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Merci, monsieur le président.
Je suis allée en Jordanie. Ma décision de me rendre en Jordanie a été influencée par différents témoignages d'activistes et de gens que j'avais connus par l'intermédiaire de la Lybie, un pays sur lequel j'ai d'ailleurs beaucoup travaillé.
Il se trouve que j'ai écrit un livre sur les viols commis par le dictateur Kadhafi lui-même ainsi que sur les viols commis pendant la révolution. En Lybie, Kadhafi a utilisé le viol comme une arme de pouvoir pendant 42 ans et comme une arme de guerre pendant toute la révolution. C'était un grand secret, mais cela a été prouvé.
D'ailleurs, un décret passé le mois dernier par le gouvernement lybien reconnaît que des milliers de viols ont été commis dans ce pays et que les femmes violées doivent être considérées comme des victimes de guerre.
Il s'agit d'un élément extrêmement important puisqu'il s'agit d'un tabou terrible. De plus, les femmes ne peuvent pas s'exprimer. C'est par l'intermédiaire de femmes lybiennes que j'ai pu avoir un accès à des femmes syriennes. Cela a été très compliqué, car on parle ici du viol.
En Occident, quand on parle d'une notion tabou, cela veut souvent dire qu'il s'agit d'une notion délicate, un sujet dont il est difficile de parler. Dans ces pays arabes, quand on parle d'un tabou, c'est beaucoup plus grave. C'est le sujet le plus difficile et le plus sulfureux qui soit, et c'est souvent même une question de vie ou de mort. Le viol est une notion totalement taboue dans les pays arabes. Il s'agit d'un sujet dont on ne peut quasiment jamais parler, du moins en parler tout fort. Le viol est considéré comme le pire des crimes et le pire des outrages.
Toutes les femmes qui m'ont parlé, entre autres des médecins, des avocates, des activistes et des psychologues, m'ont toutes dit que le viol est pire que la mort et qu'il est tellement plus simple de mourir.
Le viol détruit les communautés. Il apporte la honte totale sur la famille et le déshonneur pour la famille et pour la communauté, voire pour toute une tribu. Le viol est donc considéré comme l'offense suprême.
Or, les femmes lybiennes avec qui je suis restée en contact de même que les avocates et les médecins m'ont dit que le viol, qui est un sujet dont on ne parle pas depuis trois ans, soit depuis que la guerre sévit en Syrie, est une arme utilisé quotidiennement par le régime pour détruire la communauté syrienne, les familles et le tissu social.
J'ai eu des contacts avec des avocats, des médecins, des psychologues et différentes personnes au Liban, en Turquie, en Égypte. Par Skype, j'ai pu rejoindre des avocates en Syrie. J'ai finalement décidé de me rendre à Amman, en Jordanie, ainsi que dans le plus grand camp de réfugiés, soit celui de Zaatari.
Pendant quelques jours, j'ai pu y rencontrer une trentaine de personnes, dont plusieurs femmes qui ont été violées. La plupart n'en avait jamais parlé. Une des femmes que j'ai interviewée me racontait le problème des femmes violées quand, tout à coup, elle éclaté en sanglots. Elle m'a dit qu'elle me parlait aussi d'elle, car elle avait été violée. Elle m'a aussi dit qu'elle n'avait pas encore pu le dire à personne, qu'elle ne le dirait à personne d'autre et qu'elle ne l'avait évidemment pas dit à son mari, car c'était la dernière personne qui devrait le savoir.
L'ensemble de ces témoignages m'a permis d'écrire une longue enquête dans la version papier du quotidien Le Monde et j'ai pu aussi ajouter in extenso sur notre site Internet des témoignages supplémentaires de femmes violées.
Ce sont des documents qui sont très rares. Le viol, qui est un crime suprême, profite du silence; il s'appuie sur le silence. C'est ce que ce crime a de très particulier. De toutes les discussions, il ressort que c'est le crime parfait puisque personne ne peut s'en plaindre. Toute femme qui se plaindrait ou avouerait avoir été violée s'exclurait de la société, de sa famille et de la communauté. Elle risquerait même la mort puisque des centaines de crimes d'honneur sont perpétrés par les membres de la famille des femmes violées.
Avant de vous donner des détails à ce sujet, je dois vous dire que la première personne à qui j'ai pu parler est M. Burhan Ghalioun, le premier président du Conseil national syrien, que j'ai rencontré à Paris. Il est l'un des leaders les plus importants de l'opposition. Évidemment, il participe aux discussions de Genève. Il rentrait justement de Genève lorsque je l'ai rencontré. Il partait le lendemain pour la Russie afin d'y rencontrer le ministre des Affaires étrangères.
M. Ghalioun m'a dit qu'il était temps que ce scandale éclate et soit dénoncé publiquement. Selon lui, le viol est une arme qui a fait basculer dans la guerre la révolution de son pays, laquelle était pacifique. Comme je ne comprenais pas bien ce qu'il me disait, il m'a expliqué que la révolution se voulait pacifique, que les premières manifestations étaient totalement pacifiques et que personne n'avait d'armes. Toutefois, petit à petit, au tout début de la révolution, il y a eu des viols dans les quartiers durant les raids. Il y a eu des témoignages de familles dont les femmes avaient été violées en prison. À ce moment-là, les hommes sont devenus fous. M. Ghalioun était encore à Paris et des hommes l'appelaient pour lui dire qu'on violait leurs femmes, qu'ils ne pouvaient pas ne pas réagir, que c'était le crime le plus atroce et qu'ils devaient s'armer. Ils lui ont dit que si des hommes venaient dans leurs familles et y violait leurs femmes, ils prendraient les armes et les tueraient.
M. Ghalioun m'a alors dit quelque chose solennellement. Cela m'a tellement surprise que je l'ai fait répéter. Il m'a assuré qu'on s'était servi des femmes pour atteindre les pères, les frères et les maris et que c'était ce qui avait fait basculer la révolution dans la guerre. Il m'a dit qu'il ne voulait pas d'une guerre, qu'il savait qu'une révolution armée allait multiplier par 100 le nombre de morts, mais que la pratique du viol en avait décidé autrement. Il m'a dit croire que c'était ce que voulait Bashar al-Assad, que ce dernier savait qu'une fois les révolutionnaires armés, il serait facile de justifier les massacres et de dire qu'il était obligé de défendre les gens contre les terroristes. M. Ghalioun pense que c'était un calcul cynique de Bashar al-Assad.
Évidemment, je ne peux pas le démontrer, car il est impossible de vérifier cette thèse. Plusieurs raisons ont transformé la révolution en guerre, en révolution armée, mais il reste que c'est un témoignage très important à considérer.
J'ai aussi parlé au président de la Ligue syrienne des droits de l'homme. Il m'a dit entendre tous les jours des témoignages sur des viols qui surviennent en Égypte. Ces viols ont lieu aux postes de contrôle, lors des raids, dans les quartiers et, bien sûr, dans les centres de détention.
Il se trouve que j'avais lu plusieurs rapports, dont ceux de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme et d'Amnistie internationale. Les témoignages sont très rares. Je n'ai pas trouvé ces rapports extrêmement précis. Cependant, avant de repartir j'en ai lu un, soit celui du Réseau euro-méditerranéen des droits de l'Homme. Là, j'ai pu parler par l'entremise de Skype à la principale enquêtrice, Sima Nassar. Elle m'a donné des exemples très concrets et très précis sur les dates et les lieux où s'étaient produits ces viols de femmes, par exemple dans des centres de détention, dans des quartiers et lors de raids à Alep, à Homs et à Daraa.
Je suis aussi allée à Amman, où j'ai rencontré des gens qui m'ont fait des témoignages précis et absolument ahurissants sur des scènes de torture — le viol étant une torture. D'après ces témoignages, ces viols se produisent presque toujours de la même façon. Il y a des viols dans les maisons et dans les quartiers. Lorsqu'ils ont lieu dans les maisons, ils sont perpétrés devant la famille, le mari et, souvent, devant les enfants. Il y a des scènes terribles où l'on demande aux frères de violer leurs soeurs.
Je connais un exemple très précis. On demande à un premier frère de violer sa soeur. Il refuse, on lui coupe la tête. Le deuxième refuse, on lui coupe la tête. Le troisième accepte, si on peut dire, et alors qu'il est sur la jeune fille, on le tue également. Ensuite, il y a un viol de la jeune fille devant ses parents.
J'ai entendu plusieurs témoignages précis, très difficilement soutenables, faits par des gens qui ont vu ces choses ou qui les ont vécues. Il y a donc des viols lors des raids dans les maisons. Ce sont toujours des viols collectifs. Plusieurs soldats les commettent en général devant des témoins. On parle aussi de femmes qu'on kidnappe et qu'on viole dans des maisons particulières prévues, semble-t-il, à cette fin. On parle de maisons de quartier qui sont gardées et dans lesquelles des femmes sont violées jour et nuit pendant plusieurs jours.
Les femmes sont arrêtées également aux postes de contrôle de la circulation. On sait que lorsqu'elles sont arrêtées aux postes de contrôle de la circulation, on leur bande les yeux ou on leur met des cagoules et on les entraîne dans des centres de détention tenus par les services secrets. Plusieurs de ces centres sont célèbres, ils ont des numéros à Damas. Il y a également plusieurs centres des services secrets à Homs et près de Daraa. La plupart des femmes avaient même du mal à situer où elles étaient. J'ai entendu plusieurs témoignages et il semble que c'est pratiquement toujours la même chose. Ces lieux de détention et ces cellules sont dans des sous-sols. En général, on leur fait descendre des escaliers très profonds et plusieurs me racontent les mêmes scènes. C'est terrifiant. Cela me faisait penser à des tableaux du Moyen-Âge qui représentent l'enfer. Il y a un grand couloir où des gens sont attachés. Il y des hommes et des femmes, — en l'occurence c'était des hommes —, mais dans les salles de torture, des femmes sont attachées ou crucifiées. C'était le mot qu'utilisait ma traductrice. Elles avaient donc les bras et les jambes écartés, elles étaient attachées par des cordes et torturées.
Ce n'est que par la suite que j'ai vu qu'une liste de 31 tortures avaient été répertoriées par Amnistie Internationale. Je n'ai vu cela qu'après et cela correspondait à ce qu'on m'avait raconté. En effet, elles sont flagellées avec des fils de fer. On promène des bâtons électriques sur leur corps et on les introduit dans le vagin, dans l'anus et sur tout le corps. Quelquefois, elles sont suspendues par les bras et quelquefois elles sont suspendues par les pieds, la tête en bas. Régulièrement, on leur fait toucher de l'eau, soit par les pieds ou par les mains quand elles ont la tête en bas, ce qui accentue les chocs électriques.
Je reviens au viol. Il y a en général une sorte de processus qui est le même. Quand les femmes arrivent, on les met à nu tout de suite. Il faut savoir que ces femmes sont très conservatrices et très religieuses. Ce sont des femmes voilées. Le fait de les mettre à nu quand elles arrivent est absolument atroce. D'ailleurs, la plupart refusent. On commence à se moquer d'elles et on leur demande si elles préfèrent que les gardiens le fassent eux-mêmes. Alors, elles en arrivent à le faire. Petit à petit, on se moque s'elles, on les touche, on palpe leurs seins, etc. On leur fait faire des exercices de gymnastique et, très souvent, ces scènes sont filmées et elles le savent.
Sima Nassar m'a raconté que lorsqu'une femme est violée sous les caméras de télévision, le film-vidéo va être envoyé à son oncle qui est par exemple, un chef religieux ou un prédicateur très connu. J'ai plusieurs exemples de films-vidéo envoyés par la suite à des familles pour les offenser, inutile de dire pourquoi. Une fois qu'elles sont mises à nu, on les envoie dans des cellules. Quelquefois, c'est dans des cellules minuscules dans lesquelles elles ne peuvent ni se tenir debout, ni s'allonger. Elles sont recroquevillées. Il y a là des scènes terribles parce qu'il y a des rats. Parfois, on leur lance un carton pour attirer les rats. Elles sont dans l'obscurité et elles sentent les rats.
D'autres sont vraiment très nombreuses dans les cellules, qui ne sont évidemment pas conçues pour contenir un si grand nombre de personnes. Elles sont les unes contre les autres, elles se touchent et ne peuvent évidemment pas toutes s'allonger la nuit. C'est à tour de rôle qu'elles peuvent le faire. Là encore, il y a toujours des scènes impliquant des souris et des rats.
Ensuite, on les viole, quelquefois devant les autres. À d'autres occasions, elles sont entraînées dans une cellule où elles sont violées, toujours par plusieurs personnes. Souvent, me dit-on, ce sont des gens qui sentent l'alcool. Quoi qu'il en soit, c'est toujours sous les yeux d'un chef, qui ordonne ces viols et dit comment procéder. Je ne sais pas si je dois vous décrire les scènes les plus atroces, mais comme vous pouvez l'imaginer, ces femmes sont toutes affolées. Certaines d'entre elles s'évanouissent.
J'ai rencontré à Amman des médecins psychologues qui m'ont décrit des vagins ravagés, extrêmement abîmés et des corps martyrisés. Ces femmes m'ont aussi montré des cicatrices terribles. On lacère leur corps au moyen de petits couteaux. Il y a toujours des brûlures de cigarette dans le cou, sur les seins et ailleurs. Une des questions essentielles qui se pose consiste évidemment à savoir s'il s'agit d'initiatives barbares, dispersées, imputables à des soudards et à des ivrognes livrés à eux-mêmes, ou s'il s'agit plutôt d'une arme stratégique, élaborée et commandée par une hiérarchie.
J'ai interrogé à ce sujet des gens responsables comme Abdul-karim Rihawi, le président de la Ligue syrienne des droits de l'Homme, Burhan Ghalioun, l'ancien président du Conseil national syrien, ainsi que des avocates que j'ai rejointes en Syrie. Ces personnes sont absolument convaincues qu'il s'agit d'un ordre absolument massif qui est exécuté dans tous les centres de détention des services secrets. Je précise que cela se produit dans les centres de détention des services secrets et pas forcément dans les prisons officielles. En effet, des avocats peuvent avoir accès à ces dernières, même si c'est difficile. Il y a donc des semblants de procès, des farces, mais il y a tout de même des visites. Dans les prisons officielles, on peut parler aux prisonnières. C'est pourquoi les viols ont lieu dans les centres de détention des services secrets. Tout le monde me dit que c'est effectivement une stratégie. J'ai essayé de voir comment il serait possible d'en faire la preuve. Or c'est extrêmement compliqué.
Je note c'est que c'est toujours le même processus: les femmes sont mises à nu, filmées et violées devant des témoins. Il s'agit toujours de viols collectifs et les mêmes phrases sont toujours prononcées. Comme me l'ont dit plusieurs femmes— et une activiste qui a fait une autre enquête en Syrie me l'a affirmé également —, on leur dit: « Vous, les rebelles, vous vouliez la liberté, eh bien la voilà ». On leur dit cela en les violant. C'est toujours le même processus.
De plus, plusieurs femmes m'on dit qu'on leur injectait un produit paralysant pour qu'elles ne remuent pas. On m'a livré un témoignage que je n'ai entendu qu'une seule fois. Je l'ai recueilli presque par hasard, un jour où j'ai revu l'une des jeunes filles qui me racontaient des choses absolument terribles. J'ai publié son témoignage in extenso dans Le Monde. Elle a assisté à des choses horribles que subissent les femmes, mais ça touche aussi les hommes. En effet, sachez qu'on viole les hommes. Aucun ne le dira. Là encore, le secret est obligatoire. Aucun homme ne l'avouera jamais, mais il y a aussi énormément d'hommes qui sont violés. On m'a dit qu'environ 80 % des prisonniers étaient violés et que c'était invérifiable. On m'a dit aussi que les hommes préféreraient mourir plutôt que d'avouer une chose pareille.
Par contre, lorsqu'ils sortent de prison, les hommes ne risquent rien. En réalité, le fait d'avoir été torturé fait d'eux des héros alors qu'une femme ayant été torturée ou dont on imagine simplement qu'elle a pu être violée est bannie. Sa vie est foutue du fait qu'elle risque d'être exclue de sa famille. J'ai dit ceci à une jeune femme qui avait accepté de me parler et que je revoyais pour la deuxième fois « Vous avez été violée à de nombreuses reprises, presque tous les jours à un moment donné. Est-ce que vous étiez terrifiée à l'idée de tomber enceinte? » Or elle m'a répondu « Eh bien non ».
Elle m'a dit que, dans ce chaos qu'était la prison, dans ces horreurs qu'elle voyait tous les jours, dans cette saleté dans laquelle elles étaient puisqu'il était impossible d'avoir des douches et que certaines n'ont jamais pu se laver pendant plusieurs mois, un médecin passait avec un petit carnet pour demander les jours de leurs règles, puis passait vérifier. Il leur donnait une pilule. Elle ne m'a pas dit le mot, mais il y avait une pilule à prendre tous les jours à une heure fixe. Vraisemblablement, c'était une pilule contraceptive.
Elle a dit qu'à un moment donné, ses règles étaient en retard de trois jours. Elle m'a dit que le médecin — que les détenues appelaient le docteur Cetamol — lui a donné un cachet quand il a su qu'elle avait ce retard. Ce cachet, ce médicament comme elle le disait, lui a fait mal au ventre toute la nuit. Elle a été très malade. Elle ne dit pas le nom de ce médicament bien sûr, mais je pense qu'on peut conclure que c'était une pilule abortive.
On m'a dit aussi que des bébés naissent pourtant de ces viols collectifs. Il n'y a pas toujours cette pilule dans ce centre à Damas dont on m'a parlé plusieurs fois. Des bébés naissent et cela provoque des drames en cascade. Dans la ville de Lattaquié, par exemple, une jeune femme s'est suicidée parce qu'elle n'avait pas réussi à avorter. Une autre a été jetée du balcon du premier étage par son père. On a trouvé des nouveau-nés dans les ruelles de la ville de Daraa. C'est tout le désespoir de beaucoup de femmes à qui j'ai parlé. Des activistes ou des avocates me disaient que ce silence dans lequel elles étaient enfermées était terrible, parce qu'elles ne pouvaient même pas les aider.
Elles ne peuvent pas témoigner et sont enfermées dans leur silence. C'est une prison totale. On sait que le silence est le meilleur allié du bourreau. C'est toute la perversité de cette arme. Les femmes ne peuvent pas dire ce qu'elles ont vécu et puisqu'elles ne peuvent pas le dire, on ne peut pas les aider. On ne peut pas intervenir et dénoncer officiellement ce crime puisque les premières victimes sont enfermées dans ce silence.
Je pourrais aussi vous dire ce qu'on m'a raconté sur ces femmes. Certaines, après avoir été violées en prison, ne peuvent en parler qu'à leurs codétenues à qui c'est aussi arrivé. La première panique, en dehors des souffrances terribles qu'elles ont, est de dire qu'elles sont foutues. Certaines n'osent même pas retourner dans leur famille lorsqu'elles sont relâchées. Elles n'osent plus faire face à leur père ou à leur mari. D'autres risquent d'être victimes de crimes d'honneur. En effet, le président de la Ligue syrienne des droits de l'Homme m'a dit qu'il y a eu des centaines de crimes d'honneur à Alep, à Homs et dans les principales villes où cela a pu arriver.
Par ailleurs, certaines vivent des drames dans leur famille sans être tuées. Elles sont bannies et sont complètement rejetées par leur belle-famille. On m'a cité le cas d'une jeune femme qui a vécu quelque chose de terrible. Lorsqu'elle est revenue chez elle, ses bagages et ses valises étaient devant la maison. On lui fait comprendre qu'elle ne pouvait plus revenir. Son mari l'a rejointe finalement et a voulu quand même vivre avec elle. Ils sont allés en Jordanie jusqu'au moment où quelqu'un a dit, officiellement, que cette femme avait été violée. Le mari a été fou de rage et a immédiatement divorcé. La femme a dû rentrer sous l'opprobre et sous la honte totale du reste de sa famille.
Ce sont des situations très douloureuses. C'est le crime le plus terrible parce qu'il fait exploser les familles. Il détruit le système social et il fait des femmes des doubles victimes ou des coupables d'avoir été victimes. C'est pour cela que ce crime n'est pas comme les autres. Il entraîne le désespoir, y compris celui des activistes et de celles qui voudraient les aider, parce qu'on ne peut pas en parler et qu'on ne sait même pas comment les aider. Au dernier moment, une femme m'a avoué qu'elle n'avait pas dit à son mari qu'elle avait été violée, qu'il lui était arrivé ce truc terrible, qu'elle voulait mourir et qu'elle ne savait plus comment vivre. Cette femme avait déjà deux enfants. Elle a dit que le monde entier se préoccupait des armes chimiques, que l'ONU se préoccupait des armes chimiques, mais que, pour elles, comme Syriennes, le viol était pire que la mort et qu'il avait lieu tous les jours.
Je vous remercie.
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Oh là là! Il est difficile pour moi de dire ce que peut faire la communauté internationale. Je réduis mon rôle à celui de journaliste qui est là pour briser le silence. Le silence est le meilleur allié des bourreaux. Ces pauvres femmes ne peuvent pas dire elles-mêmes ce qu'elles vivent, car elles risqueraient leur vie. Mon rôle est d'alerter la communauté internationale. Je ne peux pas savoir ce qu'elle fait, mais elle doit au moins savoir que de tels crimes existent.
Je suis très frappée de voir que, bien souvent, lorsqu'on parle des sociétés en guerre, on se contente de témoignages masculins. On nous parle des guerriers et de leurs souffrances, de leurs stratégies, etc. Les hommes représentent 50 % de la population, voire moins. Or, dans les sociétés en guerre ou pendant les révolutions, on oublie l'autre partie. Je suis maintenant très sensible à cet état de choses quand je lis des témoignages dans la presse ou quand je vois des films à la télévision. L'autre jour, il y avait un très beau film sur la Syrie en guerre, mais on n'a pas vu un seul visage de femme pendant une heure. Tout le monde a applaudi ce film en disant que c'était une merveille, mais on n'y voyait pas une seule femme.
Je voudrais qu'à tout le moins, lorsque les politiciens et la communauté internationale essaient de comprendre ce qui se passe dans des sociétés en guerre, ils se demandent systématiquement ce qu'il en est des femmes. Dans la plupart des pays, ce sont elles, les premières victimes. Je vous ai parlé des viols, mais je pourrais aussi vous dire que, alors qu'elles sont des civils — évidemment, ce ne sont pas elles qui font la guerre —, elles sont visées par des snipers, notamment celles qui sont enceintes. Il y a des témoignages très précis là-dessus.
Dans les rues d'Alep et de Homs, les snipers essaient de tuer des femmes. J'ai rencontré des femmes qui avaient perdu une jambe. L'une d'elles riait en me disant qu'on lui avait tiré dessus et que, ce jour-là, plusieurs femmes avaient perdu leur jambe gauche. Je me demandais de quoi on me parlait; c'était incroyable. Elle m'a alors expliqué que les snipers faisaient des paris et que, ce jour-là, ils essayaient de tirer sur la jambe gauche des femmes, la jambe près du coeur. Cela n'avait aucun sens, mais ils jouent à de tels jeux afin de viser un maximum de femmes, notamment des femmes enceintes. En effet, plusieurs femmes enceintes étaient systématiquement visées.
On l'a vu, les femmes servent aussi de boucliers humains. Certaines ont été capturées et on les a forcées à marcher devant les troupes ou à monter dans un tank. Évidemment, le tank n'allait pas être attaqué, mais on mettait les femmes en avant sur le tank. Des femmes sont kidnappées pour obtenir une rançon, ce qui est relativement classique, mais on les kidnappe également parce qu'on sait combien elles sont importantes quand vient le temps d'échanger des prisonniers. Il est mieux d'avoir des femmes à échanger. En effet, les partis composés rebelles ou de l'armée syrienne voudront tellement récupérer les femmes qu'ils auront tendance à échanger disons 10 prisonniers pour une femme. On les kidnappe d'autant plus qu'on connaît leur valeur. Il y a beaucoup d'échanges de prisonnières en ce moment.
La situation en Syrie est d'une telle complexité que je ne sais pas ce que je pourrais recommander. Je peux dire cependant que, de façon générale, il faudrait qu'en Syrie et dans d'autres pays les femmes soient systématiquement associées au processus de paix. Je connais la situation des femmes syriennes. J'ai parlé à des avocates syriennes. Elles sont très raisonnables et engagées et elles font preuve d'un grand pragmatisme. Elles ne sont pas animées par la haine lorsqu'elles me racontent leur histoire et ce sur quoi elles ont pu enquêter. À la télévision, quand je vois tous ces hommes qui font partie des processus de paix, je me dis que le monde est mal fait. Ce n'est pas normal.
À la table des négociations ou quand on consulte des spécialistes au sujet d'un pays donné, on devrait systématiquement faire intervenir des femmes. Des femmes avocates et d'autres qui se lancent en politique ou qui sont médecins peuvent témoigner. Il est très important qu'elles soient systématiquement associées à tous les processus de paix.
Les femmes sont les premières victimes dans ce conflit comme dans beaucoup d'autres. Toutefois, en ce qui concerne la situation en Syrie, les femmes sont systématiquement des instruments.
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C'est en effet une très bonne question. Il est évident que toutes les femmes que l'on peut identifier comme avocates, universitaires, intellectuelles ou journalistes qui auraient pris des positions contre le régime de Bashar al-Assad sont bien sûr systématiquement les premières visées.
Ensuite, évidemment, celles dont on soupçonne le mari, le père ou le frère d'être des combattants ou des rebelles sont les plus en danger. Pour atteindre ces pères, ces frères ou ces maris, on prend toujours évidemment les femmes.
Il se fait des raids dans les maisons. Plusieurs femmes ont raconté un raid dans une maison où, tout à coup, la police arrive et demande où est le frère. Souvent, les femmes sont incapables de le dire et on prend systématiquement la fille et on l'entraîne à l'extérieur. On sait très bien qu'elle va être violée, et ce, simplement pour punir le frère ou pour lui donner envie de se rendre ou de se montrer. C'est souvent arrivé et c'est une sorte de chantage.
Pour atteindre le père et le frère, on prend toujours la femme ou la fille et elle va payer pour eux. On va la violer pour humilier le père ou le frère afin qu'il ait la responsabilité du crime le plus terrible, soit celui du viol de de sa fille ou de sa soeur. De toutes façons, pour les attaques, vous avez raison, il s'agit d'une façon d'atteindre les rebelles.
Il y a aussi beaucoup de femmes qui sont prises au hasard. Trois femmes violées que j'ai interviewées ont dit avoir été prises totalement par hasard. Pour l'une, c'était au sortir de l'université. On l'a arrêtée avec une amie. Une autre marchait avec sa fille dans la rue. Je crois que sa fille était étudiante en chimie. On les a arrêtées et on les a prises toutes les deux. On les a déshabillées et on a pris leur téléphone portable. Hélas, sur le téléphone portable de la fille, il y avait la photo de ce qu'ils appellent un martyr. On y voyait un jeune homme rebelle qui a été assassiné et qui était donc considéré comme un martyr. Dans ce cas, on vénère les photos des martyrs. La jeune fille avait sur son téléphone portable la photo de ce martyr avec un verset du Coran qui disait, je crois: « J'espère qu'il va au paradis » ou « Dieu, accepte-le dans ton paradis » ou quelque chose du genre. Donc, ce fut encore pire pour cette jeune fille qu'on avait choisie au hasard. Là encore, sa famille n'était pas spécialement intéressée par la révolution. Elle a été encore plus violemment battue, violée, etc.
Une autre femme m'a raconté qu'elle était originaire de Deraa. Deraa est la ville dans laquelle il y a eu les toutes premières manifestions. Elle est donc considérée comme une ville d'insurrection. Cette femme avait quitté Deraa depuis longtemps. Elle avait huit enfants et habitait à Damas avec son mari et ses enfants. Du jour au lendemain, ses enfants n'ont plus eu le droit d'aller à l'école. Stupéfaite, elle s'est rendue un matin à l'école. Cette femme n'est jamais elle-même allée à l'école et ne sait ni lire ni écrire. Elle s'est donc rendue à l'école pour demander au nom de quoi les dirigeants privaient ses enfants d'éducation, en expliquant que ses enfants n'avaient rien à voir avec ce qui se passait à Deraa et qu'ils habitaient à Damas. Elle avait à peine fini de parler qu'on a fermé la porte derrière elle et on l'a tabassée. La directrice et d'autres professeurs ont appelé les services secrets qui sont arrivés sans tarder. Ils ont bandé les yeux de cette femme, l'ont kidnappé et l'ont conduite dans un centre des services secrets où elle est restée pendant des semaines. Je pense qu'elle y a été pendant six mois.
Elle a été violée et a subi toutes les sortes de torture. Plusieurs fois, elle a été transportée dans des prisons et dans d'autres lieux de détention des services secrets. Elle a changé quatre ou cinq fois de lieu de détention. Sa famille n'a absolument pas entendu parler d'elle pendant six mois et elle n'a pas entendu parler de ses enfants. Après, il y a eu un simulacre de procès ridicule, une sorte de farce et on l'a libérée. Cette femme n'avait rien à voir avec la révolution. Elle s'était simplement plainte que ses enfants soient renvoyés de l'école.
On pourrait difficilement affirmer qu'il s'agit systématiquement de membres de familles révolutionnaires. Ce n'est pas forcément le cas. Oui, il s'agit en priorité de membre de familles révolutionnaires, mais pas toujours. On porte vraiment atteinte à toutes les familles. On veut terroriser l'ensemble de la population. En général, ce sont des sunnites qui sont visés. Les bourreaux, qu'ils soient soldats ou miliciens, disent toujours quelque chose au sujet des sunnites. Ils s'adressent beaucoup à eux et disent qu'ils vont les humilier et les écraser. La plupart du temps, les exactions et les supplices sont perpétrés contre les sunnites, qui forment la majorité de la population.