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Thank you very much, Mr. Chair. Mesdames et messieurs, merci de me recevoir aujourd'hui comme vous le faites, sur un sujet qui est d'une grande importance, comme on le sait: la prorogation. On m'a demandé de l'aborder sous un angle relativement théorique. D'après ce qu'on m'a dit, il n'y a pas de projet de loi à l'étude en ce moment. Par conséquent, il s'agit surtout de tracer un peu les paramètres de la prorogation, d'essayer de voir quels en sont les tenants et les aboutissants. Il s'agit également de se projeter un peu dans l'avenir et d'essayer de voir quelles pourraient être éventuellement les limites imposées au pouvoir de la Couronne de proroger le Parlement. Ou encore, il s'agit d'essayer de voir, toujours dans une perspective d'avenir, quel usage pourrait éventuellement être fait de la prorogation — ou ne devrait pas être fait dans le futur.
D'abord, vous me permettrez, à titre préliminaire, de faire un certain nombre de constatations qui sont reliées de près ou de loin au thème de la prorogation. Dans bien des cas, je ne vous apprendrai rien. Néanmoins, il est important de se rappeler un certain nombre de choses lorsqu'on examine justement cette question, qui est celle de la prorogation.
D'abord, les Parlements, dont celui-ci, assument essentiellement trois grandes fonctions. Les deux premières sont plus connues, et la troisième, dont je vais parler, est plus souvent en fin de compte omise.
Bien entendu, il y a cette grande fonction d'adopter des lois, qui est au coeur même de la fonction législative.
La deuxième fonction est de contrôler le gouvernement, de contrôler ses décisions, de contrôler ses gestes, de contrôler, bien entendu, ses dépenses, etc.
En ce qui concerne la troisième grande fonction, qui est plus souvent occultée que les deux autres, comme je vous l'ai dit, le Parlement sert à légitimer le gouvernement.
De fait, c'est le Parlement qui donne au gouvernement sa légitimité politique. D'ailleurs, ce que je vous dis là est au coeur du principe du gouvernement responsable. Le principe du gouvernement responsable, ou de la responsabilité ministérielle, veut que le gouvernement, pour jouir d'une légitimité politique, doive constamment bénéficier de l'appui d'une majorité des élus. On voit donc, au fond, qu'il y a un lien direct entre l'activité parlementaire et la légitimité d'un gouvernement.
À mon avis, ça va beaucoup plus loin que le seul principe de la responsabilité ministérielle. La responsabilité ministérielle — lorsqu'elle s'applique — s'applique de façon draconienne et brutale. Le gouvernement perd la confiance des élus et, dans la majorité des cas, lorsqu'il s'agit d'une question d'importance ou d'une question qui met en cause la confiance de la Chambre envers le gouvernement, il doit offrir sa démission au gouverneur général. Ce sont les cas les plus évidents où l'on applique le principe de la responsabilité ministérielle, ce qui, encore une fois, est relié à la légitimation du gouvernement par le Parlement.
Ça va plus loin, vous ai-je dit. En effet, plus un Parlement est fragilisé — je ne dis pas « inactif », je ne parle pas de dissolution, de déclenchement d'élections générales, ce n'est pas nécessaire —, plus il est fragilisé dans l'exercice de ses compétences ou de ses responsabilités. Moins un Parlement est valorisé, moins un Parlement est bien vu aux yeux de la population et moins, normalement, le gouvernement peut revendiquer une légitimité politique. C'est-à-dire qu'il y a un lien direct entre la légitimité du Parlement et l'efficacité du Parlement, et la légitimité dont peut se réclamer un gouvernement.
Par conséquent, normalement, tout gouvernement devrait se préoccuper de la santé du Parlement. Il devrait assumer de façon du moins minimale le respect de l'activité parlementaire, parce qu'il en va de sa propre légitimité politique à gouverner au sein de l'État.
La deuxième grande constatation, c'est que nous sommes dans un régime de séparation souple des pouvoirs. Comme vous le savez, dans notre régime parlementaire inspiré du modèle de Westminster, les membres du gouvernement — enfin, la grande majorité de ses membres — sont aussi des élus du peuple et, donc, siègent au Parlement où ils rendent compte de leurs décisions et de leurs gestes.
Nous sommes donc dans un régime de séparation souple des pouvoirs, contrairement au régime existant dans d'autres pays, notamment aux États-Unis, où la séparation des pouvoirs est un peu plus étanche, un peu plus rigide. Chez nous, le système parlementaire se caractérise justement par cette cohabitation des pouvoirs, diront certains. D'autres parlent même de fusion des pouvoirs, c'est-à-dire une complicité qui doit forcément exister entre les pouvoirs exécutif et législatif pour que le Parlement fonctionne.
Pour assurer cette complicité, ou du moins cette cohabitation harmonieuse des pouvoirs législatif et exécutif, il existe un certain nombre de mécanismes de poids et de contrepoids ou, si vous préférez, de vérifications et de contre-vérifications — ce qu'on appelle souvent en anglais les checks and balances. C'est-à-dire que le Parlement a un certain nombre de mécanismes qui lui permettent soit de sanctionner le gouvernement soit de limiter ses ambitions, ou du moins de s'imposer par rapport au gouvernement. Et l'inverse est aussi vrai: le gouvernement dispose d'un certain nombre de mécanismes qui lui permettent soit de sanctionner le Parlement, soit de le rendre un peu plus docile, soit de le pondérer, de l'appeler à la sagesse, ou tout simplement de s'imposer par rapport au Parlement.
Dans la première catégorie, bien entendu, les mécanismes sont mis à la disposition du Parlement pour limiter le pouvoir exécutif. Bien entendu, il y a la période de questions — vous le savez —, les comités parlementaires, tout le processus d'adoption des lois, qui entraîne évidemment des débats, des discussions, des amendements et des votes. Il y a tout le processus d'approbation des dépenses gouvernementales et il y a, bien entendu aussi, l'application du principe de la responsabilité ministérielle. C'est le meilleur recours dont dispose un Parlement pour sanctionner un gouvernement. De fait, la responsabilité ministérielle lui permet justement de retirer sa confiance au gouvernement et, sur des questions majeures et d'envergure, de forcer la démission du gouvernement.
À l'inverse, vous ai-je dit, le gouvernement a aussi des mécanismes à sa disposition pour s'imposer par rapport au Parlement. Les deux plus connus et sans doute les plus efficaces sont la dissolution et la prorogation. Par extension, je pourrais même ajouter un troisième mécanisme, celui de la convocation du Parlement. Par conséquent, le gouvernement dispose de deux importants mécanismes pour discipliner le Parlement ou, du moins, s'imposer par rapport au Parlement — je le répète: la prorogation et la dissolution. Par extension, on pourrait même ajouter un troisième mécanisme, qui est celui de la convocation de la Chambre.
Je veux faire valoir une troisième constatation. Nous sommes dans un régime où le premier ministre a un pouvoir incommensurable. Bien entendu, ce peut être dit pour l'ensemble de l'exécutif, mais c'est tout à fait évident dans le cas du premier ministre. Celui-ci jouit d'un pouvoir immense. Je n'ai pas besoin de vous le décrire. Je pense que vous connaissez ce pouvoir. Forcément, ce pouvoir du premier ministre est vu par un certain nombre de Canadiens comme étant ou pouvant être une source de déséquilibre dans le rapport de forces entre le Parlement et l'exécutif. Si nous devions, comme pays, prendre une tangente, à mon avis, ça devrait être de limiter davantage le pouvoir de l'exécutif plutôt que de limiter davantage le pouvoir du Parlement. En d'autres termes, s'il devait y avoir un rééquilibrage des forces dans notre système, il ne devrait pas passer par une plus grande mainmise du gouvernement sur les activités parlementaires, mais, au contraire, par un raffermissement du Parlement par rapport à l'exécutif.
Je fais une quatrième constatation. Le pouvoir de proroger est une prérogative de la Couronne.
Puisqu'il s'agit d'une prérogative, ce pouvoir a priori — je dis bien « a priori » — peut être balisé. Vous allez voir, je vais apporter une nuance importante. Ce pouvoir peut être balisé ou limité par une loi à moins qu'on ne démontre que ce pouvoir de proroger jouit de protections constitutionnelles formelles. Que sont les prérogatives? Dans le fond, ce sont des pouvoirs que la Couronne exerce parce qu'ils ne lui ont pas été enlevés par le Parlement. Ce sont des pouvoirs qui découlent donc de cette époque où le souverain avait tous les pouvoirs dans l'État. On remonte évidement à notre ancêtre, le Royaume-Uni. Petit à petit, les pouvoirs du souverain lui ont été retirés au profit du Parlement. Par essence, une prérogative peut être limitée ou balisée par une loi. Celle-ci n'existe que dans la mesure où le Parlement ne s'est pas approprié ce pouvoir. Elle n'existe que dans la mesure où le Parlement a voulu le laisser à la Couronne, à moins — et c'est une nuance importante —, qu'on ne réussisse à démontrer que la prérogative dont il est question, en l'occurence le pouvoir de proroger, jouit d'une protection constitutionnelle.
Se pose alors la question de savoir si, dans le contexte canadien, le pouvoir de proroger jouit d'une telle protection constitutionnelle. Si la réponse est oui, cela veut dire qu'on ne peut pas, par une loi, limiter ou abolir ce pouvoir. Du moins, on ne pourrait pas le limiter de façon à le dénaturer. Si la réponse est non — c'est-à-dire si le pouvoir de proroger ne jouit pas d'une quelconque protection constitutionnelle —, normalement, la règle veut qu'une loi puisse venir limiter cette prérogative de la Couronne qu'est le pouvoir de proroger.
On peut faire une première constatation. Contrairement au pouvoir de dissolution, on ne trouve pas, dans la Constitution canadienne ni dans la Loi constitutionnelle de 1867, à titre d'exemples, de protections constitutionnelles explicites en faveur du pouvoir de proroger. Je dis bien « contrairement au pouvoir de dissolution », car ce pouvoir est nettement prévu par la Loi constitutionnelle de 1867. Cette loi en parle. Bien entendu, c'est relié au mandat maximal d'un Parlement qui est de 5 ans, comme vous le savez. Cela n'existe pas que depuis l'adoption de la Charte de 1982. Cette disposition prévoyant que le mandat maximal d'un Parlement est de 5 ans existe même depuis 1867. Le pouvoir de dissolution de la Chambre est relié à la durée maximale d'un mandat électoral, soit la durée d'un Parlement, et prévoit que le gouverneur général peut dissoudre la Chambre en deça des 5 ans prévus, si le contexte le justifie, évidemment. Cependant, absolument rien ne prévoit une protection explicite du pouvoir de prorogation.
La Constitution prévoit, cependant, que la Chambre doit se réunir au moins une fois tous les ans. Il doit y avoir une séance de la Chambre au moins chaque année. Cela non plus ne découle pas que de la Loi constitutionnelle de 1982; cela existait aussi dans la Loi constitutionnelle de 1867. C'est tout ce qui est prévu qui peut être relié de près ou de loin au pouvoir de proroger, mais qui est relié dans le cas qui nous occupe, à mon avis, de façon très indirecte.
Est-ce à dire que le pouvoir de proroger ne jouit d'aucune protection constitutionnelle? C'est difficile à dire, car il n'y a pas de protections constitutionnelles explicites, mais un argument pourrait être avancée voulant qu'il jouisse d'une protection constitutionnelle tacite.
La prorogation, à mon avis, peut être vue comme une composante de la séparation des pouvoirs dans l'État. La séparation des pouvoirs est évidemment un pilier de l'État canadien, et il y a toutes les raisons de croire que la Cour suprême du Canada reconnaîtrait une assise constitutionnelle au principe même de la séparation des pouvoirs. C'est-à-dire que la séparation des pouvoirs jouit d'une protection constitutionnelle tacite, et le pouvoir de proroger, étant une composante essentielle de la séparation des pouvoirs, jouirait de la même protection constitutionnelle.
Il n'y a rien de clair, on s'avance dans des hypothèses. Personnellement, c'est une hypothèse que je défends. Je défends donc la thèse voulant que la séparation des pouvoirs jouisse d'une protection constitutionnelle implicite et que, par le fait même, le pouvoir de proroger, qui est relié à la séparation des pouvoirs, jouisse de la même protection.
De quoi découle cette protection? Elle peut découler du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, qui prévoyait qu'à l'origine, en 1867, les Canadiens voulaient une constitution reposant sur les mêmes principes que la Constitution du Royaume-Uni. Forcément, en vertu du préambule, on peut en faire découler une protection pour la séparation des pouvoirs — c'était un principe reconnu au Royaume-Uni en 1867 — et, par extension, une protection pour le pouvoir de proroger. Ce pouvoir, comme je l'ai dit, est une composante essentielle de la séparation des pouvoirs.
Si cela ne découlait pas du préambule, il serait possible pour la Cour suprême du Canada de déclarer que la séparation des pouvoirs est un principe constitutionnel inhérent et, par le fait même, que le pouvoir de proroger, qui en est une condition essentielle, jouit lui aussi d'une protection constitutionnelle inhérente.
On retrouve ces principes constitutionnels inhérents, notamment, dans le renvoi relatif à la sécession du Québec, une décision qui a été rendue par la Cour suprême du Canada, comme on le sait, en 1998. Bien entendu, dans ce renvoi, on n'a pas identifié la séparation des pouvoirs parmi les principes inhérents, mais cette logique qu'a appliquée la Cour suprême dans le renvoi sur la sécession, qui est celle d'identifier des principes constitutionnels inhérents, pourra, à mon avis, venir en appui à la thèse voulant que la séparation des pouvoirs aussi soit un autre principe constitutionnel inhérent, bien que, je répète, la Cour suprême ne l'ait pas reconnu comme tel dans le renvoi sur la sécession. Cependant, personne ne croit que les principes que la cour a identifiés dans ce renvoi sont exhaustifs. Donc, il pourrait y en avoir d'autres, dont la séparation des pouvoirs. Si, éventuellement, la séparation des pouvoirs jouit d'une telle protection constitutionnelle implicite découlant soit du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 soit en tant que principe constitutionnel inhérent, il y a fort à parier que le pouvoir de proroger, qui est une composante essentielle de la séparation des pouvoirs, bénéficie exactement de la même protection.
Cela m'amène à la question suivante. S'il est vrai que le pouvoir de proroger jouit d'une protection constitutionnelle en vertu de la thèse que je viens d'avancer, que ce soit en raison du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 ou que ce soit comme principe constitutionnel inhérent, dès lors, comment ce principe constitutionnel peut-il être modifié ou abrogé? Si vraiment ce principe jouit de la protection constitutionnelle comme je l'ai décrite, il y a fort à parier qu'on ne puisse le modifier ou l'abroger qu'en conformité avec l'alinéa 41 a) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui prévoit l'application de la règle de l'unanimité en ce qui concerne « la charge de Reine, celle de gouverneur général et celle de lieutenant-gouverneur ».
N'oubliez pas que, si l'on en venait à la conclusion que, contrairement à ce que je prétends, le pouvoir le proroger ne jouit pas de protections constitutionnelles implicites ou tacites, il n'y aurait alors probablement pas lieu d'appliquer l'alinéa 41 a) puisque cet alinéa s'applique à la modification de la Constitution du Canada. Dès lors, ce serait par simple loi qu'on pourrait limiter, voire abolir le pouvoir de proroger —, cette prérogative de la Couronne que j'ai décrite précédemment. Au contraire, si on lui donne un statut constitutionnel, comme je le prétends, la modification devrait alors passer par la procédure de l'unanimité qui est celle de l'alinéa 41 a).
Dans ce contexte, voici un peu le décor constitutionnel, si je puis m'exprimer ainsi, qui, je crois est applicable au pouvoir de proroger. Bien entendu à côté du décor constitutionnel se pose un ensemble de questions qui, elles, sont de nature politique. En d'autres termes, un usage trop fréquent du pouvoir de proroger n'en vient-il pas à fragiliser le Parlement et à déstabiliser l'activité parlementaire? Et, au fond, n'en vient-il pas à augmenter d'une façon trop importante les pouvoirs de l'exécutif par rapport au législatif? Honnêtement, je le crois. Je pense qu'un usage du pouvoir de proroger qui serait répété, régulier, même annuel dans notre système politique à nous — propre au Canada — risquerait de trop fragiliser le Parlement par rapport au gouvernement. C'est d'autant plus vrai que nous sommes dans un régime, comme je l'ai dit précédemment, où le pouvoir du premier ministre et de l'exécutif est déjà incommensurable et sans doute même trop important par rapport au Parlement.
Si nous devions prendre une orientation, à mon avis, ce devrait être dans le sens contraire. Il ne s'agit pas d'augmenter le pouvoir du gouvernement, comme je l'ai dit précédemment, en lui permettant de proroger la Chambre sur une base régulière ou même sur une base annuelle. Ce devrait être l'inverse. Ce devrait être de raffermir le pouvoir du Parlement par rapport à l'exécutif, par rapport au gouvernement.
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Je commence par préciser que la prorogation n'est pas un mot à proscrire. La prorogation est au contraire un outil nécessaire et utile pour mettre fin à une session du Parlement et en commencer une nouvelle entre les élections générales. Ensuite j'explique en quoi consiste la prorogation.
J'établis une distinction entre la prorogation et l'ajournement, car j'ai l'impression qu'on confond souvent les deux et que le sens précis de chacun est mal compris. Par le passé et encore aujourd'hui, l'ajournement relève du contrôle de la Chambre des communes, alors que la prorogation est autorisée par le gouverneur général, c'est-à-dire la Couronne, sur l'avis du premier ministre.
Quand a-t-on abusé de la prorogation et pourquoi l'a-t-on fait? Là aussi, je dirais qu'il existe une certaine confusion, et vous me permettrez donc, je l'espère, d'approfondir cette question. En 1873, Sir John A. MacDonald, premier ministre, craignant un vote de censure au sujet du scandale du Pacifique, pria le gouverneur général, Lord Dufferin, de proroger le Parlement afin d'éviter un vote de confiance.
Dufferin réfléchit longuement et consulta de nombreux experts, notamment au sein du gouvernement britannique. Après moult délibérations, Dufferin accorda à MacDonald la prorogation, mais la limita à 10 semaines, rattachées à la fin de la période d'ajournement estival. Ainsi le Parlement ne siégea pas entre le 25 mai et le 12 octobre de cette année. Lorsque la Chambre se réunit de nouveau, MacDonald faisait toujours face à un vote de confiance. Constatant qu'il perdait encore des appuis, il démissionna le 5 novembre.
Sir Alexander Mackenzie assuma les fonctions du premier ministre deux jours après, puis demanda et obtint la prorogation du Parlement le même jour. Sans même se réunir de nouveau, la deuxième législature du Canada fut dissoute le 2 janvier 1874 et il fut tenu le 22 janvier des élections générales que remporta aisément Mackenzie. Le premier ministre MacDonald abusa de la prorogation pour éviter un vote de confiance, mais la sanction ne fut que reportée et non pas évitée. Comme vous le savez, Mackenzie n'a pas gardé longtemps son poste de premier ministre. On disait de lui que son plus grand atout comme premier ministre était ses antécédents de maçon et que sa plus grande faiblesse comme premier ministre était également ses antécédents comme maçon.
En novembre 2008, le premier ministre Harper, peu après des élections et après une session d'à peine 13 jours, faisait face à un vote de confiance imminent qu'il aurait probablement perdu. Les trois partis de l'opposition, qui détenaient en Chambre une majorité des sièges, s'étaient engagés publiquement à soutenir un gouvernement de coalition composé du Parti libéral du Canada et du Nouveau Parti démocratique; pourtant, la gouverneure générale, Michaëlle Jean, accéda à la requête de M. Harper. Les experts ne s'entendent pas quant à savoir si la gouverneure générale a pris la bonne décision, au regard des traditions et des pratiques constitutionnelles. Le Parti libéral avait un nouveau chef et l'unité des trois partis de l'opposition s'était désintégrée au moment où débuta la nouvelle session fin-janvier 2009.
Je devrais peut-être préciser tout de suite que je suis d'accord avec ceux qui estiment qu'elle a pris la bonne décision.
En décembre 2009, pendant la période d'ajournement du Parlement, le premier ministre Harper demanda la prorogation de la session. Cela ressemblait à une manoeuvre stratégique de la part de M. Harper pour obtenir la majorité au Sénat, et ce dernier a ainsi repoussé à plus tard les critiques concernant le dossier des détenus afghans, qui revinrent toutefois avec plus de rigueur lors de la rentrée parlementaire en mars 2010. Cette dernière prorogation n'a pas soulevé de grandes questions constitutionnelles, mais elle a suscité de nombreuses questions au sujet de l'exercice et de l'abus du pouvoir du premier ministre de contourner ou d'éviter l'action du Parlement en priant le gouverneur général de proroger le Parlement. Et, bien entendu, c'est la raison pour laquelle nous nous réunissons aujourd'hui pour en discuter.
Il y a une chose sur laquelle je voudrais insister, et c'est l'ajournement de novembre 2003, alors que le premier ministre Chrétien était au pouvoir. À cette époque, pendant que la session était ajournée, le premier ministre Chrétien pria le gouverneur général de proroger le Parlement. Ce geste est fréquemment présenté comme un abus car, selon certains, il aurait permis à M. Chrétien d'éviter de devoir accepter le rapport du vérificateur général sur l'affaire des commandites. À ce moment, M. Chrétien n'avait aucune raison de proroger la session pour empêcher le dépôt du rapport du vérificateur général, car la session avait déjà été ajournée. Des rapports ne peuvent être déposés devant un Parlement qui ne siège pas. Il est fort probable que l'ajournement hâtif de la session — qui aurait normalement dû être prononcé un mois plus tard, soit en décembre — visait à retarder le dépôt du rapport du vérificateur général, ce que la prorogation ne pouvait pas faire et n'a pas fait… M. Martin remplaça M. Chrétien au poste de premier ministre le 12 décembre 2003, pendant la période de prorogation. La prorogation visait presque assurément à faciliter le changement de premier ministre et à permettre au nouveau premier ministre, Paul Martin, de commencer en faisant table rase. Selon moi, elle n'avait donc rien à voir avec le moment du dépôt du rapport du vérificateur général.
Cette prorogation suivait les procédures parlementaires. Elle n'a pas soulevé à l'époque, et elle ne soulève toujours pas aujourd'hui à mes yeux, de questions constitutionnelles ou autres liées à l'abus du pouvoir de prorogation. Je voulais simplement apporter cette précision.
Voilà donc une question qu'on peut se poser: est-ce que le Parlement a le pouvoir constitutionnel de limiter le recours à la prorogation par le premier ministre en légiférant ou par d'autres moyens? C'est là que je ne suis pas nécessairement d'accord avec les observations de certains des témoins que vous avez reçus.
Cette question a été soulevée en rapport avec les problèmes éprouvés récemment au Canada; il a été prétendu que la prorogation est une prérogative de la Couronne qui ne peut être limitée par le Parlement. Or cette prémisse est erronée.
Le Parlement britannique a adopté des lois à plusieurs reprises pour limiter le recours à la prorogation. En 1640, lorsque le Parlement et le roi Charles Ier s'affrontait pour une question de taxation, le Parlement adopta une loi qui empêchait sa dissolution ou sa prorogation sans son consentement. Cette loi stipulait:
[…] que ce Parlement-ci assemblé ne peut être dissous sauf par une loi du Parlement adoptée à cette fin; ni ne doit, à tous moments pendant son existence, être prorogé ou ajourné, à moins que ce soit par une loi du Parlement également adoptée à cette fin.
Le Parlement abusa de ce pouvoir en continuant à siéger pendant encore neuf ans sans être dissous — ce fut le Long Parlement de triste mémoire. Peu importe de savoir si le Long Parlement fut un abus pire que de voir Charles Ier gouverner l'Angleterre en monarque absolu en l'absence du Parlement pendant les 11 années précédentes. Le fait est que le Parlement britannique affirma son droit constitutionnel fondamental de mener ses propres affaires en décidant à ce moment que lui, et lui seul, pouvait déterminer le moment où il pouvait être dissout ou prorogé. Ce fut simplement une affirmation du pouvoir constitutionnel. Le monarque britannique conserve encore à ce jour le pouvoir de proroger le Parlement, mais ce pouvoir, comme au Canada, doit être exercé sur l'avis du premier ministre.
Quoi qu'il en soit, le Parlement britannique n'a pas été réticent à adopter des lois pour encadrer le pouvoir de prorogation. En 1867 puis en 1918, il adopta des lois garantissant que la période de prorogation après des élections — c'est-à-dire, en jargon canadien, après le retour des brefs — serait suffisamment longue pour permettre aux députés d'assister à l'inauguration de la nouvelle législature. Ce fut particulièrement important en 1918, car la loi donna aux députés qui étaient membres des forces armées le temps de revenir en Angleterre de l'étranger.
L'article II.18 de la Loi constitutionnelle de 1867, modifiée, stipule que le Parlement du Canada a les pouvoirs que le Parlement britannique avait en 1867:
18. Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada; mais de manière à ce qu'aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande et par les membres de cette Chambre.
Le Parlement britannique a légiféré au sujet de la prorogation en 1867 et en 1918. Le Parlement du Canada possède donc également ce pouvoir. La prorogation n'est plus un sujet de désaccord en Grande-Bretagne depuis des siècles. Les sessions parlementaires continuent de se dérouler selon un calendrier annuel, et le Parlement britannique est normalement prorogé, comme cela se passait jadis au Sénat du Canada, dans le cadre d'une cérémonie à la Chambre des lords, au cours de laquelle la reine ou son représentant énumère les réalisations de la session et annonce la date de la rentrée parlementaire.
La période de prorogation en Grande-Bretagne est d'environ une semaine et arrive durant l'automne. La longue relâche estivale, et non la prorogation, est la pause qui rafraîchit le Parlement et les parlementaires britanniques.
Je voudrais insister sur l'élément suivant car, à mon avis, il fait l'objet d'une certaine confusion. Ce pouvoir du Parlement de légiférer au sujet de la prorogation n'influe pas sur les pouvoirs de réserve de la Couronne. La gouverneure générale, Michaëlle Jean, aurait exercé ses pouvoirs de réserve si elle avait refusé l'avis du premier ministre Harper de proroger la session en 2008.
Les pouvoirs de réserve de la Couronne ne sont pas définis. Mais leur simple existence confirme le fait qu'il peut être dans l'intérêt national, en de rares occasions, qu'un monarque britannique ou un gouverneur général canadien ne tienne pas compte de l'avis du premier ministre ou agisse à son encontre ou encore prenne une initiative sans égard à l'avis ou à l'absence d'avis du premier ministre. En d'autres termes, les lois adoptées sur la prorogation en Grande-Bretagne n'influent aucunement sur ces pouvoirs de réserve, et il en va de même pour le Canada.
Si la Grande-Bretagne devait vivre une longue période de ce que les Britanniques qualifient de « hung Parliament » et les Canadiens, de gouvernement minoritaire, un premier ministre britannique, à l'image de Stephen Harper, pourrait fort bien être tenté de recourir à la prorogation en guise de tactique politique. Le Parlement britannique devrait alors décider, comme devrait également le faire le Parlement canadien, d'imposer des restrictions aux pouvoirs du premier ministre de recourir à la prorogation.
Quelles sont les options de réforme? Le Parlement a le pouvoir de définir les circonstances dans lesquelles une session parlementaire peut être prorogée et les conditions et modalités de la prorogation. La solution la plus simple consisterait probablement, pour le Parlement, à définir dans une loi les modalités, les conditions et les circonstances dans lesquelles le premier ministre peut conseiller au gouverneur général de proroger la session.
Si on essayait de limiter le pouvoir du premier ministre de demander la prorogation par une motion, on risquerait de pousser un premier ministre réfractaire à considérer que la motion a simplement valeur consultative et n'est pas exécutoire.
Voici donc quelques options qui consistent en des mesures de plus en plus lourdes:
Premièrement, ne rien faire. Avec seulement trois prorogations litigieuses en plus de 140 ans, le problème n'est certes pas le plus pressant au Canada. En revanche, avec deux prorogations litigieuses en moins de deux ans, et la perspective d'autres Parlements et gouvernements minoritaires, il semblerait opportun de procéder à l'examen de la prorogation dans tous ses aspects.
Je devrais ajouter que, quoi que fasse le Parlement, la conséquence ultime des actes du gouvernement se situe au niveau de l'opinion de l'électorat. Je pense qu'il faut garder à l'esprit, en envisageant de réformer quelque peu l'appareil constitutionnel, et plus précisément le mécanisme de la prorogation, qu'en fin de compte, ce sont les électeurs qui porteront un jugement sur la conduite du gouvernement. Souvent il convient de s'incliner devant le jugement des électeurs.
Deuxièmement, il serait possible d'empêcher que le Parlement soit prorogé avant que la session ait duré une période donnée. Cette solution a ses attraits, mais elle risque d'empêcher qu'un Parlement ait de courtes sessions, ce qui est parfois utile. Par exemple, pendant la première session de la 34e législature, en 1988-1989, la Chambre des communes a siégé pendant seulement 11 jours et un seul projet de loi a été présenté par le gouvernement. Ce projet a obtenu la sanction royale; or cette loi, sur l'Accord de libre-échange avec les États-Unis, avait été, et de loin, le plus important sujet de la dernière campagne électorale. Selon moi, cette courte session était appropriée, et il en va de même pour le recours à la prorogation.
Troisièmement, limiter la durée de la prorogation. En théorie, la Loi constitutionnelle de 1867 n'empêche pas un gouvernement de terminer une session tôt une année et de reporter tard l'année suivante le début de la session suivante. Autrement dit, en théorie, la Constitution permet au Parlement de cesser ses activités pendant près de deux ans.
La cinquième session de la 18e législature, de 1936 à 1940, ne dura que six jours et la sixième session ne dura qu'une journée — la Chambre se réunit et la session fut ajournée le jour-même, le 25 janvier 1940. Autrement dit, entre le 3 juin 1939 et le 16 mai 1940, une période de plus de 11 mois, la Chambre des communes ne siégea que sept jours. Le Canada déclara la guerre à l'Allemagne le 10 septembre 1939, au cours de la session de six jours de septembre 1939.
Pendant le reste de cette période cruciale, le Canada fut gouverné sans le concours du Parlement. Cette absence pendant une période critique de l'histoire, au moment où le Canada se mobilisait pour la Seconde Guerre mondiale, ne souleva pas beaucoup d'indignation ni de contestations à l'époque. La session de moins d'une journée du 25 janvier 1940 fut tenue dans le seul but de faire en sorte que le Parlement se réunisse au moins une fois pendant cette année.
Quatrièmement, on pourrait exiger l'appui de la Chambre des communes pour une prorogation. Le pouvoir discrétionnaire de demander la prorogation pourrait être retiré au premier ministre et donné à la Chambre des communes. En d'autres termes, le Parlement pourrait légiférer pour que le premier ministre ne puisse conseiller au gouverneur général de proroger le Parlement que lorsque la Chambre a adopté une motion en ce sens. Si la Chambre est ajournée et ne siège pas au moment où le premier ministre veut proroger une session — ce qui s'est produit fréquemment par le passé — l'avis en faveur de la prorogation devrait être appuyé par les chefs des partis représentant la majorité des députés de la Chambre des communes.
Je pourrais continuer, mais je vais m'arrêter là, en insistant sur le fait que le mécanisme de la prorogation ne doit pas être examinée en vase clos. Le régime parlementaire au Canada est en proie à des difficultés en raison des importantes pressions qui s'exercent sur lui et des nombreuses fonctions et activités qui s'y déroulent. L'exercice et l'abus du pouvoir de prorogation n'est qu'un moyen parmi d'autres pour un gouvernement de réagir face à ces pressions. Bon nombre des contraintes — mais non toutes — dont on parle sont le résultat d'une succession de Parlements minoritaires. À mon avis, la Grande-Bretagne suit avec grand intérêt ce qui se passe actuellement au Canada afin d'apprendre et éventuellement de profiter de notre expérience.
Je vous remercie, monsieur le président.