:
Bonjour. Je suis ravi d'être à nouveau parmi vous et de comparaître avec mon collègue, M. Giasson.
Je suis professeur de sciences politiques à l'Université de Victoria. Depuis une trentaine d'année, j'étudie les questions relatives à la vie privée et je publie des ouvrages portant sur ces questions, au Canada et à l'étranger. En 2012, j'ai corédigé un rapport à l’intention du Commissaire à la protection de la vie privée sur l'utilisation des données personnelles par les partis politiques canadiens. Depuis, j'effectue des travaux de recherche sur la nature et l'influence des élections guidées par les données au Canada et à l'étranger et tente de sensibiliser les gens à leurs répercussions sur la protection de notre vie privée et d'autres valeurs démocratiques.
Le dossier controversé que vous étudiez à l'heure actuelle met en lumière un certain nombre de problèmes interreliés, qu'il importe de différencier. Il y a le pouvoir monopolistique conféré à des sociétés comme Facebook dans notre économie axée sur les plateformes, la collecte de renseignements sur les utilisateurs des réseaux sociaux par des applications tierces, les infractions aux limites de dépenses électorales, les questions entourant la transparence des publicités politiques ciblées, les cybermenaces à l'intégrité des élections, la grande question du rôle de l'analyse des mégadonnées dans les élections et, ce dont je veux vraiment parler aujourd'hui, le rôle des partis politiques dans les élections guidées par les données et leur lien avec notre régime de protection de la vie privée.
Cambridge Analytica et Aggregate IQ sont deux acteurs du vaste secteur de l’analyse des électeurs. De nombreuses autres sociétés, surtout des États-Unis, ont profité des normes moins rigoureuses en matière de protection de la vie privée dans ce pays et de leur capacité de traiter d’énormes quantités de renseignements personnels tirés de sources publiques et commerciales afin de cibler les consommateurs de manière plus granulaire.
On a fait tout un plat de l'importance des mégadonnées dans les élections, et de récents travaux scientifiques ont remis en doute l'influence réelle de l’analyse des données sur les résultats électoraux. Tout de même, la compétitivité caractéristique de la course électorale se solde toujours en une pression énorme sur les grands partis politiques de la plupart des démocraties pour qu’ils continuent d’avoir recours à l’analyse des données pour distancer leurs adversaires. De fait, un plus grand nombre de données sur les électeurs sont recueillies et ces données sont échangées à plus grande échelle au moyen d’un réseau vaste et compliqué d’organismes, dont des sociétés aux affaires douteuses qui jouent des rôles importants à titre d’intermédiaires entre les électeurs et les représentants élus.
Ce marché est plus restreint au Canada, mais compte tout de même une vaste gamme d’entreprises offrant des services de cette nature: sondages, analyse de données, élaboration de logiciels, annonces publicitaires numériques, campagne sur les médias sociaux, etc. Nous ne comprenons pas entièrement le rôle que jouent les données personnelles dans le processus politique canadien ni n’avons une réelle idée du marché. Je vais laisser le soin à mon collègue, M. Giasson, de vous en parler plus en détail.
J'ai suivi vos audiences avec grand intérêt. L'étude est un bon point de départ, mais ce n'est qu'un début, et nous devons effectuer de nombreuses autres analyses. J'aimerais soulever trois points généraux sur l'élaboration des politiques à l'avenir.
Mon premier point est l'importance cruciale d'arrimer la législation en matière de protection de la vie privée au règlement général sur la protection des données, le RGPD. La société Facebook a récemment décidé de transférer les données de ses utilisateurs non européens de l’Irlande aux États-Unis, clairement mue par un désir d’échapper aux règles plus restrictives du RGPD. Pour décourager cette recherche du ressort le plus favorable, il est primordial que le Canada relève ses normes pour que ce genre de comportement devienne impraticable. Le rapport que vous avez publié en février est un excellent premier pas.
Il est particulièrement important en matière de traitement des renseignements sur les politiques, qui sont qualifiées de données sensibles dans le RGPD, de prendre les mesures suivantes: premièrement, rendre les dispositions sur le consentement de la LPRPDE plus rigoureuses; deuxièmement, intégrer des dispositions sur la transparence des algorithmes, comme vous le suggérez; troisièmement, faire de la protection de la vie privée à dessein ou à défaut un principe législatif central dans la LPRPDE; quatrièmement, renforcer les pouvoirs en matière d'audit et de sanction du commissaire à la protection de la vie privée; et dernièrement, clarifier les diverses catégories de données personnelles de nature délicate, dont celles sur les opinions politiques.
Mon deuxième point est qu'il y a un besoin pressant d'assujettir les partis politiques à la législation canadienne en matière de protection de la vie privée. J'ai témoigné à ce sujet devant vous dans le passé. L'une des meilleures façons d'empêcher ce type d'abus que nous voyons à l'étranger est de fixer des règles claires et uniformes quant aux catégories de données auxquelles peuvent avoir recours les partis politiques dans le cadre de leur campagne électorale. Il faut établir des règles du jeu équitables qui interdiraient aux sociétés comme Cambridge Analytica de reproduire au Canada leurs pratiques telles que celles observées ailleurs.
Le Canada est l'un des seuls pays démocratiques avancés dont la législation en matière de protection de la vie privée ne vise pas les partis politiques. La majorité ne sont pas régis par la LPRPDE. Comme il ne s’agit pas d’organismes gouvernementaux, ils ne sont pas régis par la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ils sont également en grande partie exemptés de l’application de la nouvelle loi antipourriel et de nombreux règlements concernant les abonnés exclus administrés par le CRTC. Il y a bien quelques règles afférentes à la protection de la vie privée et de la sécurité dans la Loi électorale du Canada, mais elles ne s'appliquent qu'aux listes d'électeurs et sont sans effet sur les autres sources de renseignements personnels.
Par conséquent, en ce qui concerne les partis politiques, les Canadiens n'ont pas les droits légaux qu'ils ont en ce qui concerne les organismes gouvernementaux et les activités commerciales.
De plus, bien que le commissaire à la protection de la vie privée puisse mener une enquête sur Facebook, il ne peut pas passer au crible les pratiques de nos partis politiques. Il lui est donc impossible de se faire une idée globale de la situation, comme peut le faire par exemple la commissaire à l'information du Royaume-Uni, et il fait l'objet d'une enquête par cette dernière.
Il y a quatre options législatives concernant la réglementation des partis politiques fédéraux: la Loi sur la protection des renseignements personnels, la Loi électorale du Canada, la LPRPDE et des mesures législatives distinctes. Il est nécessaire de procéder à une analyse juridique et constitutionnelle sérieuse des diverses options législatives, chaque approche ayant ses avantages et ses inconvénients. Je pourrai les passer en revue durant la période de questions, si vous voulez.
En revanche, il ne fait aucun doute que le statu quo est irrecevable. D’abord, le recours aux données personnelles dans le cadre des élections ne fera que gagner en publicité d’ici les élections fédérales de 2019, surtout en ce qui a trait au ciblage politique sur Facebook.
Ensuite, il convient de noter que les partis politiques doivent tout de même respecter la Loi sur la protection des renseignements personnels de la Colombie-Britannique. Le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de la Colombie-Britannique s’attache d’ailleurs à examiner les pratiques des partis politiques de la province. Je crois comprendre que les partis politiques fédéraux sont aussi soumis à ce texte législatif dans la mesure où ils recueillent des renseignements sur les électeurs britanno-colombiens. Ainsi, si les partis fédéraux doivent se soumettre à la législation en matière de protection de la vie privée, qui va dans le même sens que la LPRPDE, il n’y a donc pas de motif raisonnable empêchant l’extension de ces pratiques à l’échelle du pays.
Enfin, j’ai aussi le sentiment que les partis fédéraux reconnaissent de plus en plus l’importance de souscrire à de bonnes pratiques de gestion des renseignements personnels pour leur propre intérêt et celui des citoyens.
Pour terminer, mon troisième point est que les partis politiques devraient s'autoréglementer pour améliorer leurs politiques et leurs pratiques en matière de protection de la vie privée. Le processus de modifications législatives ne se fera vraisemblablement pas du jour au lendemain. D’ici à ce que la législation ait été modifiée, il y a de nombreuses mesures que les partis peuvent adopter pour s’autoréglementer et rétablir la confiance du public à leur égard.
J’ai analysé les politiques en matière de protection de la vie privée de divers partis provinciaux et fédéraux, et nombreux sont ceux qui ont déjà pris un engagement en ce sens. J'ai remis ce document au Comité, et je crois savoir qu'il est en train d'être traduit.
La situation s’est quelque peu améliorée depuis notre rapport en 2012, mais il y a encore beaucoup à faire. Aucun parti ne s’est engagé clairement à respecter les 10 principes énoncés dans la norme nationale en matière de protection des renseignements personnels, la pierre angulaire de la LPRPDE.
Je ne comprends pas pourquoi les partis ne pourraient pas souscrire à ces principes et adhérer à un code de protection de la vie privée commun qui énoncerait en détail des protections nécessaires des renseignements personnels sous leur commande. C’est trop peu, mais, déjà, cela créerait des règles du jeu équitables. En 2013, le directeur général des élections a recommandé que le respect d’un tel code devienne une condition à l’obtention de la liste électorale. Il y a fort à parier qu’un parti ne s’imposera pas lui-même cette exigence. Il faudra donc le leadership du directeur général des élections et du Commissaire à la protection de la vie privée.
À mon avis, pour ce qui est des changements qui devraient être apportés, il devrait y avoir une plus grande transparence quant aux sources des données recueillies directement ou indirectement que saisissent les partis dans leurs systèmes de gestion des relations avec les électeurs; un engagement collectif que les partis n’achètent pas et n’achèteront pas auprès de sources commerciales des données nominatives; une entente quant à l’utilisation des plateformes de médias sociaux aux fins électorales, surtout en ce qui a trait aux robots automatisés; un engagement envers la reddition de comptes en matière de protection de la vie privée, dont la désignation de chefs de la protection des renseignements personnels, et une formation plus poussée sur la protection de la vie privée et la sécurité offerte aux employés et bénévoles; l’intensification des efforts visant l’octroi de droits d’accès et de mesures de correction aux particuliers; une meilleure gestion des listes internes de numéros exclus et leur tenue à jour; un engagement collectif d’offrir une option qui permettrait aux destinataires de se désabonner des envois de courriels ou de messages textes; une meilleure gestion de l’accès aux bases de données des partis; et la clarification des politiques quant aux mesures à prendre en réponse à une atteinte à la vie privée.
Aucune de ces mesures ne devrait être difficile ou controversée, et je pense que ce devrait être un dossier politique. Il incombe notamment aux partis politiques d'éduquer et de mobiliser l'électorat, mais ces derniers doivent savoir concilier leurs intérêts, leurs rôles et les droits à la vie privée des Canadiens.
Aucun organisme n’aime les atteintes à la vie privée — demandez à Facebook. Il faut plutôt réfléchir aux ramifications potentielles s’il fallait qu’un parti politique porte une atteinte majeure à la vie privée dans le cadre d’une campagne électorale.
Merci beaucoup de l'attention que vous m'avez accordée.
:
Monsieur le président et membres du Comité, je vous remercie de me recevoir.
Je m'appelle Thierry Giasson. Je suis professeur titulaire au Département de science politique de l'Université Laval. Je suis également directeur du Groupe de recherche en communication politique.
Je tiens à vous remercier de cette invitation à venir partager avec vous les conclusions de certains de mes travaux sur la collecte et l'utilisation que font les partis politiques des données tirées des médias et des outils numériques. Je tiens à souligner l'importance de la réflexion que vous avez initiée il y a quelques semaines dans la foulée des révélations médiatiques entourant l'affaire Cambridge Analytica et de ses possibles ramifications pour les citoyens du Canada.
Afin d'éviter de répéter des informations qui vous ont été présentées par mon collègue Colin Bennett, je vais limiter mon intervention à la présentation des pratiques de collecte et d'analyse de données numériques qu'emploient présentement les partis politiques au Québec et au Canada.
Plusieurs d'entre vous connaissent évidemment ces pratiques. Toutefois, comme vos travaux sont publics et que ces pratiques sont moins bien connues des citoyens canadiens, il me semble judicieux de les exposer à l'ensemble de nos concitoyens.
Ma présentation va aborder trois éléments.
Premièrement, je vais exposer certaines des pratiques courantes de collecte d'informations personnelles que mènent les partis politiques à des fins de marketing électoral et de communication politique. Je vais donc répondre à la question suivante: « Quelles sont les données personnelles qu'utilisent les partis politiques et comment sont-elles colligées? »
Deuxièmement, je vais présenter les objectifs qui sont liés à l'analyse de ces données, ainsi que les méthodes d'analyse qui sont privilégiées par les partis pour traiter ces données. Je vais ainsi répondre à la question suivante: « Pourquoi les partis analysent-ils les données des électeurs canadiens? »
En conclusion, je vais soulever certains risques que l'utilisation des données personnelles numériques des Canadiens fait courir à la démocratie de notre pays.
En premier lieu, quelles sont les données colligées par les partis politiques et comment sont-elles recueillies?
D'abord et avant tout, il est important de dire que la collecte et l'analyse de données personnelles sur les Canadiens que font les partis politiques s'inscrivent dans le processus de marketing politique qui s'est institutionnalisé au Canada depuis plus de 30 ans, mais qui a connu une accélération importante depuis près de 15 ans.
Le marketing politique implique une analyse très fine des composantes de la population afin de prendre des décisions électorales qui vont permettre d'identifier les circonscriptions électorales, mais aussi les segments de la population dans lesquels les partis vont investir de façon plus ciblée pendant la campagne électorale afin de générer des votes. Tout le processus a pour objectif d'aider les partis à faire des gains électoraux.
On fait donc du marketing politique pour produire une communication électorale mieux ciblée et, ultimement, pour gagner les élections. Plus les données sont précises et nombreuses, plus la qualité de l'analyse va être importante. Les partis ont commencé par mener leur marketing électoral à partir de données de sondages et de groupes de discussion, mais, depuis 10 ans, ces partis intègrent des données personnelles tirées du Web pour la principale raison que ces données sont géolocalisées.
En effet, quand une personne a un compte sur une plateforme de médias sociaux, elle inscrit souvent son code postal, par exemple, et ce renseignement permet de la localiser très précisément. Cela fournit aux partis politiques un très grand degré de précision, presque granulaire, sur les composantes de l'électorat. Ces multiples données sont intégrées dans des plateformes d'analyse qui sont ensuite traitées selon des procédures mathématiques ou algorithmiques. Nous en parlerons tout à l'heure.
Ainsi, les partis politiques recueillent les données personnelles des citoyens auprès de trois sources principales. Premièrement, quelques mois avant le déclenchement d'un scrutin, Élections Canada et les autres organismes provinciaux de réglementation électorale donnent accès aux partis à l'ensemble des données personnelles qui sont consignées dans la liste électorale. Cette liste comprend, entre autres, les noms et les adresses des citoyens. À ces premières données électorales, les partis combinent ensuite des informations agrégées qui proviennent non seulement de sondages nationaux d'opinion menés pour ces partis par des firmes spécialisées, mais aussi de rapports de recherche produits par des organisations comme Statistique Canada. Enfin, depuis 10 ans, les partis tirent également des informations personnelles des citoyens à partir d'Internet. Ces informations peuvent être fournies volontairement aux partis politiques ou obtenues à l'insu des citoyens.
D'une part, les partis politiques vont recueillir de l'information lorsque, par exemple, les électeurs leur fournissent leur adresse courriel, leur code postal ou leur numéro de téléphone lorsqu'ils visitent le site Web du parti ou qu'ils participent en personne à un événement partisan, ou quand ils signent une pétition en ligne que va faire circuler le parti sur un sujet précis.
Ces informations sont bel et bien accordées volontairement aux formations politiques par les citoyens. Néanmoins, l'usage que celles-ci en font demeure inconnu de la grande majorité de la population. Par ailleurs, comme l'a bien souligné mon collègue Colin Bennett, les partis ne sont pas tenus d'expliquer aux citoyens ce qu'ils vont faire précisément de ces données.
Ensuite, les partis peuvent recueillir de l'information sur les électeurs en étudiant les statistiques de circulation des internautes sur leurs comptes de médias sociaux. Toutes les grandes entreprises de médias sociaux, comme Facebook, Google et Twitter, offrent aux organisations qui sont de leurs clients de nombreuses informations statistiques agrégées sur les réactions que génèrent les messages que diffusent les partis sur les plateformes de médias sociaux. Ces entreprises offrent aussi des services-conseils aux partis politiques afin de développer des campagnes de communication ciblées qui visent certains sous-groupes.
Enfin, mais ce serait plus rare au Canada, les partis politiques peuvent aussi acheter des informations numériques personnelles sur les Canadiens par le biais d'entreprises spécialisées dans ce genre de transaction. Ces dernières vendent des données sur, par exemple, les habitudes de consommation ou le niveau d'endettement de clients de diverses entreprises. Ces courtiers en informations numériques sont des intermédiaires commerciaux qui génèrent des bases de données de diverses façons, plus ou moins légalement et presque toujours à l'insu des citoyens dont les informations sont vendues.
C'est ce que faisait notamment AggregateIQ, l'intermédiaire de l'entreprise Cambridge Analytica, en colligeant des informations personnelles sur les utilisateurs d'une application numérique liée à Facebook, données que Cambridge Analytica revendait ensuite à ses clients pour effectuer de la segmentation et du ciblage électoral.
Pourquoi les partis politiques font-ils ce genre de collecte et comment les données sont-elles analysées?
En tant que parlementaires et membres actifs de vos formations respectives, vous n'êtes pas sans savoir que les partis politiques canadiens sont confrontés à une baisse de leur financement et du nombre de leurs membres, tout comme à un électorat dont l'attachement partisan est plus flexible et qui est plus critique envers les institutions politiques.
Plusieurs stratèges que j'ai interrogés dans le cadre de mes recherches m'ont confié que les dirigeants des formations politiques canadiennes devaient désormais relever un défi organisationnel majeur afin de remporter des élections. Ils se sont tournés, au cours des 20 dernières années, vers le marketing électoral et la communication numérique pour tenter de générer de nouvelles ressources, qu'elles soient financières ou humaines.
L'intégration du marketing politique dans l'élaboration des campagnes électorales contemporaines au Canada se déroule également dans un contexte de transformations technologiques. La préparation électorale et le marketing politique se vivent maintenant dans un contexte de cohabitation entre des modes traditionnels et émergents d'organisation politique qui, vous le savez, sont réalisés sur une diversité de plateformes en ligne et hors ligne.
Influencés par l'innovation technologique déployée dans le cadre des campagnes présidentielles américaines de 2008, de 2012 et aussi de 2016, les partis politiques accordent maintenant un rôle prédominant aux outils numériques dans leurs opérations de planification électorale. Cela a mené à la création d'une nouvelle catégorie de stratèges politiques, qui sont des spécialistes en médias sociaux, des informaticiens, des mathématiciens et des ingénieurs en logiciel, toute une cohorte de spécialistes en analyse des données. Ces gens ne travaillaient pas pour les partis politiques il y a 15 ans, ou alors ils étaient responsables de créer des sites Web ou de diffuser du contenu, par exemple. Ils n'étaient pas nécessairement responsables de penser de façon concertée les campagnes électorales. Ces stratèges numériques sont maintenant au coeur des processus organisationnels et des campagnes électorales.
En 2004, le Parti conservateur du Canada a été la première formation à se doter d'un système d'analyse de l'électorat lié à une base de données constituée d'informations personnelles sur les électeurs canadiens. En prévision de l'élection de 2015, le NPD et le Parti libéral ont eux aussi créé des bases de données pour faire du ciblage, ainsi que de la collecte et de l'analyse de données sur les citoyens. Ils voulaient ainsi faire du profilage de segments par le biais d'algorithmes informatiques programmés pour relever la cooccurrence de caractéristiques sociodémographiques et politiques chez les électeurs dont les informations étaient colligées dans les bases de données.
Les partis recueillent maintenant ces informations sur les électeurs de façon permanente, en particulier par le biais de publicités sur le Web et par l'utilisation d'applications socionumériques comme Twitter ou Facebook. Les partis politiques paient ces entreprises pour avoir accès aux métadonnées de leurs abonnés. Les informations géolocalisées tirées des médias sociaux fournissent aux formations politiques les caractéristiques sociodémographiques des utilisateurs, leurs habitudes de fréquentation de la plateforme et ce qu'ils aiment ou partagent.
Le recours au marketing politique pousse par contre les partis à développer des programmes électoraux plus ciblés et plus individualisés. Le positionnement du parti répondra aux priorités d'électeurs précis. Ces cibles du parti seront identifiées lors de l’étude de marché et sélectionnées sur la base de leur potentiel de réaction positive. À titre d'exemple, cette approche de ciblage a mené les conservateurs fédéraux à présenter des engagements très spécifiques, comme le crédit d'impôt pour l'achat d'outils, destiné aux travailleurs manuels, la Prestation universelle pour la garde d'enfants ou l'élimination du registre fédéral des armes d'épaule.
Ici encore, les technologies numériques contribuent à une communication hyperciblée des messages. Le ciblage de sa communication électorale assurera au parti que ses messages atteindront les micropublics auxquels ils sont exclusivement destinés.
Toutes les actions qui sont menées en ligne, y compris la collecte et l'analyse de données numériques personnelles sur les Canadiens, ont donc pour finalité de permettre aux partis d'entrer en contact direct avec les électeurs et de les persuader d'aller voter. Vous comprenez donc que l'obsession de la victoire électorale domine toujours et encore les actions des partis, incluant la collecte et l'utilisation des données personnelles.
En conclusion, cela nous amène à réfléchir finalement au risque pour la démocratie canadienne que ces pratiques peuvent poser. Bien qu'elles aident les formations politiques à surmonter les défis dont je vous parlais tout à l'heure, les pratiques émergentes d'organisations électorales compromettent, selon moi et selon plusieurs autres chercheurs canadiens, la qualité de notre démocratie et la pratique de la citoyenneté. L'utilisation croissante du marketing politique et de l'analyse des données personnelles des électeurs s'exécute largement en secret, à l'insu des Canadiens. Cela impose aussi des restrictions à la représentation des intérêts comme à la diffusion d'informations et, ce faisant, cela élimine progressivement les notions de bien commun et de débat public.
L'exercice de la citoyenneté et les choix électoraux...
:
Les guillemets que vous avez utilisés pour parler de mieux représenter les citoyens sont importants, car c'est une vue de l'esprit. Certaines personnes diraient que les données ne sont pas utilisées pour représenter les citoyens, mais plutôt pour bien les cibler. Encore une fois, il est question de « certains » citoyens. Vous jouez un peu avec les mots, monsieur Bernier. Ce n'est pas l'ensemble de l'électorat.
Vous savez très bien comme moi que, quand un chef de parti politique se présente devant les Canadiens, il ne parle pas à tous les Canadiens et à toutes les Canadiennes, mais à certains Canadiens de certains enjeux qui sont importants pour ces électeurs. Il ne parle pas à plusieurs autres Canadiens et plusieurs autres Canadiennes. Les analyses qui ont été faites à partir de données de sondage et de données personnelles lui permettent de savoir que ces autres Canadiens et ces autres Canadiennes présentent un potentiel de réaction positive moins élevé à l'égard de ce parti. On joue un peu sur les mots, et les guillemets sont très importants dans ce que vous venez de dire.
Effectivement, il se fait de l'utilisation de données et la transparence est très importante en la matière. C'est l'élément qui est au coeur du problème auquel nous sommes confrontés aujourd'hui. On doit revoir la Loi électorale du Canada, d'une part en ce qui a trait à la manière dont les partis politiques peuvent colliger des données et, d'autre part, tout le volet qui porte sur la recherche. La Loi reconnaît aux partis politiques le droit de faire des dépenses électorales pour de la recherche, mais elle ne balise pas très clairement ce qu'on entend par recherche.
Si on décide de permettre aux partis de mobiliser des données personnelles sur les électeurs canadiens, que ce soit bien consigné et que ce soit balisé, tant dans la Loi électorale du Canada que dans la Loi sur la protection des renseignements personnels.
Il va falloir que les partis politiques soient assujettis à la réglementation en matière de protection de la vie privée et de gestion des données personnelles. Il y a des lois qui balisent les activités de plusieurs organisations relativement à ces enjeux, mais les partis politiques ne sont pas assujettis à ces lois. On doit les réintégrer dans le périmètre réglementaire canadien de manière à s'assurer que l'utilisation qui est faite des données est balisée et qu'elle répond aux principes fondamentaux de la Loi électorale du Canada. Il faut aussi mettre en avant des mécanismes qui vont assurer davantage de transparence dans les pratiques des partis.
Tout à l'heure, en réponse à une question de votre collègue M. Kent, j'ai donné l'exemple de quelqu'un qui visite le site du Parti conservateur du Canada. Lorsqu'on va sur votre site ou sur celui de tous les autres partis, une fenêtre nous accueille et on nous demande de laisser notre adresse de courriel et, parfois, notre numéro de téléphone et notre code postal. Ces informations sont colligées, mais on ne nous dit pas à quoi elles vont servir. Il pourrait y avoir tout simplement une petite fenêtre avec « Oui, j'accepte » ou « Non, je n'accepte pas » en guise d'avertissement rappelant au citoyen ce à quoi le parti pourrait éventuellement s'engager à faire avec ses données.
Pour l'heure, c'est un peu le far west et on ne sait pas ce que vous faites. Il faut donc fournir des clés d'information aux citoyens, mais aussi s'assurer que, dans le périmètre réglementaire électoral et en matière de protection de la vie privée, les partis politiques seront dorénavant assujettis à de nouvelles dispositions.
Le monde de l'Internet traverse une période difficile, particulièrement en ce qui a trait à la collecte, l'utilisation et l'échange des renseignements personnels des gens à partir de sites Web, comme le démontre l'abus de confiance mettant en cause Facebook et Cambridge Analytica. Cela dit, ce n'est pas le propre de ces deux entreprises.
Il incombe aux acteurs de l'industrie, en partenariat avec les gouvernements et les comités comme le vôtre, de faire d'Internet un milieu plus sain dans lequel les gens peuvent exercer un contrôle significatif pour la protection de leurs renseignements personnels. Chez Mozilla, nous sommes heureux de constater l'importance qu'accorde le Comité à cet enjeu, et nous vous remercions de l'invitation à présenter notre point de vue.
Je m'appelle Marshall Erwin, et je suis directeur de la fiducie et de la sécurité à Mozilla Corporation. Mon rôle consiste surtout à travailler avec nos équipes de concepteurs et de génie pour acquérir une compréhension des propriétés de confidentialité du navigateur Firefox afin de veiller à l'application, dans ce navigateur, des mêmes principes de protection de la vie privée que ceux que nous prônons au quotidien.
Je vais d'abord parler de l'approche de Mozilla à l'égard de la protection des renseignements personnels, avant de présenter notre point de vue plus général sur l'état actuel de l'industrie.
Mozilla est une société qui se dévoue à sa mission, qui est de créer un Internet réellement axé sur les gens, où les utilisateurs peuvent créer leur propre expérience, ont un impact, sont en sécurité et sont indépendants. C'est d'ailleurs en raison de cet engagement à l'égard de notre mission que nous avons pris la décision de suspendre nos activités publicitaires sur Facebook lorsque le scandale concernant Facebook et Cambridge Analytica a éclaté. Ces activités sont toujours suspendues.
Cet engagement à l'égard de notre mission se reflète également dans la conception de notre navigateur Firefox, qui est utilisé par des centaines de millions de personnes dans le monde. Nous avons intégré dans ce navigateur une série de principes en matière de protection des données qui orientent nos pratiques de collecte de données.
Firefox est essentiellement votre porte d'accès à Internet. Par conséquent, le navigateur, le logiciel que vous utilisez dans votre ordinateur ou votre téléphone, gère et a accès à une grande quantité de renseignements de nature délicate sur vous et sur les sites Web que vous consultez. Ces données demeurent dans votre appareil; Mozilla ne les collecte pas. Nous sommes les concepteurs du navigateur, mais nous n'avons pas beaucoup de renseignements sur les habitudes de navigation ou les intérêts de nos utilisateurs. Il s'agit d'un important défi pour nous, mais c'est le choix que nous avons fait. Si vous utilisez le navigateur Firefox pour des activités de nature délicate ou personnelle sur Internet, vous pouvez être certains que Mozilla n'en a pas connaissance.
Mozilla collecte par défaut un ensemble de données limitées à l'aide du navigateur. Cela nous permet essentiellement de comprendre comment les gens utilisent la technologie. À titre d'exemple, nous collectons des renseignements sur les fonctionnalités du navigateur que les gens utilisent. Cela dit, nous tenons à préciser que cela n'est aucunement lié aux pages Web que les gens consultent.
Mozilla a établi un ensemble de politiques et de processus pour ses activités de collecte de données. Je peux vous donner plus de détails à ce sujet, mais je pense qu'il est important que le Comité sache qu'il est possible de créer un produit qui collecte par défaut certaines données sur des centaines de millions d'utilisateurs, tout en respectant le droit à la protection des renseignements personnels des utilisateurs et sans porter atteinte à leur vie privée. Voilà ce que nous avons réussi à faire, chez Mozilla, avec notre navigateur Firefox.
Il peut être difficile de trouver le juste équilibre entre la protection des renseignements personnels et les fonctionnalités que veulent les gens. Ce n'est pas facile, mais nous croyons y être parvenus avec notre navigateur. Malheureusement, on ne peut en dire autant du reste de l'industrie aujourd'hui.
Parlons maintenant de l'industrie des technologies, de ses points forts et des améliorations nécessaires.
Les entreprises du secteur technologique, en particulier les plus importantes, offrent à leurs utilisateurs des mesures de contrôle de la vie privée assez efficaces. L'utilisateur de Facebook qui veut protéger ses renseignements personnels peut prendre des mesures pour restreindre les données pouvant être collectées par l'entreprise et communiquées à des tiers. J'aimerais toutefois attirer votre attention sur les trois aspects pour lesquels l'industrie faillit à la tâche.
Ces paramètres de confidentialité sont souvent cachés et difficiles à trouver. L'industrie ne prend aucune mesure proactive pour aider les gens à comprendre et à utiliser les paramètres de confidentialité. Par conséquent, même si les utilisateurs disposent de moyens techniques pour protéger leurs renseignements personnels, ils n'exercent pas un contrôle significatif à cet égard.
Deuxièmement, les paramètres par défaut de ces contrôles ne sont pas raisonnables et ne correspondent pas aux attentes des utilisateurs quant à ce qui se passe réellement lorsqu'ils utilisent un produit ou un service. Les utilisateurs consentent par défaut à la collecte et à la communication de données délicates, ce qui va à l'encontre de ce que nous appelons le principe des réglages raisonnables à la base même de Firefox. Ces paramètres sont rarement utilisés dans l'industrie actuellement.
Troisièmement, les modalités de la collecte et du partage de données liées à ces paramètres de confidentialité sont toujours larges et permissives. Le principe de la collecte limitée de données de base que nous appliquons chez Mozilla n'est pas une pratique commune dans l'industrie.
Si vous examinez les problèmes liés à Facebook et à Cambridge Analytica, vous verrez que ces trois aspects sont en jeu.
Je tiens à attirer l'attention du Comité sur un enjeu qu'il convient d'examiner plus attentivement: la collecte et l'utilisation de données sur les habitudes de navigation des gens sur Internet, qu'on appelle parfois le suivi entre les sites sur Internet. Ce type d'activité est souvent associé au bouton « j'aime » de Facebook.
Si ce bouton se trouve sur un site Web que vous consultez, peu importe que vous ayez cliqué dessus ou non, Facebook pourrait collecter des données sur la page que vous avez consultée et l'utiliser pour faire de la publicité ciblée.
Les trois problèmes que j'ai soulevés concernant l'industrie se posent aussi dans ce cas. Les utilisateurs n'ont pas un contrôle important sur les activités de suivi. Il arrive qu'ils n'en aient même pas connaissance. Le paramètre par défaut est de suivre l'activité des utilisateurs sur Internet et les restrictions sur la collecte de données dans le cadre de ses activités sont peu nombreuses. Ces activités de suivi posent problème, car ils entraînent des risques d'atteinte à la vie privée et minent la confiance de base des gens à l'égard de la navigation en ligne.
Il y a deux semaines, devant le Congrès américain, Facebook a fait valoir que ses activités de suivi sont en tous points identiques aux activités quotidiennes d'entreprises comme Twitter, Pinterest et Google. C'est tout à fait juste. Il s'agit d'une pratique commune dans l'ensemble de l'industrie; ce n'est absolument pas unique à Facebook. Nous sommes toutefois rendus à un point charnière important. Les entités comme Facebook devraient se demander ce qu'elles peuvent faire pour inciter l'industrie à ne pas surveiller les activités des gens sur Internet sans leur donner un contrôle important les modalités de suivi.
Les comités comme le vôtre ont un rôle fondamental à jouer pour forcer Facebook et d'autres sociétés à justifier leurs activités de suivi entre les sites, d'affirmer clairement leur conviction qu'ils considèrent que les utilisateurs ont une compréhension et un contrôle adéquat de la nature du suivi, et de s'engager à améliorer le bilan de l'industrie à cet égard.
Je tiens encore une fois à remercier le Comité de nous avoir invités à comparaître aujourd'hui. C'est avec plaisir que je répondrai à toute question que vous pourrez avoir sur l'approche générale de Mozilla en matière de protection de la vie privée ou sur nos observations concernant l'industrie.