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Bonjour, madame la présidente et distingués membres du Comité.
J'ai comparu devant 13 comités, mais c'est la première fois que je le fais en vertu d'une assignation à comparaître.
Je suis accompagné aujourd'hui de mon conseiller juridique, M. Jordan Lester, associé du cabinet d'avocats Cheadles à Thunder Bay, en Ontario.
Comme vous le savez, je suis l'ancien ombudsman du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes. En ma qualité d'ombudsman, j'ai joué un rôle essentiel pour les 120 000 membres du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes, les anciens combattants, leurs familles et tous ceux qui ont servi notre pays.
Au nombre de ses fonctions, le bureau de l'ombudsman aide les personnes et les familles à signaler des plaintes ou des préoccupations, et il peut enquêter sur tout signalement et publier un rapport public sur toute question qui touche le bien-être de ceux qui ont servi ou qui servent encore notre pays.
En 2011, je suis entré au service du Bureau de l'ombudsman des anciens combattants à titre de directeur exécutif des opérations et d'ombudsman adjoint. Auparavant, j'étais directeur général du secrétariat exécutif de Pêches et Océans Canada, où j'étais chargé de la coordination des affaires parlementaires, de l'accès à l'information et de la protection des renseignements personnels, ainsi que de la correspondance ministérielle. Avant de me joindre au ministère des Pêches et des Océans, j'ai occupé pendant plusieurs années le poste de directeur des initiatives stratégiques au ministère de la Défense nationale.
Mon dernier jour de travail en tant qu'ombudsman au ministère de la Défense nationale était le 31 octobre 2018. J'ai quitté mes fonctions prématurément, sur les conseils de mes médecins et après m'être rendu compte qu'aucune personne raisonnable ne pouvait continuer à travailler dans les conditions hostiles créées par le ministère de la Défense nationale.
L'hostilité du ministère de la Défense nationale a commencé aux environs de mars 2017, lorsque j'ai préparé et publié un rapport intitulé Plaidoyer en faveur d'un bureau d'ombudsman permanent et indépendant, que j'appellerai le « rapport sur la gouvernance ». Selon les conclusions de ce rapport, la structure de gouvernance actuelle, avec ses délégations et ses dispositions administratives, nuit à l'efficacité opérationnelle du bureau de l'ombudsman.
Ma principale préoccupation, comme je l'ai fait valoir dans le rapport, c'est que l'ombudsman, qui relève du ministre de la Défense nationale auquel il est tenu de rendre compte, est assujetti aux responsabilités que la loi confère à l'administrateur général. J'ai conclu qu'une telle situation entravait l'indépendance du bureau.
Le rapport sur la gouvernance recommandait que le appuie l'édiction d'une loi visant à donner au bureau de l'ombudsman une permanence organisationnelle et une indépendance par rapport au ministère de la Défense nationale relativement à toutes les autorités fonctionnelles.
Le 18 mars 2017, le a rejeté le rapport et la recommandation qui y figurait. Dans sa lettre m'informant de cette décision, le ministre déclarait, assez ironiquement, ce qui suit:
Si vous éprouvez des contraintes relatives au [m]inistère de la Défense nationale ou aux Forces armées canadiennes qui entravent votre capacité de vous acquitter de vos fonctions, je vous encourage à tirer pleinement profit de votre rapport hiérarchique direct pour me signaler la situation.
J'ai dénoncé publiquement la décision du de rejeter cette recommandation et, comme certains d'entre vous le savent peut-être, mes préoccupations ont été largement relayées par les médias nationaux.
Plusieurs mois plus tard, le 17 juillet 2017, j'ai rencontré John Forster, alors sous-ministre, pour discuter des questions de gouvernance, en particulier des directives et ordonnances administratives numéro 7024-1 du ministère, lesquelles établissent des mécanismes internes de divulgation d'actes répréhensibles en milieu de travail. C'est donc depuis 2015 que j'essaie d'aborder ces questions avec le ministre et le sous-ministre d'alors.
Au cours de cette réunion, j'ai directement exprimé ma frustration face au manque d'intérêt du ministère de la Défense nationale pour l'amélioration de ses structures de gouvernance, et j'ai menacé de rendre publiques mes préoccupations. Une semaine plus tard, aux alentours du 24 juillet 2017, le sous-ministre d'alors, M. Forster, m'a informé qu'un officier supérieur du ministère de la Défense nationale avait fait des allégations d'actes répréhensibles contre moi et mon personnel, aux termes de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d'actes répréhensibles.
Les allégations précises n'ont pas été divulguées; on a plutôt fourni des descriptions vagues et cryptiques portant notamment sur des pratiques inappropriées de passation de marchés et des pratiques d'embauche discriminatoires. Ces allégations étaient sans fondement, et je savais que c'était un règlement de comptes.
Le 27 juillet 2017, j'ai écrit au sous-ministre d'alors, à M. Forster, pour lui signaler mon intention de collaborer à l'enquête. De plus, j'ai demandé à être consulté sur le choix de l'enquêteur indépendant. On ne m'a jamais consulté à ce sujet.
Pendant trois mois, rien ne s'est passé dans le cadre de cette enquête, jusqu'au 27 octobre 2017, date à laquelle la sous-ministre Jody Thomas m'a informé que les allégations contre moi feraient l'objet d'une enquête officielle. Voilà qui était étrange, car, une fois de plus, on ne m'avait pas fourni les détails des allégations.
Le moment choisi pour m'informer de cette enquête était, à mon avis, bien curieux. En effet, c'était juste avant ma comparution devant le Comité permanent des anciens combattants, où je devais faire le point sur la mise en œuvre ou l'absence de mise en œuvre de mes recommandations par le ministère de la Défense nationale. Il n'y a pas de raison pour qu'il faille trois mois pour déterminer si une enquête officielle est nécessaire. De toute évidence, c'était là un moyen de m'intimider avant mon témoignage devant le comité.
J'ai comparu devant le comité et, assez curieusement, la question de l'enquête n'a pas été évoquée; c'était le silence radio. Le 12 janvier 2018, j'ai écrit directement au ministre pour lui faire part de mes inquiétudes quant à l'équité de l'enquête, notamment en ce qui concerne le temps nécessaire pour faire avancer l'enquête et le secret entourant les allégations précises faites contre moi.
Le ministre a répondu plus d'un mois plus tard en se contentant de me remercier de ma collaboration dans cette affaire. Pour des raisons inexplicables, le processus d'enquête avançait à pas de tortue jusqu'en mars 2018, comme par hasard, lorsque j'ai personnellement rencontré le ministre Sajjan pour parler d'une allégation de comportement sexuel inapproprié dans les rangs supérieurs des Forces armées canadiennes, plus précisément contre le chef d'état-major de la défense, et pour discuter de mes préoccupations à ce sujet.
Cette rencontre a eu lieu le 1er mars 2018. J'ai expliqué au ministre que la plaignante ne s'était adressée à moi qu'après avoir reçu une garantie de confidentialité. D'ailleurs, mon témoignage d'aujourd'hui ne sera limité que par le serment que j'ai prêté en tant qu'ombudsman. Autrement dit, je ne révélerai pas le nom de la plaignante ni les détails de la plainte, car c'est à cette personne — et non pas à moi — de raconter son histoire.
Le ministre a été informé que la plainte n'était pas officielle, et je lui ai demandé de me donner des conseils sur la façon dont nous pourrions éventuellement procéder. Cela dit, je sais que plusieurs députés ont demandé à voir le calendrier des réunions tenues entre le ministre et moi. Ce document a été mis à la disposition du greffier afin qu'il le distribue aux membres du Comité.
Vous verrez ainsi que j'ai rencontré le ministre une fois en 2015, deux fois en 2016, trois fois en 2017 et une fois en 2018, soit le 1er mars 2018. Après cette réunion, j'ai fait plus d'une douzaine de demandes de rencontre avec le ministre. Toutes ces demandes ont été rejetées, et je n'ai plus jamais parlé au ministre . Cette réunion a été très hostile et s'est terminée amèrement.
Et devinez quoi? Les processus d'enquête ont soudainement recommencé à s'accélérer. Peu après la réunion tumultueuse du 1er mars avec le , et sans aucune consultation préalable, les pouvoirs qui m'avaient été délégués en matière de finances et de ressources humaines ont été modifiés, changés et tronqués. Cette décision a eu une incidence directe sur l'indépendance de mon organisation.
Le 2 mars 2018, j'ai informé le ministre de mon intention de démissionner de mon poste. Dans ma lettre au ministre, je disais ceci: « L'environnement n'inspire aucune confiance, et les efforts déployés visent davantage à isoler ce bureau, plutôt qu'à donner suite aux rapports fondés sur des données probantes. Comme je l'ai mentionné, le milieu de travail est devenu toxique et a eu des conséquences graves pour ma santé et mon bien-être, ce qui m'a poussé à prendre cette décision. »
Même si j'ai envoyé ma lettre de démission directement au ministre , et malgré les très graves allégations portées contre le ministère de la Défense nationale, le ministre n'en a pris connaissance que le 15 août 2018, soit cinq mois plus tard. Dans sa réponse, il n'a pas abordé les graves allégations ni mes préoccupations au sujet du climat de travail toxique.
Pendant ce temps, l'enquête a suivi son cours, et d'autres ont été lancées contre des membres de mon équipe qui m'avaient défendu. Plusieurs victimes innocentes ont été mêlées à l'enquête, dont certaines souffrent encore aujourd'hui, et d'autres ont quitté leur emploi prématurément.
L'une des personnes accusées de manière vexatoire s'est adressée à la Cour fédérale pour demander une révision judiciaire. En voici un extrait. Le 23 juillet 2019, l'honorable juge Zinn a déclaré:
[La demanderesse] a été privée de son droit à l’équité procédurale durant l’enquête et le processus décisionnel. La décision d’accepter les conclusions de l’enquêteuse selon lesquelles elle a commis un acte répréhensible doit être annulée.
Pire encore, après ma rencontre du 1er mars avec le ministre, des représentants du Bureau du Conseil privé ont communiqué avec moi dès le lendemain pour une demande de réunion. Je pensais que c’était lié à l'enquête en cours, mais j'ai failli tomber à la renverse lorsqu'ils m'ont interrogé sur les détails de la plainte et de l'allégation portée contre le chef d'état-major de la défense, alors que j'avais explicitement dit au ministre que je n'avais pas l'autorisation de la plaignante pour enquêter et que cela devait rester confidentiel.
On a beaucoup parlé de l'indépendance du bureau de l'ombudsman et du Centre d'intervention sur l'inconduite sexuelle. Le fait est qu'aucun des deux n'est indépendant. Même si je ne suis plus ombudsman, j'aimerais profiter de l’occasion, pendant ma comparution devant le Comité, pour faire valoir mes arguments.
Il n’y a aucune indépendance lorsque la délégation de pouvoirs en matière de gestion financière et de dotation est contrôlée par l'entité même à qui vous rendez compte. C’est comme les jeunes adultes qui quittent leur foyer pour aller à l'université; ils vivent de façon autonome, mais ce sont leurs parents qui paient le loyer. C'est un peu la même situation. J'ai d’ailleurs publié deux rapports sur la question de l’indépendance, lesquels sont tout aussi valables aujourd'hui qu’ils l’étaient au moment de leur publication.
Permettez-moi de vous faire un bref historique. En 1998, le bureau de l'ombudsman a vu le jour et, en effet, le traitement de cas d'agression sexuelle et de harcèlement relevait de sa responsabilité. Ce qui manquait, c'étaient l'appui et les ressources nécessaires pour mettre pleinement en œuvre un programme. À cet égard, j'ai proposé que le Centre d'intervention sur l'inconduite sexuelle soit intégré au bureau de l'ombudsman et que cette entité soit tenue de rendre compte au Parlement.
Cela m'irrite d'entendre la rhétorique incessante qui consiste à dire, oui, nous sommes tous là pour vous, mais en réalité, il n'y a pas grand-chose qui change.
Le temps est venu d'affranchir ces organisations du joug du ministère. Vous entendrez des points de vue opposés, j'en suis sûr, mais je vous pose la question suivante: comment cela fonctionne-t-il dans l'immédiat? Il ne suffit pas de changer le nom sur la porte et de faire de la publicité clinquante pour régler le problème, comme nous l'avons constaté.
Je suis conscient du temps qui m'a été accordé par le Comité pour faire ma déclaration préliminaire, et je ne doute pas qu'il y aura des questions. Pour conclure, je dirai que, oui, j'ai rencontré le ministre le 1er mars 2018 et, oui, je lui ai parlé directement d'une allégation de comportement sexuel inapproprié visant le chef d'état-major de la défense.
Très peu de temps après cette rencontre, comme je l'ai déjà dit, l'autonomie et l'indépendance financière de mon bureau ont été, une fois de plus, vidées de leur substance et, même si j'étais l'ombudsman du ministère que je supervisais, c'est la dernière fois que j'ai parlé au ministre.
Je suis maintenant prêt à répondre aux questions des membres du Comité, mais je vous fais la demande suivante: si quelqu'un vient témoigner devant le Comité pour réfuter ce que j'ai dit ici aujourd'hui, je vous prie de m'inviter à nouveau afin que je puisse fournir des preuves à l'appui de mon témoignage.
Je suis prêt à répondre aux questions, madame la présidente.
Je vous remercie.