faveur des gens, du peuple. Je parle aussi des fleurs que ces mêmes gens ont plantées tout au long de ma route et j'ai la conviction que le temps est venu de planter une nouvelle fleur, qu’il est temps de rendre justice aux plus grandes victimes de ce monde. Il est temps de lancer un message clair et concis au monde entier: nous, les Canadiens, ne tolérons pas la torture.
Je souhaite que le Canada devienne un leader. Que les tortionnaires du monde entier prennent garde, car ils pourraient désormais devoir faire face à leurs victimes, voire perdre une cargaison commerciale ou deux pour compenser les douleurs qu’ils infligent dans leur folie. Mesure futile? Non, car ces bourreaux, qu’ils soient d’Iran ou d’ailleurs, ne comprennent souvent qu'un seul langage, et c'est celui de l'argent. En permettant à leurs victimes d'obtenir compensation devant les tribunaux canadiens, on rejoint ces individus là où cela leur fait le plus mal. On ne les guérira pas de sitôt, j'en ai bien peur, mais la fin de l'impunité dont ils jouissent présentement les contraindra peut-être petit à petit à freiner leurs gestes. N'est-il pas de plus grande dissuasion que la certitude de devoir répondre de ses actes?
Ce que je veux, c'est la justice. Ce n'est évidemment pas une question d'argent, moi qui me démène depuis plus de cinq ans, perché devant les portes de l'enfer, moi qui vis ma vie au jour le jour avec cette affaire plantée au centre du coeur. Pour moi, c'est une mission que de contribuer à la justice de façon significative, suite à ce que j'ai vécu, de transformer un événement tragique en une semence d'où germeront des millions de fleurs, un monument vivant à la mémoire de ma mère.
Enfin, tout au long de cette route, parmi nos défaites, nous avons eu une belle et grande victoire, celle des gens. Nous avons eu la chance de rejoindre et de toucher le coeur des gens. Je reçois toujours, presque six ans après la tragédie, des encouragements, des signes, des salutations, des lettres, des hommages de la part d'inconnus qui eux aussi croient en la bonté, en la vérité, des gens qui croient en la justice, qui croient en ma mère, en moi, qui ne nous ont pas oubliés, qui nous regardent toujours.
Même si, à ce jour, la justice nous échappe, même si, malgré le parfum et la beauté des autres fleurs qui l'entourent, la justice reste pour l'instant éclipsée, nous, les gens, la soutenons toujours et voulons lui insuffler un souffle de vie nouveau. Une justice qui ne soutient pas les gens est une justice qui ne marche pas, qui est elle-même malade et déséquilibrée. Au Canada, la justice permet la torture de ses propres citoyens avec pleine immunité. Telle est la réalité, tels sont les faits.
Mesdames et messieurs, merci de m'avoir accordé votre temps si précieux. Je vous donne rendez-vous, je l'espère, dans un avenir rapproché, dans un monde sans peur, un monde libre, un monde qui peut commencer ici, chez nous, au Canada.
À bientôt.
:
Membres distingués du comité, je vous remercie beaucoup de cette occasion de discuter d'une question de très grande importance pour le Canada. Il est très possible de rendre la justice pour les survivants des violations des droits de la personne en Iran et de prévenir ce type de violation dans le futur.
[Traduction]
Distingués membres du comité, j'aimerais vous remercier de m'avoir invitée à vous entretenir d'une question très importante, la nécessité de modifier la Loi sur l'immunité des États et, plus précisément, de la question de l'immunité qui empêche les victimes de torture en Iran ainsi que leurs familles, des gens comme Stephan, d'obtenir justice.
J'aimerais également remercier Stephan pour le courage dont il fait preuve lorsqu'il raconte ce genre d'histoire et pour la bataille qu'il continue de livrer afin que justice soit rendue.
J'exerce les fonctions de directrice générale au sein du Centre canadien pour la justice internationale ici à Ottawa. Le CCJI est une organisation caritative qui travaille auprès des survivants de la torture, des génocides et d'autres atrocités afin d'obtenir réparation et de traduire les auteurs de ces actes criminels en justice. Je suis avocate et j'ai dirigé la campagne mondiale pour établir la Cour pénale internationale.
J'aimerais présenter rapidement mes collègues qui se joindront à cette discussion; les deux font partie du réseau du CCJI.
Mark Arnold est un avocat de Toronto, spécialisé en contentieux civil, il s'est employé, au cours des dernières années, à obtenir justice devant les tribunaux canadiens à l'égard des actes de violation des droits de la personne commis à l'étranger. Il a représenté M. Houshang Bouzari, un survivant à des actes de torture commis en Iran qui demeure maintenant au Canada, dans une action en justice intentée contre le gouvernement iranien. J'aimerais mentionner que M. Bouzari est ici, à la tribune, aujourd'hui.
François Larocque est un professeur de droit à l'Université d'Ottawa. Il a étudié la question de l'immunité pendant de nombreuses années et est intervenu dans le dossier Bouzari au nom de l'organisme sans but lucratif, Juristes canadiens pour les droits de la personne. Il s'occupe également de deux affaires en cours concernant la Loi sur l'immunité des États.
Comme vous l'avez entendu de façon très succincte et poétique, la famille de Zahra Kazemi attend encore que justice soit faite. Nous avons entendu comment Mme Kazemi, qui était citoyenne canadienne, a été torturée dans une prison iranienne simplement parce qu'elle a pris des photos lors d'une manifestation. Ses blessures révèlent que, pendant qu'elle subissait la torture, elle a été victime de violence sexuelle de la part de représentants iraniens qui lui ont aussi fracturé plusieurs os, dont le crâne. Évidemment, elle est morte plus tard des suites des blessures qui lui ont été infligées.
Son décès remonte à près de six ans et personne n'en a été tenu responsable. Avec des tiraillements et sous des pressions internationales importantes, le régime iranien a admis avoir une certaine responsabilité dans l'affaire, mais personne n'a encore été reconnu coupable. La famille de Mme Kazemi, notamment Stephan, comprenant trop bien l'inutilité de l'enquête menée en Iran, a intenté une poursuite à Montréal contre le gouvernement de l'Iran et trois représentants iraniens. L'Iran prétend à présent qu'il ne peut faire l'objet d'une action en justice en vertu de Loi sur l'immunité des États. Le tribunal tranchera cette question plus tard au cours de la présente année.
Plusieurs différences distinguent le cas de Mme Kazemi d'une tentative antérieure, infructueuse, de tenir l'Iran responsable d'actes de torture, et c'était le cas de M. Bouzari, mais il est à tout le moins probable que l'action en justice concernant Mme Kazemi échouera également en raison du libellé limitatif de la Loi sur l'immunité des États. Cette hypothèse repose sur l'affaire de M. Bouzari. En 1993 et 1994, ce dernier a été emprisonné, battu, fouetté et traumatisé de même qu'assujetti à des simulacres d'exécution pendant près de huit mois.
À l'instar d'un employé précédent oeuvrant dans le secteur pétrolier iranien, il a été engagé par un consortium d'entreprises voulant développer les ressources pétrolières en Iran. Il a été torturé parce qu'il a refusé de répondre à des demandes de pot-de-vin de la part du fils du président de l'Iran. Quelques années après la libération de M. Bouzari par les représentants iraniens, lui et sa famille ont déménagé au Canada. L'action en justice qu'il a intenté en Ontario contre le gouvernement iranien a cependant échoué. Même si l'Iran n'a pas défendu la cause, la Cour d'appel de l'Ontario a jugé que la Loi sur l'immunité des États soustrayait l'Iran aux poursuites concernant des actes de torture. L'autorisation d'interjeter appel de la décision auprès de la Cour suprême du Canada a été refusée.
Le résultat concret de l'affaire Bouzari est que les résidents du Canada qui sont ou qui ont été torturés en Iran, comme dans d'autres régions répressives, ne peuvent obtenir justice. M. Bouzari ne peut absolument pas retourner en Iran pour intenter un recours devant les tribunaux en Iran, et l'enquête sur le décès de Mme Kazemi à Téhéran montre clairement qu'il est impossible d'avoir un processus impartial en Iran.
Les demandeurs dans ces deux actions en justice demeurent au Canada; il est donc peu probable qu'un tribunal d'un autre pays se déclare compétent pour juger les actes commis dans ces deux cas. Les tribunaux canadiens deviennent donc une solution de dernier recours. En rejetant l'action intentée par M. Bouzari en Ontario, on a ainsi complètement refusé de lui rendre justice et il est possible que la famille de Mme Kazemi essuie le même refus. J'aimerais ajouter que l'action en justice de Maher Arar contre les gouvernements de la Syrie et de la Jordanie a été rejetée pour les mêmes motifs d'immunité. Si la poursuite en justice de la famille de Mme Kazemi ne peut être exercée, les survivants de la torture ne pourront probablement plus avoir accès aux tribunaux canadiens.
Le principe de l'immunité des états tient fondamentalement à une question de respect de leur souveraineté. En général, l'immunité empêche les tribunaux d'un pays de juger les mesures officielles ou souveraines d'un autre pays. Ce principe vise également à empêcher les ruptures des relations diplomatiques lorsque les tribunaux en arrivent à des conclusions qui peuvent différer des décisions prises par le gouvernement de l'époque. De nos jours, cependant, la plupart des nations reconnaissent qu'elles ne doivent pas être préservées de tout, en particulier lorsqu'elles se livrent à des activités qui ne relèvent pas de leur loi principale souveraine. La Loi sur l'immunité des États du Canada, adoptée en 1982, rend compte de cette approche restrictive face à l'immunité. En d'autres mots, il ne s'agit pas d'accorder une immunité totale.
Certes, la loi part du principe que les gouvernements étrangers bénéficient d'une immunité de juridiction à l'égard des tribunaux canadiens, mais la loi énonce des exceptions où l'immunité ne peut être accordée. Par exemple, les États étrangers ne bénéficient pas d'une immunité en matière de responsabilité civile dans le cas d'activités commerciales ni ne bénéficient d'une immunité dans les cas de décès, de lésions corporelles ou de dommage matériel survenus au Canada. Ces exceptions découlent du fait que les activités sous-jacentes ne sont pas considérées comme étant de nature souveraine. Également, la communauté internationale considère actuellement que la torture est un acte qu'il n'est pas approprié d'entreprendre pour un état souverain. Dans la hiérarchie du droit international, l'interdiction des actes de torture arrive en tête et est l'équivalent, sur le plan international, d'une norme constitutionnelle. Cette interdiction engage toutes les nations, et aucun pays n'a le droit de commettre des actes de torture quelles que soient les circonstances. La torture n'est pas un acte qui peut faire l'objet d'une immunité.
L'obstacle actuel créé par le libellé de la Loi sur l'immunité des États dans les poursuites civiles est accentué par le fait que la justice est aussi presque totalement absente dans les causes criminelles. Au cours des neuf années suivant l'adoption de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre qui visaient à habiliter les tribunaux criminels canadiens à juger les suspects accusés d'avoir commis des atrocités à l'étranger, le gouvernement canadien n'a poursuivi qu'une seule personne. Une disposition similaire du Code criminel en ce qui concerne la torture n'est pas appliquée.
Le Programme canadien sur les crimes de guerre consacré à la poursuite de ces cas n'a pas vu son financement augmenter au cours de ses dix années d'existence. Au nombre des quatre ministères participant au programme, nous croyons comprendre que les deux qui sont affectés aux enquêtes et aux poursuites dans les affaires criminelles, à savoir la GRC et le ministère de la Justice, ne touchent qu'environ 8 p. 100 des fonds attribués au programme. L'Agence des services frontaliers du Canada et Citoyenneté et Immigration Canada, qui mettent l'accent sur l'exclusion et le renvoi des présumés criminels de guerre et font totalement fi de la nécessité de justice, reçoivent la part du lion du budget.
Ce déséquilibre en matière de financement a des conséquences réelles et pratiques pour la GRC et le ministère de la Justice. En effet, il semble qu'une seule poursuite au criminel à la fois puisse être possible. Étant donné qu'il peut y avoir au moins 1 500 présumés tortionnaires et criminels de guerre qui vivent au Canada, il est presque impossible d'imaginer que le programme utilise ses ressources très restreintes pour poursuivre une affaire, comme celle de Mme Kazemi, dans laquelle les individus responsables sont à l'extérieur des frontières canadiennes.
En raison de son recours à la Loi sur l'immunité des États pour refuser un recours aux survivants de la torture, le Canada manque à ses obligations juridiques au terme de la Convention contre la torture. L'article 14 du traité exige que les parties offrent une mesure de réparation et de dédommagement aux survivants de la torture. Après le jugement rendu dans l'affaire Bouzari, le Comité contre la torture des Nations Unies, l'organisme chargé de surveiller la mise en oeuvre adéquate de la convention, a procédé à un examen périodique de la conformité du Canada au traité. Les membres du comité étaient parfaitement au courant de l'affaire Bouzari et ont rejeté l'argument du gouvernement canadien, selon lequel les pays ne sont pas tenus d'offrir un dédommagement pour les actes de torture commis à l'intérieur de leurs frontières. Il a plutôt indiqué clairement dans son rapport final que, aux termes de l'article 14, les États doivent offrir un dédommagement à tous les survivants de la torture, peu importe l'endroit où les actes de torture ont été commis. Le comité a fait état de « l'absence de mesures effectives d'indemnisation civile des victimes de torture dans toutes les affaires » en ce qui concerne le Canada et il lui a recommandé de revoir « sa position concernant l'article 14 de la convention en vue d'assurer l'indemnisation par la juridiction civile de toutes les victimes de torture ».
En modifiant la Loi sur l'indemnité des États, le Canada peut également commencer à recourir à la dissuasion pour empêcher la commission d'autres actes de violation des droits de la personne. Les mesures de dissuasion ne peuvent voir le jour que dans le cadre d'un système solide combinant les sanctions pénales et civiles et tenant responsables tant les personnes que les gouvernements. Je comprends qu'il y aura des préoccupations relativement au fait qu'une telle initiative ouvrira la porte et inondera les tribunaux canadiens de poursuites contre les actes de violation des droits de la personne qui ont été commis à l'étranger. Cela dit, le système judiciaire a déjà mis en place des contrôles pour rejeter les dossiers qui ne devraient pas se retrouver devant les tribunaux. Les juges doivent toujours s'assurer que la poursuite a un lien réel et important avec la province où ils siègent. Dans le cas de M. Bouzari, le lien principal en Ontario était qu'il résidait dans la province au moment où il a intenté un recours. La Cour d'appel n'a pas décidé si c'était suffisant pour reconnaître la compétence, parce qu'elle a rejeté la demande pour des raisons d'immunité. Uniquement parce qu'il n'y avait aucun redressement possible en Iran, il n'était pas facile alors de traiter le problème.
Même s'il existe un lien réel et important avec une province canadienne, une poursuite ne sera exercée que si le Canada est le meilleur endroit pour entendre l'affaire. Si un autre pays est en meilleure position à cet égard, en raison peut-être de la preuve ou de l'endroit où se trouvent les témoins, et si ce pays respecte les garanties procédurales, un tribunal canadien peut rejeter l'action en justice. En conséquence, les tribunaux canadiens ne se chargeront que des affaires pour lesquelles le Canada est le meilleur endroit et le dernier recours.
La levée de l'immunité à l'égard de la torture ne transformera pas soudainement les tribunaux canadiens en chiens de garde surveillant les mécanismes internes des autres pays ou n'exigera pas qu'ils mettent leur nez dans tous les secteurs d'activité d'un gouvernement étranger. Elle permettra plutôt l'inspection d'un petit nombre de cas relatifs aux actes les plus abominables que l'on puisse imaginer, lorsque les nations responsables ne peuvent le faire ou refusent de le faire.
Cette façon de faire limitera aussi l'interruption de la libre-circulation de la diplomatie étrangère. En fait, la dénonciation des actes de torture commis en Iran par l'entremise des tribunaux irait directement dans le sens de la politique du Canada à l'égard de l'Iran. Le Canada a joué un rôle de chef de file en faisant adopter, à l'Assemblée générale des Nations Unies, des résolutions dénonçant les pratiques en matière de droits de la personne de l'Iran, notamment celle qui a été adoptée à la fin de 2008.
La position que nous défendons aujourd'hui n'est pas nouvelle ou originale. La question a beaucoup été étudiée et débattue pendant un certain nombre d'années. En novembre dernier, le CCJI a été l'hôte d'un atelier concernant les recours civils devant les tribunaux canadiens dans les cas de torture et d'autres atrocités. L'atelier a réuni des experts provenant de toutes les régions du Canada, notamment des praticiens et des universitaires. Les participants ont convenu de la nécessité de réformer la Loi sur l'immunité des États pour prévoir une exemption en cas de torture ou d'autres atrocités.
Plusieurs années plus tôt, l'International Human Rights Clinic de la faculté de droit de l'Université de Toronto, de concert avec une foule d'experts, a recommandé une modification à la loi, qui par la suite a été présentée comme projet de loi. Nous avons remis à chaque membre une copie de la modification proposée, qui peut servir de point de départ à un nouveau projet de loi. Les membres ont également discuté d'autres types de modifications à apporter à la loi, dont certaines ont été présentées en tant que projets de loi d'initiative parlementaire.
Un tel système est possible. Les États-Unis autorisent les victimes d'actes de torture et d'autres atrocités à poursuivre les individus qui sont responsables de ces actes criminels. Ces poursuites ont rarement surchargé le système et, en fait, les tribunaux se sont avérés pleinement capables de rejeter les demandes n'ayant aucun fondement en droit ou d'en réduire le nombre.
Même si on ne peut généralement recourir aux lois américaines pour sanctionner d'autres États, le Congrès a créé une exception explicite au Foreign Sovereign Immunities Act qui permet d'entreprendre des poursuites contre un petit nombre de pays, notamment l'Iran. De même, on note une tendance mondiale vers la levée de l'immunité en ce qui concerne les actes de torture et d'autres atrocités commis dans un contexte civil. En fait, il faut comprendre que dans de nombreux pays, il n'existe pas d'équivalent à notre Loi sur l'immunité des États.
La communauté internationale convient, dans une très large majorité, que la torture est illégale dans toutes les situations et que, dans une société moderne, c'est un acte répugnant. En accordant l'immunité aux régimes qui pratiquent la torture, le Canada non seulement ne s'acquitte pas de ses obligations en vertu de la Convention contre la torture, mais il manque à son devoir moral d'accueillir les victimes et de leur donner espoir.
La modification de la Loi sur l'immunité des États permettra au Canada de prendre clairement parti pour les survivants plutôt que pour les tortionnaires. Le comité pourrait ainsi contribuer de façon concrète à la prévention des violations extrêmes des droits de la personne à l'échelle internationale dont les membres ont entendu parler dans le cadre de leur enquête sur la situation en Iran.
Merci beaucoup du temps que vous nous accordez aujourd'hui.
[Français]
Je vous remercie beaucoup.
:
Premièrement, monsieur Kazemi, nous tenons à vous remercier d'être parmi nous aujourd'hui, vous qui portez le fardeau des souvenirs attachés à l'incident, et de l'information que vous nous avez donnée. Je sais que tout ça doit être très troublant pour vous mais qu'il s'agit, dans une certaine mesure, d'une mission. Je le vois. Je vous ai observé pendant que vous faisiez votre déclaration et par la suite, mais je tiens à vous assurer d'une chose: les Canadiens, dans leur ensemble, croient fermement en la justice; les Canadiens en général sont très opposés à l'idée même de la torture, et en sont révulsés.
Je suis très troublé, et je le suis depuis un certain temps déjà, parce que le gouvernement du Canada s'est rendu complice par procuration d'actes de torture. Nous avons connu l'affaire Maher Arar. Nous avons eu l'affaire Abdullah Amalki. Nous avons le cas d'Omar Khadr, aux États-Unis, ou à Guantanamo, qui est détenu par les États-Unis, alors même que notre Cour suprême et la Cour suprême des États-Unis ont statué qu'il s'agissait d'une violation de droits. Je ne veux pas politiser la discussion en poursuivant sur cette tangente, mais je suis très tenté de le faire.
Je prendrai un engagement personnel et c'est à peu près tout ce que je peux faire ici, à savoir que je suis disposé à collaborer avec vous, si vous souhaitez soumettre une motion. Le personnel de mon bureau travaillera avec vous; si vous communiquez avec nous, nous serons là pour vous soutenir.
Au cours des derniers mois, des gens m'ont parlé de compagnies minières du Canada et de responsabilité civile et sociale et du fait que nous manquons à nos responsabilités dans ces domaines également. Le mot « impunité » revient couramment dans les conversations à ce sujet. Tant que cette réalité ne disparaîtra pas, peu importe ce que nous ferons, il continuera à y avoir des victimes.
Obtenir justice est très important et essentiel, mais la prévention est plus importante encore. La première mesure à prendre est de nous assurer que tous les pays sachent qu'ils auront à répondre de leur conduite. Je crois que le Canada n'a pas été à la hauteur sur la scène mondiale depuis un certain nombre d'années en raison de son inaction concernant l'adhésion facultative au protocole annexé à la Convention des Nations Unies contre la torture. J'en suis très troublé.
Ce que je dis est davantage une déclaration qu'une question, car c'est le genre de chose qui vous touche d'une manière différente, par comparaison avec les autres témoins que nous avons entendus. Techniquement, nous parlons de l'Iran, ici aujourd'hui, et vous voyez que la discussion ne porte déjà plus seulement sur l'Iran, et cela est très significatif. Je pense que nous sommes sans doute à un point tournant ici, en ce moment même.
Alors je vous invite à communiquer avec mon bureau. Je ne tente pas de politiser le dossier. Je le dis à l'intention de tous ceux qui, dans ce comité, souhaitent le faire. Faisons en sorte que le travail se fasse.
Si vous souhaitez faire des commentaires sur quoi que ce soit d'autre, allez-y, car je n'ai pas la tête à poser des questions, pour être franc avec vous. Cela va bien au-delà du cas particulier.
:
Merci pour votre commentaire.
Monsieur Marston, dans vos observations, en effet, vous laissez entendre que cette question, si vous me permettez l'expression, transcende les lignes de parti, et que la question n'est pas de débattre de la torture. Nous tous dans cette salle — nous tous — nous opposons à la torture. Personne n'est en faveur de la torture.
Au cours des trois ou quatre dernières années, j'ai rencontré plusieurs députés — Francine Lalonde, par exemple. J'étais présent ici il y a trois ans pour une conférence de presse. Le Bloc avait alors déposé le projet de loi d'un de ses députés. Mais ce projet de loi est mort dans l'oeuf.
Environ un an et demi plus tard, j'ai rencontré Peter Julian. Je suis venu ici à Ottawa et j'ai passé la journée dans son bureau avec lui et avec d'autres personnes, afin de discuter des amendements à apporter à la Loi sur l'immunité des États. Il ne fait aucun doute que le NPD appuyait ces amendements.
Lorsqu'il était mon député, l'honorable John Godfrey m'a rencontré dans son bureau de Toronto. Je lui avais préparé un document d'information. Il m'a donné son appui inconditionnel, et nous avons travaillé ensemble pour tenter d'ajouter ce point au programme. Son parti formait le gouvernement à l'époque.
Monsieur Oliphant, je crois que vous êtes député de Don Valley-Ouest. Vous êtes mon député. Monsieur Oliphant, vous pouvez être sûr que je vais aller cogner à votre porte pour obtenir le même appui que M. Godfrey m'avait personnellement donné à cet égard.
Cette question transcende les lignes de parti. Je ne suis qu'un simple avocat de Toronto. Je ne connais rien à la politique, mais il me semble que la solution la plus simple — et je peux vous paraître fou en disant cela — serait peut-être que quatre ou cinq d'entre vous, qui êtes membres des principaux partis, aillent prendre un café quelque part pour décider de mettre cette question au programme, de l'examiner, d'analyser le projet de loi et de passer l'information en revue. Cela transcende les lignes de parti. Et vous savez quoi? Vous n'avez même pas besoin d'argent pour le faire. Ça ne coûte rien. Les répercussions seraient énormes pour les droits de la personne des Canadiens, et ce, simplement pour se pencher sur une question qui ne coûte rien et qui transcende les lignes de parti.
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Merci. Je vais commencer en anglais; je passerai peut-être au français.
Tout d'abord, il faut dire que tous les pays du monde n'ont pas une loi sur l'immunité des États. En fait, nous faisons partie d'une minorité. Ce sont principalement les pays de common law qui, ironiquement, ce sont historiquement abstenus de codifier, qui ont adopté des lois sur l'immunité des États: le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni. Cependant, certains pays du Commonwealth n'ont pas de loi sur l'immunité des États, la Nouvelle-Zélande étant le principal exemple. Ils entreprennent des procédures concernant l'immunité, et traitent la question de l'immunité, strictement en s'appuyant sur la common law, les normes coutumières faisant automatiquement partie de la common law. C'est de cette manière qu'ils fonctionnent. C'est assez simple et direct, vraiment.
Ironiquement, la plupart des pays de droit civil n'ont pas de telles lois, c'est notamment le cas en Europe continentale. En fait, aucun de ces pays, à ma connaissance, n'a de loi sur l'immunité des États. La France, la Belgique, l'Italie et l'Espagne n'ont pas de loi sur l'immunité des États. Leurs tribunaux nationaux appliquent le droit strict et le droit international. Ils n'ont pas à se casser la tête pour harmoniser leur législation nationale aux normes internationales. Ils en font une question de droit, tout simplement.
J'aimerais porter à votre attention une étude de cas intéressante. Il s'agit d'un litige entre l'Italie et l'Allemagne. Je crois que la première affaire remonte à 2004. En fait, l'affaire a débuté bien avant, mais elle a été portée devant la Corte Suprema di Cassazione, la Cour suprême de l'Italie, en 2004. On l'a appelée l'affaire Ferrini, Ferrini contre l'Allemagne. Il s'agissait essentiellement d'un homme qui a intenté des poursuites pour crimes de guerre et d'autres atrocités, y compris des actes de torture commis à son endroit pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il a été déporté en Allemagne, détenu dans des camps et soumis au travail forcé. Il se retrouve maintenant au XXIe siècle à poursuivre l'Allemagne qui, incidemment — on doit le souligner —, est le principal partenaire commercial de l'Italie. Les deux pays sont de bons amis, mais les tribunaux italiens exercent une action en justice contre l'Allemagne pour les atrocités qui ont eu lieu, sans s'appuyer sur une loi sur l'immunité des États; c'est une poursuite qui est strictement fondée sur le droit international coutumier. La Corte Suprema di Cassazione l'a constaté dans un jugement qui a depuis été confirmé à 14 reprises. Il y a donc 15 jugements italiens dans lesquels on a reconnu qu'il n'y a pas d'immunité en droit international pour ce qui est des crimes contre l'humanité et des infractions au jus cogens, des crimes relevant de la justice universelle. C'est un précédent important qu'il ne faut pas oublier.
Encore maintenant, l'Allemagne et l'Italie demeurent de bons amis. Ce matin, j'ai navigué sur le site Web du bureau de l'Allemagne à l'étranger, et il y a un onglet pour chaque pays de l'Union européenne et l'onglet pour l'Italie est très positif. Ils soutiennent que leur relation est plus solide que jamais, malgré leur différend évident sur la portée que doit avoir l'immunité dans ces lois.
C'est un précédent intéressant qui démontre que ce genre de différend ne met pas un terme aux relations avec les pays étrangers.