J'ai déjà réclamé l'indulgence du président du comité, parce que mon exposé pourrait prendre 13 ou 14 minutes.
Au nom de l'Association canadienne pour la prévention du suicide, ou ACPS, je remercie le comité de m'avoir invité et de me donner l'occasion de m'adresser à vous. J'ai déjà pu le faire, avec ceux d'entre vous qui font partie d'autres comités permanents. Dans ce cas, mes propos d'aujourd'hui ne vous sembleront pas complètement inconnus.
Contrairement au gouvernement du Canada, les Forces canadiennes ont publiquement reconnu que le suicide était un problème de santé publique. Elles ont consacré beaucoup d'efforts et d'argent à sa prévention et elles élaborent une stratégie pour le combattre dans les forces armées.
L'ACPS, notre conseil d'administration et nos membres de partout au Canada louangent les Forces canadiennes pour son esprit d'initiative et sa détermination à prévenir le suicide et ils sont fiers d'elles. Nous espérons qu'un jour, bientôt, le gouvernement du Canada s'engagera dans la même direction, qu'il reconnaîtra le suicide comme une priorité de la santé publique et qu'il fera preuve de la même stature.
Au cours des deux dernières décennies, près de 100 000 Canadiens se sont suicidés. L'année dernière, le bilan a été de près de 4 000, soit plus que celui, combiné, de toutes les morts causées par blessure et homicide au Canada.
Le taux de suicide au Canada place notre pays dans le tiers supérieur des pays aux taux de suicide les plus élevés. Combien de vétérans font partie de ces morts? Lors d'une conférence qui a eu lieu récemment aux États-Unis, sur la prévention du suicide, le secrétaire aux Anciens combattants Eric Shinseki a déclaré que 20 p. 100 des 30 000 suicides déplorés chaque année dans ce pays étaient le fait d'anciens combattants.
Plus de 3 millions de Canadiens — parmi lesquels, sans doute, certains d'entre nous, dans cette salle — ont connu les affres de la douleur que provoque le suicide d'un être cher. Malheureusement, le suicide ne met fin à aucune douleur. En effet, elle se répercute dans la famille, sur les amis, dans la collectivité, qui souffrent alors d'une blessure en grande partie invisible et, la plupart du temps, silencieuse.
Le suicide n'est pas la conséquence d'une cause unique. C'est un phénomène complexe, et sa prévention exige une démarche plurielle. Il résulte de l'interaction de facteurs bio-psycho-sociaux et spirituels complexes qui peuvent englober l'isolement social, le traumatisme, le stress, la violence familiale, la toxicomanie, la pauvreté, une mauvaise santé mentale, des maladies physiques et mentales, pour ne nommer que ceux-là. La prévention fait donc appel au concours coordonné de spécialistes de divers secteurs et domaines. Malheureusement, au Canada, elle est morcelée et elle souffre d'une absence de vision nationale. Actuellement, elle ne procède pas d'une action unifiée.
En 2010, les Forces canadiennes ont publié un rapport détaillé sur la prévention du suicide dans l'armée, dont la contribution sera sûrement importante dans ce milieu. Dans sa conclusion, on pouvait lire que beaucoup de programmes de prévention s'adressent principalement à la masse. Le comité d'experts propose plutôt que le programme des Forces canadiennes soit principalement axé sur la prestation de soins efficaces de santé mentale à ceux qui en ont besoin. En effet, des soins efficaces de santé mentale sont le remède au comportement suicidaire.
Autant nous devons souligner l'influence notable des atteintes à la santé mentale telles que la dépression et le syndrome de stress post-traumatique, puis les traiter en conséquence, autant il importe de reconnaître que le traitement de la suicidalité n'est pas nécessairement synonyme de traitement de ses manifestations ni qu'il suffit, à lui seul, à diminuer le risque de suicide. D'après nous, la prévention du suicide ne peut pas s'appuyer uniquement sur une seule base. Elle devrait plutôt reposer sur de nombreuses bases et être modulée d'après une stratégie nationale globale.
À l'effort des Forces canadienne on devrait ajouter une stratégie nationale qui ne viserait pas seulement les autres groupes qui relèvent des autorités fédérales, tels que les anciens combattants et la population des prisons fédérales, mais qui, aussi, chercherait à réduire le risque de suicide dans la population en général.
Le rapport des Forces canadiennes est un document important, qui marque un progrès dans l'étude de la question, mais il a été préparé dans l'isolement et il ne tient pas compte des acquis d'autres milieux, régions, secteurs et pays.
Les excellents efforts des Forces canadiennes ne sont que l'un des nombreux exemples du morcellement de la prévention du suicide au Canada. Ils n'obéissent pas à une vision nationale élargie, qui s'inspire des actions comparables appliquées ailleurs au Canada et dans le monde en matière de prévention du suicide, d'intervention et de postvention. En général, d'après la recherche effectuée au Canada, les taux de suicide sont légèrement plus faibles chez le personnel militaire en service actif. Elle a émis des hypothèses qui expliquent bien le phénomène. L'un des facteurs de protection les plus efficaces est probablement les rapports plus nombreux dans le groupe et la constitution d'un réseau social plus solide que dans la population en général.
Selon toute probabilité, ce facteur de protection perd en efficacité après le départ du service actif. Jusqu'à maintenant, cependant, la recherche canadienne ne s'est pas occupée des populations d'anciens combattants et de militaires libérés. Elle ne s'est concentrée que sur les suicides chez les soldats en service actif. On pense généralement que beaucoup de soldats subissent des traumatismes pendant leur service actif sans manifester de signes de stress post-traumatique tant qu'ils restent en service actif. Beaucoup auront éprouvé un traumatisme même avant le début de leur carrière militaire.
Toutefois, le traumatisme peut rester dormant tout en mûrissant lentement. Il s'exprimera longtemps après le fait. La politique des forces armées ne se préoccupe pas du risque pour les anciens combattants. Indéniablement, ce groupe exposé à un risque élevé a besoin de beaucoup d'attention. D'après une recherche récente effectuée au Royaume-Uni, le risque de suicide chez les soldats masculins qui avaient quitté le service et qui avaient moins de 24 ans était de deux à trois fois plus élevé que dans la population générale et que chez ceux qui sont en service actif. D'après une autre recherche, également effectuée au Royaume-Uni, le cinquième seulement des anciens combattants de ce pays qui se sont suicidés a cherché de l'aide avant de mourir.
Il y a plus de 15 ans, les Nations Unies et l'Organisation mondiale de la Santé ont reconnu que le suicide était un important problème de santé publique, mais elles n'ont pas cantonné les responsabilités dans un seul domaine. En 1992, l'ONU a demandé au Canada de prendre la tête de l'élaboration de lignes directrices internationales pour la prévention du suicide, qu'elle a adoptées en 1996. Ces lignes directrices et celles, ultérieures, de l'OMS, demandaient à tous les pays de se doter d'une stratégie nationale de prévention du suicide et de créer un organisme national de coordination à cet égard.
Peu après, partout autour du monde, les pays ont commencé à élaborer des stratégies à eux. Jusqu'à ce jour, tous les pays industrialisés en possèdent une, tous sauf le Canada. En fait, non seulement le Canada n'a pas donné suite aux lignes directrices de l'ONU et de l'OMS et ne les a pas reconnues, mais, encore, il n'a pas encore reconnu que le suicide est un problème de santé publique d'ampleur nationale et que sa prévention est prioritaire. Au lieu de manifester publiquement et vigoureusement son appui à la prévention du suicide dans tous les milieux et dans toutes les parties du pays, le gouvernement du Canada, par son silence, contribue à la honte et aux problèmes engendrés par le suicide.
Comme l'ONU l'a reconnu en 1993, le suicide ne relève pas d'un seul secteur. Il touche la santé publique, la santé mentale, le mieux-être collectif, la prévention des blessures, la Défense nationale, les Anciens Combattants et Corrections Canada. La collaboration n'est pas seulement souhaitable, elle est indispensable. Cependant, aujourd'hui encore, le gouvernement ne nous a pas procuré les mécanismes la permettant. Aucune stratégie nationale ne nous oriente, aucun organe, aucune structure ne promeut la collaboration et la coordination. Nul ne peut esquiver le problème ou se soustraire à ses responsabilités, et pourtant, pour beaucoup d'entre nous, c'est ce qu'a semblé faire le gouvernement. Jusqu'ici, la réponse fédérale — pas uniquement celle du gouvernement actuel, mais aussi de tous ceux qui ont précédé — à nos appels a été de dire qu'il s'agissait d'un domaine de compétence strictement provincial ou territorial, non fédéral.
En fait, le suicide concerne tout le monde, et tout le monde a un rôle à jouer. Les Forces canadiennes ont reconnu leurs responsabilités et le rôle qu'elles jouent dans la prévention du suicide, tout comme, je pense, les Anciens Combattants. Quand le reste du gouvernement reconnaîtra-t-il ses responsabilités et le rôle important qu'il peut également jouer?
Par le passé, notre gouvernement national a fait preuve d'initiative et il a collaboré avec les provinces et les territoires sur de nombreux dossiers de santé publique et à la lutte contre de nombreuses pandémies telles que la grippe A H1N1, le syndrome respiratoire aigu sévère (ou SRAS) et le sida. Il est maintenant temps pour lui de vraiment lutter, de toutes ses forces, contre la pandémie du suicide au Canada. Si le gouvernement fédéral a consacré d'importantes ressources à la prévention du suicide dans les communautés des Premières nations, il n'est pas sorti de ce cadre très étroit et de cette réponse très sélective et il n'y a consacré directement aucune ressource ailleurs.
Mais il y a lieu de se réjouir: on peut prévenir le suicide. On connaît la solution et on peut l'appliquer. Personne d'entre nous, y compris les Forces canadiennes ou les Anciens Combattants, ne devrait agir seul. Nous sommes tous ensemble de la partie.
Depuis sept ans, l'ACPS propose au gouvernement du Canada une stratégie nationale pour la prévention du suicide. Publiée pour la première fois en 2004, elle a été suivie d'une deuxième édition, en 2009. Malheureusement, ce don nous est chaque fois retourné. Cette stratégie a été reconnue à l'échelle internationale, de même que dans les provinces et les territoires. Si le gouvernement n'en veut pas ou qu'il ne l'aime pas, qu'il le dise au moins, qu'il mette en évidence des lacunes, qu'il prenne les choses en main et qu'il convoque tous les acteurs pour faire mieux.
L'Écosse et l'Angleterre ont lancé des stratégies nationales de prévention du suicide en 2002 et, plus tard, les deux pays ont signalé une diminution du taux général de suicide dans la population. En fait, l'Angleterre constate son taux de suicide le plus bas jamais enregistré et une réduction de 20 p. 100 de la mortalité par suicide. Elle a déterminé que, grâce à cette réduction, aux morts évitées et aux améliorations apportées à la qualité de vie, sa stratégie entraînerait des économies. L'Écosse a calculé qu'il suffisait de sauver encore cinq vies pour éponger le coût de toute sa stratégie.
En 2001, le directeur du Service de santé publique des États-Unis a dévoilé la stratégie de prévention du suicide de ce pays. Elle comportait une déclaration selon laquelle le suicide était un grave problème de santé publique, un problème que l'on pouvait prévenir. La stratégie des États-Unis, comme celle de l'Écosse et de l'Angleterre, a constitué un point de comparaison qui permettait aux éléments disparates du mouvement de prévention du suicide d'examiner ses propres priorités, tout en les amenant à fonctionner à l'intérieur du cadre général. Elle a aussi servi de guide pour l'identification des objectifs communs qui, par leur crédibilité, emporteraient l'adhésion du public. Capable de transformer les attitudes, les politiques et les services, la stratégie a également été un catalyseur polyvalent du changement social. L'un de ses partenaires les plus actifs et les plus incontournables est le ministère de la Défense.
Beaucoup de belles choses sont en train de se produire, partout au pays, en prévention du suicide. Cependant, chaque région, chaque ministère ou chaque secteur ne connaît pas ce que les autres font. Aucun système n'est en place pour échanger et partager l'information, promouvoir et établir des pratiques exemplaires, coordonner la recherche, féconder les idées, harmoniser les efforts et collaborer. Bref, nous ne communiquons pas les uns avec les autres, nous ne collaborons pas et nous n'apprenons pas ensemble. En outre, il n'existe pas de programme public national de sensibilisation et d'éducation à la prévention du suicide ni de programme d'appui à l'évaluation des initiatives en cours en fonction d'une norme.
En décembre, j'ai eu l'occasion d'aborder ce problème dans une conversation avec l'un de vos collègues. À un moment donné, je me suis encore fait servir métaphoriquement le commentaire qu'il s'agissait d'une question de compétence provinciale: on n'appelle pas l'électricien, c'est-à-dire le gouvernement fédéral, pour faire le travail du plombier, c'est-à-dire les provinces et les territoires. Mais il ne faut pas oublier, dans l'esprit de cette métaphore, que pour construire une maison, il faut également un bon entrepreneur pour faciliter la communication et la planification.
D'après nous, le gouvernement est tenu de s'assurer que la prévention du suicide est confiée à un bon entrepreneur — autrement dit, à un organisme national de coordination qui est financé pour ce travail. Le premier critère pour juger des efforts d'un pays dans la prévention du suicide est l'existence d'un tel organisme. Le Canada ne respecte pas ce critère. Il est recalé.
Dans le passé, notre gouvernement national a pris les choses en main et il a collaboré avec les provinces et les territoires dans de nombreux dossiers de santé publique et dans la lutte contre de nombreuses pandémies telles que la grippe A H1N1, le SRAS et le sida. Nous avons signalé aux gouvernements antérieurs ainsi qu'au gouvernement actuel les avantages économiques qui découlaient d'une stratégie nationale de prévention du suicide, mais nous savons qu'il n'y a pas que l'argent. Il s'agit de faire son devoir, de sauver des vies, d'empêcher les familles d'être déchirées et traumatisées par le suicide.
Nous parlons de nos frères, soeurs, mères et pères, tantes, oncles, cousins, amis, collègues et des personnes que nous croisons tous les jours dans nos déplacements, de personnes qui ont été au service du pays et qui ont fait d'énormes sacrifices personnels, incompréhensibles à la plupart d'entre nous. Nous devons assurer la sécurité de nos anciens combattants, tout comme ils ont assuré la nôtre.
Bref, que peut faire le gouvernement du Canada?
Nous lui demandons, avec votre appui, de reconnaître officiellement que le suicide est un problème grave de santé publique et communautaire, un enjeu dans la prévention des blessures, une priorité stratégique; nous demandons au gouvernement de constituer et de financer adéquatement un organisme national de coordination de la prévention du suicide, qui servira d'intermédiaire dans la chaîne du savoir, qui favorisera la transmission des connaissances, les pratiques exemplaires, la recherche et la communication; et nous lui demandons de s'engager à collaborer avec cet organisme, les provinces et les territoires, à l'établissement d'une stratégie nationale de prévention du suicide.
Nous croyons que, grâce à une collaboration informée, on change les choses pour le mieux. L'ACPS serait heureuse d'avoir l'occasion de collaborer avec le comité, les Anciens Combattants, la Défense nationale et le ministère de la Santé pour faire avancer la prévention et la postvention du suicide au Canada et l'intervention contre le suicide.
Trop de vies sont abrégées. Trop de promesses d'un avenir prometteur et enrichissant sont trahies. Trop de familles sont privées d'êtres chers qui auraient continué d'enrichir leurs vies et nos collectivités. Dans notre pays, des centaines de milliers de vies ont été irrémédiablement changées à cause d'un suicide tragique et inutile. Certains d'entre eux sont vos électeurs, vos amis, votre famille.
On peut prévenir le suicide. Il y a de l'espoir. Avec votre aide, nous pouvons sauver des vies et nous le ferons. Nous consolerons ceux qui pleurent.