Sénateurs, députés, mesdames et messieurs, c'est pour moi un immense honneur et un grand plaisir que d'être invité devant l'un des comités centraux de la Chambre haute du Parlement canadien.
En fait, j'aurais dû commencer à l'anglaise par de menus propos sur le temps: il fait beau — du moins il le faisait — mais c'est un peu frais, et espérons que cela n'a rien à voir avec le sujet dont nous allons traiter aujourd'hui.
Pour ce qui est de l'épisode qui nous réunit aujourd'hui, on pourrait le qualifier de bien des façons. On pourrait employer les termes « malentendu, méprise, interprétation erronée des faits »... [Note de la rédaction: inaudible], ou quoi que ce soit d'autre. Analysons donc toute la situation, mais en essayant de ne rien exagérer à l'extrême; nous, au moins, ne le faisons pas.
Je commencerai avec ce qui est arrivé. Le 18 février 2009, deux aéronefs stratégiques de longue portée russes, des Tupolev 95MS, qui avaient décollé de la base des forces aériennes de la Fédération russe à Engels, dans la région de Saratov, ont survolé l'Arctique jusqu'à la mer de Beaufort, où ils ont fait demi-tour. La frontière entre l'Alaska et le Yukon était à quelque 200 kilomètres. C'était un vol régulier préplanifié dans l'espace aérien international. Le vol a été effectué conformément à la formation militaire régulière du ministère de la Défense russe, et aux plans de patrouille aérienne dans les latitudes du Nord, et la réglementation aérienne internationale a été rigoureusement respectée.
Neuf jours plus tard, une conférence de presse a eu lieu à Ottawa, où ont été entendus les commentaires tant du premier ministre, Stephen Harper que du ministre de la Défense, Peter MacKay. Le seul commentaire public des États-Unis, puisque, comme vous l'avez dit... J'ai commencé par dire que c'était aux abords de deux frontières et de deux pays. Alors, l'unique commentaire public des États-Unis est venu du général américain Gene Renuart, commandant du Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord, et c'est que, selon lui, les Russes se sont conduits de manière professionnelle; ils ont respecté les règles internationales de souveraineté aérienne et n'ont pas pénétré l'espace aérien interne de l'un ou l'autre pays.
D'après moi, l'analyse de toute cette affaire comporte plusieurs aspects. D'abord et avant tout, nous devrions voir la situation sous l'angle du droit international. Comme vous le comprendrez, les relations entre les pays au XXIe siècle, sont, d'abord et avant tout, fondées sur le droit international. Quand il s'agit de vols internationaux, les règles particulières devraient s'inspirer des traités internationaux pertinents, qu'ils soient multilatéraux ou bilatéraux.
Deuxièmement, il y a la question particulière de la notification, qui est en partie un enjeu juridique, mais c'est surtout une question de confiance mutuelle, qui en soit devrait être fondée sur l'équilibre des intérêts ce qui, en un mot, signifie quelque chose de très simple: la réciprocité.
Le troisième élément et une question très populaire et très répandue ces temps-ci: y a-t-il un programme caché? Autrement dit, pourquoi les Russes font-ils ceci?
La quatrième chose est la question de la rhétorique politique, qui semble être sur l'écran radar à la fois des médias et du public, mais qui pourrait être très préjudiciable. Dois-je vous rappeler que l'anti-américanisme aigu ou, de façon générale, l'anti-occident aigu était auparavant extrêmement répandu dans l'ancienne Union soviétique, tandis que l'anti-Russie aigu semble être extrêmement populaire de l'autre côté de la montagne? La guerre froide est terminée depuis fort longtemps, mais malheureusement, la mentalité de la guerre froide persiste; c'est déplorable. Toute cette rhétorique sur « the Russian Bear in the air », ou l'ours russe dans le ciel, qui fait rage aux Communes et dans les médias — ce sont des choses même pas d'hier, mais d'avant-hier. Mise à part l'utilité que peut avoir cette rhétorique à l'échelle nationale, si tant est-il qu'elle en a, elle ne peut être utile aux relations entre pays. Quoi qu'il en soit, j'aurais dû dire que les seuls ours qui comptent vraiment de nos jours sont ceux qui sont responsables de cette chute de nos marchés boursiers, que ce soit à Londres, New York, Toronto ou Moscou.
La dernière chose, mais non la moindre, c'est qu'alors que nous analysons toute cette affaire, il nous faudrait ne pas en négliger le contexte. Il ne faut pas oublier nos relations bilatérales. Il ne faut pas oublier ce que les Allemands ont appelé le zeitgeist, ou l'esprit du temps qui, à ce que je peux voir, au diapason de ce qui s'est passé et à ce qui s'est dit.
Naturellement, je suppose, la plupart d'entre vous connaissez par coeur ce discours célèbre qu'a fait Lord Palmerston en 1848 devant le Parlement britannique, quand il a rappelé à tout le monde que la Grande-Bretagne n'avait « aucun allié éternel » et aucun « ennemi perpétuel ». Tous les intérêts britanniques sont « éternels et perpétuels », a-t-il dit, et « ces intérêts », nous devons « les protéger ». C'est un principe tout à fait fondamental.
Nous devrions tenir compte, quand nous analysons des situations comme celle-là, d'où sont les intérêts véritables du Canada, et où sont les intérêts réels de la Russie. Quels sont les intérêts et quel est le contexte de notre coopération bilatérale qui est, sans le moindre doute, mutuellement bénéfique, que ce soit en Afghanistan, où nous soutenons les efforts des Canadiens par tous les moyens à notre disposition, notamment, ces derniers temps, par le partage avec les Canadiens de renseignements qui, bien souvent, sont des plus utiles? Ce n'est rien dire de toute notre collaboration en Arctique, qui a jeté les bases de ce pont de l'Arctique depuis 2007, tandis que nous sommes aussi des partenaires extrêmement importants dans les dossiers de la collaboration internationale en Afghanistan, du terrorisme international, du désarmement international, des conflits régionaux, et quoi encore.
Ceci me rappelle une autre chose encore. En novembre dernier, j'ai participé à un débat au Collège Ashbury intitulé, si je peux en faire une traduction libre, « le Canada devrait renforcer son armée en prévision de la prochaine guerre froide ». Le conférencier d'honneur était l'un des militaires les plus connus du Canada, le général Rick Hillier. Sa réponse à la question était d'une clarté limpide. Est-ce que le Canada devrait renforcer son armée? Oui. Est-ce que ce devrait être en prévision de la prochaine guerre froide? C'est complètement absurde, naturellement non. Ce type de menace russe de guerre froide n'est plus. La véritable menace, comme il la définit, n'est plus un « bear », un ours; c'est un panier de crabes. C'est la combinaison du terrorisme international avec le trafic de drogue, les conflits régionaux, la piraterie, et tout le reste. La liste est très longue. Vous la connaissez par coeur aussi, à ce que je peux voir. Je suis tout à fait d'accord.
En fait, on m'a dit dès le tout début que je n'aurais pas beaucoup de temps pour les observations préliminaires. À ce que j'ai compris, nous aurons environ une heure pour les questions et les réponses. Je vous remercie de votre attention et je suis prêt à répondre à vos questions.
Pour commencer, permettez-moi de tirer au clair plusieurs enjeux juridiques parlant de la question des avis et pour répondre à votre question directe, si vous le voulez bien.
Très brièvement, tout d'abord, du point de vue du droit international, la seule question qui se pose est sur la corrélation des définitions de l'espace aérien international et de l'espace aérien national. Alors toutes les notes qui, dans la plupart des cas, pourraient s'appliquer en ce qui concerne les vols d'aéronefs militaires, par exemple, s'inscrivent dans ce qu'on appelle la Convention relative à l'aviation civile internationale de Chicago de 1944, avec tous les règlements qui en découlent concernant l'espace aérien national.
L'espace aérien national, si je peux me permettre de vous le rappeler, comprend l'espace aérien qui surplombe le territoire national, soit le bloc de terrains avec les eaux territoriales adjacentes qui, selon la Convention de 1992 des Nations Unies sur le droit de la mer, se prolonge jusqu'à 12 milles nautiques, ou 22,2 kilomètres — si je ne me trompe pas, mais c'est une approximation — ce qui signifie que quoi qu'il soit arrivé dans la zone d'environ 200 kilomètres de la ligne de côte, que ce soit du Canada ou des États-Unis, ne concerne en rien le règlement de cette Convention de Chicago de 1944. Par contre, cette situation concerne le règlement sur l'espace international, qui s'applique aussi à la Convention de Chicago, mais seulement quand il s'agit d'aéronefs civils.
L'article 3 de la Convention de Chicago stipule qu'il y a des règles spéciales, mais assez différentes. L'une s'applique à ce qu'on appelle un aéronef d'État, soit un aéronef qui est utilisé aux fins de l'armée, des douanes et de la police. C'est exactement le cas, et il n'y a pas un seul article, que ce soit dans la Convention de Chicago ou dans toute autre convention internationale en vigueur, qui pourrait concerner les aéronefs militaires quand ils volent dans l'espace aérien international.
Il y a des cas très particuliers, comme celui qui touche au traité de l'Antartique de 1959, qui vise uniquement les zones démilitarisées, mais c'est tout à fait différent.
Alors, si nous parlons de l'Arctique, il n'existe rien que nous pourrions considérer comme une obligation internationale de fait relativement à un comportement ou l'autre s'il ne s'agit que d'un vol de formation aérienne — naturellement, je ne parle pas d'activité militaire —, ou quand il est question de notification.
En ce qui concerne les notifications — et je parle de la période de la guerre froide — dès le début du processus de détente qui s'est amorcé au début des années 1970, les deux parties ont réalisé qu'il y avait réellement une zone grise dans le droit international et qu'il fallait faire quelque chose pour réglementer, d'une manière ou d'une autre, les vols d'aéronefs militaires, ce qui a finalement marqué le début d'un climat de confiance à plusieurs niveaux — et de mesures de renforcement de la sécurité fondées sur un éventail de traités internationaux et bilatéraux — de fait, russes ou soviétiques et américains à l'époque — et multilatéraux. L'un de ceux-là est le document de Stockholm de 1986...
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Merci, monsieur le président.
Je vous remercie beaucoup de comparaître devant notre comité aujourd'hui. Nous apprécions le temps que vous nous consacrez.
Dans vos observations préliminaires, vous avez dit, et vos propres sources militaires ont été citées comme ayant dit que ces vols sont des missions régulières d'entraînement, et que le Canada en est régulièrement avisé à l'avance. Vous avez aussi dit que le général américain de NORAD a déclaré qu'il en avait été averti. Et pourtant, les sources canadiennes, y compris un membre de ce comité sénatorial permanent de la défense nationale, ont contesté ces affirmations en disant que le Canada n'avait pas été averti. Cette contradiction me rend plutôt perplexe. Il me semble que c'est un peu inquiétant qu'il y ait ce genre de pannes des communications entre le Canada et la Russie, que ce soit au plan diplomatique ou militaire.
Pourriez-vous nous dire quel est le processus de votre côté, le côté russe, pour prévenir le gouvernement canadien avant l'un de ces vols, c'est-à-dire combien de temps à l'avance il est prévenu, par quel ministère et le niveau de l'employé qui procède à cette notification? Quelle forme prend-elle? Aussi, quelles mesures, le cas échéant, sont prises pour vérifier que la notification a été reçue par son destinataire?
J'ai une autre question, alors j'apprécierais que vous me laissiez le temps de la poser aussi. Je vous remercie.
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Je vous remercie, monsieur le président.
Merci, monsieur Trofimov, de témoigner. J'essaierai d'être bref.
En août 2007, le président Poutine a indiqué que les patrouilles aériennes reprendraient, laissant ainsi entendre qu'elles seraient plus fréquentes. Il a également fait remarquer, avec justesse d'ailleurs, que le droit international ne prévoit pas de normes obligatoires selon lesquelles les États doivent informer les autres pays des vols effectués au-dessus des eaux internationales bordant leur territoire.
Il existe deux types d'espaces aériens, l'espace international et l'espace national. Il y en a également un troisième. Nous avons, tout comme vous, ce que l'on appelle des zones d'identification de défense aérienne, où nos pays s'intéressent aux aéronefs qui les traversent. En 2007-2008, les zones d'identification de défense aérienne du Canada et des États-Unis ont été pénétrées à 30 reprises. NORAD a intercepté 28 de ces vols, le Canada étant intervenu à huit reprises. Des avis n'ont été émis que dans trois cas. Je doute donc que l'on émette des avis. Et ces renseignements sont tirés de documents de NORAD.
À mon avis, nos intérêts dans l'Arctique concernent de toute évidence l'économie, l'environnement, ainsi que la sécurité et la souveraineté. Récemment, le vice-amiral Oleg Burtsev, de la Russie, a fait savoir que son pays était prêt à utiliser des sous-marins pour assurer ce que les Russes considèrent comme leur souveraineté dans l'Arctique. Pourriez-vous nous en dire un peu plus long sur cette déclaration?
Il faut commencer par chercher le pourquoi. Quand on a un coureur, il devrait courir. Autrement, il n'y a aucune raison d'avoir un coureur. Si nous regardions ce problème d'un autre angle, il faudrait examiner les possibilités de désarmement. Faisons-le alors. Qu'il n'y ait plus un seul bombardier ou sous-marin nucléaire dans l'espace aérien ou dans les hautes mers internationales. Mais c'est une chose très différente. La situation actuelle est un héritage que nous — les Russes, les Américains, les Britanniques, les Français — avons de la guerre froide. Il faudra inévitablement un certain temps pour en arriver un jour à un désarmement radical. Je ne sais pas... [Inaudible ... un sanctuaire quelconque. Pendant cette période, nous devons avant tout garantir l'efficacité et la fiabilité opérationnelles pour empêcher les divers sous-marins d'entrer en collision comme les bâtiments français et britannique.
Nous devrions favoriser et accentuer les mesures de renforcement de la confiance et de la sécurité. En fait, n'eût été du manquement des Américains à l'égard du traité ABM conclu en 2002, pendant la période de l'administration, nous en serions maintenant rendus à START II et III plutôt qu'à START I et nous aurions des dispositions bien plus détaillées concernant la publication d'avis, ce qui profiterait éventuellement non seulement à la Russie et aux États-Unis, mais à tous les autres pays, y compris le Canada.
Le remède est très simple. Retournons à la case départ. Nous l'avons déjà fait symboliquement avec les Américains lors de la réunion qui a eu lieu récemment entre Sergei Lavrov et Hillary Clinton. C'est tout ce que je dirai sur la voie à suivre. C'est un conseil très simple ou général, mais c'est très compliqué, en fait.
Pour ce qui est du lien de communication, c'est une zone grise, je l'admets. C'est un problème, ce qui est en quelque sorte déplorable. Mais la meilleure façon de discuter est à la table de négociations en empruntant les voies diplomatiques normales. En fait, j'aurais dû...
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Tout d'abord, je ne commenterai pas les déclarations officielles faites ici au Canada. Je préférerais attirer votre attention, une fois de plus, sur le fait que depuis l'incident dont nous parlons et qui s'est produit très près de deux États, il n'y a eu aucun commentaire ou réaction des États-Unis, que ce soit de la part des autorités ou du public. C'est révélateur. C'est le premier point que je voulais soulever.
Ensuite, j'imagine qu'il existe une autre zone grise — le problème de l'interopérabilité des différentes lois nationales et internationales lorsqu'il est question des zones autodéclarées d'identification de défense aérienne qu'ont établies plusieurs pays, comme les États-Unis, le Canada, l'Australie et le Japon. Dans le cas du Canada, la limite de cette zone va jusqu'à 300 kilomètres, si je ne me trompe. Vous devriez toutefois consulter votre propre armée, car je ne suis pas un expert. Mais cette zone s'étend certainement jusqu'à la région où a eu lieu cet incident, ou épisode, pour être plus précis.
Ainsi, du point de vue du droit international, il ne s'est absolument rien passé, un peu comme lorsqu'un aéronef des États-Unis ou de l'OTAN a longé l'espace aérien national de la Russie. À l'époque, nous avons considéré qu'il ne s'était rien passé. Nous n'avons fait aucun commentaire, aucune déclaration. Nous n'étions probablement pas très contents, mais cette réaction découle de la période de la guerre froide. Nous ne pouvons revenir aux traditions et aux pratiques d'antan du jour au lendemain, à notre grand regret d'ailleurs, car nous le voudrions bien. Il faudra pour cela des décennies, probablement moins, mais tout dépend des politiciens. Naturellement, ces derniers devraient faire preuve d'un peu plus de souplesse et d'ouverture d'esprit pour recourir aux voies diplomatiques normales afin de discuter de ces questions.
Merci.