Madame la présidente et membres distingués du Comité, je suis heureux d'avoir accepté votre invitation, et je témoigne aujourd'hui en tant que membre du Comité des cybercrimes de l'Association canadienne des chefs de police, au nom du président, M. Mario Harel, et des membres de l'ACCP.
L'ACCP a pour mandat d'assurer la sécurité de tous les Canadiens grâce à une direction policière innovatrice. Ce mandat est réalisé par les activités et les projets spéciaux de divers comités et par une liaison soutenue avec divers ordres de gouvernement et ministères exerçant des responsabilités législatives et exécutives en matière de droit et d'application de la loi.
Mon rôle au sein de l'ACCP est de coprésider le Comité des cybercrimes. J'encadre le travail effectué par trois sous-comités dans les domaines de l'informatique judiciaire, de l'accès légal et de la surveillance électronique, ainsi que le tout nouveau cyberconseil. C'est d'ailleurs en lien avec ce cyberconseil que je comparais ici aujourd'hui, en particulier sur la question de la cybercriminalité.
La croissance des médias sociaux et l'évolution de l'environnement numérique ont changé la façon dont les gens interagissent et les gens avec qui ils interagissent. Ce changement est survenu très rapidement, si bien que les Canadiens sont toujours en train d'essayer de comprendre ce nouvel environnement. Cet environnement numérique ne présente aucun des signaux sensoriels auxquels les gens sont habitués de porter attention. On n'y trouve pas les indices de menace qu'on peut habituellement voir, entendre, sentir ou ressentir lorsqu'on entre dans un quartier dangereux, par exemple.
Les gens consultent leurs réseaux sociaux dans le confort de leur foyer et se sentent en sécurité et à l'abri des atteintes physiques. Ils ne perçoivent peut-être pas les sites Web, les sites de marketing ou les courriels comme étant dangereux, étant donné l'environnement physique où ils se trouvent et l'absence des signaux de menace habituels.
Il en va de même pour les contrevenants, qui peuvent perpétrer des crimes n'importe où dans le monde, et ce, dans l'intimité de leur foyer. Par conséquent, pour un contrevenant, quels sont les risques?
Le modèle de services de police créé par Sir Robert Peel en 1829 est beaucoup moins pertinent dans le monde numérique d'aujourd'hui. Le triangle traditionnel du délinquant, de la police et de la victime qui sont tous dans le même emplacement géographique ne s'applique plus, et pourtant, ni la police ni la population n'ont discuté des conséquences de ce changement pour la sécurité publique et l'application de la loi.
Les Canadiens doivent également discuter des différences entre la protection de la vie privée et l'anonymat. Le premier est encouragé et constitue un droit d'être à l'abri d'une ingérence abusive; le deuxième, dans une application absolue, entraîne l'anarchie, l'impunité et l'absence de reddition de comptes.
La cybercriminalité a évolué, alimentée par plusieurs éléments, tels que le faible risque d'arrestation; la préservation de l'anonymat grâce à la technologie; les faibles coûts et le pouvoir accru de la technologie; la commercialisation de la cybercriminalité, qui est un modèle d'affaires qui bénéficie d'un soutien 24 heures sur 24, de services de dépannage, de services de ventes et d'outils de personnalisation; et les entreprises et les citoyens qui ne se soucient pas de la sécurité. La combinaison de ces facteurs fait en sorte que les Canadiens sont de plus en plus vulnérables aux cyberattaques et susceptibles d'être victimes d'actes criminels.
L'assemblée générale annuelle de l'ACCP tenue en 2016 était axée sur la cybercriminalité et avait pour thème: « Crimes réels, victimes réelles ». Elle a jeté les bases d'une stratégie canadienne d'application de la loi pour lutter contre la cybercriminalité, qui est actuellement en cours d'élaboration.
La stratégie repose sur cinq étapes clés: premièrement, intégrer des capacités de cyberenquête au sein des organismes d'application de la loi; deuxièmement, contrecarrer la victimisation en sensibilisant le grand public; troisièmement, accroître la collaboration entre les organismes d'application de la loi, l'industrie, les autres organismes gouvernementaux et les organisations non gouvernementales; quatrièmement, renforcer les compétences et le soutien spécialisé aux enquêtes et amener les premiers intervenants à recueillir les preuves le plus possible; et cinquièmement, demander des ressources, des outils et des mesures législatives qui tiennent compte des changements technologiques.
Je vous remercie et je répondrai avec plaisir à vos questions.
Je m'appelle Kendra Milne, et je suis directrice de la réforme du droit pour le FAEJ de la côte Ouest. Comme vous l'avez dit, je me trouve à Vancouver. J'aimerais, d'entrée de jeu, reconnaître que je suis sur le territoire traditionnel non cédé des Salishs de la côte, et particulièrement des Premières Nations Squamish, Musqueam et Tsleil-Waututh.
Le FAEJ de la côte Ouest est un organisme sans but lucratif, établi à Vancouver, qui se consacre à la promotion de l'égalité des femmes et à l'élimination des tendances historiques discriminatoires à l'endroit des femmes par des actions en justice, une réforme du droit et l'éducation juridique du grand public. Une partie de nos récents travaux est particulièrement pertinente dans le contexte de l'étude du Comité.
Tout d'abord, en 2014, nous avons publié un rapport intitulé « #CyberMisogyny: Using and Strengthening Canadian legal responses to gendered hate and harassment online ». Ce rapport renfermait des recommandations visant à modifier les lois provinciales et fédérales en vue de mieux lutter contre le harcèlement en ligne, l'exploitation des jeunes, la cyberintimidation et les propos haineux. À partir de ce projet, nous avons également conçu un atelier intitulé TrendShift, destiné aux élèves de la 8e à la 12e année, afin d'amener les jeunes à réfléchir à la forme que pouvaient prendre la violence et la discrimination dans les cyberespaces.
Avant de passer aux modifications législatives que nous recommandons aujourd'hui, j'aimerais tout d'abord dire que la violence en ligne s'inscrit dans le vaste spectre de la violence. Par exemple, nous entendons souvent des cas d'abus de la part de conjoints ou de partenaires. Après une séparation ou une rupture, lorsqu'une personne ne peut plus se servir de sa proximité pour commettre des actes de violence physique, elle va se tourner vers le cyberespace pour continuer le même type d'abus. Cette personne peut partager des renseignements ou des images intimes, répandre des faussetés ou même utiliser les courriels ou les messages textes, qui peuvent s'avérer nécessaires dans le cadre d'une garde partagée, pour menacer et harceler la victime. Il est important de mentionner que ce type de comportement n'est qu'une continuation de la violence physique. Il vise le même objectif: exercer un pouvoir et un contrôle sur la victime.
En ce qui concerne la réforme du droit fédéral visant à protéger les femmes et les jeunes filles en ligne, la justice est différente pour chaque femme. Certaines veulent exercer un recours juridique et d'autres non. Par conséquent, les femmes qui veulent intenter des poursuites devraient pouvoir le faire tout en étant protégées adéquatement. Cela dit, j'aurais deux suggestions principales à faire en matière de réforme du droit. D'une part, il faudrait offrir aux femmes un nouveau recours juridique et, d'autre part, renforcer le recours actuel afin de mieux gérer les comportements en ligne.
La première chose dont j'aimerais vous parler est la Loi canadienne sur les droits de la personne. En 2013, le gouvernement a abrogé l'article 13 de la Loi, qui prévoyait que toute communication, y compris les télécommunications et les communications en ligne, susceptible d'exposer une personne à la haine constituait un acte discriminatoire, si elle était fondée sur un motif de distinction illicite. Ce n'est pas une coïncidence si les femmes, les personnes racialisées, les personnes handicapées et les membres de la communauté LGBTQ sont plus souvent victimes de violence en ligne et de harcèlement. Ce comportement découle souvent du sexisme, du racisme, d'une discrimination fondée sur la capacité physique, de l'homophobie, de la transphobie et d'autres attitudes discriminatoires, qui sont les mêmes attitudes qui ont fait en sorte de protéger ces personnes dans la législation sur les droits de la personne au départ. L'Internet et les cyberespaces sont récents et, malheureusement, ils sont très efficaces pour maintenir ces tendances discriminatoires historiques et systémiques.
Le régime des droits de la personne offre aux femmes un important recours en dehors du système de justice pénale, parce que le but n'est pas tant de pénaliser le contrevenant, mais plutôt de préserver l'intégrité de la victime. En outre, le processus est entre les mains de la victime et ne dépend pas de la police ni de la Couronne qui devra approuver les accusations et les poursuites. La législation sur les droits de la personne occupe une place très importante au sein de notre système judiciaire. Elle est quasi constitutionnelle et joue un grand rôle dans les obligations du Canada en vertu de la Charte et des dispositions internationales sur les droits de la personne qui exigent qu'il prenne des mesures pour mettre fin à la discrimination. En éliminant cette protection de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le gouvernement a envoyé un message très clair, c'est-à-dire que la liberté d'expression, et carrément le discours haineux, l'emportait automatiquement sur la sécurité et la dignité des personnes ayant besoin de protection, dont les femmes. À notre avis, le gouvernement fédéral devrait revenir sur son message et faire du discours haineux un domaine de discrimination en vertu de la loi afin de donner aux femmes un outil leur permettant de demander justice lorsqu'elles sont victimes de violence en ligne.
Le deuxième amendement dont je vais vous parler permettrait de renforcer les dispositions du Code criminel relatives au harcèlement criminel. Il fournirait une orientation interprétative sur la façon de traiter les cas de harcèlement en ligne. La disposition sur le harcèlement dans le Code criminel, l'article 264, ne mentionne pas à quel moment le harcèlement amène la victime à craindre « raisonnablement » pour sa sécurité. C'est très important, parce que la perception de menace peut varier d'une personne à l'autre, selon son sexe, son origine ethnique, son appartenance à un groupe autochtone ou son handicap. Plus précisément, les expériences de violence des femmes et les risques auxquels elles s'exposent tous les jours doivent être pris en considération lorsqu'on définit ce qui constitue une crainte raisonnable.
La violence en ligne fait des ravages sur le plan émotif et psychologique. Comme M. Adam l'a indiqué, la violence en ligne est courante lorsque les parties sont éloignées l'une de l'autre. En fait, il y a souvent une grande distance physique qui sépare le contrevenant et la victime.
Au moment d'interpréter le Code criminel, il est très important que les diverses parties, y compris l'appareil judiciaire et la police, comprennent qu'il s'agit de comportements qui amènent une personne à craindre pour sa sécurité et son intégrité psychologiques. Certaines décisions interprètent la disposition de cette façon, mais malheureusement, ce n'est pas appliqué de façon uniforme.
Par exemple, il y a le cas de Patrick Fox, un homme de Colombie-Britannique, qui a affirmé « vouloir détruire son ex-femme » qui vivait aux États-Unis. Il a créé un site Web, en utilisant son nom complet, où il y présentait du contenu vulgaire, des images dégradantes d'elle et même les détails de sa vie sexuelle. Il a déclaré publiquement qu'il continuerait à la harceler tant et aussi longtemps qu'elle serait vivante ou jusqu'à ce qu'elle soit démunie et sans-abri. L'homme a été arrêté au début de 2016 pour ce comportement, mais la Couronne a refusé au départ de porter des accusations contre lui. En parlant des actes de M. Fox, un représentant de la Couronne a dit: « Nous ne pourrions pas conclure que ce comportement amène la plaignante à craindre pour sa sécurité personnelle ». Le fait que les deux personnes vivaient dans deux pays différents a contribué à cette décision.
M. Fox a finalement été accusé cinq mois plus tard grâce à des preuves supplémentaires, mais les commentaires de la Couronne au sujet de la proximité physique sont troublants et démontrent une compréhension dépassée de ce qui constitue une crainte raisonnable pour la sécurité. Dans ce cas-ci, il était évident que le harcèlement en ligne causait des torts psychologiques.
Pour remédier à des situations comme celle-ci, nous proposons de modifier l'article 264 du Code criminel afin d'orienter les personnes chargées de l'appliquer, y compris la police, la Couronne et les juges. Un tel amendement pourrait inclure une liste non exhaustive de ce qui constituerait une crainte raisonnable pour la sécurité, et il pourrait employer une définition qui tient compte des expériences de violence des femmes. Il pourrait également préciser qu'une crainte raisonnable pour la sécurité psychologique correspondra à certains critères, pour veiller à ce que, dans tout le système de justice, on comprenne que les impacts psychologiques du harcèlement en ligne — les impacts les plus courants — sont pris en considération.
Ce sont deux amendements qui permettraient de renforcer les recours juridiques offerts aux femmes et aux jeunes filles qui ont subi de la violence en ligne.
Merci.
Bonjour. Je me nomme Soraya Chemaly et je suis la directrice du Speech Project du Women's Media Center. Notre travail vise à réduire les comportements abusifs en ligne et à augmenter la liberté d'expression. À cette fin, nous collaborons avec des entreprises du secteur des technologies, des avocats de la société civile et le législateur qui, ensemble, essaient de mettre fin à la violence fondée sur le sexe et à la violence intersectionnelle. Je vous remercie de m'avoir invitée à témoigner devant vous sur ce sujet important.
Je sais que, récemment, le West Coast LEAF a comparu devant vous. Il accomplit un travail très utile de sensibilisation à l'ampleur du harcèlement en ligne, expression vraiment anodine pour décrire toute une gamme complexe de comportements malicieux. Pour revenir à ce que Kendra a dit, nous croyons que le harcèlement en ligne est vraiment inséparable de la violence « hors ligne », à tel point que la taxinomie que nous avons créée et que je suis heureuse de communiquer aux intéressés se fonde sur le modèle de violence domestique de Duluth, qui accorde une grande place à la force et au contrôle.
Je crois être la dernière à témoigner sur le sujet. Je voudrais m'arrêter, en allant dans les détails, aux coûts de ce harcèlement, qui sont souvent minimisés. C'est ce qui empêche d'élaborer des solutions juridiques, sociales et techniques efficaces.
D'abord, je ne saurais trop insister sur le fait que ce harcèlement entrave beaucoup la liberté d'expression des filles et des femmes et leur participation à la vie de la société et à la vie politique. C'est une forme de résistance directe, qu'il faut reconnaître comme telle, à la participation paritaire des filles et des femmes dans la sphère publique.
Le discours artistique, créateur et politique des femmes est constamment contesté par des individus et des groupes, mais, et c'est important, il l'est aussi par les institutions, par des méthodes dont je parlerai. Il est en quelque sorte exclu des plateformes par les modérateurs.
D'après des études mondiales, une fille et femme sur cinq estime que l'Internet est un lieu qui ne lui convient pas. Quand les autres femmes, les autres filles et les garçons sont témoins de ce harcèlement ou de cette surveillance, de ce dénigrement, de cette humiliation et de cette chosification publiques des femmes, ils apprennent que l'espace public n'est pas vraiment fait pour les filles et les femmes.
Partout et à tous les niveaux de la politique électorale, les femmes, peu importe leur nuance politique, doivent affronter en ligne une hostilité omniprésente, y compris, dans certains pays, des formes de sextorsion par des membres de leurs propres partis aidés de moyens électroniques et, presque uniformément, la pornification. Les femmes témoins de ce harcèlement s'éloignent de la participation politique.
De même, les femmes journalistes sont parmi les cibles les plus fréquentes du harcèlement. J'ai abordé ce travail en écrivaine. Presque immédiatement après m'être engagée dans les médias sociaux, je me suis heurtée à un harcèlement très explicite et très violent. J'en ai été secouée.
La sécurité et la prévention de la violence doivent être les sujets centraux de notre discussion, mais en ne nous concentrant que sur elles, nous risquons de revenir aux solutions et aux méthodes paternalistes qui tendent à faire fi de la liberté d'expression des femmes.
Dans le cas des personnalités très connues, susceptibles de faire le plus parler d'elles dans les médias, l'anonymat est souvent cité comme le principal responsable. C'est cependant faux et c'est peut-être, en fait, une illusion dangereuse. Ce n'est pas un facteur dans la majorité des cas de violence contre les femmes, comme c'est le cas de la violence « hors ligne ». Les femmes sont harcelées en ligne, comme les filles, par des connaissances, leurs camarades de classe, leurs partenaires amoureux, des voisins, d'ex-partenaires amoureux, leurs employeurs et, dans certaines collectivités, les autorités familiales, religieuses et politiques. Dans de nombreux cas, l'anonymat est essentiel et il fournit à la vie privée et à la personne la protection qui, sinon, empêcherait leur participation.
Avec un bon recul, le harcèlement qu'affrontent les femmes en ligne est prévisible. C'est simplement la manifestation la plus récente de la vieille hostilité à l'égard des femmes qui pénètrent les espaces traditionnellement dominés par les hommes. C'est en effet le corollaire numérique, aujourd'hui, du harcèlement dans la rue.
Bien franchement, il est redondant de parler de « domination par l'homme », quand il s'agit de presque tout le secteur public. En ligne ou « hors ligne », par exemple, les femmes dans les domaines des finances, de la politique, des sports, des sciences exactes et de la technologie sont victimes de taux élevés de harcèlement sexuel et de résistance à leur participation paritaire. C'est particulièrement consécutif, cependant, dans le secteur de la haute technologie, non seulement au harcèlement des femmes dans ces espaces, mais aussi à la conception et à la fabrication des produits et au mode d'élaboration des politiques qui s'ensuit. Par exemple, on emploie en ligne des tactiques qui n'enfreignent aucune loi et qui ne le devraient pas, mais elles enfreignent les conditions de service et les lignes directrices à l'usage des utilisateurs de plateformes particulièrement influentes.
Beaucoup de plateformes privées qui comptent maintenant plus de « citoyens » que certains pays réglementent le discours et décident en permanence, tous les jours, de ce qui est inoffensif, violent, menaçant, moral et nocif. J'inclus donc dans la définition de « harcèlement » l'absence de diversité de l'industrie, ses politiques de modération et sa défausse de ses responsabilités sur des algorithmes.
Ensuite, le harcèlement augmente efficacement l'hypervigilance nécessaire des femmes et leur tolérance sociale pour la violence fondée sur le sexe, de même que l'incapacité de la loi de reconnaître comme légitimes les atteintes émotives et psychologiques. Les femmes se soucient de leur sécurité physique et de la sécurité de leur famille immédiate. Mais elles signalent aussi une détresse psychologique, une anxiété, une dépression, une colère profondes, parfois débilitantes, et un stress post-traumatique. Les femmes, pour assurer leur sécurité, doivent supporter des coûts financiers beaucoup plus élevés. Elles paient des assurances, des thérapeutes, des gestionnaires de leur réputation, des coûts de déplacement plus élevés et d'autres dépenses connexes.
Ensuite encore, les comportements abusifs et les menaces limitent les occasions qui s'offrent aux femmes sur le plan social, éducatif, professionnel et économique. Les menaces dirigées vers la capacité des femmes de gagner leur vie sont particulièrement évidentes quand le comportement abusif est une forme de la violence que manifestent le partenaire intime et des connaissances, comme la traque ou les incidents de pornographie rancunière. Ce harcèlement entrave aussi la capacité des filles et des femmes, dans les marchés émergents et les nouveaux secteurs de l'économie de profiter des possibilités économiques qui, nous le savons, existent.
On me demande souvent pourquoi je ne parle que des femmes, puisque n'est-il pas vrai que tout le monde subit du harcèlement. C'est vrai, tout le monde est harcelé ou peut l'être. Mais le harcèlement que subissent les filles et les femmes en ligne est presque toujours intersectionnel, ce qui signifie qu'il est beaucoup plus susceptible de se produire. Au sexe s'ajoutent la race, la religion, la classe sociale, l'ethnie, les handicaps et l'identité sexuelle, ce qui rend plus probable le ciblage des femmes. De la même manière, les femmes musulmanes subissent le gros des comportements abusifs intersectionnels. Beaucoup de réponses proposées au problème du harcèlement et de la haine font fi de cette réalité, de sorte que, en fin de compte, nous ne trouvons pas de solutions applicables aux femmes.
Les filles et les femmes constituent aussi la majorité des cibles des formes les plus graves d'agression en ligne: humiliation publique collective, attaques collectives, vidéos de viols, extorsion et publication de renseignements personnels, sexualisation non consensuelle, traque et surveillance augmentée par des moyens électroniques. Les harceleurs tirent leur pouvoir du fait historique que les femmes continuent de vivre au milieu de toutes sortes de normes sexistes et patriarcales, qui prévoient, par exemple, qu'elles seront jugées pour leur comportement sexuel et qu'elles seront humiliées et pénalisées à cause de cela dans leur communauté.
Enfin, il existe un lien direct entre l'absence de diversité dans le secteur de la technologie et l'exacerbation des comportements abusifs qui ont marginalisé l'expérience des gens. Des facteurs démographiques influent sur la conception, et la conception de ces systèmes sociotechniques favorise souvent les préjudices plutôt que la compréhension, dès le début, de la façon de les prévoir et de les réduire. C'est un problème grave dans les entreprises de technologies, dans le système de justice pénale et dans l'ensemble de la société que les hommes qui détiennent le pouvoir de changer les choses — et qui restent encore un groupe remarquablement homogène — ne saisissent pas les différences entre le harcèlement qu'ils sont susceptibles de subir et le harcèlement intersectionnel que subissent la plupart des femmes. Les hommes sont plus susceptibles de se faire insulter et d'être harcelés dans des incidents exceptionnels, visant à les embarrasser, tandis que le harcèlement que subissent les femmes vise leur sexe, il est soutenu, sexualisé et le plus souvent relié à une forme de menaces de violence « hors ligne ». De plus, le harcèlement de nombreux hommes et femmes provient souvent du fait qu'ils ou elles défient des normes rigides en matière de sexe et de sexualité, et il est donc, dans un certain sens, profondément misogyne. Voilà pourquoi les jeunes LGBTA subissent jusqu'à trois fois plus que les autres jeunes l'intimidation en ligne.
L'Internet transforme les filles et les femmes. Cependant, les qualités mêmes qui en font un espace révolutionnaire permettent aussi des variations puissantes sur de vieux thèmes: la violence contre les femmes et le contrôle culturel des filles et des femmes, parce que nous sommes des filles et des femmes. Ce médium présente une échelle et une amplification sans précédents de discrimination sexuelle et de misogynie. Les comportements abusifs en ligne ne coûtent presque rien aux coupables en temps, en argent ou en efforts. Ils sont réseautés, ils prolifèrent facilement à des niveaux exponentiels et ils produisent un registre permanent qui est facilement accessible et manipulé avec des intentions malicieuses. Les normes et les lois que, habituellement, nous invoquerions pour nous en inspirer sont tristement inadéquates.
Les juristes Danielle Citron et Mary Anne Franks font valoir que la violence en ligne est d'abord et avant tout une question de droits civils, non seulement pour les femmes, mais aussi pour tous les groupes traditionnellement marginalisés et victimes de discrimination. Dans son livre Hate Crimes in Cyberspace, Mme Citron écrit que les lois sur les droits civils permettraient d'éliminer et de punir les préjudices, ce que les solutions traditionnelles n'arrivent pas à faire: le déni du droit égal d'une personne de saisir les occasions que la vie lui offre en raison de son appartenance à un groupe traditionnellement subordonné.
Notre objectif est d'accroître la compréhension à l'égard de la nature, de la portée et des coûts du harcèlement en ligne, de la misogynie et de la violence afin de contribuer aux cadres qui veilleront à ce que la liberté d'expression soit un droit qui s'applique de façon égale à toutes les personnes qui veulent et qui devraient prendre part à la vie publique. À cette fin, nous travaillons à concevoir la recherche, à créer des réponses juridiques, à défendre la diversité dans les technologies et à développer des systèmes de soutien dans les réseaux sociaux pour les personnes ciblées en ligne.
Je vous remercie de consacrer temps et efforts à ce problème.
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Il y a plusieurs choses à dire à cet égard.
L'une d'entre elles, c'est qu'au cours des deux dernières années, je me suis plongée, pour le mieux ou pour le pire, dans l'étude des effets de la pornographie, en particulier chez les enfants et les adolescents. À ma connaissance — et je pense qu'on peut l'affirmer avec certitude, étant donné que j'ai probablement lu plus de 300 études au cours de la dernière année —, il n'y a rien de concluant à ce sujet.
Cependant, l'aspect que je trouve le plus intéressant, c'est que les effets de la chosification sexuelle des femmes sont généralement les mêmes, qu'on parle de la pornographie ou d'une femme qui est considérée comme un objet sexuel dans l'autobus, alors qu'elle se rend à son travail. C'est ce qui me préoccupe le plus par rapport à la liberté d'expression et à la participation communautaire. L'effet, c'est que les femmes représentées dans la pornographie sont considérées comme étant dotées d'un sens moral et éthique plus faible, moins compétentes, moins intelligentes et généralement plus basiques; elles sont déshumanisées.
Les gens ne réagissent pas de la même façon lorsque les hommes sont représentés comme des objets sexuels. Il n'y a aucune équivalence; il convient de rejeter les parallèles que font certaines personnes en disant: « Oh! Dans mon autobus, il y a aussi des hommes qui sont considérés comme des objets sexuels. » Nous savons que ce n'est pas le même effet. Pour moi, l'enjeu est que si nous sommes réellement préoccupés par le statut des femmes dans la société, il faut réfléchir à l'objectification sexuelle de manière globale. Quant à savoir si cela se fait de façon violente, c'est une autre question.
Le problème, c'est que dans bien des cas, la pornographie entraîne une érotisation de la domination masculine, de façon très violente. L'enjeu est lié à la façon dont nous parlons des relations interpersonnelles et de la sexualité avec les garçons et les filles, parce que la pornographie est là pour rester, à mon avis.
Que disons-nous aux garçons qui consomment ce contenu? Nous savons qu'ils sont beaucoup plus nombreux que les filles à en consommer, car elle est spécifiquement conçue pour eux. Nous savons également, grâce à d'autres études, que les filles sont tout aussi disposées à regarder de la pornographie lorsqu'elle est conçue pour leur plaire. Comment les parents abordent-ils ce sujet? Cela aura une incidence sur la décision d'un jeune d'envoyer ou non une photo de sa blonde à un ami.
Un jour, devant 50 personnes, un jeune étudiant de 19 ans m'a demandé sans sourciller: « Qu'est-ce que ça change si j'envoie à un ami une photo de mon grille-pain ou une photo de ma blonde? » Il était vraiment sérieux, en plus. Essentiellement, ce qu'il voulait dire pourrait se résumer ainsi: « J'ai la photo, c'est elle qui me l'a donnée. Donc, elle m'appartient. » Je pense qu'il est important de souligner que la violence observée à cet âge découle du niveau de déshumanisation et de l'objectification que nous tolérons dans cette société.