SDIR Réunion de comité
Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.
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Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international
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TÉMOIGNAGES
Le mardi 26 novembre 2013
[Enregistrement électronique]
[Français]
À l'ordre, s'il vous plaît.
Nous sommes le Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international. En ce 26 novembre 2013, nous tenons notre cinquième séance.
[Traduction]
Nous allons aujourd'hui nous entretenir avec Frances Harrison en direct du Royaume-Uni où on est probablement en fin d'après-midi. Elle accepte de se joindre à nous afin de nous livrer des renseignements complémentaires pour notre étude sur les problèmes qui, au Sri Lanka, continuent de se manifester dans le domaine des droits de la personne.
Madame Harrison, vous avez la parole.
Merci de votre accueil.
Sans doute devrais-je préciser que je suis l'auteure d'un livre qui raconte l'expérience de ceux qui, lorsque la guerre civile a pris fin en 2009, avaient survécu aux événements. C'est donc très volontiers que je répondrai aussi à vos questions qui touchent cette période-là.
Laissez-moi d'abord vous dire quelques mots des recherches que j'ai effectuées en vue d'un récent documentaire de la BBC sur les tortures et les viols que l'on constate encore de nos jours au Sri Lanka. Nous nous sommes essentiellement fondés sur les témoignages de demandeurs d'asile et de réfugiés arrivés au Royaume-Uni, mais aussi sur les récits que nous ont faits des personnes ayant trouvé asile dans d'autres pays européens. Par souci de leur sécurité, je ne vais pas préciser les pays dans lesquels ils se trouvent actuellement.
J'avais, au départ, l'intention de me pencher sur le cas des personnes qui, m'avait-on dit, avaient, à la fin de la guerre, été victimes d'abus sexuels alors qu'elles se trouvaient en détention, car j'étais au courant d'un certain nombre de cas. Mais j'ai fini par m'apercevoir que le phénomène était beaucoup plus large que prévu. J'ai pris, cette année même, connaissance d'un grand nombre de cas de femmes, mais aussi d'hommes se trouvant actuellement au Royaume-Uni et qui affirment avoir, à de multiples reprises, été, lors de leur détention aux mains de l'armée sri lankaise ou d'agents du Bureau des enquêtes criminelles, violés et torturés.
J'ai découvert 12 personnes, huit femmes et quatre hommes, qui sont parvenus au Royaume-Uni après avoir été, cette année même, victimes de viols. C'est dire qu'elles ont été accueillies sans tarder. Certains avaient déjà un visa d'étudiant, d'autres ont pu en obtenir un rapidement et ont pu ainsi se rendre au Royaume-Uni où ils ont demandé asile. D'autres ont gagné l'Inde par bateau, puis, munis de faux passeports, ont pu se rendre au Royaume-Uni en passant par le Moyen-Orient.
De ces 12 personnes qui affirment avoir été violées en cours d'année alors qu'elles se trouvaient en détention, neuf ont déjà fait l'objet d'un rapport médico-légal rédigé par un expert indépendant, où sont décrits les dommages physiques et psychologiques subis, et qui confirme les tortures dont elles ont fait état. Elles portaient, presque toutes, des cicatrices qui sont la marque d'actes de torture, dont... Toutes, je crois pouvoir dire, portaient des brûlures de cigarette. On a, sur le corps d'une des femmes, relevé 30 brûlures de cigarette dont, je vous dis ça à titre d'exemple, des brûlures sur les parties génitales. On a très souvent constaté cela.
Je suis également tombée sur de nombreux cas remontant à l'année dernière, si nombreux que je n'ai pas pu tous les étudier. Tous n'auraient d'ailleurs pas trouvé place dans mon documentaire. J'en connais huit remontant à l'année dernière, mais il y en a beaucoup plus encore. Je précise que ce ne sont pas les mêmes que les 12 cas documentés l'année dernière par Human Rights Watch. Je crains cependant que ce ne soit que la partie émergée de l'iceberg, car les cas que nous avons documentés jusqu'ici concernent des personnes qui avaient l'argent, la bonne chance et les moyens nécessaires pour s'enfuir rapidement au Royaume-Uni.
Les récits que j'ai recueillis dépeignent une situation effroyable. Il ne s'agit pas, en effet, d'événements isolés, mais de cas qui ne cessent de se reproduire. Il s'agit, en général, de personnes plus ou moins liées aux Tigres de libération de l'Eelam tamoul, mais aucunement, selon moi, de combattants endurcis.
J'habitais naguère au Sri Lanka. Je m'y trouvais à nouveau pendant la période où se déroulait le processus de paix. J'ai donc pu passer pas mal de temps auprès des Tigres tamouls. J'ai eu l'occasion d'interviewer bon nombre de ces Tigres et je pense pouvoir dire que les personnes dont je parle n'étaient pas du tout des combattants endurcis. C'était des personnes qui avaient rejoint les Tigres à Jaffna ou à Colombo, qui les aidaient à transmettre des messages, à se trouver des abris, ou qui confectionnaient des uniformes. C'était essentiellement cela. Il ne s'agissait pas, pour la plupart, de personnes ayant participé aux combats armés. Ceux qui avaient pris part à la guerre affirmaient avoir été recrutés de force au cours des derniers mois.
Ce qui se passait en général, c'est qu'on les traquait, souvent dans le nord du pays. On leur bandait les yeux et on leur liait les mains avant de les jeter à l'arrière d'une camionnette blanche. Après un trajet de quelques heures sur une route carrossable, on les conduisait, par un chemin défoncé, dans une zone plus éloignée avant de les introduire dans un bâtiment. Elles n'ont jamais aperçu ne serait-ce que la façade du bâtiment, ni en entrant, ni en sortant. On les tenait isolées dans une salle. On leur bandait les yeux avant de les emmener aux toilettes ou à une salle d'interrogatoire équipée d'instruments de torture. Toutes les femmes ont dit avoir entendu les hurlements de femmes tamoules qui, ont-elles pensé, étaient en train d'être torturées ou violées.
On les a photographiées, et prélevé leurs empreintes digitales. Elles ont toutes dû signer des aveux rédigés en singhalais, langue qu'elles ne comprenaient pas. Les tortures et les viols avaient lieu à la fois avant les aveux et après. On n'avait pas l'impression, en effet, qu'il s'agissait surtout d'obtenir des aveux. Elles restaient généralement détenues.... Une des femmes que j'ai rencontrées a été retenue pendant quatre mois, mais la détention durait en général 20 ou 30 jours. Leur détention durait jusqu'à ce qu'un membre de la famille parvienne à trouver quelqu'un, un intermédiaire, souvent un membre de l'EPDP, le parti de la milice tamoule alliée au gouvernement, pour négocier un échange permettant d'obtenir la libération, généralement contre un énorme pot-de-vin. Toutes celles qui ont été libérées ne l'ont été qu'après versement d'un pot-de-vin.
Une jeune fille m'a raconté que, pendant ses trois derniers jours de captivité, on l'avait maintenue nue dans une cellule où elle a été violée juste avant d'être libérée. Les autres femmes m'ont dit avoir été violées à de multiples reprises pendant leur période de détention, à la fois par des militaires en uniforme et par des hommes en civil. C'étaient de toutes jeunes femmes qui demeurent profondément affectées par ce qu'on leur a fait.
Leur remise en liberté se passait presque toujours de la même manière. On leur bandait les yeux avant de quitter leur cellule. Sans leur dire qu'on allait les libérer, on les transportait en camionnette sur un chemin défoncé, puis sur une route carrossable, puis à nouveau sur un chemin défoncé, et en fin de trajet, on les éjectait de la camionnette et elles pensaient que c'était pour les exécuter. Elles étaient terrorisées. Puis, on leur retirait le bandeau des yeux et elles apercevaient un oncle, un père, enfin quelqu'un qu'elles reconnaissaient. Certaines ont vu remettre de l'argent. D'autres non. Le marché avait déjà été conclu. Dans la plupart des cas, elles ne sont pas rentrées chez elles. Elles ne se sont pas rendues chez leur mère, par exemple, et n'ont jamais dit à leur mère tout ce qu'on leur avait fait. On les cachait quelque part, et leur faisait quitter clandestinement le pays le plus vite possible.
Voilà une des catégories sur lesquelles je me suis penchée, en l'occurrence le dossier des viols qui, cette année encore, continuent à avoir lieu.
Je me suis également penchée sur la question des tortures et abus sexuels commis dans le cadre du programme organisé par le gouvernement en vue de la réinsertion sociale des anciens combattants. Je ne sais pas dans quelle mesure vous êtes au courant de ce qui se passe en ce domaine. Nous croyons savoir qu'environ 12 000 anciens combattants ou personnes soupçonnées d'avoir combattu ont été détenus ou se sont rendus à la fin de la guerre et ont été internés dans les quelque 22 camps existant à l'époque. Il en reste actuellement quatre.
On m'a remis le dossier de sept hommes, et j'ai pu en rencontrer certains. Quatre ont été examinés par des médecins dont le rapport confirme qu'ils ont été torturés alors que les archives du gouvernement prouvent bien qu'ils avaient été versés dans un programme de réinsertion. Je précise, pour vous donner une idée de la situation, qu'il ne s'agissait pas nécessairement d'hommes mûrs. En effet, l'un de ceux que j'ai rencontrés avait été recruté de force par les Tigres à l'âge de 17 ans. Il a combattu pendant six mois, et peut-être ne devrais-je même pas dire combattu, car il aidait essentiellement à transporter les munitions et les cadavres de combattants morts. À la fin de la guerre, il avait tellement peur qu'il s'est rendu à l'armée, pensant qu'il était préférable d'avouer ce qu'il avait fait. On l'a gardé quatre ans dans un centre de réinsertion. Quatre ans de réadaptation pour un passage de six mois chez les Tigres, cela semble long. D'après lui, il aurait fait quatre camps. Et à chaque fois... on ne sait pas très bien lesquels étaient des camps de détention, ou à quelle époque ce sont devenus des camps de réadaptation, car... le programme, mais il est clair que certains des lieux où il a été interné, Welikanda par exemple, dans l'est du pays, sont des centres de réadaptation. Il affirme avoir été torturé dans chacun de ces endroits, et avoir notamment fait l'objet de sévices sexuels. Il n'a caché aucun détail des choses insupportables qu'on lui a faites, mais je ne vous donnerai, pour l'instant, pas plus de détails. Il était jeune et, après sa remise en liberté, on a continué à le harceler, à l'obliger de faire des dénonciations à la police ou aux autorités militaires. Sa vie était devenue un calvaire. Sa famille a fini par lui conseiller de quitter le Sri Lanka. Son cas ressemble à celui des autres hommes que j'ai pu rencontrer et qui avaient eux aussi été versés dans ce programme de réadaptation et qui s'étaient trouvés dans la même situation, à peu près aux mêmes époques.
J'ajoute qu'ils m'ont également dit qu'on les obligeait à fumer des cigarettes et à boire de l'alcool les contraignant ainsi à enfreindre l'interdiction du tabac et de l'alcool décrétée par le LTTE. Une brimade de plus.
Il est clair que ces sept affaires dont je viens de vous parler, par rapport aux 12 000 cas recensés, ne représentent pas grand-chose, mais je sais très bien qu'il existe, ne serait-ce qu'au Royaume-Uni, de nombreux autres cas que je n'ai pas encore pu documenter. J'ajoute m'être récemment rendue à Paris, où j'ai appris que là aussi, on avait recensé de nombreux cas.
Je me suis par ailleurs penchée sur une forme de torture qui me paraît particulièrement cruelle. Peut-être en avez-vous déjà entendu parler. Il s'agit de marquer au fer rouge le dos du prisonnier. J'ai rencontré, au Royaume-Uni, des hommes, et certaines femmes aussi, qui, sur leur dos, portent entre 2 et 15 de ces marques au fer rouge. Ces marques couvrent parfois 50 % de la surface du dos. Je sais, par deux des médecins qui travaillent dans ce domaine, des spécialistes des soins aux personnes torturées, et par l'organisation caritative Freedom from Torture, qu'on s'occupe actuellement de près de 100 hommes et femmes tamouls qui, après la guerre, ont été de la sorte marqués au fer rouge au Sri Lanka, et cela au cours des deux ou trois dernières années. Il y a probablement au Royaume-Uni de nombreuses autres personnes à qui cela est arrivé, mais que nous n'avons pas encore recensées. Je sais pertinemment que certaines des personnes que j'ai rencontrées n'ont consulté ni un avocat ni un médecin, et leurs cas demeurent inconnus des organisations caritatives.
Je voudrais, afin de vous faire comprendre l'étendue du phénomène... Freedom from Torture est allée jusqu'à mener une enquête médico-légale pour s'assurer qu'il ne s'agissait pas de violences auto-infligées. Je crois savoir que cette enquête va bientôt être publiée dans une revue médico-légale. Selon les travaux qui ont été menés, il n'est pas possible de s'infliger à soi-même de telles tortures, car il faudrait pour cela, soit être anesthésié, soit ligoté. De nombreuses victimes ont raconté qu'elles avaient perdu connaissance sous l'effet de la douleur. C'est ça le marquage au fer rouge.
L'organisation caritative britannique dont je viens de parler, Freedom from Torture, a en outre documenté 120 cas de torture qui se sont produits depuis la fin de la guerre. Vous n'ignorez pas que pour sa part, Human Rights Watch a, depuis la fin de la guerre, documenté 62 cas de sévices sexuels.
Permettez-moi de vous citer le cas d'un médecin spécialiste indépendant appelé à témoigner devant le Home Office, en Grande-Bretagne, dans le cadre de demandes d'asile. Ce médecin, qui jouit d'une grande réputation, m'a dit avoir, au cours des cinq dernières années, examiné et documenté 200 Tamouls ayant fait l'objet de tortures. J'ai été choquée par l'ampleur du phénomène.
J'ajoute très rapidement que toutes les personnes avec qui je me suis entretenue affirment que bien qu'elles aient quitté le Sri Lanka, leurs familles continuent à être harcelées. Les agents de la sécurité viennent frapper à leur porte pour les interroger. Après la dernière réunion des chefs de gouvernement des pays du Commonwealth, les autorités ont sévi contre les personnes qui avaient collaboré avec les médias, et notamment contre les personnes ayant collaboré au programme que j'ai réalisé et qui a été diffusé dans le monde entier, ou à certains autres programmes réalisés par les chaînes de télévision britanniques. Je ne veux pas vous en dire trop à cet égard, car cela risquerait de faire repérer les personnes qui ont été harcelées, mais je sais que cinq familles, ceux qui les avaient interviewées, ont, la semaine dernière encore, été interrogées, voire menacées.
La BBC a remis les éléments de preuve que j'ai recueillis dans le cadre de ce documentaire à une juriste britannique spécialiste des droits de la personne. Elle estime, après avoir étudié les dossiers et les renseignements annexes, que les actes en question revêtent une telle ampleur et un caractère systématique tel qu'ils pourraient être constitutifs de crimes contre l'humanité. J'estime que, politiquement, il s'agit d'une opération de nettoyage menée contre ceux qui auraient entretenu les moindres liens avec le LTTE. Ce qui rend tout cela possible, c'est le climat d'impunité entourant ce qui s'est produit en 2009 et le fait que les responsables n'ont jamais été mis en cause.
Je vais m'en tenir là pour l'instant, si vous le voulez bien, et vais répondre à vos questions.
Entendu.
Nous avons sept minutes à consacrer à une série de questions et de réponses, mais je vais devoir être très strict sur la question du temps de parole.
Madame Grewal, c'est à vous.
Merci, madame la présidente.
Je tiens d'abord, madame Harrison, à vous remercier de l'exposé que vous nous avez présenté. Tout cela est d'un très grand intérêt.
Les violences de la guerre civile ont bouleversé la vie de milliers de Sri Lankais. Beaucoup d'entre eux ont fini par pouvoir rentrer chez eux, mais le pays compte encore des milliers et des milliers de personnes déplacées. Dans quelle mesure les recherches et enquêtes que vous avez menées indiquent-elles que ces personnes sont encore exposées à des sévices et autres violations des droits de la personne?
Les violations des droits de la personne que je suis parvenue à documenter visent essentiellement les gens ayant eu des liens avec le LTTE. J'ai, par contre, constaté un phénomène que nous avons pu documenter en collaboration avec les groupes de femmes qui oeuvrent dans le nord du pays. Il s'agit d'un état d'insécurité généralisé les familles dirigées par des femmes, qu'elles soient veuves ou que leurs maris aient disparu ou demeurent emprisonnés.
On nous a beaucoup parlé du harcèlement sexuel dont ces femmes font l'objet, et aussi de ce qu'on pourrait appeler les rapports sexuels de survie qui les portent, pour éviter les viols, à se placer, si l'on peut dire, sous la protection d'un militaire.
Les grossesses involontaires posent d'ores et déjà de graves problèmes. Une des femmes avec lesquelles nous avons pu nous entretenir, et qui a tenu à conserver l'anonymat, nous a dit qu'elle cherchait actuellement à se faire avorter clandestinement, le Sri Lanka interdisant en effet l'avortement à moins que la vie de la femme ne soit en danger. Il est clair que dans les zones où se poursuivaient les conflits, le problème est particulièrement grave étant donné le nombre disproportionné de femmes par rapport au nombre d'hommes, et une très lourde présence militaire qu'accompagne une forte insécurité. Des gens qui ont pu se rendre dans ces régions rapportent que dans les zones éloignées et les rizières, les habitations sont de simples cabanes. Les portes ne peuvent pas être verrouillées et les femmes qui les habitent sont particulièrement vulnérables, et plus encore la nuit.
On a également de nombreux rapports sur les anciens combattants ou responsables du LTTE, forcés chaque semaine de se présenter devant les autorités militaires, et on nous a parlé du harcèlement physique voire sexuel dont ces personnes font l'objet lorsqu'elles se pointent.
D'après ce que vous avez pu apprendre, les Sri Lankais parlent-ils volontiers de ce qu'ils ont souffert, ou règne-t-il un climat de peur?
Il règne un très fort climat de peur. Non, ils ne se confient pas volontiers.
Toutes les personnes à qui j'ai parlé craignaient pour leurs proches restés au Sri Lanka. C'était déjà vrai des personnes à qui j'avais parlé il y a quelques années, lorsque je travaillais à un livre sur la fin de la guerre. La plupart d'entre eux, même ceux qui avaient été admis comme réfugiés au Royaume-Uni ou dans d'autres pays européens, refusaient de nous donner leur nom, craignant que leurs pères ou leurs frères puissent être identifiés. Cela vaut pour les personnes qui aujourd'hui encore sont victimes de viols et de tortures.
Il est assez facile pour les autorités d'identifier quelqu'un d'après son visage. Les services de renseignement sri lankais semblent être très efficaces. Le pays n'est pas grand et il semble que chaque village compte des dénonciateurs. Les tensions sont fortes et partout il y a la peur.
Cette crainte a également frappé les milieux du journalisme après la réunion des chefs de gouvernement des pays du Commonwealth. Beaucoup craignent ce qui pourrait se passer.
Après la fin de la guerre civile, en 2009, le gouvernement sri lankais a nommé une commission chargée de tirer les enseignements qui s'imposent et de faciliter la réconciliation. Cette commission a produit un rapport.
Selon vous, quels sont les aspects, tant positifs que négatifs, de ce rapport, et dans quelle mesure le gouvernement sri lankais a-t-il mis en oeuvre les recommandations formulées?
Le problème le plus sérieux que pose cette commission est dû aux personnes qui y ont été nommées et à l'étroitesse de la mission dont elle a été investie.
Ce qui est surprenant, c'est qu'elle a néanmoins fourni à de nombreuses personnes l'occasion de témoigner et d'exiger des renseignements au sujet de ceux de leur famille qui avaient disparu. Leur témoignage a tout de même laissé filtrer un peu de vérité. Parmi les recommandations en vue d'une amélioration de la situation des droits de l'homme, bon nombre m'ont paru tout à fait raisonnables, et certaines auraient permis d'améliorer sensiblement la situation au Sri Lanka, si toutefois elles avaient été mises en oeuvre.
L'échec de la commission provient surtout du fait que personne n'a été poursuivi pour crime de guerre. La commission a exonéré l'armée, et c'est également le cas d'une commission d'enquête militaire nommée ultérieurement. D'après un communiqué des autorités militaires, il semblerait que cette commission ait, elle aussi, exonéré l'armée, mais nous ne connaissons personne qui ait eu connaissance de son rapport. Le rapport est en effet demeuré secret et je ne connais personne qui en ait eu copie.
Le verre est donc à moitié plein et à moitié vide. Pour ceux qui le voient à moitié plein, la commission de réconciliation, si elle avait pu faire correctement son travail, aurait empêché une grande partie de ce qui se passe actuellement. Il est clair que ses recommandations n'ont pas été mises en oeuvre, et qu'elles se heurtent même à cela à de nombreux obstacles. Il est clair que ses recommandations n'ont pas été mises en oeuvre étant donné les crimes effroyables qui continuent à être commis, comme nous le démontrent amplement les témoignages en provenance de ce pays.
Si j'ai bien compris, vous avez vécu et travaillé au Sri Lanka entre 2000 et 2004. Estimez-vous que, depuis lors, la situation a changé en ce qui concerne la liberté de la presse?
Non, je parlais des médias en général. La situation a-t-elle changé depuis lors en ce qui concerne la liberté de la presse? Constate-t-on une évolution?
Oui. Ce n'est plus le même pays. Lorsque j'y étais, il y a eu une année de guerre et puis l'enclenchement du processus de paix accompagné d'un esprit d'ouverture. On éprouvait à l'époque une grande liberté, une liberté de mouvement et la peur avait beaucoup diminué.
Mais parmi les personnes avec lesquelles j'avais assisté à des conférences de presse, avec qui j'avais pris part à des déplacements, nombreuses sont celles qui sont depuis devenues réfugiées et demandeures d'asile, qui travaillent en usine, à faire le ménage et qui ne peuvent plus exercer la profession de journaliste. On les retrouve en Grande-Bretagne ou dans d'autres pays européens. Elles ont tout perdu, en fait. Certaines avaient travaillé pour la BBC, pour Reuters ou pour de grandes organisations internationales. On les a fait tomber.
Je suis au courant de 50 journalistes qui, entre 2008 et 2009, ont dû s'enfuir. N'oublions pas que le Sri Lanka est un petit pays et que la vie journalistique tourne essentiellement autour de Colombo. La mise à l'écart de 50 des meilleurs journalistes, les plus libéraux et les plus ouverts, a créé un vide énorme dans la société civile.
Actuellement, de larges pans d'information ne sont, au Sri Lanka, plus diffusés, en singhalais, étant donné qu'il n'y a pas beaucoup de journalistes qui parlent à la fois le singhalais et l'anglais, sans parler du tamoul. La plupart d'entre eux ont dû partir.
Je vous remercie.
Je tiens à vous souhaiter la bienvenue devant le comité. Nous sommes heureux d'avoir l'occasion de nous entretenir avec vous.
Il y a environ un an, enfin, un peu plus, car pour un député, le temps a tendance à raccourcir, nous avons regardé la vidéo de Channel 4. Plusieurs choses m'ont frappé. D'abord, le fait que les populations civiles étaient refoulées vers les zones qui seraient après cela bombardées par le gouvernement. La Croix-Rouge se rendait dans les hôpitaux et transmettait aux autorités gouvernementales les coordonnées GPS de l'hôpital afin d'éviter les bombardements, mais, après, les bombes commençaient à tomber sur l'hôpital.
Quelqu'un a-t-il été poursuivi pour ces crimes atroces?
Je sais moi-même ce qu'il en est, mais je voudrais vous l'entendre dire.
Oui, je peux à cet égard vous citer un incident dont j'ai eu connaissance à l'époque où je préparais le livre sur ce qui est arrivé aux survivants à la fin de la guerre civile. Je savais que des hôpitaux avaient été bombardés mais, assez naïvement, je supposais que c'était par accident ou par négligence. Or, j'ai eu l'occasion de rencontrer un des médecins qui s'étaient enfuis du pays. Il m'a dit avoir donné les coordonnées GPS au comité international de la Croix-Rouge, qui les a, à son tour, transmis aux militaires. Il s'agissait de sites sous protection humanitaire et qui ont, malgré cela, dans les jours ou les heures qui ont suivi la transmission des coordonnées, été bombardés. Je crois me souvenir qu'il avait transmis les coordonnées de neuf hôpitaux, et que ce sont eux qui ont été bombardés, alors que n'ont pas été bombardés les cinq établissements dont il n'avait pas révélé l'emplacement.
Il en a conclu que les bombardements étaient délibérés. J'ai moi-même eu beaucoup de mal à l'admettre, jusqu'au jour où j'ai pu recueillir le témoignage de personnes qui s'étaient trouvées à l'époque dans les hôpitaux, soit à titre de bénévoles, soit à titre de patients. Beaucoup de gens disaient à l'époque, « Si vous êtes blessé, n'allez pas à l'hôpital à moins que votre cas soit vraiment grave. D'abord, ils n'ont pas de médicaments et ne peuvent pas faire grand-chose pour vous, et puis, à l'hôpital, vous risquez beaucoup plus d'être bombardés. »
C'est ce que tout le monde disait à l'époque, mais personne n'a été poursuivi pour les bombardements, pour ces bombes larguées, délibérément et à de multiples reprises, sur des hôpitaux, pas seulement sur des hôpitaux, d'ailleurs, mais aussi sur des gens qui faisaient la queue pour se procurer quelques provisions sur des sites humanitaires, où les réfugiés étaient regroupés et aux points de distribution de produits alimentaires. Les pires récits de ceux qui ont survécu à cette période concernent le bombardement de personnes faisant la queue lors d'une distribution de lait, des femmes enceintes ou des mères de très jeunes bébés qui attendaient qu'on leur distribue du lait en poudre dans des zones où le lait manquait. Le lait en poudre était alors une denrée sans prix, indispensable pour l'alimentation des bébés. Beaucoup de femmes étaient tellement affamées, qu'elles ne pouvaient plus allaiter. Le médecin dont je viens de vous parler a évoqué d'atroces blessures provoquées par le bombardement de personnes faisant la queue pour obtenir du lait. Il y a eu de nombreux morts, des femmes enceintes et des bébés.
J'aurais une question au sujet du livre Still Counting the Dead: Survivors of Sri Lanka's Hidden War. Comment a-t-il été accueilli, tant par les diverses communautés du Sri Lanka que par la diaspora?
Bonne question. Au départ, il a été plutôt attaqué par la diaspora tamoule, surtout à Londres et en Norvège car on n'aimait pas ce que le livre disait implicitement au sujet du LTTE. On n'aimait pas entendre parler de recrutement forcé ou du recrutement d'enfants qui, vers la fin de la guerre, était très répandu. On n'aimait pas non plus la partie du livre où j'explique pourquoi le LTTE a rejeté l'offre de capitulation que proposait la Norvège.
D'ailleurs, la plupart des Tamouls refusent de parler de cela, même maintenant. Ils sont nombreux à l'avoir rejetée, trouvant ridicule l'idée même d'une capitulation. Pour ma part, je jugeais l'offre crédible, mais à l'époque personne n'en était au courant, et en fait ils l'ont rejetée lui préférant le martyre. Ils savaient que cela laisserait de si profondes traces dans le psychisme des Tamouls qu'ils préféreraient poursuivre la lutte même si elle devait durer longtemps. Les gens n'étaient pas favorables à la capitulation.
Mon livre n'a pas plu davantage au gouvernement, même s'il pouvait difficilement contredire les témoignages et contester les récits qu'on y trouve. On essaie donc en général de me déconsidérer, on m'accuse d'être un tigre blanc, comme on le fait pour la plupart des expatriés qui se sont penchés sur le cas du Sri Lanka et critiqué les autorités gouvernementales. On me reproche d'afficher le nombre de morts, ce que je n'ai manifestement pas fait, étant donné que je ne le connais pas, mais j'évoque, il est vrai, les chiffres cités ici et là.
Ce qui me paraît intéressant, c'est que le livre a été traduit en tamoul et en singhalais. Cette dernière version, nous l'avons, avec l'aide de journalistes et d'exilés cinghalais, distribuée, dans certaines régions, sur des sites Internet sri lankais. Sa diffusion n'a donc pas pu être bloquée. Tout le monde était si nerveux lorsqu'il s'est agi de publier le premier feuilleton qu'on a précédé le lancement d'une campagne publicitaire à gros titres. Puis on a diffusé le premier épisode. Cela a donné d'intéressants résultats. Les responsables ont reçu des appels de simples citoyens cinghalais, des appels disant être horrifiés par ce qu'ils apprenaient, et n'avoir eu aucune idée de ce qui se passait, de ce qui s'était fait. Je trouve ça extraordinaire étant donné qu'il n'y a que 300 kilomètres entre la capitale et ce qu'on appelle les champs de la mort. On a l'impression que, six mois plus tard, beaucoup de gens ne semblent toujours pas être au courant de ce qui s'est passé.
Lorsque j'ai, à l'origine, rejoint ce comité, et évoqué la question du Sri Lanka — ma compréhension de la situation et les renseignements dont je disposais n'étaient pas particulièrement bons — on m'a expliqué que, dans ce conflit, les torts étaient largement partagés. Puis, on m'a expliqué tout ce qui se passait. Lorsque les hostilités ont éclaté, personne n'avait envie de parler de ce qui se passait à 300 kilomètres. À vrai dire, il en serait ainsi dans la plupart des pays.
Que pouvons-nous faire en tant que comité, en tant que Parlement, pour que les responsables aient à répondre de leurs actes pour contribuer à une réconciliation? Pouvons-nous faire quelque chose sur ce plan?
Je ne m'attendais pas à cette question. Il y a un gros travail d'enquête et de documentation à faire. Moi, ou d'autres journalistes tels que ceux de Channel 4 peuvent faire des films, mais il faudrait que des missions d'avocats se rendent sur place pour recueillir les dépositions de témoins, relever et cataloguer les crimes et les pratiques qui revêtent une importance historique, et en particulier les actes que l'on constate encore aujourd'hui.
Il faudrait, d'après moi, exercer davantage de pressions sur le gouvernement sri lankais. Pour faire cesser ce qui se passe actuellement, il faudrait exercer davantage de pressions sur lui, et donner un écho beaucoup plus large à ce qui se produit actuellement. Il se passe aujourd'hui des choses horribles, et il s'est produit, pendant la guerre, des choses tellement effroyables, le bombardement délibéré d'hôpitaux par exemple, que les gens ont du mal à imaginer l'ampleur du désastre. Étant donné que les médias n'en avaient pas fait état à l'époque, étant donné que la BBC, CNN et les autres grandes chaînes ne se trouvaient pas sur place, l'attention du public ne s'est pas portée sur la tragédie qui se déroulait.
D'après moi, ce qui s'est passé lors de la réunion des chefs de gouvernement des pays du Commonwealth, lorsque David Cameron s'est rendu à Jaffna et occupant le devant de la scène a évoqué le cas des disparus, et le film réalisé par Channel 4, etc., ont eu pour effet, en particulier au Royaume-Uni, d'attirer l'attention du public sur ce qui se passait au Sri Lanka. Les gens qui avaient jugé un peu excentrique l'intérêt que je portais alors au Sri Lanka m'abordaient pour me dire « Ah bon, je comprends maintenant pourquoi vous vous indigniez tellement. » Il y a donc eu, si l'on peut dire, un grand progrès. On a, sur le plan de l'opinion publique, constaté ces deux dernières semaines plus de progrès qu'au cours des quatre ans et demi précédents. Or, c'est presque par accident qu'on en est arrivé là.
Je tiens, à mon tour, à remercier notre témoin.
Vous avez reproché à l'ONU la manière dont elle a réagi dans les derniers temps de la guerre civile au Sri Lanka. Selon vous, l'ONU était au courant des atrocités commises par le gouvernement sri lankais, mais elle a, de propos délibéré, répandu parmi les membres du corps diplomatique l'idée que le gouvernement n'en était pas responsable. Que s'est-il passé au juste pour que les Nations Unies rendent compte de manière inexacte de ce qui se passait sur place. Quels étaient, à l'époque, les motifs de l'ONU? S'il est vrai que les Nations Unies ont fait l'impasse sur les atrocités commises, cela a-t-il été décidé par les hauts responsables?
Pour le savoir, il faudrait sans doute étudier le rapport de l'enquête interne menée au sein de l'organisation. Je précise que ce rapport n'a pas été publié dans son intégralité, mais certains détails en ont filtré en novembre dernier. J'entends par cela le rapport de Charles Petrie. Ce document évoque les graves carences de l'ONU au Sri Lanka, évoque en parallèle le cas du Rwanda et en tire les leçons qu'il conviendrait d'appliquer aux conflits qui éclateraient à l'avenir. Selon ce rapport, des hauts fonctionnaires de l'ONU n'ont pas jugé comme prioritaire la sauvegarde des populations. Il y a eu un débat permanent, les uns défendant les droits de la personne, les autres mettant en avant les exigences du développement et l'accès que cela suppose.
L'ONU avait sur place deux expatriés membres de son personnel, deux témoins indépendants, il convient de préciser, étant donné que le gouvernement avait cherché à déconsidérer tous les témoins tamouls, à qui il reprochait un manque d'objectivité. Vers la fin du mois de janvier, l'ONU comptait, parmi ses représentants dans la zone de guerre, deux personnes expatriées chargées de documenter et de photographier les bombardements massifs d'une zone humanitaire, d'en établir les coordonnées GPS. Il s'agissait d'une zone où les Nations Unies assuraient une aide alimentaire. Or, ce que ces deux témoins ont pu constater n'a pas été porté à l'attention des diplomates, et encore moins à celle des téléspectateurs. Cette information indépendante, constatant, dès janvier 2009, les crimes de guerre perpétrés à l'époque, pose selon moi, un très sérieux problème.
La diffusion de cette information n'aurait peut-être pas influé sur le cours de la guerre. Cela n'aurait peut-être pas amené le gouvernement du Sri Lanka à agir autrement, mais j'estime que nous avions tous le droit d'être mis au courant des renseignements dont disposait l'ONU. Il y avait, parmi les représentants de l'ONU au Sri Lanka, des gens de très haut calibre. Ils étaient nombreux à être à la fois dévoués et bouleversés par ce qu'ils constataient. Les expatriés membres du personnel de l'ONU étaient choqués par l'attitude de l'organisation dont ils faisaient partie, et certains d'entre eux ont organisé un système permettant de recenser, à distance, le nombre de victimes. Cela consistait à téléphoner aux personnes se trouvant dans les zones de guerre, car il y avait sur place 240 Tamouls travaillant pour des ONG, plus des représentants du Comité international de la Croix-Rouge, des prêtres et des médecins. Il y avait donc, dans les zones de conflit, un nombre assez important de témoins crédibles, dont certains étaient équipés de téléphones satellitaires qui leur permettaient de recouper les rapports faisant état des morts et des blessés. Chaque décès devait être constaté par trois témoins dont, idéalement, un membre du personnel de l'ONU. Ils ont recensé, jusqu'à la mi-avril, 7 700 décès, mais, après cela, il est devenu proprement impossible de compter les morts. Un nombre énorme de cas n'ont pas pu être recoupés, mais, selon ce rapport de l'ONU, il y a eu au moins 50 000 morts ou blessés qui n'ont pas pu être confirmés.
La lecture du rapport de l'ONU permet de comparer les déclarations publiques faites à l'époque par des représentants de l'organisation et ce que l'enquête interne nous a permis d'apprendre. On s'aperçoit que l'organisation a toujours minimisé le nombre de victimes. On voit, en établissant un schéma comparatif du contenu du rapport et de la teneur des déclarations publiques, que les deux récits ne coïncident pas. Je trouve grave que l'organisation ait à l'époque disposé de renseignements dont elle savait pertinemment qu'ils avaient été recoupés. Il s'agissait donc de renseignements fiables et non pas, comme certains ont dit, de vagues estimations. L'organisation aurait dû tenir compte de ces chiffres, et les porter à l'attention du public. Or, il a fallu que certains diplomates les laissent filtrer, car il y avait au sein de l'ONU, des gens qui comprenaient mal que cette information soit occultée.
Selon vous, quel est le chiffre le plus précis du nombre de morts dues à la guerre civile au Sri Lanka? Vous avez dit, plus tôt, que plusieurs chiffres sont cités à cet égard, mais quel est, selon vous, le chiffre auquel on peut le plus se fier?
J'hésite beaucoup à chiffrer le nombre des victimes, car on m'a fait, sur ce point, de nombreux reproches. Vous savez que les chiffres varient. Le gouvernement affirmait, au départ, qu'il n'y avait pas eu de victimes, mais il a par la suite révisé son calcul et fait état de 7 000 décès. À l'autre extrême, on avance le chiffre de 147 000 morts. C'est, selon un évêque sri lankais, le nombre de personnes portées disparues dans la zone de guerre. La commission nommée par les Nations Unies parle de 40 000 morts, et le rapport produit par l'organisation d'un nombre pouvant atteindre les 70 000.
Je peux simplement ajouter que les renseignements qui m'inquiètent le plus m'ont été communiqués par un expatrié. Il s'agit du recensement de la population des régions du nord, effectué par la Banque mondiale au milieu de 2010. Il y a des feuilles de calcul très détaillées qui donnent pour chaque village, d'abord un chiffre prévisionnel, puis le chiffre exact. On peut comparer les données démographiques — et il s'agit, je le précise, de données recueillies par le gouvernement sri lankais. C'est en fonction de ces données que sont accordées les subventions, ce qui permet de penser que les chiffres sont peut-être exagérés. Mais, en comparant les deux séries de chiffres, dont ceux qui ont été établis avant la fin de la guerre et qui, selon certains, étaient gonflés par les TLET qui entendaient ainsi augmenter les rations alimentaires qui lui étaient distribuées. Si vous comparez cependant les deux séries de chiffres, vous constatez qu'il manque 100 000 personnes. La plupart provenaient de la région de Mullaitivu, une des zones dévastées par la guerre. Le nombre de disparus s'explique donc entièrement.
Je ne dis pas que toutes ces personnes sont mortes, mais personne ne peut expliquer où elles se trouveraient actuellement. Certaines sont sans doute allées vivre dans une autre région du pays. Certaines d'entre elles ont fui en Inde, mais je ne pense pas qu'on puisse expliquer de cette manière des dizaines de milliers de cas.
Je ne peux pas, sur ce point, être plus précise que cela.
Je vous remercie.
En raison des violations des droits de la personne constatées au Sri Lanka, le premier ministre Harper n'a pas pris part, en 2013, à la réunion des chefs de gouvernement des pays du Commonwealth. Certains alliés du Canada, dont la Grande-Bretagne, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont choisi, eux, d'y participer. Quelles sont, selon vous, les conséquences de la décision prise par le premier ministre Harper, le premier ministre de l'Inde et le premier ministre de l'île Maurice, de ne pas participer à la réunion des chefs de gouvernement de pays du Commonwealth. Selon vous, les efforts du premier ministre britannique, David Cameron, qui a, lors de la réunion des chefs de gouvernement de pays du Commonwealth, attiré l'attention sur les atrocités qui continuaient à être commises avec impunité au Sri Lanka, ont-ils été suivis de près?
D'après moi, l'intention qu'a manifestée le Canada de ne pas participer à cette réunion a permis d'attirer l'attention sur le problème que présentait manifestement le fait de voir un pays comme le Sri Lanka accueillir une réunion des pays du Commonwealth, et assurer la présidence. Il est clair que c'était, pour le gouvernement sri lankais, l'occasion d'évoluer sur la scène internationale, d'être admis à nouveau parmi les rangs de la communauté. Il y a eu un grand cérémonial et beaucoup d'enthousiasme. Pour ceux qui suivaient de près la situation des droits de la personne au Sri Lanka, selon qui cette réunion devait permettre de blanchir les crimes de guerre qui avaient été commis, cette annonce a, me semble-t-il... Le premier ministre de l'Inde et le premier ministre de l'île Maurice ont, eux aussi, décidé de ne pas s'y rendre, mais ils ne l'ont fait qu'à la dernière minute. Le fait que le Canada ait annoncé cela très tôt a donné à sa décision un écho beaucoup plus grand.
Songez, par exemple, aux médias britanniques qui ont consacré de nombreux segments aux préparatifs en vue de la réunion des chefs de gouvernement — j'entends par cela les diverses chaînes de télévision, pas la quatrième chaîne de la BBC, mais ITV. Les principaux journaux, de gauche comme de droite, ont au cours de la période précédant la tenue de la réunion, eux aussi consacré de nombreux articles à la situation des droits de la personne au Sri Lanka. Le fait que le Canada ait très officiellement fait connaître sa position à cet égard a concentré l'attention des médias sur la question.
J'ai été très surprise d'apprendre que le premier ministre de l'île Maurice n'avait pas, lui non plus, participé à la réunion. Sa décision semble avoir suivi la décision du gouvernement indien, les deux prenant de nombreuses personnes par surprise. Et puis il y a eu, aussi, la décision de l'île Maurice, de ne pas accueillir la prochaine RCGC. Cette décision de ne pas présider la réunion suivante a choqué les Sri Lankais. Si l'on étudie la manière dont les médias sociaux ont réagi à cette annonce, on voit que même les Sri Lankais les plus libéraux y ont vu un camouflet. Scandalisés par la nouvelle, ils y ont à peine cru.
La prestation de David Cameron à Jaffna a pris beaucoup d'entre nous par surprise, en particulier lorsqu'il a prôné le dialogue. Nous étions assez sceptiques lorsqu'on l'a vu, comme cela, voler la vedette. Peut-être est-ce en raison des difficultés éprouvées par les médias britanniques avant leur arrivée sur place, et le fait que les familles des disparus avaient fait preuve d'un tel courage lorsqu'elles s'étaient montrées à Jaffna, comme elles l'ont fait lors de la venue de Navi Pillay. Cela semble avoir renforcé sa décision de condamner ce qui se passait. Cela nous a surpris. Les deux pays ont opté pour des approches différentes, mais les deux ont eu l'effet voulu.
Je vous remercie, madame Harrison, de votre témoignage.
J'ai été beaucoup touché il y a un an par l'article que vous avez publié dans The Globe and Mail, dans lequel vous avez condamné la coupable inaction des Nations Unies au Sri Lanka, et exigé des explications. Selon vous, c'était pour Ban Ki-moon, l'équivalent de ce qui s'était produit avant lui au Rwanda, et il s'agissait, comme vous l'avez si bien dit, d'une guerre dont il y a trois ans presque personne n'a parlé, au cours de laquelle sur une île minuscule de l'océan Indien, des dizaines de milliers de personnes ont été massacrées en attendant que les Nations Unies leur viennent en aide.
Pourriez-vous nous dire ce qui, dans ce que vous avez écrit... Je sais que vous avez, à d'autres occasions, parlé de l'enquête que vous avez menée, combien cela a été difficile et douloureux. Que vous a appris cette enquête quant à ce qu'il faudrait que les Nations Unies fassent pour assurer à ses cadres une meilleure formation, pour les amener à mieux comprendre le devoir de protection qui leur incombe, car ils ne semblent pas saisir que c'était effectivement pour eux un devoir?
Ce qui me paraît important dans le rapport de l'enquête interne de l'ONU est son préambule, qui situe le conflit dans le contexte des attentats du 11 septembre 2001 et de la guerre mondiale contre le terrorisme. Le fait qu'on a collé au TLET l'étiquette du terrorisme, et on pourrait peut-être en discuter... On a présenté cette guerre comme une guerre contre le terrorisme — et c'est ce que le gouvernement sri lankais continue à faire. Il continue, en effet, à parler de « terroristes » — cela a beaucoup compliqué les choses et fait que, pour les Nations Unies, il était extrêmement difficile d'entamer avec eux un dialogue.
Une bonne partie des critiques visent les Nations Unies, mais il est clair que de nombreux États membres de l'organisation étaient, me semble-t-il, favorables à l'élimination du TLET. Or, personne ne semble avoir songé à l'après-guerre. Je pense que personne n'avait pensé qu'il y aurait autant de victimes civiles.
À la fin de la guerre, on a beaucoup parlé des mécanismes qui permettraient éventuellement d'assurer une dévolution de pouvoirs, mais on s'est aperçu depuis que le gouvernement sri lankais ne veut pas en entendre parler. Le fait que l'on n'ait jamais exigé que le gouvernement réponde des crimes effroyables qui ont été commis a fait que la situation perdure, et le nombre de viols qui continuent à être commis s'élève peut-être à la hauteur de crimes contre l'humanité.
Je ne sais pas si cela répond à votre question. Que pouvait, en fait, faire l'ONU? D'après moi, l'organisation devrait prêter davantage l'oreille à ce que lui disent ses représentants sur place. On comprend mal que l'organisation se soit retirée des zones tenues par les rebelles alors que le Comité international de la Croix-Rouge y est demeuré. L'ONU aurait pu rester sur place, ne serait-ce que pour témoigner.
D'après ce que disent de nombreux agents des Nations Unies, les décisions à cet égard ont été prises à New York et non au Sri Lanka. Il est clair que le gouvernement sri lankais a exercé des pressions sur les représentants locaux des divers organismes. On a nommé à ces postes des personnes n'ayant pas grande expérience dans le domaine des droits de la personne, ou en matière de conflits, car on pensait pouvoir les intimider. Leurs téléphones et leurs ordinateurs ont été mis sur écoute. On les a, je crois, harcelés au maximum, leur rendant la tâche extrêmement difficile. Il aurait fallu qu'il y ait à Colombo des gens capables d'élever la voix et de défendre l'action des diverses organisations. Or, cela a manqué.
Je voudrais maintenant vous poser une question qui n'est pas sans rapport avec ce que nous venons de dire, mais qui tente d'élargir un peu le débat. Dans le cadre de ce qui s'est dit ici aujourd'hui, vous avez évoqué l'existence, au Sri Lanka, d'une culture de la peur. Pour moi, cela est lié au climat d'impunité qui continue de régner. Ce climat d'impunité est en partie responsable de ces crimes contre l'humanité.
Que pourrait faire la communauté internationale pour lutter contre ce climat d'impunité? Cela ne relève pas, par exemple, du Tribunal pénal international. Le Sri Lanka n'a, en effet, pas accepté la compétence du tribunal. Il est peu probable que le Conseil de sécurité des Nations Unies renvoie les crimes commis devant le Tribunal pénal international. Quels moyens ou quelles mesures la communauté internationale pourrait-elle prendre pour lutter contre ce climat d'impunité?
Je ne suis pas avocat, mais on m'a dit, par exemple, que le rapport du Groupe d'experts, rédigé par Yasmin Sooka et les deux autres avocats, n'a en fait jamais été officiellement remis à la Commission des droits de l'homme des Nations Unies. Mme Sooka a elle-même déclaré que n'importe quel État membre pourrait déposer ce rapport, qui deviendrait alors un document officiel des Nations Unies, ce qui n'est pas actuellement le cas. Cela pourrait être envisagé et Mme Sooka estime pour sa part que cela serait possible.
Il y a, au sein de la diaspora tamoule, un profond mécontentement, du moins à l'égard du processus de Genève, et de ce qui se passe au Conseil des droits de l'homme. Dans les premiers temps de l'après-guerre, le Conseil a en effet félicité le Sri Lanka sa grande victoire contre les terroristes. Les efforts en vue de dépasser ce qui s'était produit ont été à la fois lents et douloureux, et même si un jour le gouvernement décide de nommer une commission d'enquête, celle-ci ne pourra prendre aucune mesure punitive. D'après moi, la meilleure chose à faire, pour les victimes qui entendent obtenir justice, serait d'intenter des poursuites contre certains individus en invoquant la compétence universelle en matière de torture.
Entre pays européens, les règles varient quant à savoir si, pour que puissent être saisis les tribunaux nationaux, il faut que la victime ou l'auteur du crime soit un ressortissant du pays en question. Je sais que dans certains pays... dans un pays européen au moins, le ministère public a engagé des poursuites. Plusieurs avocats britanniques m'ont dit qu'ils seraient éventuellement disposés à procéder si je parviens à trouver une victime capable d'identifier l'auteur des sévices. Cela me paraît assez difficile, car dans les affaires que nous avons récemment examinées, les victimes avaient toujours les yeux bandés. Cela demeure néanmoins théoriquement possible.
On pourrait engager une action afin de documenter certains de ces... en recueillant témoignages et dépositions et en tentant, par exemple, de situer les abus systématiques. Si, par exemple, on sait que de nombreux viols et de nombreuses tortures ont eu lieu dans tel ou tel poste de police, il devrait être possible d'engager une action contre le responsable. Nous savons déjà, par les récits qui nous ont été faits, que cela a été le cas. Mais il faudrait documenter les cas où cela a été systématique, en préciser les dates et recouper les allégations de viol et de torture. Il n'y a, à l'heure actuelle, aucun système permettant de documenter tout cela.
Je suis frappé par tout ce qu'entraîne un climat d'impunité. Ce n'est pas seulement au Sri Lanka que les sévices demeurent impunis et que les responsables ne sont pas inquiétés. En Syrie, par exemple, on sait que des boulangeries ont été bombardées, des hôpitaux aussi, selon les méthodes qui avaient fait leurs preuves au Sri Lanka. Ces crimes sont restés impunis au Sri Lanka, et c'est également le cas en Syrie. Les responsables syriens ne sont toujours pas punis et ce qui m'inquiète tant, c'est que ce climat d'impunité engendre un climat de peur.
Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce point?
Le groupe d'experts des Nations Unies appelé à enquêter sur la situation au Sri Lanka, voit dans la guerre civile qui s'y est déroulée une atteinte au droit international humanitaire. Il ne s'agit donc pas de quelques crimes de guerre isolés, mais d'une menace contre tout un système de droit.
Vous avez comparé le Sri Lanka et la Syrie. De nombreux pays s'intéressent à ce qui se passe au Sri Lanka, pensant qu'un jour il se pourrait qu'ils optent eux-mêmes pour le modèle sri lankais, c'est-à-dire pour ces tactiques de terre brûlée, aucune distinction n'étant faite entre combattants et population civile.
On m'a dit, par exemple, que le gouvernement colombien envisage, et menace, d'en faire autant contre les FARC. Il est évident qu'il y en a au Pakistan qui envisage d'en faire autant contre les Baloutches, qu'on parle aussi de cela en Birmanie et dans d'autres pays où certains responsables pensent pouvoir mettre en pratique les enseignements que le gouvernement sri lankais a tirés de la défaite militaire imposée à des terroristes.
Chaque année, le gouvernement sri lankais organise une conférence militaire à laquelle sont conviés les représentants des forces armées d'autres pays, à qui l'on enseigne les leçons tirées de la destruction du TLET. Il y a là de quoi inquiéter ceux qui s'intéressent non seulement à la lutte contre le terrorisme, mais également à la défense des droits de la personne.
Monsieur le président, j'aimerais savoir, avant que mon temps de parole commence à courir, si le greffier dispose d'un exemplaire du rapport interne de l'ONU qui a fini par filtrer? Je ne me souviens pas avoir eu en main le moindre document sur la question. Est-ce le rapport intégral qui a filtré?
Je ne pense pas que le greffier l'ait en main. Nos analystes pourront peut-être nous en dire davantage.
J'ai en main une copie du rapport dans sa version intégrale et vous devriez effectivement en prendre connaissance, et aussi en lire les annexes. On y trouve enfouis des renseignements d'une extrême importance. Souvent, les gens ne lisent pas les annexes. La version que l'on trouve sur le site Internet de l'ONU est expurgée. Certaines ONG se sont aperçues qu'en faisant un copier-coller du texte expurgé, elles arrivaient à récupérer les passages qui avaient été supprimés, et qui contiennent en fait tous les renseignements transmis à la haute direction de l'ONU à New York.
Je peux vous faire parvenir ma copie, ou vous pouvez, comme vous voulez, consulter le texte expurgé.
Nos recherchistes préféreraient sans doute que vous leur épargniez cette peine et que vous leur transmettiez le texte dont vous disposez. Cela nous serait utile. Je vous remercie.
La manière dont j'ai entamé ma première question ne m'a pas permis de vous remercier de l'excellent travail que vous avez fait au Sri Lanka. Je vous remercie donc, sachant que cela a dû être très difficile pour vous sur le plan émotionnel.
J'ai sous les yeux des notes qui ont, je crois, été déposées à titre de témoignage. Cela fait un certain temps et je vais donc simplement dire qu'il s'agit de notes émanant du haut commissariat du Sri Lanka.
On y trouve, à la fin, ceci:
L'heure de la réconciliation a sonné. Les peuples du Sri Lanka, et en particulier les Tamouls du nord et de l'est du pays veulent vivre en paix. Le Sri Lanka a besoin de temps et de latitude pour résoudre les énormes difficultés que cela présente.
Je dirais, compte tenu du témoignage que vous nous avez livré aujourd'hui, que cet appel à la réconciliation lancé par l'actuel régime sri lankais manque de sincérité.
Est-ce trop de dire cela?
Non. Je pense que pour de nombreux Tamouls, le mot « réconciliation » est presque une injure. Vous n'avez qu'à vous pencher sur le programme de réadaptation — il n'y aurait eu que sept cas de torture enregistrés dans le cadre de ce programme que ce serait déjà beaucoup trop, mais il se peut très bien qu'il y en ait davantage. Cela étant, comment croire à la bonne foi du gouvernement sri lankais lorsqu'il se dit attaché à la réadaptation et à la réconciliation. Ses responsables disent avoir besoin davantage de temps, disent devoir disposer d'une certaine latitude, mais presque cinq ans après la fin du conflit, le gouvernement de Colombo est en position de force, et sur le plan politique, cela devrait lui permettre de faire certaines concessions.
Aucun gouvernement n'a jamais, sur le plan politique, été autant en mesure de faire des concessions. Or, il n'a rien fait. Au contraire, il a cherché querelle avec les musulmans, avec d'autres minorités, avec les chrétiens. Bien que le gouvernement indien ait exercé des pressions considérables afin d'obtenir ne serait-ce qu'une très modeste dévolution des pouvoirs, le gouvernement refuse et a même renforcé son emprise.
On trouve autre chose encore dans cette note du mois de mars 2012. On y apprend, par exemple, que le gouvernement a consacré plus de 360 millions de dollars É.-U. à son programme de réinstallation des populations, et qu'à la fin du conflit, plus de 11 951 anciens combattants du TLET, et 595 enfants soldats s'étaient rendus ou se trouvaient en détention.
J'ai interrogé sur ce point nos deux témoins précédents. Vous semblez, heureusement, en savoir quelque chose. Je crains que ce programme de réadaptation ne soit qu'un euphémisme qui couvre le traitement réservé à ces combattants des TLET.
Les preuves que j'ai trouvées sont extrêmement préoccupantes. Il reste beaucoup de travail encore à faire pour démontrer l'étendue de ces cas. Sept cas sur 12 000 au Royaume-Uni ne représentent qu'une goutte d'eau dans l'océan. Mais les gens que j'ai rencontrés avaient des histoires saisissantes, étayées par des preuves, et ces histoires se ressemblaient singulièrement. Si le centre de réhabilitation était vraiment un endroit où la torture était pratiquée, cela est très préoccupant.
Le CICR a eu initialement un accès, puis cet accès lui a été retiré. L'Organisation internationale pour les migrations, l'OIM, a eu un certain accès au cours des dernières phases. Certaines des personnes que j'ai rencontrées détenaient une carte de l'OIM. Le programme de l'OIM est financé par la Norvège, la Grande-Bretagne, les États-Unis et, je crois bien, le Japon.
Mais aucune des personnes qui a déclaré avoir été torturée n'a dit qu'elle aurait pu en informer soit le CICR, soit l'OIM. D'après elle, l'OIM procédait à un filtrage, et ce, dans une optique de réinstaller les personnes ou de les renvoyer chez elles. Elles ont été poussées à sortir des centres de réhabilitation. Mais les personnes que j'ai rencontrées ont été grandement harcelées après avoir été libérées, et elles ne pensaient pas que l'OIM était un endroit auquel elles auraient pu s'adresser pour obtenir de l'aide.
Vous avez mentionné que vous avez documenté un certain nombre de cas — 22, je crois — où des personnes ont été violées, torturées et brûlées par des cigarettes.
Il y a eu 12 cas au cours de 2013. En tant que journaliste, je suis toujours à la recherche des cas les plus récents. J'ai trouvé au Royaume-Uni, 12 hommes et femmes parmi lesquels plusieurs avaient des preuves d'avoir été victimes de viol cette année au Sri Lanka. Et il y en avait huit l'an dernier. L'organisme Human Rights Watch a eu 12 cas l'an dernier. Je crois qu'il y en a beaucoup plus encore que l'an dernier, parce qu'il y a un certain décalage le temps que les personnes quittent le pays.
Mais j'ai été surprise de pouvoir trouver tant de personnes déjà au Royaume-Uni alléguant avoir été violées, essentiellement, dans des camps militaires secrets et d'autres endroits du genre. C'était systématique. C'était la norme dans le processus d'enlèvement et de libération, et cela influençait la façon dont elles étaient traitées durant leur détention. Par conséquent, cela ne pouvait absolument pas être des cas isolés d'officiers renégats. La façon dont ces femmes étaient enlevées et emportées dans la jungle n'avait aucun sens. Cette façon de faire se répétait d'une fois à l'autre, ce qui est plutôt effarant.
Nous avons entendu parler de 40 000 à 90 000 veuves de guerre. Savez-vous, d'après vos renseignements sur place, quel est leur sort présentement et si le gouvernement sri lankais fait un effort quelconque pour les loger ou les réinstaller?
Des personnes ont été réinstallées à partir du camp de réfugiés Menik Farm, mais il est beaucoup question de pauvreté et de manque de revenu parmi ces femmes, ainsi que d'absence de sécurité physique, surtout pour celles qui ont un lien quelconque avec les TLET. La collectivité les évite aussi maintenant, car elle craint qu'elles n'attirent l'attention des forces de sécurité.
De plus, les femmes qui sont libérées d'une détention ou d'une réhabilitation qui ont eu ou sont soupçonnées d'avoir eu un lien avec les TLET sont rejetées par les collectivités. Les collectivités les traitent de marchandise contaminée. Elles présument qu'elles ont été victimes de violence sexuelle, même si ce n'est pas le cas, et elles supposent qu'elles attireront l'attention des forces de sécurité; tout ceci leur rend la vie deux fois plus difficile.
[Français]
Merci, monsieur le président.
Madame Harrison, merci d'être parmi nous pour témoigner à propos de la situation des droits de la personne au Sri Lanka.
Voici ma première question. Selon vos recherches, comment le gouvernement sri lankais traite-t-il les fonctionnaires de l'État qui ont accusé les forces de sécurité d'avoir commis des actes constituant des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou de graves violations des droits internationaux de la personne?
[Traduction]
[Français]
[Traduction]
Je vous donne un exemple. Cinq fonctionnaires — des médecins, des Tamouls — sont restés dans la zone de guerre pendant toute la guerre et ont fait preuve d'un courage extraordinaire. Ils ont probablement sauvé des dizaines de milliers de vies sans plus d'égard envers la leur.
Quatre de ces fonctionnaires ont été emprisonnés à la fin de la guerre et forcés à contredire tout ce qu'ils ont dit au cours de la guerre. Des pressions extraordinaires ont été exercées sur eux et ils ont été contraints à se rétracter. Ils avaient auparavant parlé de crimes de guerre, mais ils ont été forcés à se contredire.
Je ne pense pas qu'il s'agisse particulièrement d'une catégorie de fonctionnaires de l'État; c'est plutôt n'importe quel civil ou citoyen qui ne peut pas vraiment soulever ces questions. C'est, à mon avis, quelque chose qu'il est très difficile pour les gens au Sri Lanka de confronter ouvertement.
[Français]
Merci.
Je vais poser une deuxième question.
En décembre 2012, vous avez écrit un article dans le Huffington Post UK au sujet de l'ouverture d'un nouvel hôtel exploité par l'armée sri lankaise et situé, selon l'annonce officielle, dans un endroit où des milliers de héros de guerre, de terroristes ou d'autres gens sont morts.
Pourriez-vous nous parler de ce projet en particulier? D'après vous, cette annonce et cet hôtel sont-ils un cas particulier? Représentent-ils une tendance dans les mesures prises par le gouvernement pour relancer le développement des régions du nord et de l'est?
[Traduction]
Oui, c'était un hôtel appelé Lagoons Edge. Il a été construit comme centre de villégiature, un endroit pour des soirées — il y avait une piste de danse. Il était situé au coeur même de la zone de guerre, surplombant la lagune massive où des centaines, voire des milliers de personnes ont probablement péri. Quand je dis des personnes, je parle des deux côtés, c'est-à-dire que des soldats aussi bien que des TLET et des civils auraient péri là. C'est un endroit sur lequel Navi Pillay, la Haut Commissaire des Nations Unies au droit de l'homme, voulait que l'on jette des pétales de fleur pour commémorer les morts. C'est un de ces endroits assez sinistres où beaucoup de sang a coulé. Avoir là une sorte d'hôtel de divertissement appartenant aux forces militaires sri lankaises et géré et encouragé par celles-ci était plutôt grossier.
En plus de tout cela, les militaires sont en train de faire mainmise sur des terres appartenant à des civils pour, disent-ils, de futurs hôtels dans cette zone. Il ne faut pas oublier que toute la côte Est est superbe. Elle est très belle.
De plus, les militaires ont créé une sorte de circuit touristique sur le thème du terrorisme, où des touristes cinghalais — se sont essentiellement les Cinghalais du Sud qui vont là — peuvent visiter l'abri fortifié du dirigeant des TLET, Prabhakaran, admirer ses diverses armes, voir comment le dirigeant TLET exploitait ses prisons et d'autres choses du genre. Dans un certain sens, c'est l'armée qui exploite cet endroit, ou certainement les installations avoisinantes. Il y a des boutiques de souvenirs et des cafés. C'est évidemment une perspective très unilatérale, mais c'est aussi, à mon avis, une façon de garder vivant dans l'esprit des gens le monstre des TLET. Je crois que le gouvernement a besoin de maintenir la psychose de peur au sein de la majorité de la collectivité cinghalaise, et c'est de cela dont il s'agit.
Dans le Nord, il y a un véritable problème au niveau du fait que les militaires s'approprient un grand nombre des rôles économiques qui reviendraient normalement à la population locale, écartant celle-ci de ces zones. Par exemple, nous entendons beaucoup parler de culture agricole dans les camps militaires, ce qui entraîne la faillite de nombreux fermiers locaux.
[Français]
Merci, madame Harrison.
Ma dernière question est la suivante. Comment croyez-vous que la communauté internationale peut le mieux faire pression en vue d'assurer l'établissement des responsabilités et de la réconciliation au Sri Lanka?
[Traduction]
En général, appuyer une commission d'enquête internationale indépendante. Il est tout à fait clair que ce genre de processus de responsabilisation ne viendra pas de l'intérieur du Sri Lanka.
La proposition par l'Afrique du Sud d'une commission de vérité et de réconciliation est inquiétante. Quelle que soit sa forme, je ne pense pas que les Sri Lankais embrasseraient une telle commission dans un esprit de vérité et de réconciliation, et permettrait encore des délais. Nous observons une démarche visant à gagner du temps, créer des retards, dérouter et brouiller les cartes, afin que la collectivité internationale se lasse, soit distraite par la prochaine guerre et finisse par dire: « Bon, ces problèmes sont historiques, pourquoi ne tournez-vous pas simplement la page? »
Je crois que c'est ce qui se serait déjà produit si l'échelle des événements au Sri Lanka en 2009 n'avait pas été si monstrueuse et si les crimes avaient cessé; mais, ils n'ont pas cessé.
[Français]
Merci, monsieur Jacob.
[Traduction]
Monsieur Sweet, quand votre temps a pris fin, vous commenciez à poser une question qui me semblait être sur une voie très prometteuse. J'aimerais revenir à vous, avec la permission du comité.
Je suis désolé de vous décevoir, monsieur le président, mais la question que j'avais alors sur le bout des lèvres s'est envolée. J'avais une autre question, si vous me permettez de la poser celle-là.
Comme l'a dit Mme Harrison, nous sommes deux pays membres du Commonwealth. On peut raisonnablement dire que le comportement du Sri Lanka influe dans une certaine mesure sur la réputation du Commonwealth.
Pensez-vous qu'une action décisive de la part du Commonwealth s'impose à l'égard du Sri Lanka afin de maintenir un certain degré, pour ainsi dire, de respect pour l'institution elle-même?
Oui, cela nuit grandement à la réputation du Commonwealth si celui-ci doit être autre chose qu'un club fondé sur ses liens historiques et ses relations commerciales. Je crois qu'il sera très difficile maintenant pour le Commonwealth, ou pour le GAMC, le Groupe d'action ministériel du Commonwealth, de prendre des mesures contre un autre pays au sujet des droits de la personne à moins que ce ne soit clairement une violation des procédures électorales ou un coup d'État militaire. Les autres pays diront simplement: « Regardez le Sri Lanka, le pays qui vous préside a fait toutes ces choses. Pourquoi vous acharnez-vous contre nous? Nous ne sommes pas aussi mauvais qu'eux ». Il sera très difficile pour le Sri Lanka de faire partie du GAMC et, dans un certain sens, de surveiller la performance des autres pays.
Le fait que le Sri Lanka occupera la présidence du Commonwealth pendant les deux prochaines années et pourrait éventuellement se trouver dans la position où il préside et accueille des réunions sur les droits de la personne dans le territoire sri lankais est en quelque sorte une parodie, n'est-ce pas?
Merci.
J'ai une autre question. Je voulais faire suite aux questions plus tôt de M. Sweet et sur les premiers éléments de votre témoignage. Cela se rapporte aux femmes qui ont vécu l'expérience d'être enfermées et violées puis d'être jetées devant un membre de leur famille après avoir cru qu'elles allaient vers leur exécution. Pour tenter un peu de décoder ceci, je dirais que rien n'est fait sans raison, pas même les plus horribles violations des droits de la personne.
Il me semble que, si le but était simplement de violer les femmes, il serait plus pratique pour eux de s'en débarrasser en les tuant, ou tout simplement en les gardant perpétuellement emprisonnées, plutôt que de les rendre à des membres de leur famille. Ce doit être en quelque sorte à l'avantage des auteurs de ces actes de disséminer ce savoir de sorte que les membres de la population dont les épouses ou les filles ont été emprisonnées savent à quel genre d'agression les personnes qui leurs sont chères sont soumises. Cela créerait pour eux le même genre d'effet que ce que ressent la famille d'une personne enlevée qui reçoit une oreille par la poste.
Je crois que les raisons pour lesquelles ils font cela sont nombreuses. De toute évidence, au plus simple niveau, il y a un certain degré de satisfaction sexuelle ou psychologique pour les auteurs de cette torture.
Parfois, il s'agit d'obtenir de l'information et ils montrent les photos à d'autres personnes qui pourraient les reconnaître, y compris au sein de la diaspora. En général, les personnes qui ont été en détention disent que les autorités ont déjà toute l'information et tous les renseignements et que leur renseignement est maintenant excellent alors qu'il ne l'était certainement pas auparavant. Il s'agit de moins en moins de l'information, mais il demeure une certaine tentative d'en obtenir.
Deux autres aspects entrent en cause. Je pense que c'est une question d'argent. C'est une industrie de la torture, car nous parlons de nombreux milliers de livres qui changent de mains en vue de la libération de quelqu'un. Voilà pourquoi il leur est utile de garder la personne en vie. Et quand une personne est libérée, dans bien des cas les ravisseurs disent qu'elle n'a pas été officiellement libérée et qu'elle s'est évadée. Ainsi donc, si elle est attrapée de nouveau, elle se trouve dans de très mauvais draps. De toute évidence, le marquage et les brûlures de cigarettes servent littéralement à marquer une personne de sorte que la fois suivante où elle est soumise à une fouille à nue quelque part, les autorités sauront qu'elle a déjà été en détention.
Quant aux femmes, il s'agit de veiller à ce que leurs familles sachent qu'elles ont été agressées sexuellement, car les brûlures de cigarette sont à des endroits — comme leurs seins, leur dos, leurs cuisses — où cela n'aurait pas pu se produire si elles n'avaient pas été entièrement déshabillées, et aussi à des endroits comme leur région génitale. L'objet est de les humilier et de faire en sorte que leurs familles sachent ce qui leur est arrivé.
Quand ils disent: « Tu seras attrapée de nouveau », ils veulent dire quelquefois: « Tu as intérêt à quitter le pays. » À un certain niveau, il s'agit de les pousser à s'en aller. Il s'agit de revanche, de leur donner une leçon, de leur soutirer de l'argent, d'obtenir des renseignements, le cas échéant, et de toute une gamme d'autres choses.
De fait, je dois dire que l'aspect financier est aussi intéressant. Des membres de la diaspora tamoule m'ont remis une vidéo de soi-disant torture pour laquelle ils ont payé un policier quelque part au Sri Lanka. Dans cette vidéo, des personnes qui se trouvent dans des cellules de police sont en train d'être battues, attachées et torturées — pas à l'extrême, mais il y avait une femme dont la tête se trouvait dans un sac de plastique et sur laquelle un homme était assis, laissant deviner qu'il s'agissait d'un viol, bien que la vidéo ne le montrait pas, heureusement.
Je crois, en réalité, qu'avec toutes ces preuves circonstancielles à l'appui, les forces de sécurité du Sri Lanka créaient une vidéo de torture afin de faire de l'argent. Elles savent qu'il y a de l'argent dans les vidéos de crime de guerre, et donc pourquoi ne pas produire une vidéo de torture et extraire de l'argent de la diaspora tamoule? La torture était réelle pour les victimes, mais la raison de la vidéo était de faire de l'argent, ce qui est plutôt perturbant, car cet argent provient des Tamouls à l'étranger qui paient pour que des compatriotes tamouls soient torturés au Sri Lanka.
C'est un thème qui a été soulevé à maintes et maintes reprises lors de différentes audiences que nous avons menées sur un certain nombre de sujets concernant divers pays: les pires situations de violation des droits de la personne, et les plus alarmantes, se produisent quand ces violations des droits de la personne deviennent autofinancées. Tant qu'elles demeurent un élément budgétaire, elles sont affligées des mêmes problèmes que n'importe quelle autre chose qui coûte de l'argent au Trésor, mais une fois qu'elles commencent à s'autofinancer...
Le pire exemple de cela dans l'histoire du monde est celui des SS qui, essentiellement, ont fait de l'holocauste une institution autofinancée. C'est avec beaucoup de circonspection que de telles comparaisons peuvent être faites et ce n'est pas ce que je fais ici; par contre, il y a lieu de s'inquiéter.
Merci beaucoup pour ce qui a été un témoignage extraordinaire. Je vous suis très reconnaissant, tout comme le sont les membres du comité.
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