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Chers collègues, à l'ordre.
Nous sommes le Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international. Aujourd'hui, le 11 décembre 2014, nous tenons notre 50e séance.
[Traduction]
La séance est télévisée, je crois.
Nous recevons aujourd'hui Jean-Bosco Iyakaremye, de l'association Humura. Avant de lui laisser la parole, je voudrais que nous réglions une question concernant les travaux du comité afin de tenter de déterminer si nous allons devoir ou non prévoir du temps aujourd'hui afin de donner des instructions de rédaction aux analystes. Nous en avons parlé lors de la dernière séance, et j'avais alors indiqué que j'aborderais de nouveau la question au début de la présente séance afin de voir si nous devons transmettre ou non des informations aux analystes.
Permettez-moi de vous poser la question maintenant. Les instructions de rédaction doivent se donner à huis clos. Voyons s'il y en a. Dans l'affirmative, je proposerai que nous nous en occupions à la fin de la séance.
Bien, rien du côté du gouvernement. Y a-t-il quelque chose de la part des libéraux? Je confirmerai auprès des néo-démocrates.
Monsieur Cotler.
Je vais devoir quitter la séance de bonne heure aujourd'hui parce que je dois faire une déclaration en vertu de l'article 31 à la Chambre. M. Marston occupera le fauteuil pendant la dernière partie de la séance. Je ne fais que vous en informer maintenant.
Je le dis aussi parce qu'à titre de président, je dois maintenant faire quelque chose que je fais normalement à la toute fin de la dernière séance avant Noël, et c'est simplement remercier notre personnel. Je ne sais par qui commencer. Je vais terminer par la greffière, car elle est bien entendu la plus essentielle de tous. Nous devons remercier les interprètes et le personnel technique. Nous remercions également nos analystes omnicompétents, notamment Miguel, qui est parti assumer des fonctions — que je ne qualifierai pas de plus importantes ou de meilleures — dans un domaine connexe. Il nous manquera beaucoup. Nous remercions aussi notre greffière, bien sûr. Merci à tous du formidable travail que vous accomplissez.
Merci à tous. Joyeux Noël, joyeux Hanukkah et célébrez bien toutes les fêtes associées à ce temps-ci de l'année.
Des voix: Bravo!
Le président: Monsieur Cotler.
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Je vous remercie, honorable président, de me donner la parole.
Mon nom est Jean-Bosco Iyakaremye et je représente l'association Humura. Cette organisation sise dans la capitale nationale est vouée à la défense des droits des survivants du génocide au Rwanda.
Je remercie le Sous-comité des droits internationaux de la personne de m'avoir invité à donner un témoignage cet après-midi sur la situation des enfants nés du viol pendant le génocide des Tutsis du Rwanda.
Avant de parler de cette situation, j'aimerais apporter trois précisions importantes pour notre organisation.
Premièrement, dans la lettre d'invitation que j'ai reçue, on parle du génocide rwandais. Ce n'est pas une question d'argutie de mots de la part du juriste que je suis. C'est une question très importante que je dois préciser.
En tant que membre de l'association Humura, qui est vouée à la défense des survivants du génocide tutsi, j'ai le devoir de veiller aux mots qui portent la mémoire de ce génocide pour que cela ne soit jamais oublié. Il ne s'agit pas du génocide rwandais, mais bien du génocide tutsi. Le mot a sa signification bien précise. Dans le génocide, on parle de victimes. Or comme chacun le sait, les victimes du génocide au Rwanda ont été des Tutsis. On parle du génocide arménien parce que le régime des Jeunes-Turcs, dans l'Empire ottoman, a massacré les Arméniens en tant que peuple arménien.
Au Rwanda, ce sont les Tutsis qui ont été massacrés par le régime hutu. Je précise cela partout où je passe parce qu'il s'agit d'une aberration. Qui aurait tué les Rwandais? Ce sont les Rwandais hutus qui ont tué des Tutsis rwandais. On ne peut pas parler de génocide rwandais. Imaginez si on devait parler de génocide allemand, autrichien ou polonais — et j'en passe — et même de génocide européen. Cela n'aurait aucun sens. Je dois donc préciser qu'il s'agit du génocide tutsi.
La deuxième précision est la suivante. On m'a demandé de dire un mot sur la crise rwandaise. Encore une fois, ce n'est pas une crise rwandaise. Je dois préciser qu'une crise est une situation brusque et violente, bien sûr, que ce soit en matière économique ou sociale. Les crimes de guerre, par exemple, peuvent aussi être considérés comme une crise. Dans le cas du génocide, on ne parle pas de crise parce qu'un génocide, ça se prépare. Ce n'est donc pas un mouvement spontané.
Voici la troisième précision que je tiens à apporter. Le viol des femmes tutsies pendant le génocide au Rwanda n'a pas été une arme de guerre. Je dois le préciser, parce que beaucoup pensent que cela a été une arme de guerre.
Non, le génocide tutsi n'a pas été perpétré dans la même région ou le même théâtre que la guerre. Dans une partie du pays se déroulait la guerre et dans l'autre se perpétrait le génocide. Celui-ci n'a donc pas été une arme de guerre, mais tout simplement un crime d'envie.
Maintenant que j'ai apporté ces trois précisions, j'aimerais bien qu'on adopte les termes que je viens de mentionner. Autrement, sans le savoir, on apporte de l'eau au moulin des négationnistes selon qui il y a eu deux génocides: le génocide tutsi, commis par des Hutus, et le génocide hutu, commis par des Tutsis. Ils disent en outre que les deux forment le génocide rwandais. Or en utilisant l'expression « génocide rwandais », on apporte de l'eau au moulin des négationnistes, sans le savoir. Voilà.
J'arrive maintenant à ce qui est au coeur de mon témoignage, soit la situation des enfants nés du viol pendant le génocide tutsi. Vingt ans après le génocide, ces enfants, comme vous pouvez le comprendre, vivent une situation très difficile. Premièrement, ils sont rejetés par leurs mères parce qu'ils leur rappellent quotidiennement la souffrance et les atrocités qu'elles ont vécues pendant ces moments difficiles. Le seul fait de voir ces enfants les leur rappelle en effet. La plupart de ces femmes passent des journées à pleurer.
Deuxièmement, ces enfants sont rejetés par les membres survivants de la famille de leur mère, qui les considèrent comme des étrangers. Cette situation est très difficile à accepter pour les survivants du génocide. Ils ont perdu les leurs et ont dans leur famille des enfants dont les pères sont les bourreaux de ces membres de la famille.
Troisièmement, ces enfants sont rejetés par leurs camarades, qui les considèrent non seulement comme des bâtards, mais comme des enfants de génocidaires.
Quatrièmement, ces enfants sont rejetés par l'État lui-même. En effet, ils n'ont pas le droit de bénéficier des avantages que reçoivent les survivants du génocide, notamment les écoliers et les étudiants universitaires dont les études sont payées par le Fonds d'assistance aux rescapés du génocide, le FARG. Autrement dit, ces enfants ne sont pas reconnus comme des survivants du génocide. Vous comprendrez qu'il est vraiment très difficile pour eux de survivre dans une telle situation.
Certaines mères se sont abstenues de dire à leurs enfants qu'ils étaient le fruit de viols collectifs. Il faut se rappeler que ces femmes, parce qu'elles ont été violées par plusieurs individus, ne connaissent même pas le père, dans bien des cas. C'est une situation difficile aussi bien pour la maman que pour l'enfant.
Je lisais un article hier dans lequel on parlait d'une maman qui, plutôt que de dire à son fils qu'il était l'enfant des génocidaires, avait préféré lui dire qu'il n'avait pas de père.
Est-ce possible? Non, bien sûr.
Voila en quoi consiste, grosso modo, la situation de ces enfants.
Je répondrai aux questions et donnerai des éclaircissements, s'il y a lieu.
Je vous remercie.
J'ignore comment formuler ma pensée, mais je peux me souvenir de ma jeunesse et du petit village où j'ai grandi. J'avais l'impression d'être moins fortuné que certains de mes amis, et pendant bien des années, j'ai souhaité être quelqu'un d'autre. Un jour, enfin, je me suis dit « Pourquoi ne serais-je pas Gary Schellenberger? Quel mal y a-t-il à être Gary Schellenberger et à être le meilleur possible? » Et c'est ce que je me suis employé à être.
C'est simplement une bribe d'information qu'on pourrait communiquer à certaines de ces personnes, aux mères qui ont abandonné leurs enfants. Ce n'est pas de leur faute. Elles sont des êtres humains, elles sont ce qu'elles sont et elles devraient en être fières.
Ce n'est qu'une suggestion, monsieur.
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Je vous remercie de partager vos opinions avec nous et de nous donner des éclaircissements sur la terminologie du génocide.
J'utilise le mot « crise », mais pas du tout dans le sens de « génocide ». Selon moi, la situation des jeunes et des enfants nés d'un viol est une crise.
Nous allons prendre le temps d'étudier cette question et de déterminer comment le Canada pourrait être mieux préparé la prochaine fois que des êtres humains feront quelque chose d'aussi terrible que le génocide des Tutsis. On sait qu'actuellement il y a des problèmes en Syrie et au Congo.
[Traduction]
Dans votre exposé, vous avez soulevé très clairement quatre points au sujet des enfants nés de viols: ils sont rejetés par leur mère, ils sont rejetés par leur famille, ils sont rejetés par leur communauté et ils sont rejetés par l'État. Pour que l'intention derrière cet acte ne devienne pas réalité — cet acte visait à détruire des communautés, à détruire la trame des familles et à détruire le pays dont les Tutsis faisaient partie —, je pense qu'il faut trouver un moyen de raccommoder les relations entre les mères et les enfants, et entre les enfants et leurs communautés et l'État. Il faudrait pour cela permettre à ces enfants d'avoir accès aux ressources de guérison offertes aux survivants et aux orphelins du génocide.
Pourriez-vous nous donner votre avis à ce sujet?
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Je vous remercie beaucoup. Il s'agit là d'une bonne suggestion.
Je suis moi-même outré du fait que le gouvernement rejette ces enfants et ne les considère pas comme des survivants du génocide. Ils sont nés après le génocide, soit, mais leurs mères en sont des survivantes. Ils devraient par conséquent être considérés comme des survivants du génocide et ne plus être rejetés par l'État. Ils devraient bénéficier des mêmes avantages que ceux accordés aux jeunes survivants du génocide, notamment en matière d'éducation.
Vous abordez une question assez importante, à savoir ce qu'on pourrait faire pour que cela ne se reproduise plus. Oui, le fait de reconnaître ces enfants est un pas dans la bonne direction, mais il y a beaucoup plus que cela.
Je viens de terminer une thèse de doctorat sur la prévention du génocide. En fait, j'en ai terminé la rédaction et j'attends le moment d'en faire la soutenance. C'est un sujet auquel j'ai travaillé pendant cinq ans. Pour moi, le but n'était pas du tout d'obtenir un diplôme universitaire: je voulais comprendre pourquoi les miens avaient été massacrés sans qu'il y ait eu le moindre crime et exécutés sans jugement; je voulais voir ce qu'on pourrait faire à l'avenir pour que cela ne se reproduise nulle part. Voilà la raison pour laquelle j'ai sacrifié tout ce que j'aurais pu faire pendant ces cinq années où j'ai réalisé ma thèse.
Grosso modo, il est question des moyens de prévenir le génocide. Ma thèse s'intitule d'ailleurs La prévention du génocide : un défi possible à relever. D'abord, pourquoi un génocide survient-il? Ce serait long à expliquer et je ne veux pas m'attarder sur cette question, mais j'aimerais vous dire que nous tous, ici présents, avons une responsabilité à l'égard de ce qui se passe dans d'autres pays et dans des communautés où il y a de la violence, particulièrement ici, dans le monde occidental.
Nous avons la chance d'être écoutés par nos élus, mais nous n'utilisons pas cette force dont nous disposons pour les faire bouger, et c'est très malheureux. Nous ne prenons pas en compte la souffrance des autres, qui sont loin de nous, parce que cela ne nous regarde pas. Or cette indifférence individuelle se répercute sur l'individualité des États. Le corollaire de cela est, bien sûr, l'indifférence.
Depuis 10 ans, des citoyens du Darfour vivent dans des camps. On a envoyé des militaires là-bas pour soulager un peu leur détresse, mais que faut-il pour que ces gens retrouvent leur demeure, leur village? Ne sommes-nous pas tous responsables?
Au Congo, la guerre perdure depuis plus de 10 ans et tue des milliers de personnes, pour ne pas dire des millions. Que faisons-nous pour que cela cesse? Rien, nous ne faisons rien. Malheureusement, cette indifférence favorise le génocide. En effet, si nous disions « Holà! C'est fini! », cela se terminerait. Le génocide tutsi n'est pas tombé du ciel; cela n'a pas été une éruption spontanée. Pendant 35 ans, les Tutsis du Rwanda ont été ostracisés; ils ont vécu comme des citoyens de seconde zone, mais personne n'a vu cela.
Au moment où tout le monde fustigeait l'apartheid en Afrique du Sud, le même phénomène touchait le Rwanda, sans toutefois qu'on lui donne ce nom. Personne n'en parlait. Or si on y avait mis un terme, le million de personnes tuées lors du génocide n'auraient pas été victimes de celui-ci.
Veuillez m'excuser, mais quand j'aborde ce sujet, je m'emporte un peu. Cela me soulage peut-être aussi.
Je vous remercie.
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D'accord. C'est une bonne question.
Dans ma présentation, j'ai parlé un peu du fait que les viols commis pendant le génocide des Tutsis étaient des crimes d'envie. J'aimerais m'expliquer davantage là-dessus.
Depuis toujours au Rwanda, Hutus et Tutsis vivaient dans les mêmes villages, mais il n'y a pas vraiment eu d'intermariages comme on aurait pu le penser, s'agissant de populations qui vivaient côte à côte. Les Tutsis étaient considérés comme étant une classe plus élevée, tandis que les Hutus étaient considérés comme étant une basse classe.
Les femmes tutsies étaient belles, selon les canons de la beauté en Afrique ou ailleurs. Les femmes hutues n'étaient pas aussi belles que les femmes tutsies. Les Hutus auraient aimé avoir des femmes tutsies parce qu'elles étaient belles, mais elles leur étaient inaccessibles parce qu'ils étaient de classe inférieure.
Pendant le génocide, les hommes hutus ont pris leur revanche. Ils ont violé des femmes tutsies qui leur étaient inaccessibles. Il fallait maintenant violer ces femmes qui n'acceptaient pas d'être épousées par des Hutus. Les femmes hutues étaient d'accord sur cela parce qu'elles considéraient que ces femmes dédaigneuses devaient être traînées dans la boue.
Au Tribunal pénal international pour le Rwanda, à Arusha, on a accusé une femme qui était ministre de la Famille d'avoir incité des miliciens et même son propre fils à violer des femmes tutsies. C'était un crime d'envie, comme je le disais.
Dans le premier procès qui s'est déroulé au tribunal d'Arusha, il a été reconnu que le bourgmestre Akayesu — un bourgmestre est un maire de commune —, la première personne à avoir été condamnée pour génocide, avait incité des Hutus de sa commune à violer des femmes tutsies en leur disant: « Ne me posez plus la question de savoir ce que goûte une femme tutsie. » C'est pour ça que je disais que ce n'était pas des crimes visant à gagner la guerre. C'était tout à fait différent.
Actuellement, en République démocratique du Congo, le viol est utilisé comme arme de guerre. Les miliciens qui se battent entre eux veulent humilier les hommes avec qui ils se battent. Quand ils les ont vaincus, ils ne les tuent pas, mais ils vont violer leurs femmes pour leur dire: « Voilà, nous sommes supérieurs ». Ça, c'est un viol utilisé comme arme de guerre. C'est différent de ce qui s'est passé au Rwanda, où les hommes violaient les femmes après avoir tué leurs maris.
Je ne sais pas si j'ai bien répondu à votre question, mais s'il y a une précision à faire, je pourrai la faire si vous n'avez pas très bien saisi.
:
Merci, monsieur le président.
[Français]
Je voudrais d'abord vous remercier de votre témoignage d'aujourd'hui et vous féliciter pour votre doctorat sur la prévention du génocide.
Comme vous le savez, le Parlement a adopté unanimement une motion pour établir une Journée nationale de réflexion sur la prévention du génocide, qui a été inspirée par le génocide rwandais.
[Traduction]
En ce qui concerne vos préoccupations et les éclaircissements que vous avez apportés pour que nous n'apportions pas d'eau au moulin de ceux qui nient qu'il y a eu un génocide au Rwanda, vous aviez raison au sujet du viol utilisé comme arme de guerre, mais je voulais aussi formuler un commentaire à ce sujet. De fait, les tribunaux pénaux internationaux qui se sont penchés sur la question du Rwanda et même notre propre Cour suprême ont conclu que dans certains cas, le viol était non seulement une conséquence du génocide, mais également un moyen utilisé pour commettre des actes génocidaires. Je ne veux pas donner de munitions à ceux qui affirmeraient que le viol n'a pas fait partie des actes génocidaires.
Ma question concerne les points importants de votre témoignage et la question dont nous sommes saisis au sujet des enfants nés de viols, notamment le fait que ces enfants se voient refuser des prestations. Selon moi, si l'État nie la légitimité des enfants de victimes de viol en les privant d'aide, cela tend aussi à réduire la capacité d'acceptation des mères, des familles et de la communauté.
J'ai deux questions précises à poser à ce sujet. Tout d'abord, a-t-il été question, dans le cadre du processus national de réconciliation au Rwanda, de l'importance d'offrir des prestations et de l'aide aux enfants nés de viols?
Ensuite, comment pouvons-nous, à titre de parlementaires, aider à convaincre le gouvernement rwandais de fournir de l'aide? En posant cette question, je suis conscient des problèmes que nous avons, puisque le Canada a retiré sa propre aide du Rwanda en 2012 parce qu'il considérait, je crois, que ce pays avait un taux de croissance de 6 %, alors qu'en fait, 40 % des Rwandais vivent dans la pauvreté. Je pense que nous devons corriger le tir et renouveler l'aide au Rwanda afin d'être en meilleure position pour faire comprendre au gouvernement rwandais qu'il devrait offrir de l'aide.
Pourriez-vous traiter de la question de l'aide? En est-il question dans la cadre du processus de réconciliation, et que pouvons-nous faire à cet égard?
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Oui. Je vous remercie, monsieur Cotler.
Concernant ce que vous avez dit sur le viol en tant qu'arme de guerre, je suis d'accord. Je viens de répondre à madame, qui avait posé une question à ce sujet. J'ai insisté sur le fait que le viol pouvait parfois être une arme de guerre, comme c'est le cas aujourd'hui et comme cela l'a été dans le passé en République démocratique du Congo. Or, pendant le génocide tutsi, les femmes n'ont pas été violées dans le but de gagner la guerre. C'était pour d'autres motifs, comme je l'ai dit.
Les négationnistes disent qu'il n'y a pas eu de viol et que ce crime a été ajouté à la dernière minute au procès Akayesu qui s'est tenu à Arusha parce que Mme Clinton voulait s'approprier une partie de ce procès et insister sur le sort des femmes et le malheur de celles-ci pendant le génocide tutsi. Il n'était pas nécessaire que Mme Clinton en parle: on connaissait ces faits. Comme je l'ai précisé plus tôt, presque toutes les femmes tutsis qui ont survécu avaient été violées. Il en va de même pour celles qui n'ont pas survécu. En effet, la plupart ont été tuées après avoir été violées, massivement d'ailleurs. Toutes les femmes tutsis ont été violées pendant le génocide. Ce sont des faits que tout le monde connaît.
J'aimerais revenir aux enfants qui sont nés de ces viols. Que peut faire le Canada pour contraindre l'État rwandais à accepter ces enfants et leur fournir le nécessaire pour vivre et étudier?
Je pense que le Canada a beaucoup à offrir au Rwanda en matière de réconciliation. Bien que cela ne concerne pas uniquement les enfants du viol, j'aimerais que nous poursuivions sur ce sujet. Comme vous l'avez dit vous-même, il est difficile pour le Canada d'agir parce qu'il n'a aucun moyen de contrainte. C'est seulement quand un pays fournit une assistance à un autre pays qu'il peut obliger ce dernier à faire quelque chose. Le pays qui fournit l'assistance peut imposer comme condition que l'autre pays respecte les droits de ses citoyens, par exemple, sous peine de ne pas recevoir cet appui. Si, après avoir fourni de l'aide au Rwanda, le Canada lui retirait celle-ci, il lui serait alors très difficile d'agir sur les politiques rwandaises.
Malheureusement, je ne vois pas d'autre solution.
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C'est une très bonne question.
Apparemment, la réconciliation entre Hutus et Tutsis se fait bien au Rwanda, selon les publications issues de différentes institutions. On voit une veuve se balader main dans la main avec le meurtrier de son mari et on dit que la réconciliation a déjà été cimentée.
À mon avis, c'est très factice. Il n'y a rien qui tienne debout. On ne peut pas oublier quelqu'un qui a tué l'un des nôtres, surtout lorsqu'il n'a pas été puni. Quelqu'un peut avoir fait de la prison que pendant cinq ou dix ans et revenir auprès de vous en disant: « Voilà, nous sommes amis. »
Le génocide a eu lieu parce que les gens ont été embrigadés par l'État, qui les a poussés à poser des gestes horribles qu'un individu normal ne pourrait pas poser.
Aujourd'hui, c'est le même lavage de cerveau qui se fait. Les survivants sont obligés d'accepter la réconciliation et ils doivent le démontrer. Mais est-ce que cela vient du fond du coeur? J'en doute.
Je vous remercie.
:
La solidarité avec les survivants du génocide tutsi ainsi que la justice figurent dans les statuts de notre organisation. « Mémoire, justice, solidarité » sont les trois mots clés de notre organisation.
En ce qui concerne la solidarité, malheureusement, on ne parvient pas à constituer ne fut-ce qu'un petit fonds pour venir en aide aux survivants du génocide tutsi qui vivent ici, même ici présents, qui sont aux prises avec des problèmes psychologiques et qui, du jour au lendemain, craquent carrément et se retrouvent dans la rue. Malheureusement, on n'a même pas les moyens de les soutenir.
On n'arrive pas vraiment à mobiliser l'opinion publique. Est-ce que ce sont les stratégies que nous avons utilisées qui ne sont pas correctes? Est-ce que c'est l'indifférence, comme je le disais, des gens qui pensent que cela ne les concerne pas? Il faudrait peut-être qu'on reçoive des conseils à ce propos. Que peut-on faire pour que ça aille mieux? Je n'en ai aucune idée. Si on ne peut pas trouver les moyens de soutenir les gens qui sont ici et qui ont besoin d'un appui psychologique, comment peut-on mobiliser l'opinion publique pour aider les gens qui sont au Rwanda? C'est impossible.
Il y a huit ans, j'étais président de l'association Page-Rwanda à Montréal. Nous avions organisé une collecte de fonds pour aider les enfants orphelins du génocide au Rwanda. Malheureusement, nous n'avons pas pu récolter grand-chose. Aujourd'hui, une dame vivant à Toronto fait l'objet de harcèlement de la part de son mari, mais on n'arrive pas à trouver les moyens de lui payer un avocat. Vous comprenez que c'est vraiment difficile. C'est une survivante du génocide qui a besoin d'aide, mais les survivants ici n'ont pas assez de moyens pour pouvoir s'entraider.
J'aimerais revenir à la question des enfants du viol.
[Traduction]
Vous avez parlé du processus de réconciliation. Ce que je serais intéressé à examiner, ce n'est pas tant la réconciliation que l'autoguérison au sein de la communauté. J'ai grandi avec un principe auquel j'adhère, lequel veut que le pardon commence avec soi. Si on ne peut se pardonner, il est alors difficile de pardonner à autrui.
Le processus de réconciliation n'est pas entre les Hutus et les Tutsis, mais entre la mère et l'enfant, cet enfant né il y a 20 ans et qui vit depuis entouré de gens qui le rejettent et qui le considèrent avec haine et dégoût. Un témoin précédent nous a indiqué qu'un grand nombre de ces enfants et d'orphelins sont prisonniers d'un cycle de toxicomanie ou de prostitution, deux problèmes qui prennent racine dans le manque d'estime de soi et de lien quelconque avec une fondation. Voilà pourquoi je pense qu'il importe que nous nous penchions sur cette question afin de tirer des leçons de nos erreurs passées.
Pardonnez-moi si j'interprète mal la situation, mais il semble qu'on accepte en quelque sorte que ces gens sont ce qu'ils sont, et c'est ainsi. Quels efforts déploie-t-on pour veiller à ce que ces enfants participent à la reconstruction de la communauté au lieu de perdre involontairement des jeunes de cette génération, qui disparaîtront simplement parce qu'ils n'entrent dans aucune catégorie précise?
:
En fait, je dois préciser que ces enfants ont le même âge, soit 19 ans, étant donné que ces événements ont eu lieu entre les mois d'avril et juillet 1994. Ils n'ont pas entre 15 et 19 ans, mais bien 19 ans. Il peut y avoir une variation d'un mois ou deux, mais pas plus.
Ces enfants sont laissés à eux-mêmes. J'ai déjà évoqué le fait qu'ils étaient rejetés par leurs mères, les membres de leur famille, leurs camarades d'école ou de jeu ainsi que par l'État. On ne peut rien faire en ce qui concerne leurs mères. C'est impossible, et j'ai expliqué pourquoi. Ces enfants leur rappellent le calvaire qu'elles ont vécu pendant le génocide. Il faut se rappeler que ces femmes ont été violées après la mort de leurs enfants et de leur mari. Elles n'acceptent pas cet enfant qui a pris la place de tous ceux et celles qu'elles aimaient. Il faut aussi reconnaître que ces enfants ne sont pas le fruit de l'amour.
On ne peut rien faire pour que les survivants de la famille acceptent ces enfants. On ne peut rien faire non plus pour que leurs camarades les acceptent. Par contre, comme je l'ai dit déjà, on peut faire quelque chose pour que l'État les accepte.
En effet, comme je l'ai souligné, ces enfants méritent de bénéficier des mêmes avantages que les enfants ayant survécu au génocide. J'ai bien précisé cela. Or le Canada ne peut en aucune façon agir sur le gouvernement rwandais, dans la mesure où il ne lui accorde aucune aide. Si nous étions à Londres ou à Washington, ce serait possible. Il n'y a pas d'autre moyen.