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Je déclare la séance ouverte.
Bienvenue à la 43e réunion du Comité spécial sur la relation entre le Canada et la République populaire de Chine de la Chambre des communes. Conformément à l'ordre de renvoi du 16 mai 2022, le Comité se réunit pour étudier les relations entre le Canada et la République populaire de Chine.
Mes observations s'adressent à tous les participants dans la salle, mais les députés savent maintenant qu'ils doivent s'assurer que leur oreillette est aussi éloignée que possible des microphones. Nous ne voulons pas que des incidents de rétroaction acoustique causent des blessures à nos interprètes, ce qui s'est déjà produit. Nous avons eu quelques incidents très graves. Il ne faut pas l'oublier.
Bien entendu, nous tenons notre réunion en format hybride, des députés étant présents en personne dans la salle et d'autres participant à distance à l'aide de l'application Zoom. Veuillez attendre que je vous nomme avant de prendre la parole. Pour les personnes qui participent par vidéoconférence, vous pouvez cliquer sur l'icône du microphone pour activer votre micro et vous mettre en sourdine lorsque vous ne parlez pas.
En ce qui a trait à l'interprétation pour les personnes sur Zoom, vous avez un petit globe au bas de votre écran que vous pouvez utiliser. Vous pouvez cliquer sur l'audio du parquet, l'anglais ou le français. Les personnes présentes dans la salle doivent bien sûr utiliser les oreillettes et sélectionner la chaîne désirée.
Je vous rappelle que tous les commentaires doivent être adressés à la présidence. Cela devrait toujours être le cas, mais bien souvent, les gens dérogent à cette règle. Je comprends. C'est ainsi que la situation a évolué au fil du temps.
Nous nous réunissons aujourd'hui pour discuter de la Stratégie du Canada pour l'Indo-Pacifique. Je tiens à souhaiter la bienvenue aux témoins de notre premier groupe de témoins aujourd'hui et à les remercier de leur patience pendant que nous sommes sortis pour aller voter. Ce soir, nous en étions à l'étape de la troisième lecture pour le régime national d'assurance-médicaments. Je présume que le projet de loi est maintenant en route vers le Sénat.
Nous accueillons Kai Ostwald, professeur agrégé, Institut de recherche asiatique de l'Université de la Colombie-Britannique.
Nous recevons également Alice Ba, professeure, Relations internationales et politiques comparées de l'Université du Delaware, par vidéoconférence.
Nous accueillons enfin Hugh Stephens, membre émérite — en général et en titre, je présume — de la Fondation Asie-Pacifique du Canada, par vidéoconférence.
Chacun d'entre vous dispose d'un maximum de cinq minutes, mais n'hésitez pas à être plus bref, si vous le pouvez, parce que nous avons perdu un peu de temps ce soir.
Nous allons commencer par M. Ostwald. Je vous en prie.
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Merci beaucoup pour cette présentation. Je suis heureux d'être ici et d'avoir l'occasion de m'adresser à vous.
J'aimerais aborder quatre points dans ma déclaration préliminaire et, en premier lieu, l'augmentation rapide de l'importance économique et géopolitique de l'Asie du Sud-Est. Vous êtes conscient de cela. Autrement, vous ne seriez pas ici, mais je vais soulever quelques points pour étayer la question.
L'Asie du Sud-Est compte 11 pays et 675 millions d'habitants. Globalement, il s'agit de la cinquième économie en importance dans le monde, qui connaît une croissance rapide, avec une classe moyenne en expansion et des structures démographiques favorables dans l'ensemble, qui la positionnent bien pour soutenir des taux de croissance élevés pour les deux, trois ou quatre prochaines décennies. Tout cela en fait l'une des régions les plus recherchées du monde pour les partenariats économiques et la diversification du commerce. Bien sûr, son emplacement au cœur de la région indo-pacifique et son penchant pour le multilatéralisme contribuent également à son importance géopolitique.
Deuxièmement, l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, l'ANASE, est le principal organe de coordination des activités et des intérêts régionaux. Il s'agit d'une organisation étrange, cependant. Un diplomate de renom de Singapour, Bilahari Kausikan, a dit d'elle qu'il s'agissait d'une vache, et non d'un pur-sang, étant bien entendu que si vous vous approchez d'une vache en vous attendant à ce qu'elle réagisse comme un cheval, vous allez être déçus. Il y a plusieurs raisons à cela.
Je commencerai par dire que l'ANASE est une organisation intergouvernementale, et non pas un gouvernement supranational comme l'Union européenne. Cela signifie qu'elle n'a pas de pouvoir indépendant. Elle n'a pas d'autorité légale sur ses États membres. Ce n'est pas une alliance militaire. Elle est dirigée par un petit secrétariat. Pour mettre les choses en contexte, elle compte environ 400 personnes et dispose d'un budget d'environ 20 millions de dollars américains par année. L'Union européenne, quant à elle, compte entre 30 000 et 40 000 employés et a un budget de 170 milliards d'euros, ce qui est beaucoup plus.
L'objectif principal de l'ANASE est de faciliter le dialogue et de coordonner l'engagement, tant dans la région qu'à l'extérieur de celle‑ci. Cela se fait par l'entremise de forums régionaux, dont le plus important est le sommet de l'ANASE qui réunit les chefs de gouvernement. Le sommet de l'Asie de l'Est en est un autre. Le Canada n'en fait pas partie, mais il participe au forum régional de l'ANASE.
L'ANASE fonctionne sur la base du consensus et de la non-ingérence dans les affaires internes des membres, ce qui signifie essentiellement qu'il s'agit d'une organisation qui a pour fonction de faciliter la discussion. On lui a reproché son inefficacité. J'imagine qu'au cours de la période des questions, nous aurons des exemples qui expliquent pourquoi elle est inefficace et où elle est inefficace, mais il y a des raisons pour lesquelles l'ANASE est structurée de cette façon. Je pense que sa réussite, dans certains cas, est également sous-estimée.
Le troisième point important, c'est que l'Asie du Sud-Est est très diversifiée de presque toutes les façons imaginables, mais on y retrouve quelques points communs clés qui sont pertinents pour ce comité. Le premier, c'est que dans les 10 États membres de l'ANASE, les gouvernements accordent une priorité presque uniforme au développement économique. La meilleure façon d'y arriver, c'est par un engagement multilatéral. La politique étrangère repose généralement sur des objectifs de développement, et non sur d'autres considérations.
Fait important pour nous, la Chine est, pour le meilleur ou pour le pire, le partenaire économique le plus important de tous les États de l'Asie du Sud-Est. Elle est considérée comme essentielle à la poursuite de la croissance, en particulier en raison des préoccupations concernant l'engagement des États-Unis envers la région et des signes de plus en plus évidents de protectionnisme de la part de ce pays. Bien sûr, on s'inquiète beaucoup de la place de plus en plus grande qu'occupe la Chine dans l'ensemble de l'Asie du Sud-Est, mais l'opinion générale est qu'il faut accepter cette situation. Bien sûr, au niveau géographique, l'Asie du Sud-Est est située dans la cour de la Chine.
Par conséquent, on craint de plus en plus que la concurrence féroce entre la Chine et les États-Unis ne force les pays de l'Asie du Sud-Est à choisir leur camp, ce qui ne suscite pas beaucoup d'intérêt. En fait, on s'inquiète beaucoup de cette pression.
Les perspectives dans l'Indo-Pacifique dans l'ANASE publiées en 2019 énoncent clairement ces positions. On y préconise une région indo-pacifique inclusive — qui comprend la Chine —, qui résout les différends par le dialogue plutôt que par la coercition et qui reconnaît le caractère central de l'ANASE, un point clé sur lequel les États membres insistent souvent. Ce que cela signifie, c'est que les États de l'ANASE conservent une autonomie maximale pour eux-mêmes et le pouvoir de déterminer leurs actions sans subir de pressions externes indues.
Le quatrième et dernier point, c'est que l'ANASE et l'Asie du Sud-Est sont de toute évidence importantes pour les ambitions du Canada dans la région indo-pacifique, sinon nous ne serions pas ici. Je ne veux pas trop exagérer en parlant de l'Asie du Sud-Est. La région est compliquée et l'engagement y comporte des risques. Cependant, elle présente aussi un potentiel important en tant que partenaire économique et stratégique pour le Canada. C'est d'autant plus vrai que les tensions avec la Chine et l'Inde demeurent élevées et qu'on s'inquiète du protectionnisme aux États-Unis, du ralentissement de la croissance dans l'Union européenne, et ainsi de suite.
Il y a une base pour l'engagement du Canada dans la région. Le Canada est actif en Asie du Sud-Est depuis les années 1950. L'image de marque du Canada est généralement bien connue et bien reçue, mais — et je ne fais que rendre compte des points de vue de la région ici — le Canada s'est aussi bâti une réputation depuis les années 1990 comme étant un ami des beaux jours, qui est moins présent dans la région que d'autres puissances moyennes qui ont une tradition à ce chapitre.
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Merci, monsieur le président.
Je me fais l'écho de certaines observations de M. Ostwald, et je consacrerai mes cinq minutes à trois séries de points.
Premièrement, pourquoi le Canada devrait‑il se soucier de l'ANASE et de l'Asie du Sud-Est? D'abord et avant tout, l'ANASE est au service de la stabilité régionale. En Asie du Sud-Est, elle aide à stabiliser les relations bilatérales autrefois litigieuses et, à une échelle plus vaste, les plateformes qu'elle offre sont, malgré les défis, des lieux neutres de plus en plus rares pour les échanges informels et formels entre les États, y compris ceux qui ont des relations difficiles.
De plus, compte tenu de la concurrence accrue entre les États-Unis et la Chine, l'ANASE continue d'offrir à ses membres des plateformes d'engagement polyvalentes, ce qui répond au souhait des États de ne pas choisir une puissance plutôt qu'une autre et d'empêcher quiconque de faire de l'Asie du Sud-Est sa sphère d'influence exclusive. L'intervention d'un éventail de grandes et moyennes puissances signifie également une diversification des partenaires, ce qui soutient les intérêts des États et leur autonomie stratégique.
Je pense que, pour des acteurs externes comme le Canada, l'ANASE est également utile parce que son soutien donne de la légitimité à l'initiative et aux priorités régionales de chacun.
Enfin, les économies de l'Asie du Sud-Est font partie de réseaux économiques régionaux plus vastes, notamment le Partenariat économique global régional, qui est fondé sur les accords de libre-échange de l'ANASE avec des partenaires de dialogue.
Deuxièmement, quels sont les défis dont le Canada devrait être conscient? J'insiste sur trois. Pour commencer, l'ANASE est une organisation intergouvernementale, comme on l'a mentionné, qui est composée de 10 États diversifiés au chapitre de la taille, du niveau de développement et des relations mondiales, et qui fonctionne par consensus. Les conflits actuels amplifient ces différences à l'intérieur de l'ANASE. De la même façon, l'engagement polyvalent qui caractérise les cadres plus vastes de l'ANASE signifie également une diversité d'intérêts chez les partenaires. Il est certain que les initiatives de l'ANASE sont souvent moins décisives que certains acteurs le souhaiteraient, alors nous devons aussi être réalistes quant aux limites de l'ANASE.
Une autre considération est propre au Canada. L'attention renouvelée que le Canada porte à l'Asie du Sud-Est au sein de l'ANASE s'inscrit dans le contexte de son absence relative dans cette région. Malgré l'engagement antérieur remarquable du Canada, les États régionaux sont conscients du fait que ce pays est presque le dernier partenaire de dialogue avec l'ANASE à rechercher un partenariat stratégique. La valeur d'un partenariat stratégique constitue un signal important, même s'il est tardif, de l'engagement du Canada. Un tel partenariat offre également un cadre prospectif pour régulariser et élargir les relations. Ceci étant dit, il reste à déterminer ce que signifie ce partenariat en pratique, et l'ANASE et le Canada auront un rôle à jouer à cet égard, mais en pratique, les partenariats stratégiques de l'ANASE offrent aux partenaires une marge de manœuvre considérable pour les initiatives. Des possibilités s'offrent donc certainement pour le Canada s'il veut s'en prévaloir.
Toutefois, le moment choisi pour le renouveau d'intérêt du Canada soulève la question suivante: « Pourquoi maintenant? » Cela m'amène à une troisième considération et préoccupation. Je pense qu'il est important de ne pas faire de l'engagement du Canada envers l'ANASE une pure fonction de sa politique à l'égard de la Chine ou des États-Unis. Cela pourrait amener l'Asie du Sud-Est à se poser des questions au sujet de la teneur et de la durabilité de l'engagement du Canada. Qui plus est, cela dénote une mauvaise compréhension d'une partie de la pensée régionale prédominante parmi les États membres. Malgré leur diversité, les États de l'ANASE ont tendance à être d'accord sur trois points. Le premier, c'est que la sécurité économique nationale est la plus importante. Le deuxième, c'est que la Chine est une réalité géographique et économique pour ceux qui résident en Asie. Pour tous les États de l'Asie du Sud-Est, la Chine est un partenaire économique essentiel, surtout sur le plan du commerce, mais aussi dans d'autres domaines. Au niveau géographique, la Chine est également une puissance locale permanente, ce qui signifie que, stratégiquement et économiquement, la priorité est la coexistence, même chez ceux qui sont les plus préoccupés par ce pays. Enfin, il y a une préoccupation commune pour l'autonomie nationale et stratégique. Pour les États de l'Asie du Sud-Est, cela signifie qu'il est préférable de ne pas dépendre d'un seul pays, qu'il s'agisse de la Chine ou des États-Unis. Si le Canada ou n'importe quel partenaire veut jouer un rôle pertinent en Asie du Sud-Est, sa politique doit tenir compte des trois points que je viens de mentionner.
Cela m'amène à mon troisième point: quelles sont les possibilités? J'aimerais en souligner deux pour le Canada.
La première, c'est que le Canada est un acteur qui n'est ni les États-Unis ni la Chine, ce qui élargit les possibilités d'élaborer différents types d'options. Les initiatives des États-Unis et de la Chine sont devenues très politisées en Asie du Sud-Est. L'engagement d'autres acteurs, comme le Canada, aide à générer d'autres options et voies qui sont considérées comme étant une moins grande source de division et de déstabilisation. Les initiatives régionales de l'ANASE montrent également cet intérêt pour d'autres moyens. Le professeur Ostwald a déjà mentionné les perspectives de l'ANASE, mais il ne faut pas oublier le Partenariat économique global régional comme troisième moyen de réponse aux initiatives des États-Unis et de la Chine.
La deuxième possibilité pour le Canada est de jouer un rôle de chef de file en matière de commerce, ce qui est d'autant plus important maintenant, compte tenu de l'incertitude au sujet des engagements et des politiques des États-Unis en matière de commerce, ainsi que de la priorité que les États de l'Asie du Sud-Est accordent au commerce comme fondement d'une sécurité globale. Le Canada a aussi la possibilité de jouer un rôle de premier plan au niveau commercial.
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Merci, monsieur le président, de m'avoir invité à comparaître à ce sujet.
Cela fait maintenant environ 18 mois que la Stratégie du Canada pour l'Indo-Pacifique a été lancée, soit en novembre 2022. Elle a donc été conçue il y a plus de deux ans et beaucoup de choses se sont produites depuis, dont certaines détermineront inévitablement la façon dont elle doit être mise en œuvre. À mon avis, la stratégie avait et a toujours deux objectifs principaux, bien qu'elle soit divisée en cinq volets au chapitre de la mise en œuvre.
Le premier objectif consiste à positionner le Canada de manière à ce qu'il puisse tirer parti de la croissance et de l'importance stratégique de la région indo-pacifique, y compris l'ANASE — l'Asie du Sud —, et essentiellement, mais non exclusivement, l'Inde et le Pacifique Nord, le Japon, la Corée, Taïwan et, bien sûr, la Chine.
Le deuxième objectif, bien que non déclaré, est de s'attaquer au soi-disant problème qu'a le Canada avec la Chine, un problème qu'est venu amplifier le travail de la Commission sur l'ingérence étrangère. D'une certaine façon, nous avons donc deux stratégies qui s'imbriquent, l'une étant essentiellement défensive et réactive à l'égard de la Chine, et l'autre étant plus prospective et positive en ce qui concerne l'établissement de relations plus étroites avec le reste de la région.
Le document de la stratégie précise que notre approche à l'égard de la Chine est « indissociable de notre stratégie globale pour l'Indo-Pacifique ». Cela suggère donc que nous utilisions la stratégie et l'accent qu'elle met sur le renforcement des relations avec la région comme un élément clé dans nos relations avec la Chine.
La stratégie dit également ceci: « L'approche du Canada est conforme à celle de ses partenaires dans la région et dans le monde. » Franchement, cette déclaration est un peu exagérée, surtout en ce qui concerne l'ANASE, comme l'ont souligné les autres intervenants. Les pays de la région — y compris, en particulier, les États de l'ANASE — ont leurs propres interrelations et dynamiques complexes en ce qui concerne leurs rapports avec la Chine et, tout comme le Canada, qui a un degré différent de coopération et de liens avec des États individuels de la région, ils ont aussi leur propre réseau d'interrelations. La Chine joue un rôle dans tout cela, surtout pour les pays de l'ANASE et pour l'ANASE dans son ensemble. Je pense que le Canada doit dire clairement qu'il valorise l'établissement de relations avec des partenaires régionaux comme une fin en soi, ce qui pourrait aussi comprendre une assurance contre un marché américain de plus en plus imprévisible, mais pas comme une solution au problème que nous avons avec la Chine. C'est d'ailleurs l'un des défis qui ont dû être relevés pour expliquer la politique aux partenaires de la région jusqu'à présent.
La mise en œuvre de la stratégie a été lente, mais il ne fait aucun doute qu'elle a obtenu certains succès. Il y a eu une augmentation bienvenue de la présence des ministres dans la région, la plus récente étant la participation du au Dialogue de Shangri‑La, à Singapour, la fin de semaine dernière. On a annoncé des nominations de cadres supérieurs, l'ouverture prévue de nouveaux bureaux dans diverses capitales régionales et des progrès vers la création d'un bureau de la Fondation Asie-Pacifique à Singapour. La conclusion d'un partenariat stratégique avec l'ANASE a également été annoncée, et il y a eu, bien sûr, une augmentation de notre présence navale dans la région.
Cela a été atténué par un retard important dans le lancement de programmes auxquels participent des entités non gouvernementales au Canada, comme les initiatives de mobilisation régionale. Les partenaires potentiels au Canada attendent les détails avec impatience. Je crois savoir que des demandes de propositions pour certains de ces programmes seront lancées en septembre, soit presque deux ans après l'annonce de la stratégie.
Le retard causé par le processus d'approbation bureaucratique peut-être nécessaire pour le financement et la dotation pose un problème. Il y a également l'évolution du contexte depuis l'annonce de la stratégie, par exemple, la crise dans nos relations avec l'Inde, ce pays étant pratiquement absent de la stratégie; l'évolution de l'AUKUS, dont le Canada ne fait pas encore partie, une certaine forme d'association étant toutefois envisagée; le lancement par les États-Unis de leur propre cadre indo-pacifique; bien sûr, le comportement agressif continu de la Chine à l'égard de Taïwan et des Philippines; les allégations d'ingérence électorale de la Chine au Canada; la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine; le ralentissement économique en Chine; et même, en fait, nos propres défis en matière de défense.
Rien ne reste statique. Par conséquent, la stratégie, qui a été conçue en 2021‑2022, ne peut pas non plus être statique.
Permettez-moi de souligner trois ou quatre domaines où, à mon avis, un effort renouvelé serait utile.
Le premier concerne l'accélération et la clarification du processus d'accès au financement pour les ONG canadiennes. Cela contribuerait grandement à établir des liens institutionnels et interpersonnels, mais les fonds doivent être débloqués.
Le deuxième a trait au commerce et au leadership en la matière. Le Canada préside cette année le processus de l'Accord de partenariat transpacifique global et progressiste ou PTPGP. Trois États membres de l'ANASE en font partie. Je pense que le Canada a une occasion importante et un rôle à jouer pour ce qui est d'assurer un leadership fort pour mettre l'accord à jour et ouvrir le processus d'adhésion.
Nous devrions continuer de promouvoir les négociations en vue d'un Accord de libre-échange Canada-ANASE, en nous appuyant sur le partenariat qui a été annoncé.
Dans ce contexte — et je sais que ce n'est pas directement lié à l'ANASE —, je crois qu'il est important de renforcer les liens non diplomatiques avec Taïwan, ce qui pourrait comprendre une mission commerciale de haut niveau et la résolution de la question de l'adhésion de Taïwan et de la Chine au PTPGP, qui est dans une impasse, le Canada ayant la responsabilité de mener cela à bien.
Enfin, et cela continue d'être important, il faut maintenir un dialogue ouvert avec la Chine, comme on le fait actuellement, parce que, qu'on le veuille ou non, ce pays jouera toujours un rôle démesuré dans la région.
En fin de compte, nous devons présenter la proposition de valeur canadienne expliquant pourquoi le Canada est important pour la région et pourquoi nous pouvons faire une différence.
Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions sur ces points.
Merci.
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Je crois qu'il est important de se rappeler que le PTPGP, tout comme l'ANASE, est fondé sur le consensus, alors, en tant que président, il y a une limite à ce que nous pouvons faire. Quoi qu'il en soit, comme président, je pense qu'il y a certaines choses que nous pouvons faire pour assurer un leadership.
Nous sommes presque à mi‑chemin de notre présidence.
L'accord pose deux grands problèmes. Le premier est sa mise à jour. Il a été signé en 2018, et certaines des modalités pourraient être examinées. Nous avons un nouveau membre, le Royaume-Uni, dont la candidature est sur le point d'être ratifiée.
L'autre question vraiment importante est celle de l'adhésion. L'adhésion du Canada est un véritable atout. C'est la seule organisation commerciale régionale dont nous sommes membres, mais pour assurer la vitalité et l'évolution du nouveau PGP, il faut régler la question de l'adhésion.
Six économies aspirantes ont signifié officiellement leur désir d'adhérer. Certaines sont plus sérieuses que d'autres. Les deux premières étaient la Chine et Taïwan, à une semaine d'intervalle. Des questions évidentes se posent au sujet des deux. La première concerne la Chine, à savoir si elle est vraiment sérieuse et pourquoi elle a présenté une demande. Veut-elle simplement brouiller les cartes, ou veut-elle changer les règles? Il y a toutes sortes de questions de ce genre. Néanmoins, la demande de la Chine doit être prise au sérieux, tout comme celle de Taïwan.
Il y a beaucoup de rumeurs selon lesquelles la Chine voudrait bloquer la candidature de Taïwan. Comme la Chine n'est pas membre, elle ne peut pas imposer de conditions à d'autres non-membres. La démarche devrait vraiment être fondée sur la capacité de respecter les modalités de l'accord. De toute évidence, Taïwan et peut-être un ou deux autres pays le font.
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Je pense que c'est une bonne question. Je crois qu'il faut réfléchir aux limites de l'ANASE et à ce qu'elle fait.
Je pense que ce que l'ANASE ne fait pas, c'est de résoudre des conflits. Donc, même au sein de ses propres rangs, elle a de la difficulté à ce chapitre.
Ce qu'elle fait, c'est de garder le dialogue ouvert. La mer de Chine méridionale est devenue une question très compliquée, en partie parce qu'elle implique d'autres grandes puissances. Le conflit en mer de Chine méridionale est l'un des conflits les plus compliqués au monde, compte tenu du nombre d'acteurs et des variations dans les types de revendications qui sont faites. Le conflit de la mer de Chine méridionale est un différend particulièrement difficile à gérer, alors l'ANASE a beaucoup de difficulté à le faire.
Ce que l'ANASE fait pour les États de l'Asie du Sud-Est, c'est fournir des mécanismes qui leur permettent de poursuivre le dialogue sur des questions, y compris les questions maritimes avec la Chine et avec les États-Unis. En ce sens, cela aide à maintenir les relations, mais votre argument selon lequel le problème n'est pas réglé est certainement juste.
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Merci beaucoup, monsieur le président.
Je remercie les témoins d'être des nôtres ce soir et de nous éclairer sur ce sujet. J'aimerais poser une série de questions à Mme Ba.
Dans un article publié dans le journal International Affairs en mai 2023, vous écriviez que l'un des enjeux les plus importants pour l'ANASE pourrait être l'escalade du conflit au Myanmar.
Vous disiez plus précisément que l'évolution de la situation au Myanmar posait des problèmes de légitimité de plus en plus aigus au sein de l'ANASE. D'ailleurs, le 24 mai dernier, plusieurs pays, dont le Canada, les États‑Unis, certains pays de l'Union européenne et l'Union elle-même, le Royaume‑Uni et la Corée du Sud ont fait une déclaration concernant la situation au Myanmar.
Selon vous, quels problèmes de légitimité l'escalade du conflit au Myanmar pose-t-elle au sein de l'ANASE? Quelle incidence cela pourrait-il avoir sur la suite des choses?
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Le Myanmar est l'un des plus importants défis auxquels l'ANASE est confrontée en tant qu'institution. Il y a deux défis, à mon avis.
L'un est interne, en ce sens que, parmi les États membres, il y a des différences quant au degré de participation du régime, par exemple. Il y a notamment un certain mécontentement au sujet de la réaction du régime du Myanmar et de sa capacité de respecter ses engagements passés avec l'ANASE. Le premier défi de légitimation est interne, l'unité au sein de l'ANASE étant importante.
Deuxièmement, je pense que le défi du Myanmar est un problème de légitimation externe, en ce sens que, comme le laisse entendre la question elle-même, les observateurs de l'ANASE voient une organisation qui n'a pas été en mesure de contenir efficacement le problème ou de le résoudre.
Cela dit, je tiens à souligner pourquoi, par exemple, l'ANASE continue en tant qu'organisation, malgré ses différences, à maintenir des voies de communication avec le Myanmar. En fait, elle n'a pas complètement coupé les ponts avec le Myanmar. C'est parce qu'on croit fermement que si un État de l'Asie du Sud-Est est laissé à lui-même, il sera plus vulnérable à être manipulé et dominé par d'autres acteurs.
L'ANASE demeure une organisation importante qui aide à définir les options et les voies à suivre pour les États contestés.
Je reviens à la stratégie indo-pacifique américaine, qui souhaite contribuer à une ANASE unifiée.
Or, madame Ba, les autres témoins et vous-même avez signalé à quel point l'ANASE, malgré ses divergences de vues à l'égard de la Chine, par exemple, cherche à demeurer unie en dépit des pressions qui ont cours dans la mer de Chine méridionale.
Ma question est fort simple. L'ANASE pourrait-elle survivre à un coup de force de la Chine en mer de Chine méridionale?
Ma question s'adresse d'abord à Mme Ba, puis, peut-être à M. Stephens.
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Merci beaucoup, monsieur le président.
Merci à tous les témoins d'être ici aujourd'hui et de nous faire part de leurs points de vue.
En écoutant les témoignages, je me suis souvenu du rôle que joue la Chine dans la région. Évidemment, la stratégie indo-pacifique a été mise en place pour aider le Canada à réduire sa dépendance à l'égard de la Chine. Nous entendons dire, par exemple, qu'en ce qui concerne le PTPGP — monsieur Kmiec, j'ai le même problème que vous —, la Chine aimerait empêcher Taïwan d'en faire partie. Cela dit, il est évident que la Chine n'en fait pas partie, mais elle pourrait exercer une influence considérable sur les membres. Nous l'avons vu au Conseil des droits de l'homme des Nations unies. Le pouvoir dont dispose la Chine n'est pas nécessairement manifeste, mais plutôt subliminal.
N'est‑ce pas là une préoccupation réelle que nous pourrions avoir à l'intérieur de multiples cadres? Le PTPGP en ferait partie, tout comme l'établissement de relations avec d'autres pays, en raison des pressions que la Chine exerce sur eux. Ils dépendent davantage de la Chine que de nous. J'aimerais en savoir davantage à ce sujet.
Je m'adresse à vous trois.
Je suis également curieuse au sujet d'un autre commentaire que j'ai trouvé intéressant, à savoir que le Canada a une force en n'étant pas les États‑Unis ou la Chine. Cependant, ne sommes-nous pas considérés comme un allié très proche des États‑Unis? Cela n'a‑t‑il pas une incidence sur certaines décisions prises dans la région?
Je vais peut-être commencer par vous, monsieur Ostwald. Je vous en prie.
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Je vais soulever trois points.
Le premier est le suivant: je veux donner une interprétation quelque peu différente de l'intérêt de la Chine pour le PTPGP. À mon avis, cet intérêt est davantage lié à sa crainte que, si les États‑Unis en viennent à se joindre de nouveau au PTPGP, la Chine sera exclue. Du point de vue de la Chine, je pense qu'il est important pour elle d'en faire partie avant que cela se produise. Si elle devait y adhérer avant Taïwan, je pense que M. Stephens a raison de dire qu'elle aurait plus d'influence dans une organisation consensuelle. Il serait très important d'établir et de clarifier les règles. En ce sens, cela concerne les décisions à prendre au sujet des six États qui ont présenté une demande d'adhésion.
Ma deuxième question a trait aux autres États de l'ANASE. Comme on l'a mentionné, seuls trois États membres de l'ANASE font partie du PTPGP. Ce ne sont pas tous les États qui ont ce qu'il faut pour adhérer au PTPGP. L'une des raisons importantes qui ont justifié l'établissement du Partenariat économique régional global est que l'Accord de partenariat transpacifique initial — et maintenant le PTPGP — rendait très difficile la participation des membres les moins développés de l'ANASE. Pour les membres de l'ANASE de l'Asie du Sud-Est, il est important de ne pas laisser un membre de côté.
La troisième question que vous avez posée est aussi une bonne question. Le Canada est un proche partenaire et allié des États‑Unis. Cela n'entacherait‑il pas la réputation du Canada par association? Je ne pense pas que ce soit nécessairement le cas. Cela dépend de la façon dont les choses sont faites. Le modèle est le Japon, qui est extrêmement proche des États‑Unis. Ceux qui ont étudié la politique étrangère japonaise savent, par exemple, que le Japon a eu une très grande influence sur le contenu de la stratégie indo-pacifique. Cependant, dans les différentes évaluations du Japon et de l'Asie du Sud-Est, le Japon ressort comme l'une des puissances externes les plus dignes de confiance. Cela vient du fait que le Japon écoute les États de l'Asie du Sud-Est. Par conséquent, ce que cela envoie comme signal en ce qui concerne la façon dont ce pays a influé dans une certaine mesure sur l'adhésion de la grande région de l'Asie du Sud-Est, c'est qu'il a tenté d'injecter certaines des choses dont il a entendu parler dans la région. Le Canada pourrait faire la même chose. Je ne pense pas que cela signifie nécessairement que sa réputation sera entachée par association.
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Pour ce qui est de l'influence de la Chine sur les membres actuels du nouveau PTP, elle est certainement plus grande sur certains que sur d'autres. Je ne parle pas exclusivement des pays de l'ANASE non plus. Je pense à un pays en particulier: le Chili. Le Chili a des relations très étroites avec la Chine à cause d'un accord commercial bilatéral.
C'est un problème. Je pense qu'en fin de compte, nous ne savons pas avec certitude quelles sont les motivations de la Chine. Elles n'incluent probablement pas la réforme de l'entreprise d'État. La Chine essaie peut-être de modifier le PTPGP ou de rendre la vie difficile à Taïwan, mais je ne pense pas que nous le saurons avant d'aller de l'avant avec le processus d'adhésion. D'une certaine façon, je crois qu'il est presque juste de dire qu'il faut dénoncer le bluff de la Chine, qui doit être invitée à participer au processus d'adhésion. Comme dans le cas de Taïwan, traitons le cas selon ses propres mérites. Ce n'est pas un obstacle insurmontable.
Pour ce qui est des obstacles soi-disant insurmontables, il y a l'Accord Canada-États‑Unis-Mexique, qui comporte cette pilule empoisonnée qui fait qu'il est très difficile pour le Canada de signer un accord de libre-échange avec la Chine. Nous pourrons en parler une autre fois.
Cela nous amène à la question que vous avez posée au sujet des États‑Unis. Je suis d'accord avec Mme Ba pour dire que le Japon a bien réussi à jouer ce jeu. Cependant, le Japon n'est évidemment pas le Canada. Le Canada a une dynamique différente avec les États‑Unis, semblable à celle du Japon à certains égards, mais aussi différente à d'autres égards, par exemple, en ce qui concerne la dépendance économique. Oui, c'est un problème. Je pense que nous devons faire très attention de ne pas être perçus comme le shérif adjoint des États‑Unis, une étiquette que nous avait accolée l'Australie à une certaine époque. Nous devons agir dans notre propre intérêt, mais nous devons être réalistes.
La marge de manœuvre du Canada est relativement limitée. Nous devons trouver un domaine dans lequel nous pouvons apporter une contribution positive et développer nos propres relations avec l'ANASE, en fonction des valeurs que nous avons. J'ai expliqué pourquoi un peu plus tôt. C'est une question de valeurs, et cela a à voir avec nos possibilités d'échanges d'énergie propre et ainsi de suite. Nous devons faire valoir que nous ne sommes pas seulement un petit frère des États‑Unis. Il se trouve que nous sommes en Amérique du Nord, mais nous avons aussi quelque chose d'unique à offrir.
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C'est une excellente question.
Le Japon est un partenaire très intéressant pour les États‑Unis, ainsi que pour les États de l'ANASE. Une partie de l'avantage du Japon, pour ainsi dire, est qu'il se démarque des autres États en matière économique. Lorsque l'on pense à la présence du Japon en Asie du Sud-Est, on note qu'au début, elle était très importante, soit à partir de la fin des années 1970 et 1980. C'est aussi une longue histoire. Le Japon étant, bien sûr, historiquement contraint par sa constitution depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a également mis l'accent sur d'autres outils d'engagement, tant diplomatiques qu'économiques.
Pour ce qui est de la façon dont cette influence s'exerce, si vous y réfléchissez bien, qu'il s'agisse de liens et de rétroaction gouvernementaux ou non, le Japon a utilisé sa relation étroite avec les États‑Unis pour canaliser certaines de ces idées. Le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité en est un bon exemple. Il a connu plusieurs itérations. La dernière contient beaucoup d'éléments acceptables pour l'ANASE. L'ANASE était extrêmement préoccupée lorsque ce dialogue a fait l'objet d'une première mise à jour. Dans sa version actuelle, toutefois, le dialogue, qui met l'accent sur des aspects non traditionnels de la sécurité et de l'économie et qui est moins militarisé, est devenu beaucoup plus acceptable. C'est différent de l'AUKUS et, encore une fois, je dirais que le Japon a joué un rôle important à cet égard.
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Nous reprenons nos travaux.
La séance reprend. Je tiens à saluer notre deuxième groupe de témoins.
Nous accueillons Erik Kuhonta, professeur agrégé au département de sciences politiques de l'Université McGill, par vidéoconférence; Melissa Marschke, de l'Université d'Ottawa, ainsi que Wayne Christopher Farmer, président du Conseil commercial Canada-ANASE.
Nous allons entendre les déclarations préliminaires de cinq minutes ou moins de chacun d'entre vous, en commençant par M. Kuhonta, de l'Université McGill.
Monsieur Kuhonta, vous avez un maximum de cinq minutes.
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Je vous remercie de m'avoir invité à discuter de l'ANASE dans le contexte de la Stratégie du Canada pour l'Indo-Pacifique.
Dans ma déclaration préliminaire de cinq minutes, j'aborderai trois points clés. Le premier, c'est l'origine de l'ANASE. Deuxièmement, il y a les principales caractéristiques qui ont défini l'ANASE. Le troisième porte sur la dynamique interne actuelle de l'association.
Je m'excuse à l'avance si certaines de ces questions recoupent celles du groupe de témoins précédent que j'ai suivi. Certains points se chevaucheront, mais ils s'appuieront sur les commentaires précédents.
Ce que je veux surtout dire, c'est que l'ANASE est une organisation très pragmatique qui représente un large éventail d'intérêts, mais dont la raison d'être a toujours été la stabilité régionale. L'accent mis sur le pragmatisme et la stabilité régionale façonne ses relations avec les pays de l'extérieur de la région.
L'ANASE a été créée en 1967 pour s'attaquer aux problèmes sociaux, culturels, économiques et politiques de la région. La véritable préoccupation qui a mené à sa création était la sécurité. Dans les années 1960, l'Asie du Sud-Est était aux prises avec des conflits, des problèmes d'ingérence de grandes puissances extérieures et des insurrections ethniques et communistes dans de nombreux pays. Tout cela risquait d'écraser la région.
L'ANASE a donc été établie...
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Je vais essayer de parler un peu plus fort au micro.
L'ANASE a donc été créée pour éviter les crises régionales et instituer un cadre de stabilité et de coopération intrarégionale.
En raison de cette inquiétude prépondérante à l'égard de la sécurité, l'ANASE s'est donnée deux principes clés qui ont défini sa façon de faire jusqu'ici. Il s'agit de la norme de non-ingérence et d'un processus décisionnel qui lui est propre, la méthode de l'ANASE.
Le principe de non-ingérence est la norme centrale qui fait l'union de l'ANASE aujourd'hui. Il se résume à l'obligation des États de respecter la souveraineté des nations indépendantes et il a joué un rôle primordial pour le maintien de la paix dans la région. Depuis 1967, il n'y a pas eu de guerre entre deux États membres de l'ANASE. Cette norme garantit donc que les États voisins ne s'ingèrent pas dans les affaires des autres.
Le second principe est un processus décisionnel propre à l'ANASE qui détermine sa manière d'aborder les problèmes et les crises. Il se caractérise par son ton officieux et sa disposition à faire des compromis et atteindre un consensus. L'essentiel c'est que l'ANASE évite les résolutions juridiques exécutoires, les votes majoritaires et les déclarations officielles, ce qui la distingue des pratiques et processus des organisations occidentales.
Ces deux principes de non-ingérence et la façon de faire de l'ANASE unissent l'Association, sans pour autant l'empêcher d'être extrêmement diversifiée et de refléter des points de vue très variés.
Quant au type de régime — le type de gouvernement —, l'ANASE comprend des démocraties, des régimes hybrides ou semi-autoritaires et des régimes autoritaires durs. L'engagement envers les valeurs libérales, y compris les droits de la personne, est donc très mitigé au sein de l'Association.
Pour ce qui est du développement économique, l'Association est très diversifiée, allant des pays très pauvres aux pays riches en passant par les pays à revenu intermédiaire.
Enfin, en ce qui concerne les politiques étrangères et les relations avec les grandes puissances, comme les États-Unis et la Chine, les États de l'ANASE ont des positions et des intérêts très différents.
La conséquence de cette grande variation interne au sein de l'ANASE a une incidence sur la façon dont l'Association aborde les problèmes et les crises de deux façons précises. Premièrement, l'Association recherche habituellement un consensus lorsqu'elle traite d'un problème urgent, précisément parce qu'elle englobe un tel mélange d'États-nations. Deuxièmement, l'ANASE réagit relativement lentement face aux crises, parce qu'elle essaie de satisfaire tout l'éventail de ses États membres.
Mon dernier point, c'est que l'ANASE a également évolué au cours des dernières années, particulièrement en ce qui concerne la légitimité et la façon dont elle est perçue par la communauté internationale. Cette préoccupation est particulièrement pertinente pour certains des pays les plus développés de l'Association, comme Singapour, la Malaisie et l'Indonésie. À cet égard, l'ANASE a récemment cherché à s'attaquer plus directement aux problèmes des droits de la personne et de la démocratie, surtout concernant le coup d'État de 2021 au Myanmar. Cependant, dans l'ensemble, l'ANASE trouve très difficile de s'attaquer à l'antilibéralisme dans la région, précisément parce que l'Association défend depuis longtemps le pragmatisme, l'ambiguïté et la non-ingérence.
Merci.
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Je vous remercie, monsieur le président, de m'avoir donné l'occasion de témoigner.
Mes observations porteront sur les chaînes d'approvisionnement en produits de la mer, les bateaux de pêche hauturière, le travail forcé — ou ce qu'on pourrait appeler l'esclavage moderne — et les travailleurs migrants provenant de l'Asie du Sud-Est.
Une grande partie des fruits de mer consommés au Canada sont soit pêchés à bord de ces bateaux — les principales flottes hauturières sont chinoises, taïwanaises, japonaises ou coréennes... songeons au thon, au calmar — ou transformés dans des centres asiatiques de transformation des fruits de mer, avec des migrants venant des Philippines et de l'Indonésie pour travailler dans ces centres en Chine, mais aussi en Thaïlande et au Vietnam.
Au Canada, la question nous concerne de près. Les conditions de travail sont en règle générale vraiment problématiques. Le travail dans le domaine de la pêche est problématique, et nous savons que c'est vrai même ici, au Canada. Cependant, c'est particulièrement problématique pour les travailleurs migrants, qui font face à de nombreuses violations graves des droits de la personne à bord de ces navires hauturiers, comme la violence verbale et physique, les salaires impayés et les interminables heures de pêche. Par exemple, sur les palangriers qui pêchent le thon brut destiné aux sushis ou aux bols de poké, il n'est pas rare de travailler de 18 à 20 heures par jour, pendant des jours et des jours sans relâche tant que le poisson se laisse prendre.
Les contrats durent de un à deux ans. Certains de ces bateaux ne reviennent pas au port. C'est à cause du transbordement en mer. Cela veut dire que les travailleurs migrants demeurent sur des bateaux pendant toute une année ou deux, sans WiFi. L'isolement est un véritable problème pour eux. Ils sont très isolés et à la merci de leurs capitaines. Nous avons vu cela partout dans le monde. Il y a très peu d'inspections en haute mer.
En même temps, les travailleurs migrants, encore une fois des Philippines ou de l'Indonésie, veulent ces emplois, parce que c'est mieux que ce qui se passe dans leurs pays d'origine. Ils gagnent peu, compte tenu de la valeur des fruits de mer — 500 $ par mois, à condition d'être payés. Il y a des cas où les travailleurs obtiennent beaucoup moins. J'ai entendu parler de 200 $ par mois, et de quelques cas où des gens gèrent ce travail depuis longtemps et font plus d'argent.
Fermer l'industrie n'est pas la solution, mais il est essentiel de changer les conditions de travail. Les travailleurs migrants à bord des navires de pêche reçoivent le plus d'attention, mais les centres de transformation des produits de la mer sont également un problème. Des travaux récents du journaliste américain Ian Urbina ont montré comment des milliers de travailleurs ouïghours et de femmes nord-coréennes ont été trouvés essentiellement emprisonnés dans des centres chinois de transformation des produits de la mer. Ces femmes ont été victimes d'agressions sexuelles.
Certains des pires mauvais traitements à plus grande échelle se produisent en Chine, quitte à souligner que des conditions de travail inacceptables constituent un problème dans la plupart des chaînes d'approvisionnement des produits de la mer. Ce n'est pas un problème exclusivement asiatique. Les rapports d'enquête ont documenté l'exploitation des travailleurs migrants de l'Asie du Sud-Est dans la pêche au Royaume-Uni ou en Irlande, et la recherche ici au Canada s'est concentrée sur notre propre programme de travailleurs étrangers temporaires et sur les problèmes dans le Canada atlantique et la transformation des produits de la mer.
L'industrie est fondée sur une main-d'œuvre bon marché. C'est un problème. Je pense que les décideurs canadiens ont un rôle à jouer à cet égard, et il y a un lien avec l'ANASE et la Stratégie pour l'Indo-Pacifique. Je pense qu'il y a des options qui valent la peine d'être explorées et des voies prometteuses, en fait, qui appuient la réforme de la main-d'œuvre dans les flottes de pêche hauturière. Taïwan est un excellent exemple d'une flotte qui s'est vraiment améliorée au cours des dernières années, avec un meilleur salaire et plus d'inspections, et en prenant très au sérieux les allégations de mauvais traitements de la main-d'œuvre.
Nous en savons beaucoup moins sur la flotte chinoise. Il serait également très important de penser à suivre les courtiers en main-d'œuvre dans des pays comme l'Indonésie ou les Philippines.
Il y a aussi la politique de diligence raisonnable. La diligence raisonnable oblige les entreprises à rendre des comptes, à garantir la qualité dans les chaînes d'approvisionnement et à avoir un système d'amendes et de recours. À l'heure actuelle, la politique canadienne sur le travail forcé n'est qu'une case à cocher, sans que les entreprises aient vraiment à rendre des comptes. Si nous avions une telle reddition de comptes, la donne serait tout autre pour l'industrie des fruits de mer. L'Union européenne en est un bon modèle.
En ce qui concerne les restrictions à l'importation, nous pouvons faire plus avec les allégations de travail forcé. Le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis a une bonne politique à cet égard et fournit un exemple intéressant. Ainsi, les agents des douanes peuvent émettre une ordonnance interdisant l'importation de produits et publier le nom des entreprises sur un site Web public — quelque chose que nous pourrions faire, nous aussi.
Une chose que nous faisons et qui, à mon avis, est vraiment positive, c'est la patrouille en haute mer. Je crois comprendre, en parlant avec les gens de Pêches et Océans, que l'opération Garde du Pacifique Nord du ministère a effectué des patrouilles dans la région l'été dernier, et que l'équipage canadien a interagi avec plus de 400 travailleurs migrants. C'est un exemple de politique de pêche illégale qui recoupe très bien la politique du travail. Je pense qu'on pourrait faire davantage ici dans le cadre de la Stratégie pour l'Indo-Pacifique.
Je vais m'efforcer d'être bref et non répétitif, parce que certains de mes propos ont déjà été évoqués par des témoins précédents.
Toutefois, pour vous situer rapidement... Le Conseil d'affaires Canada-ANASE a été créé en 2012 pour être le principal porte-parole du secteur privé canadien au sein de l'ANASE. Nous représentons aujourd'hui plus de 80 membres dans une vaste gamme de secteurs, principalement des moyennes et grandes entreprises canadiennes. Notre réseau de contacts — et les personnes qui reçoivent nos médias, nos mises à jour, nos monographies et qui assistent à nos événements — est passé à environ 10 000 sur nos médias sociaux. C'est très différent de ce que nous avions au départ.
La mission de notre conseil est évidemment d'accroître le commerce et l'investissement entre le Canada et l'ANASE pour favoriser la prospérité et la croissance mutuelles. Nous sommes également la première et la seule entité canadienne accréditée par l'ANASE, ce qui s'est produit en janvier dernier. Il n'y a que trois organismes du secteur privé accrédités de la sorte, les deux autres étant les conseils commerciaux de l'Union européenne et des États-Unis, respectivement. Il a fallu l'unanimité des 10 États membres de l'ANASE et du Secrétariat pour nous accréditer. Il arrive donc que l'ANASE s'entende sur certains points.
Il ne faut pas oublier que l'ANASE se compose de 10 États membres qui comptent environ 660 millions d'habitants, ce qui en fait la troisième population en importance au monde. J'ajouterais qu'environ 50 % sont âgés de moins de 30 ans, ce qui est ahurissant quand on y pense.
Sur le plan économique, l'ANASE est le cinquième partenaire économique du Canada dans le monde. Le Canada est le quatrième partenaire commercial de l'ANASE. Le commerce bilatéral a augmenté d'environ 20 % l'an dernier, et même avant, pendant la pandémie de COVID‑19, nous avons connu une croissance phénoménale, ce qui est impressionnant compte tenu des perturbations de la chaîne d'approvisionnement et des défis qui se posaient à l'échelle mondiale. Je pense que cela reflète un déplacement de la main-d'œuvre et du secteur manufacturier de la Chine vers l'Asie du Sud-Est, qui a commencé avant la COVID et qui a été accéléré par celle‑ci, en particulier vers des pays comme le Vietnam. On constate aussi certains retours en Indonésie, aux Philippines et ailleurs. Il est certain que Singapour est devenue la plaque tournante du commerce international dans la région.
Compte tenu des perspectives économiques importantes de l'ANASE, nous préconisons depuis longtemps un accord de libre-échange entre le Canada et l'ANASE, qui a été lancé en 2021 et qui devrait être conclu vers 2025‑2026, et une discussion bilatérale avec l'Indonésie, qui devrait se terminer en 2025.
J'aimerais simplement dire que la participation du Canada à cette discussion sur l'Accord de libre-échange avec l'ANASE est une réalisation remarquable. L'ANASE a tout le monde à la porte pour demander un accord commercial, et nous avons été choisis au lieu de l'Union européenne et du Royaume-Uni. Même les États-Unis n'ont pas d'accord avec l'ANASE. Je pense que c'est un signe très positif en ce qui concerne l'intérêt de l'Association pour le Canada et la croissance de nos relations.
Le Canada est devenu membre du Partenariat stratégique ANASE-Canada en 2023, le dernier des partenaires de dialogue à être accrédité, comme on a dit tantôt. Notre conseil a obtenu l'accréditation de l'ANASE à titre d'entité du secteur privé en janvier, comme je l'ai mentionné.
Lors de notre accréditation officielle, le secrétaire général de l'ANASE a mentionné que c'est le résultat du degré élevé de confiance établi au fil des ans — plus d'une décennie, en fait, pour nous — et de cette poussée vers l'ANASE, que la Stratégie pour l'Indo-Pacifique est venue accélérer de son côté. Bien que le Partenariat stratégique ANASE-Canada — et peut-être l'accréditation de notre conseil — soit symbolique, il témoigne certainement du fondement de la relation entre le Canada et l'ANASE et nous offre une occasion, tant au niveau du secteur public que privé, pour entamer un dialogue beaucoup plus approfondi et sur un plus large éventail de sujets avec l'ANASE et ses États membres.
Il y a quelques domaines clés de la politique et des affaires où les intérêts s'alignent, comme la sécurité alimentaire, la transition énergétique et la durabilité, l'investissement global, en particulier dans l'infrastructure, et l'économie numérique, où les intérêts se chevauchent, je crois, et où les intérêts des entreprises sont concentrés. Les ressources et les articles à offrir se chevauchent également.
Le Conseil d'affaires Canada-ANASE appuie sans réserve la Stratégie du Canada pour l'Indo-Pacifique, qui place l'ANASE au cœur de cette stratégie. C'est non seulement une nécessité économique, mais aussi, à mon avis, un impératif stratégique pour la stabilité géopolitique régionale et la paix et la prospérité à long terme, que le Canada s'associe à de petites puissances aux vues similaires qui croient au commerce réglementé et au maintien d'un accès ouvert à la planète et à tous nos partenaires commerciaux du monde entier.
De toute évidence, la question de la centralité de l'ANASE a été soulevée, et l'unanimité requise en matière de prise de décisions n'en fait pas l'instance la plus leste quand il s'agit d'agir, mais le dialogue demeure un élément fondamental de l'engagement de l'ANASE envers ses voisins et le monde, ce que le Canada devrait appuyer sans réserve à mon avis.
Sur le plan économique, l'ANASE favorise d'autres dialogues, y compris l'Accord régional global de partenariat économique, ou RCEP, le plus important accord de libre-échange au monde. Pour y avoir accès, il faut d'abord conclure une entente avec l'ANASE. C'est une autre raison pour laquelle nous devrions le faire...
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Bien sûr. Je dirais qu'au sein de l'ANASE, la Thaïlande, l'Indonésie, le Vietnam et les Philippines sont les principaux pays avec lesquels nous faisons du commerce.
Il y a toutes sortes de domaines et toutes sortes de facteurs. Par exemple, la Thaïlande est la plaque tournante de l'automobile pour la région, alors nous y faisons beaucoup de commerce de pièces et de marchandises. Singapour est un grand centre de services et les investissements n'y font souvent que passer pour aboutir à d'autres pays de l'ANASE. Évidemment, il s'agit des services bancaires, des finances, des assurances, etc.
Nos compagnies d'assurances sont particulièrement actives dans la région. En fait, elles sont établies depuis si longtemps aux Philippines, en Indonésie et ailleurs, qu'elles sont presque considérées comme des entreprises nationales.
Ce sont les principaux pays avec lesquels nous commerçons quant au volume de biens et de services, pour répondre à votre question.
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Bien sûr. Je pense qu'il s'agit de choses très différentes. Le PTPGP est un organisme existant qui nous relie à quatre pays de l'ANASE, mais évidemment pas à tous. C'est un mécanisme permanent, un organisme permanent. La barre est extrêmement haute, et bon nombre des autres pays de l'ANASE ne peuvent satisfaire aux conditions d'adhésion au PTPGP, alors il faut bien commencer quelque part.
De toute évidence, il serait souhaitable de conclure avec l'ANASE un accord qui couvrirait les 10 pays membres, en particulier les Philippines, la Thaïlande et l'Indonésie, et certains petits pays comme le Cambodge, où nous n'avons pas d'accord.
Il y va de stratégie et du calendrier en ce qui a trait à l'accord bilatéral avec l'Indonésie et l'accord avec l'ANASE. Je pense que nous allons probablement conclure l'accord avec l'Indonésie en premier. C'est plus facile, puisqu'on fait affaire à une seule partie plutôt qu'à 10. L'avantage, c'est que les chapitres difficiles de l'accord seront essentiellement les mêmes que ceux qui doivent être négociés au niveau de l'ANASE, alors ils se renforcent assez bien mutuellement.
Je crois que l'accord avec l'Indonésie devrait être conclu d'ici le début de l'année prochaine. C'était visé au départ pour la fin de cette année, mais je pense que ce sera au début de l'année prochaine, et j'espère que l'ANASE suivra...
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Je pense que, dans l'ensemble, la Stratégie pour l'Indo-Pacifique est assez complète et globale. Je dirais que ses déclarations et ses désirs sont très bien énoncés.
Nous devons veiller à y donner suite. En l'absence de suivi, la politique ne vaudra rien du tout au bout du compte. Il s'agit de conclure l'accord commercial avec l'Indonésie ainsi que celui avec l'ANASE, et d'utiliser ces éléments pour élargir nos relations commerciales dans la région. Le RCEP servira quant à lui à diversifier nos échanges dans la région afin que nous ne soyons pas complètement dépendants de la Chine. À un moment donné, quand on parlait de commerce en Asie, il n'y avait que la Chine qui venait à l'esprit.
De même, même si cela ne relève pas de ma compétence, nous avons renoué le dialogue avec le Japon et la Corée sur nos relations commerciales là‑bas, ce qui est également très important, à mon avis. La Corée et le Canada ont un accord commercial très solide dont on n'a pas tiré autant parti qu'on aurait dû, d'après ce que j'ai pu observer. Le Japon et la Corée sont tous deux des acteurs très importants dans la région de l'ANASE, avec leurs investissements dans la région, les usines qui leur appartiennent, l'infrastructure commerciale qui s'y trouve, et leur diplomatie, qui a été mentionnée dans le groupe précédent — particulièrement le Japon, un partenaire de confiance dans la région.
Je pense que ce sont toutes des mesures importantes que nous devons prendre, c'est-à-dire mettre en place des accords pour renforcer nos relations commerciales et collaborer constamment avec l'ANASE. Comme je l'ai mentionné, il nous a fallu 10 ans au conseil d'affaires Canada-ANASE pour réussir à nous faire accréditer à titre d'organisation. Au cours des deux dernières années, il y a eu énormément de visites ministérielles de responsables du commerce et d'autres. Tous ces points de contact sont très importants dans cette région du monde.
Lorsque nous lançons une politique, nous devons respecter les engagements que nous prenons.
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Oui. Je pense que la Stratégie pour l'Indo-Pacifique est dans la bonne direction, compte tenu de son ampleur et de sa profondeur. Ce que je dirais pour approfondir certains des points de la stratégie qui peuvent être utiles, c'est qu'au‑delà des éléments de fond de la stratégie, ce qui est vraiment important selon moi c'est la façon dont on lui donne suite dans les faits.
Par exemple, la partie de la stratégie qui porte sur l'investissement dans les liens interpersonnels est un élément très important. Il est absolument essentiel d'établir les bonnes institutions, le bon type de confiance et les bons cadres pour resserrer les liens du Canada avec l'Asie du Sud-Est et l'ANASE.
Par exemple, en s'appuyant sur les partenariats de la société civile, sur les universités pour établir des partenariats intellectuels, sur les groupes de réflexion et les instituts de recherche de la région... Ce genre de dynamique est très utile pour créer la bonne infrastructure qui, à long terme, peut aider à construire des réseaux qui valent la peine. Elle peut aussi indirectement bâtir des valeurs et des institutions libérales sans suivre une structure hiérarchique. Cela contraste, comme nous l'avons vu dans le groupe de témoins précédent, avec, par exemple, la façon plus énergique et robuste des États-Unis de promouvoir les valeurs libérales.
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Merci, monsieur le président.
Je remercie encore une fois les témoins d'être des nôtres à une heure tardive. Je les remercie de leurs éclairages.
Monsieur Kuhonta, ma question concerne la démocratie dans les pays de l'Asssociation des nations de l'Asie du Sud‑Est, ou ANASE. Dans votre chapitre coécrit en 2020, « The Institutional Roots of Defective Democracy in the Philippines », dans Stateness and Democracy in East Asia, vous explorez la question de la démocratisation dans les Philippines, le pays de l'Asie du Sud-Est qui a la plus longue tradition d'élections démocratiques. Vous affirmez que ces élections, à elles seules, n'ont pas entraîné d'amélioration substantielle aux Philippines, qui ont un bilan économique lamentable, tant en ce qui a trait à la croissance qu'à l'équité.
Dans un article publié en 2006 dans The Pacific Review, vous indiquez que l'ANASE est loin de tourner le dos aux politiques illibérales, au nom des valeurs démocratiques. Une récente publication du Council on Foreign Relations décrit l'état de la démocratie en Asie du Sud-Est comme allant de mal en pis.
Devant un tel constat, diriez-vous que l'ANASE est un terreau fertile pour la désinformation chinoise qui veut que la démocratie soit un système qui n'est pas à la hauteur de ses promesses?
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Je vous remercie beaucoup de votre question, monsieur Bergeron.
[Traduction]
Dans l'ensemble, la démocratie en Asie du Sud-Est, ainsi que dans l'organisation de l'ANASE, n'est pas dans une position particulièrement solide. Cela signifie que sur 11 pays de l'Asie du Sud-Est, seulement trois ou quatre peuvent être considérés comme des démocraties électorales. Un bon trois ou quatre sont des régimes autoritaires très durs. Par rapport, disons, à l'Amérique latine, qui est une autre région en développement, l'Asie du Sud-Est, pour ce qui est de l'état de la démocratie, est dans une position très mitigée ou médiocre.
Or, pour répondre à votre question précise sur la stratégie de désinformation chinoise et sur la façon dont elle pourrait se retrouver dans le paysage de l'Asie du Sud-Est, compte tenu des problèmes de démocratie dans la région, il est vrai que la démocratie y est relativement fragile, que ce soit sur le plan de la primauté du droit, des institutions électorales ou des tribunaux constitutionnels. En ce qui concerne les structures institutionnelles, dans de nombreux pays de l'Asie du Sud-Est — même dans des pays comme l'Indonésie, qui est considérée comme l'une des démocraties électorales les plus robustes —, les institutions en général sont très faibles. Cela pourrait signifier que les stratégies potentielles de désinformation de l'extérieur de la région ou d'autres possibilités de miner davantage les démocraties ou les institutions, qu'elles proviennent de la Chine ou de n'importe quel acteur mondial, pourraient trouver un terrain fertile. C'est vrai.
Le plus gros problème pour l'Asie du Sud-Est et l'ANASE, c'est la démocratie, car il s'agit de veiller à ce que le droit de vote soit respecté et que les démocraties conservent la liberté de réunion, la liberté d'expression, etc.— tous ces droits libéraux. Mais ce qui est d'autant plus important pour ces démocraties, c'est de renforcer les institutions et les structures légales et administratives. Cette infrastructure institutionnelle est essentielle, à long terme, pour établir des démocraties plus robustes et plus durables, et ce, pour des raisons internes aussi bien qu'externes.
Merci.
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Je ne connais pas les motivations de certains passages de la Stratégie pour l'Indo-Pacifique.
Ce que je peux dire au sujet des relations avec les États de l'ANASE qui forment un large éventail de régimes — démocraties, régimes hybrides et régimes autoritaires — est qu'une stratégie pour composer avec ce genre de paysage si diversifié consiste à être relativement ouvert et pragmatique lorsqu'on traite avec différents types de gouvernement. Il peut être dans l'intérêt d'acteurs extérieurs à l'ANASE et à l'Asie du Sud-Est, comme le Canada ou d'autres, de garder l'esprit ouvert à l'égard d'autres gouvernements qui ne sont pas des démocraties à part entière. Singapour, par exemple, n'est pas une démocratie libérale, loin de là, mais c'est un pays où les institutions fonctionnent très bien, où le développement a vraiment réussi et où le gouvernement a une légitimité bien établie.
Se contenter de définir les pays selon s'il s'agit d'une démocratie ou pas n'est pas ce qu'il y a de mieux pour les intérêts du Canada. En même temps, je pense qu'il importe de retenir que les droits démocratiques libéraux comptent énormément dans de nombreux pays de l'Asie du Sud-Est, au niveau local, pour les groupes de la société civile et les gens des villages ou qui vivent en milieu urbain. Il faut être conscient de l'existence de ces mouvements en faveur de plus grands droits politiques dans les pays où règne la répression.
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Merci beaucoup de cette intéressante discussion.
Monsieur Kuhonta, j'aimerais poursuivre dans la même veine que M. Bergeron.
C'est une question d'équilibre, n'est‑ce pas, de soutenir l'édifice de la démocratie dans des pays qui ne sont peut-être pas des démocraties, et de le faire, comme vous dites, de façon pragmatique?
Vous avez aussi parlé d'investissement interpersonnel. Vous avez parlé de l'importance de mobiliser les organisations de la société civile et d'investir dans les universités. Je sais que nous avons une ambassadrice vraiment formidable auprès de l'ANASE, Mme Singmin, dont on dit beaucoup de bonnes choses.
Quels autres éléments voyez-vous? Comment le Canada doit‑il s'y prendre? Quelles recommandations nous feriez-vous pour que nous puissions avec assurance cultiver ces relations et trouver un équilibre entre nos relations commerciales et la nécessité d'appuyer et d'encourager la réforme démocratique ou la démocratie au sein de la région? J'ai souvent pensé que le Canada a fort à faire et qu'il est allé trop loin en privilégiant les relations commerciales au détriment des droits de la personne et des principes démocratiques.
J'aimerais savoir ce que vous en pensez, s'il vous plaît.
C'est une question complexe. Aussi, il est très utile de mettre en contraste le Canada et les États-Unis, car les États-Unis ont tendance à promouvoir les droits démocratiques libéraux d'une façon très musclée qui rebute un peu les Asiatiques du Sud-Est, des gens qui n'appartiennent pas à l'hémisphère nord-américain. Il faut être conscient de ce contraste et voir où le Canada peut se démarquer par son ton — et le ton est vraiment important —, par son approche et par ses méthodes. Ces choses‑là importent vraiment quand on sait comment fonctionne l'Asie du Sud-Est et comment pensent ses bureaucrates, ses diplomates et ses citoyens ordinaires. C'est une chose que je tiens à dire d'entrée de jeu.
Plus précisément, je pense que la promotion des valeurs libérales en général, des institutions libérales, des normes libérales et, au sens le plus profond, des droits de la personne, est extrêmement importante, et qu'il existe une forte demande pour cela en Asie du Sud-Est. Cela peut se faire directement, en finançant par exemple des organisations de la société civile qui sont à l'avant-garde des droits libéraux, mais cela peut se faire aussi par des voies très indirectes.
Je vais vous donner l'exemple très clair de ce qui se passait à l'Université McGill, où l'ACDI, à l'époque où elle existait, a financé pendant des décennies le projet Indonésie, grâce auquel des professeurs d'instituts islamiques indonésiens venaient à l'Université McGill pour obtenir des maîtrises et des doctorats. L'idée était de leur dispenser l'enseignement des départements vedettes de l'Université McGill, mais aussi, indirectement, de leur inculquer une éducation et des valeurs libérales.
Ces professeurs sont rentrés en Indonésie, où ils dominent aujourd'hui les instituts islamiques dans tout le pays. J'ai pu voyager là‑bas grâce à l'ambassade du Canada et j'ai donné des conférences à Java et à Banda Aceh devant leurs doyens et leurs professeurs. Ils ont fait progresser par des voies indirectes, des voies pédagogiques, l'enseignement qu'ils ont reçu à l'Université McGill.
Cette façon de faire, qui relève de l'investissement interpersonnel, pourrait‑on dire, illustre de façon très concrète comment le Canada a pu investir efficacement dans des instituts indonésiens jumelés à une université au Canada. Pour ce qui est de promouvoir certaines valeurs du libéralisme, etc., les retombées sont réellement appréciables.
Dans notre politique sur le travail forcé, personne n'a de comptes à rendre. Nous pourrions la réformer pour corriger cela. Je pense qu'il y a eu de bonnes organisations au Canada qui ont étudié comment s'exerce la diligence raisonnable. Nous pourrions nous tourner aussi vers l'Union européenne, l'Allemagne et la Norvège. Elles font de l'excellent travail, tout comme la France avec sa loi de vigilance. Il y a de très bons modèles dont nous pouvons nous inspirer pour savoir ce qui fonctionne, et ce qui ne fonctionne pas aussi. Nous devons faire preuve de diligence raisonnable, sans quoi nous ne pourrons pas surveiller nos chaînes d'approvisionnement. C'est tout un problème à l'heure actuelle. Le Canada accuse un retard dans ce domaine.
Vous avez aussi posé une question sur la patrouille frontalière. Je ne comprends pas comment il se fait que nous n'ayons rien pu saisir. Je sais que nous avons une politique, mais elle ne fonctionne pas. Cependant, je sais qu'aux États-Unis, quelque 7 000 produits ont été saisis ces dernières années. La différence est flagrante. Nous pourrions apprendre pourquoi leur politique a du mordant et pourquoi la nôtre n'en a pas du tout.
Vous aviez un troisième point...
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La sécurité alimentaire et la sécurité énergétique sont deux des thèmes qui ressortent le plus souvent dans nos discussions avec les gouvernements de l'ANASE, le commerce aussi, surtout depuis la pandémie de COVID‑19 et les événements survenus en Ukraine et au Moyen-Orient. Pour ce qui est de l'énergie, le gaz naturel liquéfié canadien sera en très forte demande dans cette partie du monde lorsque nous pourrons enfin l'exporter comme carburant de transition pour réduire la dépendance au charbon comme énergie de base, qui demeure le principal combustible primaire en Asie du Sud-Est.
Nous voyons aussi à l'avenir un rôle très important pour la technologie nucléaire canadienne, qui suscite énormément d'intérêt depuis peu. Nous avons des discussions avec de nombreux États de l'ANASE à ce sujet.
En agriculture, il y a certainement des débouchés dans la région pour toutes les technologies agricoles canadiennes, depuis l'aquaculture jusqu'aux produits laitiers en passant par d'autres types d'aliments primaires et transformés.
Pour ce qui est des investissements, il est évident que ceux des institutions canadiennes dans les infrastructures énergétique et agricole sont très recherchés. Comme vous le savez, beaucoup de fonds de pensions et d'autres investisseurs canadiens ont maintenant des bureaux en Asie du Sud-Est, principalement à Singapour, mais qui desservent toute la région, alors c'est très bien accueilli.
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C'est une excellente question.
Sans vouloir être trop verbeux, je pense que le Canada est considéré comme un pays moderne de l'Amérique du Nord, mais qui n'a pas le même bagage que les États-Unis. Nous sommes perçus comme ayant une certaine influence sur le comportement de nos voisins en Amérique du Nord. Je crois qu'on nous voit comme une nation commerçante, mais de taille modeste, et lorsque nous travaillons ensemble, nous pouvons influer sur la géopolitique qui se joue entre nos grands partenaires commerciaux et acteurs géopolitiques comme la Chine et les États-Unis.
Il y a une dynamique au sein de l'ANASE en ce qui concerne le dispositif de défense des États-Unis. La marine américaine a largement maintenu la paix dans la région et gardé les voies de navigation libres pour le commerce, tandis que la Chine est devenue un partenaire commercial de plus en plus important. Quant à savoir qui l'emporte entre la Chine et les États-Unis, il y a lieu d'en débattre. Le Canada, tout comme l'ANASE, reste lié aux États-Unis, peut-être sur le plan culturel et aussi du point de vue de la sécurité et de l'économie.
Nous devons nous faire à l'idée que la croissance du commerce se fera à l'avenir avec la Chine et la région. Singapour en offre un excellent exemple. Singapour abrite une base navale américaine, mais est aussi un des plus grands investisseurs étrangers en Chine. Il y a beaucoup de liens culturels puisque la majorité est évidemment d'origine ethnique chinoise, mais Singapour agit par l'entremise d'institutions multilatérales comme l'ANASE et d'autres pour servir ses intérêts de façon très pragmatique, pour emprunter un mot que nous avons entendu.
Je pense que nous pouvons nous en inspirer largement comme pays. Notre présence auprès de l'ANASE sert de façon — je le répète — pragmatique nos intérêts en matière de diversification et de sécurité, de croissance du commerce et de promotion de nos valeurs dans cette partie du monde.
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N'oubliez pas que cette stratégie est l'aboutissement de plusieurs années de travail. On m'a demandé d'y contribuer du point de vue du secteur privé. Nous avons créé le Conseil commercial Canada-ANASE il y a environ 11 ans. Avant d'en arriver à la Stratégie pour l'Indo-Pacifique, il y a eu plusieurs années d'engagement plus régulier pour régler le problème de notre présence jusque‑là sporadique dans le marché, mais nous affichons une bien plus grande constance depuis une décennie.
Je pense que les négociations commerciales, d'après ce que je comprends de l'équipe qui en est chargée, vont assez bien. Ces choses‑là ne se font pas du jour au lendemain. Parfois, c'est un pas en avant, deux pas en arrière, ou deux pas en avant, un pas en arrière, mais elles progressent.
Je pense que la méthode qui consiste à donner un bon coup sur quelques-uns des problèmes difficiles qui se posent en Indonésie — ce qui se répercutera sûrement sur l'ensemble du débat de l'ANASE, parce que ce sont les mêmes questions que j'ai mentionnées, et la plupart sont d'ordre commercial, soit dit en passant — va contribuer à accélérer les choses. Une fois que c'est en place, il faut maintenir la constance de l'engagement, que ce soit par le biais des échanges universitaires, de la diplomatie ou de la défense, tous ces domaines où nous sommes en mesure de cultiver des rapports interpersonnels.
Si nous nous inquiétons de l'état de la démocratie en Asie du Sud-Est, sachez que beaucoup de gens en Asie du Sud-Est s'inquiètent de l'état de la démocratie en Amérique du Nord ces jours‑ci, alors cela fonctionne dans les deux sens. Personne n'est parfait.
Nous avons besoin de cette continuité. Nous avons fait de bons progrès en établissant un bureau de l'agriculture à Manille sous la direction de Diedrah Kelly, qui était ambassadrice auprès de l'ANASE. Elle est un talent extraordinaire. Il y a aussi Paul Thoppil, qui est maintenant notre agent de liaison commerciale à Jakarta. Nous avons fait du progrès aussi il y a quelques années lorsque nous avons inauguré une ambassade auprès de l'ANASE, ce qui nous manquait. Comme vous l'avez fait remarquer, c'est Vicky Singmin qui est notre ambassadrice là‑bas maintenant et elle nous apporte aussi un soutien considérable. C'est vraiment constructif de travailler avec elle.
Nous devons simplement poursuivre sur cette lancée. Je pense que plus nous serons engagés dans l'ANASE sur le plan du commerce et à de multiples niveaux, plus nous aurons d'influence sur les choses susceptibles de nous préoccuper dans la région. Il ne sert à rien de prêcher de loin dans cette région du monde, avec les cultures que nous avons ici. Lorsque vous êtes pleinement engagé à titre de véritable partenaire, on a tendance à vous écouter davantage.
Je sais que je reviens sur le même sujet, mais le point central est de persévérer dans l'exécution et de maintenir notre engagement dans le long terme, comme vous l'avez mentionné. C'est bien ce qui se passe depuis une décennie maintenant et nous espérons qu'il continuera d'en être ainsi.