Bonjour. Je m'appelle Jeff Vogt et suis conseiller juridique au Département des droits humains et syndicaux de la CSI. La CSI est une confédération mondiale de 176 millions de travailleurs, dont ceux du Canada.
Encore une fois, merci de m'avoir invité à témoigner devant le Comité permanent du commerce international au sujet du projet d'accord de libre-échange entre le Canada et la Jordanie.
Si nombre d'aspects de l'accord commercial méritent une étude attentive, puisqu'ils touchent des travailleurs au Canada et en Jordanie, nous nous demanderons aujourd'hui si le royaume de Jordanie respecte actuellement les engagements qu'il doit assumer aux termes de l'accord sur la coopération dans le domaine du travail. À notre avis, il ne le fait tout simplement pas.
L'article 1 de l'accord sur la coopération dans le domaine du travail stipule que chacune des parties « fait en sorte que son droit du travail et ses pratiques dans le domaine du travail confirment et protègent » les principes et les droits entrant dans huit catégories, les quatre premières étant les droits fondamentaux du travail de l'OIT, énoncés dans sa déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail, de même que quatre autres catégories, notamment, des normes minimales acceptables d'embauche; la rémunération, tels que le salaire minimum et la rémunération du temps supplémentaire; la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles; et la non-discrimination en matière de conditions de travail à l'égard des travailleurs migrants.
Si le royaume de Jordanie a instauré certaines réformes ces dernières années, son code du travail n'est pas conforme aux exigences de l'article 1. Ainsi, l'article 98 de ce code exige un minimum de 50 travailleurs pour former un syndicat. Selon le traité de l'OIT sur la liberté d'association, la création d'un syndicat peut être considérablement freinée, voire même rendue impossible, lorsque le nombre minimum de membres est fixé à un niveau manifestement trop élevé, comme c'est le cas, puisque la législation exige que le syndicat ait au moins 50 membres à sa fondation.
Deuxièmement, l'article 98 du code autorise en outre un comité tripartite à définir les industries dans lesquelles les travailleurs peuvent créer des syndicats et empêche ces travailleurs de former plus d'un syndicat dans chacune d'entre elles. Là encore, le traité sur la liberté d'association stipule que le fait d'établir un nombre limité de professions aux fins de la reconnaissance du droit d'association viole le principe selon lequel les travailleurs de n'importe quelle profession doivent avoir le droit de créer une organisation de leur choix.
L'article 10 du code exige que la confédération générale des syndicats soit établie aux termes du traité. Toutefois, la question de savoir s'il convient de former une fédération ou une confédération doit être déterminée uniquement par les travailleurs et les organisations. De plus, une situation de monopole imposée par des lois ne correspond pas aux principes de la liberté d'association.
Bien qu'un amendement apporté en 2010 supprime la disposition interdisant aux travailleurs migrants d'adhérer à des syndicats, la loi comporte une disposition qui interdit à ces travailleurs de créer des syndicats de leur choix. Elle maintient par ailleurs l'exigence selon laquelle les membres fondateurs doivent être des Jordaniens. Ainsi, le droit d'organisation des travailleurs étrangers n'est pas entièrement garanti, ceux-ci n'étant pas autorisés à participer à la création d'un syndicat ou à en devenir le chef.
De plus, l'OIT a remarqué cette année que si le code du travail interdit les ingérences relativement aux accidents, les amendes imposées pour les violations de cette disposition varient entre 50 et 100 dinars jordaniens, soit entre 70 et 140 $ US, somme que l'OIT considère bien trop modeste pour avoir quelque portée que ce soit.
Voilà quelques-uns des faits saillants qui montrent que le cadre juridique actuel n'est pas conforme à l'accord sur la coopération dans le domaine du travail.
De plus, en vertu de l'article 3 de cet accord, le royaume de Jordanie est tenu d'appliquer ses lois. Dans le secteur du vêtement, les conditions se sont quelque peu améliorées depuis 2006, à la suite d'un exposé du comité national de la main-d'oeuvre — je crois d'ailleurs que le dirigeant de cette organisation témoignera aujourd'hui — et de plaintes déposées par la FAT-COI à propos de l'accord de commerce bilatéral américano-jordanien, et qui a attiré l'attention sur les conditions de travail horribles constatées dans les zones industrielles admissibles.
Depuis 2008, l'OIT a créé le programme Better Work, qui régit un certain nombre d'usines implantées dans les zones industrielles admissibles de Jordanie. Toutefois, le troisième rapport de synthèse, qui vient d'être publié il y a quelques semaines, fait état de plusieurs problèmes graves dans ces zones.
Au sujet du travail forcé, l'OIT faisait remarquer dans un rapport publié il y a tout juste quelques semaines:
La question des frais de recrutement versés à des tiers reste un grave problème. Les travailleurs migrants sont souvent forcés de payer des sommes substantielles à des agents de recrutement et à leurs mandataires dans leur pays d'origine. Dans plus de 40 p. 100 des usines, les travailleurs indiquaient que cette dette les empêchait de quitter leur emploi. Il n'existe dans le droit jordanien aucune disposition empêchant que ces travailleurs ne soient recrutés dans de pareilles circonstances.
…
Better Work Jordanie a [par ailleurs] constaté dans certaines usines une pratique selon laquelle les travailleurs dont le contrat a expiré sont tenus de conserver leur emploi jusqu'à ce qu'on puisse leur trouver un remplaçant, ce qui prend quelquefois plusieurs mois.
En ce qui concerne les heures de travail, le droit jordanien n'impose pas de limite générale sur le total des heures supplémentaires ou le nombre maximum d'heures totales par semaine et tolère de ce fait des journées et des semaines de travail excessivement longues et le temps supplémentaire obligatoire, autant de facteurs qui inquiètent gravement Better Work Jordanie.
[Autre] facteur inquiétant, la discipline s'exerce par des punitions physiques ou des traitements humiliants. Dans six usines…
— qui représentent 25 p. 100 de celles qui ont été étudiées dans le rapport —
…on a constaté que les travailleurs étaient soit soumis à des violences verbales ou physiques, soit menacés s'ils n'atteignaient pas leurs objectifs de production.
Quant aux dortoirs, ils ne font l'objet d'aucune norme minimale dans le droit du travail jordanien et ils ne sont pas inspectés de façon régulière.
À cet égard, le rapport fait état de graves problèmes concernant la ventilation, les sanitaires, les égouts, la protection contre la chaleur ou le froid, les insectes et les risques d'incendie. Ces problèmes persistent dans près de la moitié des usines évaluées.
Toujours selon ce rapport, dans une usine, 32 travailleurs se sont vus refuser leurs indemnités et leurs primes parce qu'ils avaient participé à une grève.
Ces derniers mois, Better Work Jordanie a peaufiné son évaluation de la liberté d'association, surtout [par rapport à] l'ingérence et la discrimination, et prévoit trouver en conséquence, et selon son rapport, bien plus de cas de non-conformité.
Les problèmes ne se limitent évidemment pas au secteur de l'exportation des vêtements. Nous constatons des violations du code du travail dans tous les secteurs de l'économie jordanienne, mais je crois que je n'ai pas besoin d'en dire plus aux fins d'une évaluation initiale de la situation.
C'est avec plaisir que je répondrai à toute question que vous pourriez avoir sur la pratique jordanienne en matière de droit du travail.
Merci.
Je vous remercie de cette occasion que vous me donnez de témoigner et de vous présenter un exposé.
L'Association canadienne du droit de l'environnement est une clinique juridique qui fait partie du système d'aide juridique de l'Ontario. Nous existons depuis 41 ans et sommes constitués en ONGE selon une loi fédérale. En plus de représenter des groupes, des familles et des particuliers, nous avons le mandat de proposer des réformes du droit de l'environnement et de sensibiliser le public.
Nous avons eu l'occasion d'examiner l'accord de libre-échange canado-jordanien ainsi que l'accord sur l'environnement signé par les deux parties, que le comité étudie aujourd'hui.
Certains de mes commentaires d'aujourd'hui reprendront ceux que j'ai faits devant votre comité à l'occasion de législatures précédentes à propos d'autres accords de libre-échange — par exemple, celui conclu avec le Pérou et l'éventuel Accord économique et commercial global entre le Canada et l'Union européenne.
Notre analyse part généralement du principe que chaque ordre de gouvernement au Canada peut et doit agir pour protéger l'environnement par divers moyens. Nous avons plaidé cette cause devant les tribunaux et ceux-ci, y compris la Cour suprême du Canada, ont convenu que nous avons dans notre pays un solide plan d'action en la matière, qui est suivi par les administrations municipales, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, et bien sûr par les Premières nations, sans parler de l'action énergique que nous menons au niveau international.
Voilà pourquoi, lorsque nous examinons les projets d'accords commerciaux et faisons des recommandations en notre qualité d'Association canadienne du droit de l'environnement, nous sommes surtout soucieux de faire en sorte que les divers niveaux de compétences et de capacités déployés pour protéger l'environnement soient souples, bien reconnus et protégés.
Je vais maintenant passer aux sujets relevant de l'accord de libre-échange canado-jordanien.
Le premier concerne les dispositions relatives au traitement national proposées. Dans ce projet d'accord, nous trouvons, comme d'habitude, ces dispositions. Elles reprennent celles du GATT qui prévoient une exception dans le cas des mesures environnementales nécessaires à la « protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux et la préservation des végétaux ».
Dans cet accord, nous recommandons que ces dispositions dépassent celles du GATT afin qu'elles ne se limitent pas simplement aux mesures nécessaires, mais aussi aux mesures « destinées » à atteindre les objectifs en matière d'environnement et de santé ou les « concernant ».
Le second sujet porte évidemment sur le fait que l'accord sur l'environnement, que nous avons sous les yeux, est un accord parallèle. Là encore, cette pratique n'est pas inhabituelle puisque je l'ai constatée dans divers régimes d'ententes bilatérales.
Nous avons également passé en revue ce chapitre. La définition de « lois environnementales » dans l'accord sur l'environnement exclut explicitement la santé publique, la santé en milieu de travail et la sécurité publique. Nous vous recommandons que l'accord parallèle ne se limite pas aux lois dont la fin principale est la protection de l'environnement, mais inclut d'autres lois pouvant également avoir, du moins en partie, une incidence sur la protection de l'environnement. Par ailleurs, l'exclusion, dans l'accord parallèle, des lois en matière de santé publique ou de santé et de sécurité au travail nous paraît déraisonnable.
Par exemple, et cela est bien connu, l'une des lois fondamentales du Canada en matière de protection de l'environnement, la Loi canadienne sur la protection de l'environnement, vise à protéger tout autant la santé des personnes que celle des animaux et des autres organismes vivants. Il en va de même pour une autre loi récemment adoptée, la Loi canadienne sur la sécurité des produits de consommation, laquelle comporte d'importants éléments en matière de santé et de sécurité publique, ainsi que des dispositions visant la santé environnementale, notamment en ce qui a trait à l'environnement intérieur.
Parmi les autres améliorations à l'accord sur l'environnement, signalons l'inclusion de l'exigence que les parties tiennent compte des renseignements de nature scientifique et technique ainsi que du principe de précaution, que l'association appuie sans réserve. Le principe de précaution et les renseignements de nature scientifique et technique sont des éléments tout aussi importants en ce qui touche la santé et la sécurité en milieu de travail, et devraient donc être intégrés dans l'accord parallèle — de même que, je dirais, même si je ne l'ai pas étudié, dans l'accord de coopération dans le domaine du travail. J'ai d'ailleurs remarqué que cette disposition n'y figurait pas.
Une disposition semblable a en outre été proposée par l'UE dans le cadre des négociations actuelles sur la conclusion d'un accord économique et commercial global, et nous l'avions recommandée précédemment au comité.
L'association souhaiterait également un libellé plus contraignant en ce qui a trait à l'obligation faite aux parties de mettre en oeuvre dans leur législation et leurs pratiques nationales respectives les exigences énoncées dans les accords multilatéraux sur l'environnement qui sont énumérés ici — les Conventions de Stockholm, de Bâle et de Rotterdam, le Protocole de Montréal et la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction — au lieu de prévoir simplement que ces accords multilatéraux ont préséance en cas d'incohérence dans l'application des dispositions. Nous aimerions que l'accord aille plus loin et stipule la mise en oeuvre de ces engagements entre les parties.
À propos des achats, par ailleurs, nous prônons des dispositions propices aux approvisionnements écologiques, notamment ceux qui permettraient la transformation des marchés, appuieraient des pratiques, produits et services durables, et seraient propices aux emplois environnementaux dans les économies des parties.
J'aimerais aussi parler de l'expropriation. Apparemment, l'accord sur l'investissement n'est pas visé par les travaux du comité, mais par rapport à sa portée environnementale, nous ne pouvons pas passer sous silence ses conséquences. Nous recommanderions donc de dénoncer à la première occasion, tant sur le plan de la procédure que sur le fond, les dispositions de l'accord permettant des demandes d'indemnisation en cas d'expropriation indirecte dans tous les cas liés à la réglementation en matière d'environnement.
Dans son libellé, l'accord limite ces demandes d'indemnisation dans de rares cas. Mais comme je l'ai déjà exprimé devant votre comité, la meilleure approche, à notre avis, serait celle qui a été adoptée dans le cadre de l'accord bilatéral de libre-échange entre les États-Unis et l'Australie, lequel ne contient pas de disposition de cette nature, au-delà de celles qui sont prévues aux termes des lois nationales de chaque partie.
Pour être plus précise, l'Australie a publié en avril 2011 — ce qui, dans le contexte, est récent — un énoncé de politique en matière de commerce international aux termes duquel elle n'était pas disposée à négocier des dispositions dans un traité « qui auraient pour effet de conférer des droits juridiques plus importants aux entreprises étrangères que ceux dont peuvent se prévaloir les entreprises nationales » ou qui «…auraient pour effet de restreindre la capacité des gouvernements australiens d'édicter des lois en matière sociale, environnementale et économique dans des circonstances où ces lois ne discrimineraient pas… »
Nous pensons qu'il s'agit là d'une politique très sensée dans le contexte canadien. Nous serions donc extrêmement favorables à l'adoption d'une politique similaire dans cet accord et pour toutes les autres négociations commerciales bilatérales. Nous croyons en effet que la suppression des dispositions conférant à l'État investisseur des recours qui dépassent ceux déjà prévus en vertu des lois nationales serait une amélioration importante.
Nous ne nous sommes jamais opposés à l'inclusion de dispositions pertinentes visant les cas d'expropriation directe dans les lois nationales et internationales. La common law et, souvent, la législation en général prévoient de solides protections. Par contre, nous nous sommes depuis longtemps inscrits en faux contre l'argument voulant qu'une réglementation d'intérêt public constitue en soi une expropriation, ou qu'une indemnité soit versée lorsque les activités sont entravées en raison de cette réglementation. Nous recommanderions que, s'il doit y avoir expropriation, elle soit limitée à une expropriation directe.
Avant de finir sur ce point, je dirais que le fait que des demandes puissent être instituées, même si nous ne croyons pas qu'elles puissent aboutir aux termes de l'accord, constitue déjà un problème. Cela pourrait susciter une réticence à réglementer de la part des gouvernements nationaux et infranationaux, qui perdraient du temps à se demander si la réglementation qu'ils prévoient appliquer pourrait être contestée.
J'aimerais faire valoir un dernier point avant de conclure, de répondre à vos questions et d'en débattre avec vous. Avec la prolifération des accords bilatéraux de libre-échange, nous commençons à voir une mosaïque de règles hétéroclites destinées à assurer la protection, ou quelquefois l'absence de protection, des droits souverains du Canada et des provinces, ainsi que d'autres nations, de mettre en place des législations et des réglementations qu'ils jugent appropriées en matière d'environnement, de santé, de sécurité et des droits des travailleurs. Chacun de ces accords restreint d'une façon ou d'une autre la capacité des gouvernements d'agir dans ces domaines, même lorsque le libellé de l'accord prétend protéger cette capacité.
Le fait que des poursuites puissent être intentées est en soi problématique tout comme le fait, à notre avis, qu'elles puissent être évaluées au cas par cas et que l'on puisse remettre en question le caractère raisonnable, la légitimité ou la bonne foi du gouvernement qui prend des mesures pour protéger l'environnement.
En terminant, comme nous l’avons dit au sujet d’autres accords que nous avons examinés, nous vous encourageons fortement à apporter des modifications au texte de l’ensemble de l’accord et de l’accord parallèle pour garantir les meilleures dispositions possible, des règles et une protection environnementales solides par les parties, ainsi que les approches les plus durables possible.
Nous vous recommandons d’informer le gouvernement qu’il devrait retourner à la table des négociations et tenir compte des recommandations précédentes, y compris un libellé qui exprime mieux la capacité d’adopter sans obstacle des règlements environnementaux sur la scène nationale. Selon nous, cela devrait se traduire par un libellé solide axé sur la précaution et la protection dans l’accord parallèle, l’accord principal, ainsi que les dispositions semblables qui, comme je l’ai dit, se trouvent dans l’accord sur l’investissement.
Comme je l’ai aussi mentionné, nous recommandons également que le gouvernement adopte une déclaration en matière de politique commerciale semblable à celle adoptée par l’Australie, qui ferait en sorte que les investisseurs étrangers ne se verraient pas accorder plus de droits que les investisseurs nationaux.
Merci encore une fois de nous donner l’occasion de vous faire part de nos opinions.
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Certainement. Les notes que je vous ferai parvenir cet après-midi vous donneront de plus amples renseignements à ce sujet.
Notre problème n’est pas que les deux États entament des poursuites et en viennent à un règlement s’il semble que l’une des parties ait violé l’accord. Notre problème à ce sujet est qu’un investisseur, une société, un particulier ou une personne morale peut poursuivre l’État pour avoir adopté des règlements sur l’environnement, la santé et le travail. Voilà le problème.
Nous n’avons pas une telle disposition sur la scène nationale pour nos propres entreprises. Si l’Ontario ou le gouvernement du Canada adopte des règlements environnementaux, nos entreprises canadiennes peuvent faire des représentations auprès des autorités canadiennes pour leur dire que ce n’est pas une bonne idée et que cela risque d’avoir des répercussions non voulues sur leurs entreprises. C’est bien. En fin de compte, le gouvernement pèsera le pour et le contre et décidera peut-être que cette mesure est vraiment nécessaire pour protéger l’environnement. Une entreprise canadienne ne peut pas se rendre devant les tribunaux pour démontrer qu’elle a subi des dommages à la suite de l’adoption de la mesure et exiger un dédommagement.
Cependant, les accords commerciaux donnent ce droit aux investisseurs étrangers. Cet aspect commence à entraîner ce que j’appelle une paralysie du régime réglementaire. En effet, les gouvernements doivent y penser à deux fois avant d’agir. Ils doivent examiner non seulement les divers intérêts, mais aussi le bien-fondé des allégations concernant la possibilité de telles poursuites. Sont-elles légitimes? Les plaignants risquent-ils de gagner leur cause? Le gouvernement devra-t-il verser un dédommagement?
Comme je l’ai dit, même si je crois que le libellé aborde un peu la question, les accords permettent tout de même d’intenter des poursuites. Nous avons vu Dow contester le code sur les pesticides du Québec; ce dossier vient de se régler dans les derniers mois. Ce recours a littéralement été intenté, parce que l’Ontario envisageait à l’époque d’interdire l’utilisation des pesticides à des fins esthétiques.
Je crois que c’est un problème très réel. Pour remédier à la situation, je vous rappelle qu’une telle disposition n’existe pas entre l’Australie et les États-Unis. Je ne crois pas qu’elle soit nécessaire. À mon avis, en permettant une telle disposition, nous allons au-delà de ce qui est nécessaire en ce qui a trait à l’évaluation des autres intérêts entre lesquels le gouvernement essaye de maintenir un équilibre.
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Merci beaucoup de me donner l'occasion de témoigner sur la question des droits des travailleurs en Jordanie.
Lorsque l'institut a commencé son travail en Jordanie, nous avons découvert que de 2001 à 2006, l'accord de libre-échange États-Unis-Jordanie avait dégénéré en trafic de travailleurs étrangers. On confisquait leur passeport, on les maintenait dans des conditions de servitude, on les obligeait à travailler pendant de longues et pénibles heures sans leur verser le salaire auquel ils avaient droit.
Après la publication de notre rapport, il y a eu des changements mineurs. Notamment, beaucoup de travailleurs étrangers ont pu récupérer leur passeport.
Cela à part, les violations se poursuivent. J'aimerais vous mettre à jour sur l'une de ces violations, qui se produit en ce moment, aujourd'hui.
Nous avons publié ce rapport hier. Il concerne une usine appelée Rich Pine, dans le parc industriel Cyber City. On y fabrique des vêtements pour Liz Claiborne, J.C. Penney, Macy's et Kohl's. Les travailleurs étrangers chinois et bangladais travaillent 14 heures par jour, sept jours par semaine. Ils sont à l'usine 96 heures par semaine. C'est la norme. Ils n'ont eu qu'une journée de congé dans les 120 derniers jours, c'est-à-dire en quatre mois. Les travailleurs sont payés environ 70 ¢ l'heure, ce qui semble... c'est plus bas que le salaire minimum en Jordanie, qui est de 74,5 ¢.
Les travailleurs n'ont absolument aucun droit. C'est un véritable atelier clandestin. Les travailleurs sont logés dans des dortoirs primitifs. Les travailleurs, tant chinois que bangladais, n'ont pas leur mot à dire. L'hiver, dans les dortoirs, on manque de chauffage et d'eau chaude. Pour se laver, ils ne disposent que d'un seau d'eau; ils s'aspergent d'eau à l'aide d'une tasse. Les travailleurs sont traités comme s'ils n'avaient absolument aucun droit.
Je dirais qu'à l'usine Rich Pine, tous les droits des travailleurs établis dans la loi jordanienne et dans l'accord de libre-échange avec les États-Unis sont bafoués de façon éhontée, au vu et au su de tous.
J'aurais seulement deux autres commentaires.
Nous savons que l'accord de libre-échange États-Unis-Jordanie est le meilleur accord commercial jamais négocié par les États-Unis parce qu'au coeur de l'accord, il y a des droits fondamentaux en matière de travail: la liberté d'association, le droit d'organisation et de négociation collective. Ce qui s'est passé, c'est que le gouvernement jordanien a apporté des modifications à la zone de libre-échange.
Savez-vous ce que le gouvernement jordanien a fait? Il a indiqué qu'avant de pouvoir former un syndicat, les travailleurs étrangers devront avoir travaillé dans le secteur privé pendant cinq ans. Le problème, c'est que les travailleurs étrangers obtiennent des contrats de trois ans.
Ensuite, pour empirer les choses, le gouvernement jordanien a dit que si les travailleurs étrangers veulent se syndiquer, ils devront retourner dans leur pays d'origine pour demander, dans un pays comme la Chine, par exemple, l'adoption d'une mesure législative accordant aux travailleurs chinois qui sont en Jordanie le droit de se syndiquer.
Autrement dit, le droit d'organisation et de négociation collective est restreint par le gouvernement jordanien. Nous avons les documents qui le prouvent, les messages que nous avons reçus. Donc, je doute fort de la capacité du gouvernement jordanien de respecter les droits établis dans la loi jordanienne et dans l'accord de libre-échange avec les États-Unis.
Dix ans après la signature de l'accord de libre-échange, nous savons que les travailleurs étrangers ne jouissent pas du droit de se syndiquer ni du droit de négociation collective en raison des obstacles mis en place par le gouvernement. Encore une fois, c'est ce que révèlent les documents du gouvernement américain.
Enfin, j'aimerais parler brièvement de l'usine Classic, en Jordanie. Il s'agit de la plus importante usine du pays. Elle compte 5 000 travailleurs qui viennent d'Égypte, du Bangladesh, du Sri Lanka et de la Chine.
Cette usine exporte des produits pour une valeur de 125 millions de dollars aux États-Unis, la plus grande partie de ces produits étant destinée à Walmart et à Hanes. Les employés travaillent 14 ou 15 heures par jour. Ils ont peut-être deux vendredis de congé par mois. Les employés sont giflés et on leur crie des injures. Lorsque des marchandises doivent être livrées, ils travaillent pendant des quarts de 18 heures et demie.
Mais c'est ce qu'il y a de moins grave. Nous avons découvert qu'à l'usine Classic, qui est la plus grande usine de Jordanie, des dizaines et des dizaines de travailleuses invitées ont été violées.
Je vais vous dire comment nous avons appris cela. Nous étions en Jordanie en décembre 2010. Des jeunes femmes nous ont approchés et nous aurons remis des disques. Elles nous ont remis des enregistrements qu'elles ont faits elles-mêmes au moyen de leur téléphone cellulaire pendant qu'elles témoignaient au sujet des viols, nous implorant de leur venir en aide, nous implorant de faire cesser ces viols.
Une jeune femme, Kamala, nous a parlé des hommes — il s'agissait d'Anil Santha dans ce cas, mais il y avait également Priyantha et d'autres personnes:
J'ai fait l'objet de tous les abus… Cet homme m'a torturée. Il a beaucoup abusé de moi sexuellement… Je devais me plier à tous ses désirs parce que j'étais dans une situation extrêmement vulnérable et que j'étais intimidée… Tout mon corps me fait mal… Je ne peux regarder mes parents dans les yeux. Je suis détruite. Je ne peux même pas changer de vêtements devant ma mère parce que Priyantha m'a détruite. J'ai des marques de morsures sur tout le corps.
Elle a poursuivi en disant qu'elle était tellement horrifiée et humiliée, qu'elle se serait suicidée:
Je ne peux m'enlever la vie parce que je suis extrêmement pauvre. Je suis seule pour m'occuper de mes parents. C'est la raison pour laquelle je suis venue ici [en Jordanie].
Cette jeune Sri Lankaise est arrivée à l'usine Classic et elle a été violée de manière répétée.
Et cela se poursuit sans cesse. C'est indiqué dans notre rapport. C'est indiqué dans nos mises à jour.
Nous sommes venus au secours d'une jeune Bangladaise, Nazma, en juin 2011. On l'a retirée d'une usine et on lui a dit qu'elle irait travailler dans une autre. Elle était effrayée, étant donné qu'elle venait tout juste d'arriver. Elle travaillait dans une des usines Classic; il y en a cinq en tout.
Lorsqu'un superviseur est venu lui dire qu'elle devait aller dans une autre usine, elle est sortie et est montée dans une voiture en compagnie du directeur général de l'usine, Anil Santha, et ils sont partis. La voiture s'est arrêtée devant une maison. Elle était confuse. Ce n'était pas une usine. Elle commençait à avoir peur. La porte s'est ouverte, ils sont entrés dans la maison et elle pensait qu'il y aurait peut-être une usine derrière la porte suivante. Évidemment, il n'y en avait pas. L'homme l'a renversée sur un lit et l'a violée. Il a déchiré sa robe et l'a mordue à l'épaule. Il a fait cela en mars 2011. En mai 2011, il l'a violée à deux autres reprises, la mordant à l'épaule, laissant une grosse ecchymose.
Nous travaillons en ce moment même sur d'autres témoignages de victimes de viol. Nous n'allons pas laisser tomber cette affaire.
En 2010, les travailleurs ont fait la grève: 2 500 travailleurs sri lankais et indiens ont fait la grève. Ils ont été battus et aspergés de gaz lacrymogène par la police. Les grévistes demandaient que l'on se débarrasse du directeur général, Anil Santha, qui violaient les femmes.
Tout le monde le sait. La seule raison pour laquelle ils peuvent s'en tirer impunément, c'est que les femmes musulmanes ne peuvent dire qu'elles ont été violées sinon leur mari les quittera, on leur enlèvera leurs enfants ou elles seront victimes d'ostracisme.
Je vois d'énormes problèmes en Jordanie ainsi que l'absence de respect des droits de la personne et des droits des femmes.
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Je comprends que la situation peut être beaucoup plus complexe que les simples abus constatés, que le problème soit flagrant dans tous les secteurs de l'économie ou seulement dans quelques-uns.
Contentons-nous de dire que les États-Unis négligent de faire respecter les règles. Toutefois, cela ne m'amène certes pas à conclure qu'il en irait de même pour le Canada. Nous avons signé une entente commerciale avec la Jordanie. Nous l'avons fait en toute bonne foi. Nous espérons voir des améliorations au chapitre du respect des droits du travail, de l'environnement et des droits de la personne. Les Jordaniens nous ont dit qu'ils allaient faire le nécessaire.
Avec les ententes de libre-échange que nous avons conclues avec d'autres pays du monde... Je suis un partisan du libre-échange. J'apprécie votre honnêteté lorsque vous avouez que vous n'étiez pas favorable à ces accords auparavant. Si on se tourne vers l'avenir, j'aimerais vous donner l'exemple de l'accord de libre-échange que nous avons signé avec la Colombie.
La Colombie a connu par le passé des difficultés très importantes, et il ne fait aucun doute que ce pays a encore de grands défis à relever. Quoi qu'il en soit, le sort des Colombiens s'est amélioré dans toutes les catégories possibles. Je ne dis pas que tout est parfait, loin de là, mais la vie est meilleure en Colombie. Que ce soit au chapitre de la liberté d'association, de la possibilité de voyager, de la sécurité personnelle, du respect de l'environnement ou de la capacité à trouver un emploi, la situation du Colombien moyen est meilleure qu'auparavant, et ce, sous tous les aspects. Mais je répète que ce n'est pas encore la perfection.
Cet accord-ci devrait — et j'utilise le conditionnel — procurer une partie des mêmes avantages aux Jordaniens. Quant à savoir si ce sont les Jordaniens eux-mêmes qui vont travailler dans les usines, c'est une toute autre question d'ordre culturel que nous n'allons pas régler aujourd'hui.
Nous continuons d'acheter leurs produits. Par le passé, lorsque des abus flagrants à l'endroit des travailleurs ont été mis au jour dans différents pays, les citoyens des États-Unis, du Canada et de l'Union européenne ont boycotté les coupables. Si la situation est aussi grave que vous le dites, je suis un peu consterné de ne noter aucune réaction semblable de la part des consommateurs.