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Bienvenue à la 12
e réunion du Comité permanent de la condition féminine. Les troubles de l'alimentation chez les filles et les femmes sont le sujet à l'étude.
J'aimerais informer les membres du comité qu'il a été convenu de modifier la façon d'organiser nos réunions avec les témoins. Dorénavant, nous allons accueillir des témoins de quatre organisations pour une durée de deux heures, ce qui va nous permettre de disposer de plus de temps pour les périodes de questions et de favoriser les échanges. Il a été impossible d'appliquer ce changement à la réunion d'aujourd'hui, étant donné que les salles de vidéoconférence et les témoins n'étaient pas disponibles, mais ce sera en vigueur à compter du 24 février 2014.
J'aimerais également faire une mise à jour sur les témoins. Le processus d'invitation des témoins se déroule bien. Seules deux organisations ont refusé notre invitation, et ce, pour des raisons de disponibilité. Il s'agit de la Commission de la santé mentale du Canada et de l'Institut canadien d'information sur la santé. Ces organisations ont choisi toutefois de présenter un mémoire au comité, ce qui pourra contribuer à notre étude.
Aujourd'hui, au cours de la première heure, nous avons le plaisir d'accueillir Mme Noelle Martin, présidente et professeure au Brescia University College, qui est affilié à l'Université Western Ontario, ainsi que Mme Joanna Anderson, directrice exécutive de l'organisme Sheena's Place.
Je vous remercie d'être parmi nous. Vous disposez chacune de 10 minutes pour livrer votre présentation.
Nous allons commencer par Mme Noelle Martin.
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Je vous remercie, madame la présidente et chers membres du comité, de m'avoir invitée à comparaître devant vous aujourd'hui. C'est vraiment un honneur pour moi.
Je suis Noelle Martin, diététiste en pratique privée et professeure à temps partiel au Brescia University College de l'Université Western, à London.
Dans le cadre de ma pratique privée, j'ai travaillé avec des gens de tous âges. Toutefois, depuis un certain temps, je ne vois que des clients d'âge universitaire. Je m'intéresse aux troubles de l'alimentation depuis plus de 20 ans, et je travaille directement à titre de diététiste avec des personnes atteintes de ces troubles depuis sept ans. Je crois que j'en ai appris autant au contact de mes clients qu'en lisant des articles et des livres, assistant à des conférences et visitant des centres de traitement.
Dans le monde des troubles de l'alimentation, on parle souvent de « la petite voix ». Je parle de cette petite voix intérieure qui dit à une personne atteinte d'anorexie mentale qu'il serait tellement mieux pour elle de réduire encore un tout petit peu sa consommation d'aliments ou d'avoir le ventre un tout petit peu plus plat. Le problème, c'est que cette petite voix n'est jamais satisfaite; il faut toujours aller un peu plus loin, même si c'est fatal. De toutes les maladies mentales, c'est l'anorexie mentale qui présente le taux de mortalité le plus élevé. On estime que 10 % de ceux chez qui l'anorexie mentale est diagnostiquée meurent dans les 10 ans suivant le diagnostic.
Pour une personne souffrant de boulimie mentale, la petite voix punit la consommation d'aliments après une période de restriction, entraînant une purge au moyen de vomissements ou d'exercice physique. Quand on vomit ou qu'on fait de l'exercice, le corps produit des endorphines. Les personnes souffrant de boulimie mentale passent par un processus de bourrage et d'évacuation. Le « bourrage » est la phase d'alimentation frénétique, et l'« évacuation » est le vomissement ou l'exercice qui s'ensuit. Les endorphines ainsi produites dans le cerveau ont un effet calmant sur la personne, qui, pendant un instant, sent que tout va bien. Il peut arriver que la phase d'alimentation frénétique disparaisse graduellement et que la personne ne fasse que se purger encore et encore, puisque le cerveau s'habitue et a donc besoin de toujours plus d'endorphines.
Dans les programmes de prévention des troubles de l'alimentation, on essaie de faire taire la petite voix. En thérapie, on tente d'amener le client à faire parler sa propre voix plus fort que celle de la maladie.
Comme d'autres témoins vous l'ont peut-être dit, les troubles de l'alimentation découlent de multiples facteurs. Ce sont des troubles mentaux liés à la relation de la personne avec son corps, la nourriture et d'autres éléments. Nous savons qu'il existe souvent un facteur génétique que je qualifie souvent de « bombe à retardement ». Il y a aussi des facteurs sociaux, culturels et environnementaux qui peuvent permettre au gène de s'exprimer, par exemple des commentaires de la part d'un parent, d'un ami, d'un entraîneur ou d'un enseignant qui déclenchent quelque chose dans l'esprit de la personne. Ce pourrait tout aussi bien être un article dans une revue, une publicité ou le contenu d'un film ou d'une émission de télé. Ce peut être très évident ou encore extrêmement subtil.
On ne peut réduire les causes des troubles de l'alimentation à un seul facteur. Par conséquent, il faut que les stratégie de prévention aient différents volets.
Ce que nous savons et comment nous agissons à l'égard d'autres maladies peuvent nous aider à prévenir, à enrayer et à traiter les troubles de l'alimentation.
Par exemple, dans la stratégie de lutte contre le cancer, si on s'en tenait à cibler le tabagisme, on ne réussirait qu'à sensibiliser la population au lien entre la cigarette et le cancer. Au lieu de cela, on voit des programmes qui ciblent diverses causes à l'origine du cancer, de même que différentes stratégies de prévention. Nous devons faire la même chose dans le cas des troubles de l'alimentation. Les cancers ne sont pas toujours causés par le même facteur; il en va de même pour les troubles de l'alimentation.
De plus, quand une personne a le cancer, on ne lui dit pas que c'est « seulement dans sa tête » et qu'elle devrait « tout simplement arrêter »; on l'incite plutôt à poursuivre les traitements et on lui offre de l'aide. Pourtant, les personnes qui souffrent de troubles de l'alimentation entendent parfois des commentaires de ce genre. Il faut avoir la même réaction et la même attitude par rapport aux troubles de l'alimentation que par rapport aux autres maladies.
En ce qui concerne les traitements, comme pour toutes les maladies — ou du moins pour la plupart —, c'est le patient qui choisit la voie à suivre. C'est la même chose dans le cas des troubles de l'alimentation.
Les personnes atteintes d'un cancer ont plusieurs possibilités, comme l'intervention chirurgicale, la chimiothérapie, la radiothérapie, etc. On encourage le patient à vaincre la maladie dans la mesure du possible. Pour les gens atteints de troubles de l'alimentation, le choix est difficile. Il est dur pour eux de prendre conscience que la maladie est en train de les tuer, puisqu'elle leur donne, du moins au début, une impression de contrôle. La perte de contrôle qui s'ensuit peut les plonger dans le désespoir et les laisser sans ressources pour trouver la voie à suivre.
La petite voix parle parfois si fort que c'est elle qui prend toutes les décisions, y compris la décision de vivre plus longtemps et en bonne santé. Ça brise le coeur de voir les personnes atteintes livrer cette bataille interne. J'ai parlé des facteurs multiples qui causent les troubles de l'alimentation. Les stratégies de prévention ne doivent pas se limiter aux personnes à risque; elle doivent cibler aussi les parents, les entraîneurs et les enseignants. C'est essentiel.
On peut par exemple montrer aux parents comment parler à leurs enfants de manière positive de la croissance du corps, des différences normales entre les types de corps, de l'importance de bien nourrir leur corps. De plus, en tant que société, nous devons améliorer notre relation avec la nourriture. Par exemple, au lieu de mettre les « bons » aliments d'un côté et les « mauvais » de l'autre, on peut choisir plus souvent des aliments nutritifs et limiter les gâteries. Dire quelque chose comme « J'ai été très vilaine aujourd'hui, j'ai mangé un brownie » donne l'impression qu'on est une bonne ou une mauvaise personne selon ce qu'on mange. Ce n'est pas un message positif ni pour nous, ni pour la génération suivante. À cause de l'attention qu'on porte au rejet de l'obésité au Canada, des femmes et des jeunes filles qui ont un poids santé ont l'impression qu'elles doivent perdre du poids, et c'est regrettable.
Il faut que les messages sur l'obésité soient accompagnés de messages favorisant le maintien d'un poids santé et renforçant l'idée qu'il faut se nourrir pour être en santé. J'adorerais voir des campagnes dans lesquelles on arrêterait de parler de grosseur. Je veux parler de phrases comme « Je me sens grosse aujourd'hui. » La grosseur, ce n'est pas un sentiment. Les personnes qui affirment se sentir grosses veulent vraiment dire qu'elles vivent une émotion négative. On devrait se demander quelle est cette émotion. La peur? La tristesse? La colère? La frustration? Quand on met le doigt sur la véritable émotion, on peut aller chercher ce qu'il y a en-dessous. Apprendre à mieux vivre ses émotions réduit l'incidence de toutes les maladies mentales, y compris des troubles de l'alimentation.
Enfin, il faut envoyer à la génération suivante le même message que nous demandons aux parents, aux entraîneurs et aux enseignants de véhiculer à propos de la croissance du corps et des différences normales entre les types de corps. De plus, il faut enlever aux régimes leur côté à la mode et glamour. De plus en plus de jeunes sont conscients des dangers liés au tabagisme et à la conduite avec facultés affaiblies. Ces régimes à la mode comportent aussi leur lot de danger, puisqu'ils peuvent entraîner des troubles de l'alimentation. Il faut donc surveiller cela.
Je pourrais continuer sur le sujet pendant des heures. Je vous remercie de m'avoir accordé de votre temps cet après-midi. Je suis très heureuse de voir que votre comité accorde une telle attention aux troubles de l'alimentation. Vos travaux sont utiles et pourront sauver des vies. Je répondrai avec plaisir aux questions que vous pourriez avoir sur mon intervention ou sur les troubles de l'alimentation en général.
Merci.
Bonjour. Je suis heureuse de pouvoir vous parler de cet important dossier.
Je m'appelle Joanna Anderson. Je suis une travailleuse sociale en clinique spécialiste du traitement des troubles de l'alimentation, et je suis directrice exécutive de Sheena's Place, un organisme à but non lucratif de Toronto qui offre des ressources et du soutien aux personnes aux prises avec des troubles de l'alimentation. Je vous félicite de souligner que les troubles de l'alimentation représentent un problème répandu au Canada auquel il faut s'attaquer sans tarder.
Je vais vous parler aujourd'hui de la réalité des troubles de l'alimentation, une réalité à laquelle je suis confrontée chaque jour. En 2013, Sheena's Place a été le premier endroit où ont téléphoné des centaines de personnes à la recherche d'aide, de ressources ou de soutien pour elles-mêmes ou pour un être cher, comme un élève, un client ou un patient. Au total, 1 100 personnes se sont inscrites à l'un de nos groupes de soutien animés par un professionnel. De plus, quelque 22 000 personnes ont visité notre site Web pour obtenir des renseignements et des ressources sur les troubles de l'alimentation.
Nous savons pourtant qu'il ne s'agit là que d'une fraction de la population qui a désespérément besoin d'aide. Seulement à Toronto, environ 170 000 femmes et 75 000 hommes vont être aux prises avec des problèmes d'anorexie, de boulimie ou de frénésie alimentaire au cours de leur vie.
Voici ce que j'ai appris au sujet des troubles de l'alimentation dans le cadre de mon travail au sein du programme des troubles de l’alimentation de l’Hôpital général de Toronto et de l’Hôpital des enfants de Toronto, et maintenant en tant que directrice exécutive de Sheena's Place.
Premièrement, les troubles de l'alimentation sont incroyablement mal compris. Il ne s'agit pas de régimes ayant mal tourné, ce que l'on voit beaucoup chez les jeunes femmes aisées. Ces troubles touchent des femmes comme des hommes, des adolescents comme des aînés, et peuvent survenir à tout moment de la vie. Trente-trois pour cent des clients de Sheena's Place ont plus de 40 ans, et 36 % sont aux prises avec leur trouble de l'alimentation depuis plus de 20 ans. Les données montrent que 30 % des jeunes filles de 10 à 14 ans et 80 % des jeunes femmes de 18 ans suivent un régime pour perdre du poids, même si elles ont un poids santé. L'exclusion sociale et l'incompréhension associées aux troubles de l'alimentation empêchent ceux qui en souffrent d'aller chercher de l'aide ou de suivre un traitement.
Deuxièmement, l'approche actuelle préconisée par nos écoles, nos gouvernements et nos établissements de soins de santé est profondément erronée. Les personnes atteintes de troubles de l'alimentation n'ont pas besoin de cours de nutrition. Les approches basées sur le mode de vie ne font rien pour régler le problème.
Voici un exemple. Quand j'étais à l'Hôpital des enfants, j'ai travaillé avec un jeune garçon de 13 ans qui avait été hospitalisé après que quelqu'un soit allé à son école pour parler aux jeunes de saines habitudes alimentaires. Cette personne avait dit aux enfants que le gras était mauvais, qu'il fallait éliminer le gras de l'alimentation. Six semaines plus tard, ce garçon s'est retrouvé dans un centre de soins médicaux tertiaires, branché sur un moniteur cardiaque, parce qu'il avait perdu trop de poids à cause du message qu'il avait reçu.
La leçon qu'il faut tirer, c'est que les troubles de l'alimentation sont le produit de déterminants génétiques, biologiques, psychologiques, sociaux et sociétaux profondément ancrés. Les cours de nutrition ne sont pas la solution.
Troisièmement, la vie avec un trouble de l'alimentation, c'est une vie de souffrances pour la personne en cause, sa famille et son réseau social. Une femme dans un de nos groupes de soutien a expliqué que les troubles de l'alimentation sont sources de douleurs incessantes, de haine de soi, d'isolement, de tristesse, de faim, de dégoût et de mépris de soi. Nos clients nous racontent que c'est la première chose qui leur vient en tête lorsqu'ils se réveillent le matin, et la dernière avant de s'endormir le soir.
Les troubles de l'alimentation ont des effets débilitants. Nombre de nos clients doivent compter sur leur famille, un conjoint ou des prestations d'assurance invalidité ou d'assurance-emploi. Beaucoup sont incapables de travailler et ont été hospitalisés régulièrement pendant des années. Ces troubles ont des conséquences physiques et psychosociales. Seulement 44 % des clients de Sheena's Place ont un revenu suffisant pour subvenir à leurs besoins.
Quatrièmement, Sheena's Place comble un vide sur le plan des services. Il y a un manque criant de ressources liées aux troubles de l'alimentation. Le système canadien actuel ne fonctionne pas. Les personnes souffrant de cette maladie débilitante n'ont pas accès à des soins appropriés en temps opportun. Elles, leur famille, leurs enseignants et même leurs médecins ignorent bien souvent les critères de diagnostic, les possibilités de traitement et les ressources qui s'offrent à eux.
De nos clients, 60 % ne reçoivent actuellement aucun autre traitement ou service, et 40 % n'avaient jamais reçu de traitement ou de service auparavant. Malgré le manque de traitements et de services offerts à nos clients, nous savons que notre clientèle est hautement diagnostiquée: 17 % de nos clients ont reçu un diagnostic d'anorexie, 24 % de boulimie mentale, et 30 % de frénésie alimentaire. Dans une proportion ahurissante de 88 %, nos clients souffrent d'une ou de plusieurs maladies concomitantes, les plus courantes étant la dépression, l'anxiété et d'autres troubles liés à un traumatisme.
Pour bien des gens, Sheena's Place est le seul endroit où obtenir des services. Nous offrons une aide tangible à des personnes pour qui les ressources sont limitées, voire inexistantes. Pourtant, nous devons être constamment en campagne de financement pour continuer d'offrir une aide gratuite et immédiate aux personnes atteintes de troubles de l'alimentation. Quand nous offrons des traitements qui fonctionnent, les groupes se remplissent et des listes d'attente se forment dans les heures qui suivent l'ouverture des inscriptions. Nous savons que les seules autres possibilités sont des traitements dans le secteur privé qui coûtent des milliers de dollars, ce que la plupart de nos clients ne peuvent payer, ou encore attendre des mois pour obtenir une des rares places dans le secteur public.
En l'absence d'une stratégie nationale, les personnes touchées sont laissées à elles-mêmes. De la minorité de nos clients qui reçoivent actuellement d'autres services, 82 % paient pour une thérapie individuelle dans le secteur privé. Nous savons que la détection et le traitement rapides de la maladie améliorent grandement les pronostics. Les délais d'attente ont des effets importants sur la capacité des gens à se remettre. Une jeune Ontarienne a récemment dû se tourner vers le sociofinancement pour obtenir les 60 000 $ dont elle avait besoin pour traiter le trouble de l'alimentation qui mettait sa vie en danger. Cet exemple nous montre que bien souvent nos clients ne peuvent pas se permettre d'attendre 18 mois avant de recevoir des traitements.
Nous aidons les personnes concernées à se retrouver dans la panoplie de services publics et privés offerts. Nos clients nous disent souvent qu'il leur faut des années pour apprendre à connaître tous les différents traitements des troubles de l'alimentation. Le réseau informel, dont nous faisons partie, manque de structure, de financement et de coordination. Aider financièrement des organisations comme la nôtre contribuerait à bâtir une base d'information centralisée pour renseigner les gens sur les traitements et les systèmes de soutien qui s'offrent à eux. La collaboration entre les organisations qui oeuvrent sur le terrain s'en trouverait également améliorée.
Voici un extrait d'une lettre d'un de nos clients, qui montre bien les problèmes et les lacunes de notre système actuel. Il s'agit de la mère d'un garçon de 10 ans, qui participe à un de nos groupes de soutien aux mères.
Pendant les séances hebdomadaires de 90 minutes, je me sens écoutée, comprise et accompagnée. Je ressens l'espoir des autres mères et leur bravoure, leur débrouillardise et leur intelligence me réconfortent. Je reçois de véritables conseils et de bons renseignements sur une maladie que notre système de soins de santé complexe et manquant de ressources a de la difficulté à cibler.
Nous sommes fiers des services que nous offrons, tout en étant parfaitement conscients que nos efforts pour combler les lacunes dans le domaine du traitement des troubles de l'alimentation n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan. Il est clair que nous avons besoin d'un registre national des personnes atteintes de troubles de l'alimentation afin que nous puissions suivre leur progression. Nous avons besoin d'une stratégie de recherche financée à l'échelle nationale, d'une formation adéquate et de transfert des connaissances, sans parler d'une campagne nationale de sensibilisation.
Sheena's Place s'emploie à atténuer la stigmatisation, à sensibiliser le public et à renseigner les gens sur les ressources et les services qui leur sont offerts. Nous sommes le premier point de contact pour les médias ainsi que pour les enseignants, les parents et les travailleurs sociaux qui s'inquiètent. Chaque jour, on nous demande de faire des présentations à des écoles secondaires, des universités et des organismes publics sur les troubles de l'alimentation et les préoccupations liées au poids. Comme nous sommes une petite organisation qui ne reçoit aucun financement public, nous ne pouvons accéder à toutes ces demandes. Nous avons désespérément besoin d'une campagne médiatique nationale pour que le public sache que les troubles de l'alimentation sont un problème de santé mentale très grave. Il faut changer le discours ambiant erroné à propos des troubles de l'alimentation et de ce qu'est un corps en santé.
Les centres de soutien et de ressources comme le nôtre ont besoin d'aide financière. Sheena's Place s'efforce de fournir des soins et de l'information à toutes les étapes du processus de guérison. Et nous savons qu'avec le bon traitement, nos clients peuvent guérir. Nos services sont précieux et sauvent des vies, mais nous ne disposons pas des ressources nécessaires pour élargir et renforcer notre gamme de services. Pourtant, la situation actuelle l'exigerait.
Les troubles de l'alimentation sont des troubles mentaux très dangereux qui sont mal compris et dont la gravité est minimisée. Les services sociaux et de santé que nous offrons ne suffisent pas pour les traiter. Avec un financement stable, Sheena's Place pourrait élargir ses programmes novateurs afin de prévenir l'apparition des troubles de l'alimentation, fournir des services aux populations mal servies ou isolées et aider ses clients à combattre la discrimination systématique dont ils sont l'objet.
Je vous félicite d'avoir entrepris cette étude et je suis heureuse de prendre part à la conversation. Je répondrai avec plaisir à vos questions.
Merci.
Les services de psychiatrie sont couverts par l'Assurance-santé de l'Ontario. Ces services sont couverts si vous trouvez un psychiatre et si vous réussissez à en trouver un qui soit prêt à s'occuper des troubles de l'alimentation. Comme il s'agit de longues maladies profondément enracinées, bien des psychiatres ne veulent pas prendre de patients ayant des troubles de l'alimentation. Les psychiatres considèrent ces patients comme des personnes à haut risque — leur taux de mortalité étant très élevé —, qui exigent des soins à très long terme.
C'était le premier aspect.
Par ailleurs, les psychologues demandent plus de 200 $ par séance au Canada. J'ai moi-même une pratique privée et je suis des patients. Je demande 150 $ l'heure. Ces services coûtent donc 600 $ par mois à raison d'une séance par semaine; or, ce n'est pas suffisant lorsqu'on est en crise. Une heure de consultation par semaine ne suffit pas.
Les clients ont souvent besoin de consulter des diététistes. Mme Martin serait mieux en mesure que moi de parler des honoraires. Mais, comme elle a dit, il faut l'aide d'une équipe. Nous savons que les troubles de l'alimentation sont des troubles concomitants de l'anxiété, de la dépression et, souvent, des traumatismes. Il n'y a pas de médicaments qui permettent de traiter ces troubles — il faut bien manger —, mais on peut utiliser la médication pour contrôler les symptômes concomitants.
Les gens ont donc besoin d'un psychiatre, d'un diététiste et d'un thérapeute. Les services offerts par cette équipe reviennent chers s'il faut les payer de sa poche.
Merci à vous, madame la présidente, ainsi qu’à vous, mesdames et messieurs les membres du comité. Je suis ravie de pouvoir aujourd’hui vous parler des troubles de l'alimentation. C’est un sujet auquel j’ai consacré les cinq premières années de ma carrière.
Aujourd’hui, je vais surtout vous parler du point de vue clinique. La majeure partie de mon temps, quand je travaille, je le passe à traiter des personnes souffrant de troubles de l'alimentation. Tous les jours, je rencontre des patients de tous les âges éprouvant toutes sortes de problèmes, des plus graves aux plus complexes. Je rencontre aussi des patients inquiets, pour ne pas dire désespérés. Je rencontre des maris et des femmes au bout du rouleau. Je rencontre les frères, les sœurs et les enfants de ceux qui tentent par tous les moyens de se remettre de leurs troubles de l'alimentation, ou simplement d’apprendre à vivre avec leurs symptômes. Je vois des gens qui ont peur ou qui sont en colère; je vois des gens qui ne savent plus où ils en sont ou qui nient carrément qu’ils ont un problème.
Comme vous l’avez vu jusqu’ici, les troubles de l'alimentation figurent parmi les problèmes de santé mentale les plus mortels. Ils touchent surtout les jeunes femmes, dont ils perturbent considérablement le développement et l’adolescence, les rendant ainsi vulnérables aux maladies mentales pour le restant de leur vie. Les troubles de l'alimentation sont presque toujours accompagnés de symptômes concomitants, comme la dépression et l’anxiété. Il n’est toutefois pas rare de voir des cas d’automutilation, de consommation abusive d’alcool ou de drogue et de troubles du contrôle des impulsions.
Il est cependant beaucoup plus difficile de quantifier la souffrance que vivent les patients et leurs proches, alors que c’est ce qui pèse le plus lourd dans la balance pour les personnes touchées et qui a le plus de répercussions sur la société en général. Mon métier fait que je suis particulièrement bien placée pour confirmer que la souffrance causée par les troubles alimentaires est immense.
De par mes fonctions à l’Université de Calgary, je peux sensibiliser les étudiants et les résidents aux différents stades de leur formation médicale. Dans mes cours, je commence généralement par déboulonner les mythes associés aux troubles de l'alimentation. J’explique qu’ils ne résultent pas de choix personnels, qu’ils n’ont rien de glamour, qu’ils ne vont pas s’en aller d’eux-mêmes, qu’ils ne sont pas causés par de mauvais parents, etc.
J’ai souvent l’impression de commencer avec deux prises. Je lutte contre la toute-puissance des médias, voire, dans certains cas, contre certaines croyances sociales associées aux troubles de l'alimentation et à ceux qui en souffrent. Sans entrer inutilement dans les détails, j’aimerais rappeler quelques évidences.
De nos jours, nous associons beauté féminine et pouvoir. Hélas, comme les gens sont convaincus qu’il faut être mince pour être beau, les étudiants en médecine ont souvent bien de la difficulté à comprendre ce qu’il y a de mal à vouloir être mince.
Je crois que c’est là que commence le traitement: au début. Tous les intervenants, et plus particulièrement les médecins, doivent comprendre la véritable nature des troubles de l'alimentation. Ils doivent être capables de les diagnostiquer et de les gérer jusqu’à ce que les patients puissent se faire traiter dans un centre spécialisé.
Mais surtout, ils doivent être prêts à poser un diagnostic que le patient ne voudra pas entendre ou qu’il va refuser de croire. Autrement dit, ils doivent s’attendre au malaise qui s’installe souvent quand on traite un patient qui est incapable de suivre les directives qu’on lui donne ou qui refuse d’accepter un diagnostic. Ils doivent aussi apprendre à parler des troubles de l'alimentation aux patients et à leurs proches, parce qu’autrement, leur influence va se limiter aux quelques minutes durant lesquelles ils vont être assis là, dans leur bureau.
Il n’y a pas que les omnipraticiens, les pédiatres et les psychiatres qui devraient connaître les troubles de l'alimentation. La quasi-totalité des médecins vont rencontrer, un jour ou l’autre, un patient souffrant de troubles de l'alimentation. Et ceux qui vont prendre le temps de poser un diagnostic et de franchir les étapes une à une pourraient bien réussir à sauver des vies.
Pour vous prouver que tous les médecins, peu importe leur spécialité, doivent apprendre à mieux traiter les troubles de l'alimentation, je vais vous raconter une anecdote, qui est arrivée pour vrai, et pas plus tard qu’hier.
J’ai reçu un appel d’une interne d’expérience qui s’inquiétait pour une patiente qu’elle avait vue récemment. La patiente en question était âgée de 18 ans, et elle avait perdu beaucoup de poids de manière inexpliquée au cours des deux dernières années. Elle était si mal en point que son IMC était rendu à 13 et qu’elle était en insuffisance rénale. Après un examen complet, l’interne de ma connaissance était convaincue d’avoir devant elle un cas d’anorexie mentale. Or, quand elle a tenté d’en parler avec la patiente et sa mère, les deux se sont mises en colère à la seule idée que ce soit ce mal qui rongeait la jeune fille.
Inquiète et ne sachant pas quoi faire, mon amie interne a appelé les deux autres spécialistes que la jeune fille avait consultés auparavant ainsi que l’omnipraticien qui l’avait envoyée à elle. Aucun des trois n’avait pensé à l’anorexie. Au contraire, ils avaient ordonné toute une batterie de tests aussi coûteux qu’invasifs pour tenter de trouver ce qui avait bien pu causer une telle perte de poids.
Elle s’est adressée à l’un de ses collègues, qui lui a dit de faire bien attention avant de poser un diagnostic d’anorexie. Il lui a plutôt recommandé de poursuivre la piste de rares et invraisemblables syndromes de malabsorption – ce qu’on appelle des « zèbres » dans le jargon médical. La réaction de ce médecin est révélatrice. Au lieu d’envisager l’anorexie, il a voulu « donner une autre chance à la patiente », selon ses dires, et entretenir l’espoir qu’il pouvait s’agir d’autre chose.
Mon amie interne m’a appelée parce qu’elle ne savait plus quoi faire. Elle était certaine de son diagnostic, mais personne – ni la patiente, ni les autres médecins – ne voulaient appeler les choses par leur nom et admettre qu’au lieu du zèbre tant espéré, il s’agissait d’une anorexie mentale classique, un mal qui touche de 5 à 10 % des femmes. Voilà qui montre à quel point les médecins peuvent échouer à diagnostiquer les troubles de l'alimentation – quand ils n’évitent pas carrément de le faire –, compromettant du coup les chances de rétablissement des personnes concernées. Dans le cas qui nous intéresse, la jeune fille était malade depuis deux ans, elle avait abandonné l’école, ne faisait plus de sports, alors qu’elle y excellait jusque-là, et errait dans les rues de Calgary avec un IMC dangereusement bas. Sa situation aurait pu s’aggraver du jour au lendemain, jusqu’à en mourir.
J’espère que les membres du comité comprennent maintenant la réalité des médecins et voient à quel point il est difficile de fournir à ces derniers le soutien et l’information dont ils ont besoin à un moment critique de leur formation.
Comme si ce n’était pas assez, imaginez-vous que les cours sur les troubles de l'alimentation sont facultatifs, même dans les programmes de résidence en psychiatrie.
Passons maintenant à l’aspect « traitement ». J’occupe le poste de directrice médicale du programme des troubles de l'alimentation de Calgary depuis deux ans. À ce titre, je m’intéresse à deux choses. Premièrement, je dois m’assurer que le traitement offert dans le cadre de notre programme repose sur des données éprouvées. Deuxièmement, je dois faire en sorte que nos services répondent aux besoins de toute la population de la partie sud de l’Alberta. Autrement dit, si nous nous apercevons que les patients doivent poireauter sur une longue liste d’attente avant d’être traités, c’est que nous ne faisons pas bien notre travail, parce que, pour les patients, chaque jour sans un traitement complet et efficace fait augmenter les risques que leurs problèmes n’empirent et les éloigne encore un peu plus de la personne qu’ils étaient avant de connaître l’horreur des troubles de l'alimentation. Pendant que les patients attendent, leur souffrance s’accroît.
L’accès rapide à des soins adéquats et de qualité est essentiel au traitement des troubles de l'alimentation. Or, dans la plupart des régions du Canada, nous sommes loin de cet objectif.
Selon moi, nous pouvons faire quelque chose pour que la situation s’améliore.
Premièrement, une partie des études de tous les étudiants en médecine et résidents devrait obligatoirement porter sur les troubles de l'alimentation.
Deuxièmement, il faudrait absolument qu’au lieu de reposer sur la dernière tendance à la mode ou sur les caprices de ceux qui les prodiguent, les traitements financés par l’État soient fondés sur des données éprouvées. Le financement des infrastructures et de la formation devrait toujours avoir pour objectif la prestation de soins fondés sur des données éprouvées, et les ressources devraient être proportionnelles à l’ampleur du problème et à l’échelle de la solution. Troisièmement, les médecins doivent pouvoir compter sur de meilleurs mécanismes afin de traiter les patients dans leur milieu de vie, y compris dans les régions rurales ou éloignées.
Finalement, il faut des mécanismes permettant aux programmes de communiquer, d’échanger des données et de collaborer à divers projets de recherche afin de faciliter la compréhension commune qui doit voir le jour.
Sur ce, je vous remercie infiniment de me donner ainsi l’occasion de contribuer à une étude aussi importante.
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Je ne pense pas qu'il est nécessaire de changer complètement le système ou de réinventer la roue. Plutôt que de remanier un système qui peut aider beaucoup de gens et qui est fondé sur des données probantes, nous recommandons de mettre aussi en place un réseau de traitement et de soutien communautaires. Ce réseau mettrait l'accent sur la prévention et sur l'orientation des gens avant que ceux-ci ne développent des maladies chroniques. De plus, d'autres approches en matière de soins pourraient être plus adéquates pour les personnes chez qui les approches courantes ont échoué.
Bien que nous ayons des statistiques sur les personnes qui obtiennent un diagnostic, nos recherches montrent que de nombreux autres cas ne sont pas diagnostiqués. Ces autres personnes, anonymes et inconnues, peuvent faire face à des préjugés ou être rejetées par la collectivité, leur famille, les dispensateurs de soins médicaux et autres en raison de leur taille corporelle, de leur race ou de leur origine ethnique, ou de leur genre, entre autres choses. Pour que les services correspondent mieux à des besoins complexes, nous envisageons un système qui comporterait de nombreux points d'entrée et des approches multiples en matière de soins et de soutien, qui seraient adaptées aux besoins de ces différents groupes.
Plusieurs obstacles peuvent empêcher les gens de chercher à obtenir les soins dont ils ont besoin, et la façon dont on parle des troubles de l'alimentation n'est pas le moindre. Bien que l'on commence à observer certains changements, de nombreux stéréotypes persistent dans l'imagination populaire. Par exemple, on s'attend encore à ce que les troubles de l'alimentation soient un problème qui touche des jeunes femmes blanches, hétérosexuelles, appartenant à la classe moyenne ou élevée et qui sont décharnées.
Ceux qui ne cadrent pas avec ce stéréotype peuvent avoir l'impression que leur trouble n'est pas légitime face à cette version ou cette représentation unique. Cette perception peut être amplifiée si ces gens ont vécu de mauvaises expériences avec des professionnels de la santé, des membres de leur famille et d'autres.
Permettez-moi de vous donner un exemple. Les personnes issues de groupes minoritaires, en particulier, peuvent être confrontées à un système qui ne croit pas à leur trouble de l'alimentation. Elles peuvent aussi avoir l'impression que le fait de chercher à se faire soigner va à l'encontre de leur identité ethnique ou raciale.
Par exemple, pendant que je menais des recherches sur l'image corporelle et les préoccupations liées à l'alimentation auprès de divers groupes de femmes canadiennes, j'ai parlé avec plusieurs femmes d'origines raciales diverses — asiatiques, d'Asie du Sud et africaines ou caribéennes — dont les troubles de l'alimentation étaient mal diagnostiqués ou écartés par des fournisseurs de soins de santé, une situation qui compliquait leur rétablissement et qu'elles attribuaient à leur origine raciale. Autrement dit, elles disaient que les fournisseurs de soins de santé n'arrivaient pas à imaginer, à cause du mythe dominant, que quelqu'un de leur groupe racial puisse avoir un trouble de l'alimentation. Des personnes ayant participé aux recherches d'Andrea ont livré des témoignages semblables.
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Merci. Désolée, je ne voulais pas marcher sur vos pieds.
Je pense que le problème sous-jacent, ce sont les facteurs cognitifs et émotionnels qui poussent une personne à arrêter de s'alimenter. Ensuite, cela devient un processus réciproque, car moins la personne mange, plus son trouble cognitif s'accentue. Plus son trouble cognitif s'accentue, plus sa pensée est limitée et plus elle se préoccupe de son corps, de son alimentation, de son apparence et de son poids. C'est un cycle continu. C'est comme un effet boule de neige.
C'est cette combinaison et cette réciprocité qu'il est difficile de briser. Ce que je veux dire, lorsqu'il est question d'utiliser la nourriture pour soigner la personne, c'est qu'il faut, dans bien des cas, désensibiliser la personne à l'égard d'un traitement nécessaire à sa survie. On désensibilise la personne à l'égard de quelque chose dont elle a besoin pour survivre et c'est là que la nourriture entre en jeu — on essaie, en quelque sorte, de changer son comportement —, puisque s'alimenter est la seule façon de guérir, il n'existe aucune autre solution.
Il s'agit de désensibiliser des personnes gravement malades. Nous devons vraiment redoubler d'efforts avec ces personnes très malades, qui se restreignaient autant dans leur alimentation, pour qu'elles reprennent une alimentation plus normale, car le corps s'adapte à la malnutrition. Elles ne ressentent plus les signes de faim. Elles n'entretiennent pas la même relation, que vous et moi prenons pour acquise, avec les aliments. Nous devons vraiment leur réapprendre à manger.
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Je pense que vous avez vraiment frappé en plein dans le mille.
Il faut faire attention lorsqu'on dit qu'il s'agit de maladies liées à l'alimentation. Comme je l'ai mentionné, le fait de restreindre son alimentation est un symptôme de quelque chose de sous-jacent et de plus complexe, d'une sorte de problème ou de dilemme cognitif ou émotionnel. Là, on entre dans les zones grises. On parle de la personne et des raisons fondamentales, de la racine, du conflit, en raison desquelles elle a agi de la sorte.
C'est là que les antécédents entrent en jeu, notamment les influences sociales et culturelles, la génétique, la biologie et les modèles. Tous ces facteurs contribuent à créer un besoin ou un conflit que la personne exprimera ou vivra sous forme de trouble de l'alimentation.
Vous avez raison toutefois que si on se concentre uniquement sur l'alimentation, si on coupe cette branche de l'arbre sans examiner les problèmes sous-jacents, sans aider une personne à se comprendre, à comprendre son histoire et ses expériences émotionnelles, ou à les contrôler, le problème refera invariablement surface, sous une autre forme, comme l'abus d'alcool, la toxicomanie ou l'automutilation — d'une façon plus silencieuse, disons.