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NDVA Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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STANDING COMMITTEE ON NATIONAL DEFENCE AND VETERANS AFFAIRS

COMITÉ PERMANENT DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES ANCIENS COMBATTANTS

TÉMOIGNAGES

[Enregistrement électronique]

Le jeudi 10 mai 2001

• 1532

[Traduction]

Le président (M. David Pratt (Nepean—Carleton, Lib.)): Mesdames et messieurs, la séance du Comité permanent de la défense nationale et des anciens combattants est ouverte.

Nous sommes très heureux d'accueillir aujourd'hui au comité un témoin qui n'a pas besoin d'être présenté, le lieutenant-général à la retraite Roméo Dallaire. Je voudrais quand même prendre quelques minutes pour vous faire une brève présentation de manière à ce que les membres du comité aient une idée de l'ampleur exceptionnelle de la carrière du général Dallaire.

Il a servi dans l'armée canadienne pendant plus de 30 ans. Il est diplômé du Collège militaire royal en plus d'avoir fréquenté de nombreux collèges d'état-major et de commandement. Il a commandé un régiment d'artillerie, un groupe-brigade, le Collège militaire royal de Saint-Jean, la 1ère Division du Canada, ainsi que le secteur du Québec de la Force terrestre. Comme le savent les membres du comité, son commandement le plus connu a sans doute été celui de la Mission d'observation des Nations Unies Ouganda-Rwanda et de la Mission des Nations Unies pour l'assistance au Rwanda. Depuis le 15 février 1999, il sert comme conseiller du chef de la défense sur la réforme du corps d'officiers.

Parmi ses nombreuses décorations figurent la Croix du service méritoire et le Prix Vimy. Il est Fellow de la Ryerson Polytechnic University de Toronto et a été fait docteur honoris causa par l'Université de Sherbrooke. Il a aussi été décoré de la Légion du Mérite par les États-Unis.

Il a pris sa retraite en avril 2000 et a depuis été nommé conseiller spécial du ministre responsable de l'Agence canadienne de développement international, et chargé du dossier des enfants touchés par la guerre.

Mon général, nous attendons maintenant avec beaucoup d'intérêt d'entendre vos commentaires sur notre étude de l'état de préparation des Forces canadiennes, de connaître vos sentiments et d'avoir votre opinion sur l'orientation que devront prendre les Forces canadiennes sur cette très importante question.

Mon général, vous avez la parole.

Lieutenant-général (à la retraite) Roméo Dallaire (témoignage à titre personnel): Monsieur Pratt, je vous remercie. Et je vous remercie de m'avoir mis au nombre de ceux appelés à comparaître devant ce comité pour exprimer un point de vue sur la future défense canadienne en matière de préparation.

• 1535

J'espère ce faisant ne pas vous fatiguer en me référant à la fois à mes notes et à mon expérience. Je vais me servir de rétroprojections et possiblement d'un tableau à feuilles mobiles, car je suis un visuel et un général sans carte est habituellement très difficile à comprendre. Je vais donc en tenir compte.

La dernière fois que je me suis présenté devant ce comité j'étais sous-ministre adjoint, Ressources humaines, et j'étais venu témoigner sur des questions relatives à la qualité de la vie. Je l'avoue, après une escarmouche avec un membre du comité, j'ai été remplacé par le chef d'état-major de la Défense pour les deuxième et troisième séances auxquelles j'étais censé participer. J'ai pris de meilleurs comprimés cette fois-ci et je pense être en mesure de faire face.

Des voix: Oh, oh!

Lgén Roméo Dallaire: Vous me permettrez pour commencer d'exprimer mes plus sincères remerciements au comité pour ses initiatives ainsi qu'à son précédent président, M. Bertrand, pour le projet exceptionnellement exigeant au plan stratégique appelé «Programme qualité de vie».

Le général Jean Boyle, pendant l'été 1996, alors que je commandais la région du Québec—pendant en fait le référendum de 1995-1996—m'a demandé de venir à Ottawa pour devenir chef d'état-major chargé des ressources humaines, mais aussi subsidiairement, pour m'occuper de la qualité de vie. À l'époque, après quelque trois mois d'analyse préliminaire et autres, il devint évident qu'il était absolument nécessaire de lancer en priorité des initiatives en faveur de la qualité de vie et de débloquer les fonds nécessaires. Toutefois, naturellement, c'était l'époque des réductions et des coupures massives, et je n'aboutissais absolument à rien au sein des forces armées et du MDN, à cause des énormes pressions et des priorités des deux entités et de ce qu'exigeait tout simplement à l'époque la gestion des Forces canadiennes.

Toutefois, le Comité permanent de la défense nationale et des anciens combattants a relevé le défi et introduit des innovations colossales à tous les niveaux de la qualité de vie et, ce faisant, je pense, a empêché que les Forces canadiennes en arrivent à envisager—notamment ses membres à titre personnel—se tourner vers une association quelconque, pour ne pas dire un syndicat, afin de faire reconnaître les besoins pressants auxquels ils faisaient face, eux et leurs familles, en cette période difficile. En fait, je disposais d'une étude à cet égard, qui s'appelait étude du contrat social et dans laquelle on évaluait, vu la cadence et les conditions incroyables dans lesquelles nous nous retrouvions, nous, les généraux, si nous allions être ou non en mesure, au sein de la structure, de répondre aux besoins de nos membres en passant par le système bureaucratique d'Ottawa et bien sûr des diverses autorités qui devaient servir d'intermédiaires pour remonter jusqu'au cabinet.

L'aspect contrat social a été repris par le ministère des Anciens combattants. Je vous remercie à nouveau d'avoir oeuvré pour cette ouverture et ce magnifique rapprochement entre le ministère des Anciens Combattants et le MDN concernant la situation désespérée de la nouvelle génération d'anciens combattants. Je l'appelle la nouvelle génération d'anciens combattants car la majorité d'entre eux sont des vétérans de l'après-guerre froide, cette ère d'opérations très complexes pendant laquelle les soldats ont fait la guerre, ont participé à des conflits, se sont fait tirer dessus, ont été blessés et tués, car nous avons eu des victimes. En ce qui concerne cette nouvelle génération d'anciens combattants, le système s'est montré incapable de prévoir comme il aurait dû car il en était resté à la perception traditionnelle des anciens combattants de la Corée, de la Seconde Guerre mondiale ou de la Première Guerre mondiale.

On peut donc dire que les choses ont beaucoup évolué au ministère des Anciens combattants. Je fais aujourd'hui partie du comité présidé par le sous-ministre, l'amiral Larry Murray, à la retraite, et à titre de représentant des Forces canadiennes, je contribue aux efforts pour reconnaître non seulement les besoins des militaires en activité mais, chose assez intéressante, les besoins de leurs familles ou de leurs proches. Il s'agit effectivement d'une nouvelle dimension qui a été induite par les nouveaux types d'opérations auxquelles nous nous trouvons aujourd'hui à participer.

• 1540

Contrairement au passé, comme me l'avait décrit ma belle-mère quand je suis rentré du Rwanda... Ma belle-mère a vécu la Deuxième Guerre mondiale pendant laquelle mon beau-père commandait son régiment en Italie et dans le nord-ouest de l'Europe. Elle disait qu'elle n'aurait jamais pu survivre à la Deuxième Guerre mondiale si elle avait dû la vivre comme l'ont fait ma femme et mes enfants. Contrairement à ce qui se passait pendant la guerre, où très peu d'informations étaient données, nos familles aujourd'hui nous suivent dans nos missions. Elles sont là-bas avec nous. Chaque minute de la journée, pendant tout le temps où elles sont éveillées, elles changent de stations à la télévision ou à la radio, dans l'attente de l'annonce que nous avons été tués, blessés, qu'une catastrophe est arrivée ou je ne sais quoi. Le fait est qu'elles partagent le stress de ces missions avec nous. Elles ne vivent pas les privations, elles n'en connaissent pas les bruits, les odeurs, les sons, mais elles partagent une dimension extrêmement difficile de ces opérations, qui est le fait d'être au foyer et de disposer de l'information susceptible de leur faire partager les expériences traumatisantes que vivent nos soldats pendant ces missions.

On ne parle donc pas simplement de prendre soin des militaires, mais d'une véritable ouverture à l'égard des familles, et aussi de s'ouvrir aux familles qui souffrent du syndrome de stress post-traumatique et qui ont besoin d'une thérapie. Ma femme a traversé des périodes très difficiles au fil des années, et deux de mes enfants ont dû subir une thérapie à cause des expériences qu'ils avaient traversées du fait que j'avais été envoyé outre-mer dans une zone de conflit.

On peut donc parler d'une magnifique ouverture en ce qui concerne le ministère des Anciens Combattants. Mais une quantité d'idées novatrices font surface, et on assiste, avec les troupes regroupées dans les bases, à un rapprochement inconnu depuis l'époque de la guerre. Et à cet égard, nous sommes de plus reconnaissants envers tous les intervenants, notamment pour l'ouverture manifestée à l'égard de la très importante dimension qu'est la prise en charge des familles et des proches.

Je suis venu témoigner en tant qu'homme de terrain. Je ne suis pas un universitaire. Ni un théoricien. J'ai été pendant 11 ans officier général et j'ai servi dans pratiquement tous les postes de commandement, à l'exception du commandement de l'armée, que je regrette de n'avoir jamais reçu, et sur le terrain, lors d'opérations en temps de guerre et en temps de paix. J'ai aussi été sous-ministre adjoint, attaché au processus de prise de décision au cours des dernières années au MDN et dans les Forces armées canadiennes, et après avoir été malade, j'ai été rappelé pour travailler à temps partiel pour le chef d'état-major de la Défense sur le dossier de la réforme du corps des officiers canadiens—je dis bien sur la réforme, pas simplement le changement ou la modification. Quand nous sommes entrés dans les années 90 dans une toute nouvelle ère de fonctionnement, une ère révolutionnaire sur le plan opérationnel, où l'on doit effectuer des missions complexes à travers le monde en présence des médias—ou disons dans la transparence—alors même que la société canadienne tient à savoir ce qui se passe dans l'armée et ne se contente pas d'apprendre de la bouche d'un lieutenant à la barrière que les choses vont pour le mieux et qu'il n'y a rien d'autre à dire. La population canadienne veut savoir comment nous procédons, comment nous avons procédé, et souhaite avoir son mot à dire sur la façon dont les Forces canadiennes évoluent au sein de notre société. Il s'agit en soit d'une véritable révolution, particulièrement pour un pilier aussi solennel et conservateur de notre nation.

Bien sûr, l'autre révolution concerne la gestion des ressources. Au cours des 10 dernières années, nous nous sommes retrouvés dans un processus de réduction des ressources qui, à un moment donné, était proportionnellement comparable à la démobilisation des Forces canadiennes à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il ne s'agissait pas des réductions de moitié entreprises en 1969, 1970 et 1971 par M. Trudeau. On s'attaquait plutôt au noyau dur des Forces canadiennes et l'on se demandait si leur potentiel de combat resterait, si en fait ce potentiel de combat serait lui-même nécessaire. C'est comme ça que l'on en est arrivé au Livre blanc de 1994, auquel je reviendrai.

• 1545

[Français]

J'en suis présentement au stade de la recherche. Je suis un militaire qui a de l'expérience. Je suis soucieux du futur et des opérations futures des forces armées. Je travaille présentement à écrire un livre dont une des parties va traiter de la nouvelle dimension opérationnelle des forces armées. On lui a confié un rôle sans vraiment le dire. On lui demande de servir une idéologie, une philosophie de vie canadienne partout dans le monde. On lui demande d'aider, d'assurer la sécurité et de fournir de l'aide humanitaire. Cela se constate dans les opérations qui sont menées sur le terrain. Depuis presque 10 ans, on lui confie la tâche de résoudre des conflits.

On lui a donc donné par la bande, si je puis dire, un second rôle qui est aussi prioritaire que le premier rôle, c'est-à-dire le rôle traditionnel de la défense du pays et de ses intérêts outre-mer. Ce rôle classique lui a été confié depuis les traités de Westphalie, il y a déjà quelques siècles. Traditionnellement, on considère qu'il existe un triumvirat, au niveau des responsabilités, formé du gouvernement, du peuple et des forces armées, dont la responsabilité classique est de défendre le pays avec les outils les plus modernes, les plus sophistiqués et les mieux adaptés aux ennemis potentiels du pays.

[Traduction]

Toutefois, ce rôle classique qu'ont joué essentiellement pendant la guerre froide les Forces canadiennes, la conduite de la guerre traditionnelle, face-à-face avec l'ennemi, clairement identifié par l'uniforme, les frontières et les objectifs, lorsque le pays est en guerre et que le gouvernement est manifestement sur le pied de guerre—ce rôle-là se poursuit. L'évaluation des risques pris par le gouvernement quant au niveau des capacités dont il souhaite doter ses forces armées reste un sujet de discussion. Le gouvernement a-t-il, grâce à ses méthodes et ses instruments, reçu les conseils et pris les décisions appropriées pour déterminer le niveau des risques, de manière à se sentir tout à fait à l'aise pour accorder les ressources et définir les mandats et les rôles des Forces canadiennes?

Je suis prêt à soutenir que depuis les réductions massives de 1969-1970, depuis la réduction de moitié du potentiel de combat de toutes les Forces canadiennes, on a assisté à une bataille d'arrière garde ou d'attrition entre les généraux et les amiraux et le gouvernement concernant les ressources et derrière cela, à une défense des rôles des Forces canadiennes.

Je ne suis pas venu ici vous dire que vous devez consacrer des milliards de plus à la défense ou que vous devez faire des coupures. Je suis venu en fait expliquer comment nous avons introduit une toute nouvelle dimension dans le domaine de la défense, une dimension qui va bien au-delà ou, si l'on veut, qui est parallèle à la priorité numéro un, c'est-à-dire la défense traditionnelle du pays, ce nouveau rôle s'inscrivant dans le cadre d'une certaine idéologie. Je parle de la résolution de conflits. C'est un rôle qui exige un ensemble de nouvelles compétences, qui s'appuie sur les compétences de base des militaires, l'art de la guerre—et j'y reviendrai dans quelques instants.

Je pense qu'à titre d'ancien officier d'état-major et de commandant en campagne, et en tant que participant à la rédaction du livre blanc de 1987, je peux dire qu'au fil des ans, les évaluations de notre état de préparation opérationnelle peuvent être, au mieux, décrites comme encourageantes. Même en 1973, alors que j'étais posté en Allemagne, c'était tout à fait évident, et à l'occasion d'une séance d'étude annuelle de quatre semaines réservée aux officiers de brigade, j'avais déclaré: on est ici, nous avons, semble-t-il, des plans de consolidation des forces dont ont a besoin au front, mais comment allons-nous assurer le soutien, comment se fera le remplacement des victimes, de manière à ce que nous puissions continuer de combattre pendant les 30, 60 ou 90 prochaines années ou je ne sais combien de temps? Je me souviens qu'à l'époque, le général Belzile avait déclaré qu'il s'agissait d'un problème dont on pourrait peut-être discuter au cours d'une future semaine d'étude des officiers.

• 1550

En 1987, alors que je participais à la rédaction de ce que j'avais qualifié de «livre blanc de M. Perrin Beatty», on avait évalué les besoins en capacité des forces armées comme étant en fait ce qui avait été appelé à l'époque «efficacité totale». Le modèle d'efficacité totale suppose une augmentation nette régulière de 3 p. 100 par an des Forces canadiennes afin de satisfaire non seulement ses besoins en capital, mais également ses besoins de main-d'oeuvre.

À l'époque, le modèle d'efficacité totale qui était discuté avec les états-majors par le ministre d'alors, M. Perrin Beatty, supposait que les Forces canadiennes devaient comprendre 180 000 hommes, dont 90 000 réservistes. On aurait donc sous les drapeaux un effectif de 180 000 hommes, dont 90 000 appartiendraient aux réserves et il y aurait donc dans l'armée 90 000 personnes, dont 30 000 dans les forces régulières et 60 000 dans les réserves. On disposait d'un budget d'immobilisation de 18,3 milliards de dollars sur 15 ans pour la seule armée.

Ce livre blanc arrivait, à notre grand regret, environ 10 ans trop tard pour satisfaire aux exigences de l'OTAN au plan de l'état de préparation opérationnelle et au niveau du maintien en puissance des forces armées en campagne, et il était par ailleurs inabordable. Après les rencontres entre M. Beatty et M. Wilson en mars 1987, il avait été décidé que nous serions financés au coup par coup, et cela signifiait que nous n'aurions jamais les crédits. En fait, deux ans après 1987, ce livre blanc avait été complètement mis en pièces, mutilé, et l'on en était réduit à se battre comme on pouvait pour sauver le système et les ressources.

Je ressens donc une certaine méfiance à l'égard des ministres qui veulent s'attaquer au problème et qui, une fois confrontés aux énormes complexités et aux demandes de ressources, ne regardent pas les choses en face, mais préfèrent continuer d'encourager nos espoirs avant qu'ils ne finissent par être réduits quasiment à néant.

Quand je parle de l'état de préparation, j'entends ces deux dimensions: l'état de préparation de ce que l'on montre en vitrine, et au plan de ce que peuvent accomplir les missions; et l'état de préparation relatif au maintien en puissance, c'est-à-dire pendant combien de temps on pourra sauver les apparences et tenir, dans l'éventualité où le niveau de préparation ira s'amenuisant, où la mission sera réduite alors même que les opérations se poursuivront.

Nous avons fait un grand nombre de pirouettes ces derniers temps, et on a même pu dire que parfois, nous nous sommes prostitués afin de pouvoir préserver nos ressources alors qu'en réalité, ce n'était pas la volonté du pays ni du gouvernement.

À titre d'exemple, je citerai ce qui s'est passé en 1992, quand nous avons rapatrié nos forces d'Europe en payant au prix fort les dividendes de la paix; nous tentions de sauver un groupement tactique d'environ 1 200 hommes qui seraient restés quelque part en Europe, au service de quelqu'un, maintenu par quelqu'un et employé, espérait-on, par nos alliés allemands ou américains—il ne s'agissait pas d'une formation avec toutes ses ressources, mais d'un groupement tactique, qui correspond essentiellement à un bataillon auquel on a ajouté certaines capacités—afin que notre drapeau reste présent quelque part en Europe.

Nous désirions tellement préserver notre présence en Europe que nous avons formulé cette option, mais des esprits plus réfléchis l'ont emporté et finalement, on nous a dit que cette présence serait inefficace et qu'elle n'était probablement pas voulue à cause des facteurs d'ajustement et des problèmes que cela entraînerait, et nous avons finalement rapatrié toutes nos forces.

Toutefois, les discussions qui se déroulèrent alors sont revenues au premier plan dans le livre blanc de 1994, dans lequel on procédait à une évaluation critique des moyens dont nous avions disposé. Depuis lors, il y a eu plusieurs réexamens et documents stratégiques, et aussi des changements de circonstances qui font qu'il vaut la peine aujourd'hui de remettre en cause le contenu du livre blanc de 1994 et de se demander s'il constitue toujours un document pertinent pour l'avenir.

• 1555

La mobilisation et la réserve sont l'une des dimensions qui ont été mises en évidence dans le livre blanc de 1994. Il était dit clairement que si le Canada devait être impliqué dans une guerre ouverte, il ne disposait pas de la capacité nécessaire pour supporter des pertes au-delà de 30, voire peut-être 60 jours, tout dépendant de l'opération. La preuve avait été fournie bien sûr en 1991, par la guerre du Golfe, à laquelle les Forces canadiennes avaient participé avec quelques navires, quelques avions et un hôpital de campagne, mais sans déployer de troupes pour participer aux combats terrestres.

À ce stade, on avait estimé que pour être déployée, l'armée canadienne aurait dû compter un effectif d'environ 12 000 hommes. Ce chiffre tenait compte des normes de l'OTAN relatives au remplacement des victimes parmi les quelque 7 000 ou 8 000 soldats du front qui auraient été engagés, les remplaçants en question devant pouvoir soutenir une opération durant 90 jours, avec un peu de chance, mais pouvant se prolonger plus longtemps.

Nous n'avons pas envoyé 12 000 soldats. Nous n'avons pas envoyé l'armée. Nous n'avons pas envoyé l'armée participer à une opération qui ressemblait le plus à ce que l'on peut appeler une guerre ouverte, premièrement, à cause des énormes exigences en matière de personnel ou de main-d'oeuvre qu'impliquait un tel geste, et aussi par crainte qu'il y ait des victimes et parce que nous ne savions pas, en fait, si nous étions capables de faire face à la situation.

Nous en avons déduit que nous ne serions pas en mesure de soutenir une force en campagne, même dans le cas de la guerre du Golfe, sans procéder à une mobilisation. Par conséquent, on peut se demander si le Canada est en mesure de participer à une guerre ouverte et possède les moyens nécessaires pour remplacer les victimes dans le cadre des théâtres opérationnels classiques de l'OTAN—actualisés bien sûr par le RMA, avec de nouveaux chiffres—et la question continue de se poser: le Canada pourrait-il participer à un conflit ouvert quelle qu'en soit la durée sans recourir à la mobilisation?

Aujourd'hui les réserves sont des troupes de première ligne. C'est peut-être même une erreur de les appeler «réserves». Aujourd'hui 20 p. 100 de nos forces déployées sont composées de réservistes—en fait, mon fils vient de passer les tests. On songe à augmenter ce nombre à cause de la réduction des capacités des forces régulières.

Les réserves constituent aujourd'hui notre troupe de première ligne. Le champ de tir est l'endroit où ils reçoivent leur formation initiale pour remplacer les premières victimes appartenant à ces troupes de première ligne. Pour pouvoir continuer le combat, on serait obligé de recourir à la mobilisation.

Le Canada souhaite-t-il mobiliser chaque fois qu'il participe à une opération ouverte du genre de la guerre du Golfe, car il y aura probablement d'autres guerres du Golfe? Spécifiquement, notre pays souhaite-t-il mobiliser, alors qu'il prend part en fait à une guerre limitée et qu'il n'est pas disposé à déclarer la guerre ouvertement ni se mettre sur le pied de guerre?

Je pense que nous nous retrouvons aujourd'hui avec la capacité de participer à des opérations classiques et d'améliorer ces capacités pour qu'elles soient conformes aux critères de la révolution dans les affaires militaires. Toutefois, peut-on assurer l'appui de ces forces une fois engagées et, si nous souhaitons les appuyer effectivement, peut-on le faire sans recourir à la mobilisation?

Je soutiens que le recours croissant aux réserves et la réduction du nombre des forces régulières nous forcera rapidement, quand on examine les estimations de victimes et les besoins qui en découlent, et même le roulement des forces...

Mon père est resté outremer pendant six ans. Nous procédons maintenant par roulement tous les six mois. Si nous participons à ces guerres, pouvons-nous garder les troupes en campagne pendant un an ou deux, ou continuera-t-on de fonctionner sur la base d'un système de permutation? Dans l'affirmative, dispose-t-on des forces pour assurer le roulement, sans parler des effectifs pour remplacer les victimes et pour rester sur place?

Par conséquent la première chose que je souhaite souligner est que nous devons disposer des moyens nécessaires pour satisfaire aux critères de base établis traditionnellement par tous les pays du monde, c'est-à-dire que vos forces armées existent pour défendre les intérêts du pays, la population du pays, et que ces intérêts peuvent se trouver soit sur le territoire même du pays ou à l'étranger. Ce rôle continue d'exister. Sommes-nous en mesure de le remplir? Quel est notre degré d'engagement à cet égard? Comment pouvons-nous l'assurer?

• 1600

J'affirme qu'actuellement, nous disposons de capacités limitées pour faire face à un état de guerre sans recourir à la mobilisation. Cela ne réduit pas la capacité ni le désir du gouvernement de notre pays et de sa population d'être en mesure de participer à une guerre, même si Stratégie 2020 décrit le rôle que l'on pourrait y jouer en le limitant à un créneau. Les réserves sont aujourd'hui les troupes de première ligne. Les réserves ne sont pas consignées dans une caserne dans la perspective éventuelle d'être déployées comme forces de remplacement pour les troupes qui avaient été engagées au départ.

Il s'agit en soi d'un problème complexe auquel il faut faire face quand on réfléchit aux responsabilités et aux risques que court notre pays au niveau de sa propre défense, ou de sa participation à des alliances genre OTAN ou NORAD, et/ou des alliances passées sous la conduite d'un seul pays, comme dans le cas des États-Unis pour la guerre du Golfe. C'est aussi un problème pour participer aux opérations destinées à maintenir la sécurité internationale dans le cas de guerres traditionnelles ou de guerres ouvertes. Je soutiens que nous rencontrerions même des problèmes à participer à la résolution de conflits à grande échelle—comme certains qualifieraient la guerre du Golfe, par opposition à une guerre réelle, où le pays est en danger ou en guerre.

Par conséquent, si nous participons, nous n'occupons qu'un créneau, quelle que soit la façon dont on décrive les choses. Nous figurons au nombre des participants. Nos réserves sont déjà engagées. Quel est notre état de préparation? Peut-on appuyer les opérations sur place, ou est-ce qu'on se compromet en espérant que tout se passera sans qu'il y ait de victimes et que l'on sera de retour à la maison avant Noël?

Je soutiens que la défense du pays mérite certainement une place plus grande que le petit créneau où on la confine. Même si tout l'appareil gouvernemental a subi des compressions, notre créneau a été proportionnellement encore plus réduit que ce ne fut le cas dans les années 70. Cependant, résoudre ce problème est bien sûr une préoccupation majeure, car le pays court un risque.

Mais une autre fonction fondamentale a fait surface. Cette fonction est devenue en réalité aujourd'hui le pain quotidien des forces canadiennes: je parle de la résolution des conflits. Nos forces sont déployées au nom de la sécurité humaine, envoyées dans des zones de combat, des zones de conflit, avec des diplomates, des ONG, des bureaucrates appartenant à différents organismes, pour stabiliser ces situations et pour permettre à ces pays de pouvoir progresser dans leur développement et de prendre soin de leur propre population.

Je crains que cette nouvelle tâche me soit un peu tombée dessus. Quand je commandais ma brigade entre 1991 et 1993—quand j'ai envoyé plus de 3 500 militaires en Bosnie, au Cambodge, à Chypre encore à ce moment-là—nous n'étions pas pleinement conscients de la nouvelle génération d'opérations auxquelles nous faisions face. Nous n'étions certainement pas pleinement conscients des victimes que provoqueraient ce type d'opérations et en dernière analyse, nous ne maîtrisions certainement pas les outils, les stratégies, les tactiques nécessaires pour permettre à nos personnels d'être aussi efficaces que possible sur le terrain et de revenir au Canada avec le plus petit nombre possible de victimes.

Nous avons ainsi consacré une décennie à assurer beaucoup de formation sur le terrain, et dans certaines circonstances, je serais prêt à dire que nous avons pris des «mesures d'exception». Nous avons trouvé des solutions novatrices et connu des réussites spectaculaires. Nous avons aussi été un peu courts dans plusieurs domaines—notamment lors de ce qui restera un des moments les plus sombres de l'histoire des Forces canadiennes et de notre population: l'affaire de la Somalie.

• 1605

Je suis de ceux qui considèrent que l'affaire de la Somalie n'était pas uniquement le fait d'une poignée de soldats devenus des renégats de leur propre régiment, mais qu'il s'agissait en fait d'un problème de leadership, non seulement au niveau de ce régiment, mais également au niveau des Forces canadiennes toutes entières, à l'époque où nous sommes entrés dans ce nouveau type d'opérations, pendant une ère de transparence. Il se peut que dans ce nouveau théâtre d'opération, nous n'étions pas en fait les leaders, mais en tant que général—et je parle en mon nom personnel—je décrirais nos actions comme relevant plus d'un problème de gestion de crise à un moment où nous étions entraînés par le flot des événements.

Telle n'est plus la façon, j'espère, dont on perçoit le futur des forces armées, et lorsque l'on lit Stratégie 2020, on constate le désir de développer un style de leadership qui est proactif plutôt que réactif, un style qui se veut axé sur l'anticipation et la préparation à des situations ambiguës et complexes.

Mais revenons-en aux opérations. J'aimerais vous lire un court extrait d'un livre que je recommande au comité. Ce n'est pas un livre très épais, et c'est probablement la raison pour laquelle je l'ai lu. Il pourrait toutefois s'avérer instructif dans le cadre de vos délibérations. Il a été rédigé par M. Martin van Krefeld de l'Université de Jérusalem. Le titre de cet ouvrage publié en 1991 est Future Warfare, et il a pour sous-titre The Transformation of War.

    Au cours des dernières décennies, les forces armées régulières, y compris les plus grandes et les meilleures, ont régulièrement connu la défaite dans de nombreux conflits de faible intensité alors qu'elles semblaient détenir tous les atouts. Le phénomène aurait dû pousser les politiciens, les militaires ou les chercheurs universitaires à réexaminer de manière approfondie la nature de la guerre à notre époque.

    Toutefois, en se fondant sur le cadre stratégique traditionnel, les vaincus ont expliqué à maintes reprises leurs défaites en invoquant des facteurs atténuants. Ils ont souvent parlé de coup de poignard dans le dos, blâmé les politiciens de ne pas leur avoir laissé les coudées franches, ou encore la population de leur pays qui ne leur aurait pas apporté le soutien auquel ils pensaient avoir droit. Dans d'autres cas, ils ont tout simplement choisi de faire l'autruche et soutenu qu'ils avaient été vaincus par une guerre politique, une guerre psychologique, une guerre de propagande, des actions de guérilla, des actions terroristes—bref, n'importe quoi sauf une véritable guerre.

    Maintenant que le XXe siècle touche à sa fin, il devient chaque jour plus évident que ce type de raisonnement ne suffit plus. Si l'on veut bien s'en donner la peine, on constate qu'une révolution se déroule sous nos yeux. Tout comme aucun citoyen romain ne fut épargné par les invasions barbares, dans de vastes étendues du globe, aucun homme, aucune femme, aucun enfant d'aujourd'hui n'échappera aux conséquences des nouvelles formes de guerres ou de conflits armés.

Au cours de la présente décennie, nous avons fait appel aux Forces canadiennes à un rythme inconnu depuis les années 50. Si vous vous rappelez, dans les années 50, lorsque les troupes sont revenues de la guerre de Corée, c'était l'âge d'or des forces armées, l'époque de leur apogée. En 1958, nos dépenses atteignaient 7 p. 100 du PIB. Nous avions des ressources nucléaires. Sur le plan des troupes et du matériel, nous avions une capacité qui nous a permis de nous moderniser depuis la Deuxième Guerre mondiale, et les troupes rentraient pour retrouver des forces armées dont le moral était au beau fixe, parce qu'elles avaient des missions spécifiques et les capacités voulues pour les mener à bien.

C'est en fait tout le contraire qui s'est passé dans les années 90, et la majorité des forces qui avaient été déployées rentraient pour faire face à des restrictions et des coupures importantes. J'avais un caporal du bataillon d'ingénierie à qui on avait décerné une médaille pour acte de bravoure à Sarajevo. Il avait rétabli les pipelines qui permettaient d'alimenter en eau un vaste secteur de la ville. On lui a tiré dessus, mais il est revenu sans être blessé. Un jour qu'il réparait la plomberie dans les logements familiaux, il m'a dit qu'on l'obligerait à prendre sa retraite des forces armées dans quatre semaines à cause des réductions de personnel.

Ce n'est pas un moyen, ce n'est pas une façon d'assurer que des troupes qui avait l'état d'esprit voulu pour risquer leur vie, et les familles qui voyaient leurs être chers risquer leur vie, continuent à se mettre au service de leur pays.

• 1610

Au cours de la dernière décennie, il y a eu une révolution au plan des opérations. Nous avons rempli un vide qui existait à l'époque de la guerre froide, de la défense classique, l'ancienne formule, monsieur le président. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, nous avons essentiellement été sur le pied de guerre, avec les ressources voulues à l'époque de la guerre froide—nous avons équipé les Forces armées canadiennes, allant jusqu'à les doter d'armes nucléaires, pour relever ce défi.

Au cours de cette même période, nous avons aussi connu la paix. Souvent, cette paix était maintenue dans le cadre des exigences du chapitre 6 des Nations Unies, qui traite des opérations de maintien de la paix. Nous avons accumulé de l'expérience dans ce domaine. Habituellement, il y a deux camps qui souhaitent arrêter de combattre, qui veulent signer un accord de paix et qui ont seulement besoin de quelqu'un, sur place, pour s'assurer que personne n'enfreint les règles ni les divers accords.

Les Forces canadiennes vont consacrer 95 p. 100 de leur temps à étudier, à s'exercer, à s'équiper et à se préparer à la guerre selon la définition classique de l'OTAN et dans le contexte de l'Union soviétique. Elles ont atteint et consacré 5 p. 100 de leur temps au maintien de la paix, ce qui est vraiment tout à fait accessoire. Même si je n'ai absolument aucune réserve sur l'investissement que représentent les 40 années que vous avez consacrées à faire de Chypre une nation viable et qui progresse—et peut-être cela va-t-il prendre 40 autres années pour s'assurer que tous les problèmes qui découlent de la Ligne verte cessent—beaucoup de gens ne pensaient pas qu'il s'agissait d'un bon investissement. Cependant, notre intervention à Chypre, notre action au Congo dans les années 60 lorsque la situation s'est envenimée dans ce pays et à Chypre encore, en 1974, quand il y a eu une explosion de violence, tout cela nous a conduits à mener des opérations de maintien de la paix en vertu du chapitre 6.

Nous avons aidé ou assisté les autorités civiles; j'ai été envoyé en mission, lorsque j'étais lieutenant, pendant la crise d'octobre 1970. Nous avons couvert les jeux Olympiques. Nous avons vu les forces armées utilisées bien des fois pour assister les autorités civiles lors d'inondations, et elles ont même remplacé une fois la police qui était en grève.

Mais tout cela, c'est le passé. Entre cette époque et aujourd'hui, il y a eu un passage à vide. Nous n'avons pas analysé la situation. Nous ne nous sommes pas préparés. Nous n'étions même pas sûrs que c'était quelque chose qui avait une importance quelconque. Ce passage à vide est venu nous hanter parce que le mur est tombé.

Ces dix dernières années, nous n'avons pas été sur le pied de guerre. Beaucoup se demandent si cela sera jamais le cas. Peut-être y aura-t-il guerre du Golfe. Il faut évaluer ce genre de risque. C'est évidemment au gouvernement de décider de conserver ou non nos capacités de combat, mais je crois que l'objectif reste toujours le même, et le restera tant et aussi longtemps que notre pays aura à respecter certaines exigences pour assurer sa propre sécurité.

Tout à coup, le vide dont je parlais plus tôt a été comblé dans les années 90 par quelque chose de nouveau pour nous, quelque chose appelé la résolution de conflits. Donc, pendant les années 90, nous avons essentiellement essayé d'adapter les instruments dont nous disposions pour faire la guerre, et maintenir la paix, afin de résoudre les conflits auxquels nous faisions face. Nous avons fait appel aux meilleures connaissances que nous avions accumulées sur la guerre et le maintien de la paix. Toutefois, nous nous retrouvons dans un environnement tout à fait nouveau, pour les troupes, au niveau de la stratégie et de notre rôle humanitaire, et même pour les diplomates qui évoluent dans le milieu politique.

Cela occupe 90 p. 100 du temps des Forces armées canadiennes. Cela entraîne des pertes de vies humaines. Nos troupes font la guerre dans ces régions. Elles sont sur le pied de guerre. Les capacités dont elles disposent sont limitées, mais elles ne sont pas en formation, et elles n'interviendront pas dans un rôle classique selon le chapitre 6. Elles doivent être entraînées pour être mesure de se battre.

Elles doivent avoir les capacités nécessaires pour combattre et, au bout du compte, il leur faut acquérir un éventail de nouvelles compétences pour éviter de combattre tout en satisfaisant aux exigences de ces missions complexes. Nous serions bien sûr ravis s'il en était ainsi. J'ai bien peur toutefois de ne pas être en mesure de faire quoi que ce soit en ce sens, parce que je n'ai aucune garantie de pouvoir compter sur des génies qui se trouvent au bon endroit au moment opportun. Nous faisons l'impossible pour essayer de relever ce défi.

• 1615

Quoi qu'il en soit, la situation dans laquelle nous sommes est la suivante: ce sont toujours nos propres intérêts qui guident le déploiement de nos troupes et l'utilisation de nos ressources. Cependant, notre pays a donné un tout nouvel éclairage à la chose, et il a en fait essayer d'explorer une toute nouvelle dimension axée sur la sécurité humaine et l'humanisme, sur les droits dont devraient jouir tous les individus, et qui représentent des besoins fondamentaux qui doivent être satisfaits, nous le reconnaissons, à travers le monde. Nous voulons intervenir et apporter notre aide, et nous considérons que cela fait partie de la mission d'un pays comme le nôtre. C'est idée qui commence à se répandre. Elle a certainement été mise en pratique par le passé de différentes façons par M. Axworthy. Cela couvre non seulement une nouvelle dimension de la mission confiée aux militaires, mais également aux diplomates, aux ONG, ainsi qu'à tout le secteur oeuvrant dans l'humanitaire.

Le scénario classique de la guerre du Golfe a confirmé l'utilité des outils de la guerre froide et, par conséquent, tout le monde a dit: nous avons les outils qu'il faut, nous l'avons prouvé là-bas, il n'y a donc pas de problème. Nous allons annuler les réductions budgétaires dues aux dividendes de la paix, parce que nous pensons que nous allons être appelés à combattre encore de cette façon. Je soutiens que cela va arriver, parce que je ne pense pas, messieurs, que ce soit la dernière fois que nous ayons tenu notre rôle traditionnel. Je suis persuadé que nous allons être obligés, peut-être pas dans le cadre d'interventions humanitaires, mais certainement dans le cadre d'opérations destinées à protéger nos propres intérêts ainsi que les intérêts pétroliers, de nous doter des capacités techniques modernes afin d'être en mesure de mener de telles opérations. Cela peut arriver. Je ne pense pas que nous soyons autorisés à nous dispenser de le faire en disant simplement: probablement pas.

Le scénario classique correspondant au chapitre 6, avec des zones démilitarisées et ainsi de suite—c'est du passé, c'est rare. On a essayé par exemple, tout récemment, de recourir à cette solution en Érythrée et en Éthiopie. De tels scénarios datant de la guerre froide n'existent plus.

Nous sommes impliqués dans beaucoup de

[Français]

dans toutes sortes d'opérations qui ne constituent pas la guerre, mais pas nécessairement la paix, et qui impliquent l'utilisation de la force, d'une façon limitée ou autre, et qui impliquent aussi le mariage entre la force, la diplomatie et les autres dimensions.

[Traduction]

Ce sont des opérations complexes parce que les exigences le sont aussi. Il n'y a pas d'accord de paix; on s'assoit à la même table et on essaie de trouver des solutions et avec un peu de chance, l'intervention des forces armées et si l'on accepte d'attendre un an ou deux, on arrive à mettre de l'ordre dans tout cela. Nous sommes confrontés à des solutions complexes qui, dans le meilleur des cas, sont élaborées par les belligérants.

Nous faisons donc face à des missions complexes. Si un officier général se présente devant vous et prétend que nous n'interviendrons pas à moins d'avoir une mission claire et précise, et de savoir exactement quels sont les objectifs et la stratégie de repli, il s'agit d'un officier général qui non seulement ignore la réalité telle qu'elle est aujourd'hui mais également celle des futures opérations de résolution de conflits. On ne peut pas réduire à de telles dimensions simplistes des problèmes aussi complexes. Il faut en revanche avoir la capacité de les comprendre et d'y faire face.

Au Rwanda, ma mission était d'amener un pays qui avait été en guerre pendant quatre ans à passer en deux ans d'un accord de paix à des élections démocratiques. Ici, chez nous, nous avons presque vu disparaître notre nation en 1995 à cause d'un problème qui avait commencé à se faire jour en 1759. Comment peut-on espérer mener à bien une telle mission en deux ans? Imposer de telles missions ne fait que rendre plus pressantes, et plus compliquées, des solutions qui reposent non pas sur une opération de maintien de la paix d'un an ni sur une mission de résolution de conflits de deux ans, mais qui exigent l'intervention conjointe de diplomates, d'économistes, de gens capables de bâtir un pays, de militaires, de policiers et de prestataires d'aide humanitaire, à des degrés divers et pendant 30, 40 ou 50 ans. Il ne s'agit donc plus de brèves opérations, à moins que nous voulions simplement faire cesser le conflit et ensuite laisser les populations se débrouiller.

Ma mission qui devait durer deux ans était d'amener le pays à organiser des élections démocratiques. Parfait, mais qui serait là après le scrutin? Qui allait garantir la sécurité? Comment reconstruisez-vous l'armée d'un tel pays? Comment vous assurez-vous de son allégeance à ceux qui viennent d'être nommés dans le cadre d'un processus démocratique? Qui s'occupe de cela? Qui prend cette responsabilité? Comment cela s'intègre-t-il à la mission de maintien de la paix, ou à toute autre mission? Il n'y avait rien. Ce sont les personnels des Nations Unies et d'autres organismes qui, avec un peu de chance, étaient forcés de s'en charger.

• 1620

Nous intervenons dans des endroits assez exotiques. Ce n'était là qu'un exemple. En Asie du Sud-Est et du Sud-Ouest, et peut-être même dans les Amériques, il y a des nations ou des ethnies qui implosent, ou bien encore où se posent des problèmes humanitaires catastrophiques. Nous intervenons donc n'importe où dans le monde. Nous ne sommes plus présents juste en Europe. Nous sommes ici et là, à travers le monde, avec les capacités nécessaires pour intervenir.

Dans mes recommandations pour la réforme du corps des officiers canadiens, j'ai indiqué que ce corps devrait être trilingue—anglais, français et espagnol—pour pouvoir répondre à ce que l'on pourrait exiger de ses officiers. Nous évoluons au sein de cultures très complexes. Si vous voulez argumenter ou avoir une discussion avec quelqu'un, il faut que vous sachiez quels sont les antécédents de ces personnes.

Nous intervenons dans des régions où l'on ne trouve pas de haute technologie. Peu importe le nombre d'avions espions que vous pouvez avoir de votre côté, tout ce dont ces gens-là disposent, ce sont de Motorolas. Il ne s'agit pas de haute technologie. Il s'agit de facteurs qui transforment la guerre. Essentiellement, ce à quoi vous êtes confronté, ce sont des situations politiques très complexes en perpétuelle évolution. Le nord-ouest est la patrie de Hutus extrémistes et, au sud, on trouve les Tutsies. Comment déployez-vous vos troupes? Comment maintenez-vous la communication? Comment vous organisez-vous pour maintenir la paix, ou pour résoudre les conflits dans une situation toujours en évolution?

Ce ne sont pas des idiots que vous avez en face de vous. Ces gens-là sont formés et éduqués dans les mêmes écoles que vous. Les politiciens ont vécu à Paris et à Bruxelles. En ce qui concerne le gouvernement, ses membres ont fréquenté les universités canadiennes et britanniques et, du côté des rebelles, c'est dans des universités américaines qu'ils ont étudié. Le commandant des forces rebelles est diplômé de Leavenworth, aux États-Unis. Du côté du gouvernement, le commandant est diplômé de l'École supérieure de guerre de Paris. Ce ne sont pas des imbéciles. Ils savent comment manipuler l'opinion internationale. Ils savent comment influencer les gens qui les entourent. La guerre et les conflits, ils connaissent.

La guerre du Rwanda va devenir l'un des exemples les plus classiques des conflits de faible intensité. On parlera de son efficacité, on citera sa superbe efficacité. Nous nous sommes retrouvés dans des situations qui n'étaient absolument pas orthodoxes, qui ne correspondent pas à la norme. En face de nous, il y avait des gens équipés et formés par des pays qui sont nos alliés. Un milicien drogué ou soûl, et qui tire une grenade ou une machette, ce n'est pas un problème pour 10 soldats canadiens—sauf que vous ne voyez jamais un seul milicien. Ils sont là par centaines. S'ils sont des centaines, c'est qu'il y a des centaines de milliers de recrues disponibles, sans parler des jeunes qu'ils arrachent à leurs familles et qu'ils enlèvent pour les faire combattre aux côtés de leurs troupes, comme par exemple les enfants soldats. Comment faites-vous pour empêcher 100 ou 200 de ces gens-là de tuer? Comment faites-vous pour empêcher des femmes de tuer d'autres femmes et des enfants, lorsqu'elles sont entourées par 200 ou 300 de ces gens-là? Faut-il tirer pour en faire disparaître tout un tas? Faut-il tirer sur la jeune fille qui a une machette à la main? Est-ce que l'on se contente de regarder? Est-ce qu'on se bat pour intervenir? Quelles sont les solutions à ces problèmes moraux, éthiques et tactiques?

Si un caporal posté à cette barricade choisit la mauvaise solution, cela pourrait compromettre toute la mission. Au cours des négociations de cessez-le-feu, la mission a été retardée de deux ou trois semaines parce que l'un des soldats avait fait une erreur alors qu'il était posté à une barricade. Ces guerres ou ces conflits ne sont plus menés uniquement par des généraux. On ne manoeuvre plus d'énormes bataillons. C'est ce que doit savoir tout caporal et ce sur quoi doit porter son éducation et sa formation. Mesdames et messieurs, il n'y a plus de cols bleus parmi les soldats; il n'y a plus de place pour des cols bleus au sein des forces qui interviennent dans ces régions.

• 1625

Non seulement devez-vous faire face à de nombreux problèmes pour établir une atmosphère de sécurité, mais vous êtes également confronté à la brutalité. Ces gens-là tuent leurs propres congénères. Comment faites-vous enquête? Comment désignez-vous les coupables? Comment pressentez-vous un conflit entre deux personnes alors qu'elles sont prêtes à tuer leurs congénères?

Qu'est-ce que vous faites quand la plupart des gens impliqués dans les tueries sont des adolescents? Quand les miliciens se cachent derrière des femmes et des enfants pour vous tirer dessus ou sur des responsables d'ONG, ou encore sur des gens qui accompagnent le convoi? Est-ce que vous tirez à votre tour? Sur combien d'enfant allez-vous tirer avant de pouvoir mettre un terme à ces embuscades?

Quels sont les instruments nécessaires? Ou alors, est-ce que nous nous contentons de maintenir le blocus et de regarder des milliers de personnes mourir dans différents camps parce qu'il n'y a ni eau, ni nourriture, ni médicaments? Ces gens-là ne respectent aucune règle. Des milliers sont morts dans les églises, dans les monastères. Nous, nous avons respecté les règles.

J'ai vu des douzaines de soldats se faire tuer sous mon commandement parce qu'ils respectaient les règles alors que de l'autre côté, ce n'était pas le cas. Et bien entendu, nos militaires sont tenus responsables non seulement par les Nations Unies, mais également par le gouvernement canadien et les tribunaux criminels du Canada.

Étant donné que je témoigne dans la poursuite devant un tribunal international à Arusha, je suis tout à fait convaincu que nous devrions être tenus responsables, devant la Cour internationale de justice, de nos actes au cours de ces opérations. Il ne s'agit pas de dire: nous sommes intervenus, nous avons fait de notre mieux et vous pouvez bien aller au diable, nous avons nos propres règles.

Dans un contexte de règles aussi compliquées, à quoi s'ajoute l'obligation de transparence à cause de la présence des médias, vous produisez des règles d'engagement, mais vous insufflez la peur de les transgresser. Donc, plus on descend dans la hiérarchie de commandement, plus les règles sont limitées pour que la personne chargée d'assumer le commandement ait une marge de manoeuvre au cas où quelque chose arriverait. Ainsi, arrivé au niveau du caporal, la marge de manoeuvre est telle qu'il est frustré et incapable d'accomplir sa tâche. Les règles d'engagement ont cette amplitude au sommet de la hiérarchie.

La formation concernant les règles d'engagement, les divers scénarios que l'on peut rencontrer, les moyens de maximiser ce que l'on peut faire sur le terrain... les années 90 ont représenté un tournant décisif pour ce qui est de notre incapacité à comprendre l'importance des règles d'engagement, et à les optimiser au lieu d'en réduire la portée.

Il existait d'énormes problèmes de logistique, par exemple, entretenir les troupes, les déployer, les appuyer lors de missions sur le terrain dans des pays où il n'existe pas d'infrastructure, pas de route, et ainsi de suite.

Et il y a cette multitude... près d'un million de personnes tuées, au total. Que faites-vous d'un million de corps? Est-ce que vous les laissez pourrir sur place, se faire manger par les chiens? Quelles mesures sanitaires prenez-vous pour protéger les gens après une chose pareille? D'ores et déjà, 30 p. 100 de la population de ce pays est atteinte du sida.

Il y a un million et demi de personnes d'un côté, de l'autre, un demi-million et, entre les deux, un autre demi-million; et qui sont des réfugiés. Comment faites-vous pour les séparer des miliciens qui prennent le contrôle des camps de réfugiés de façon à ce qu'il ne leur soit pas possible de recruter pour attaquer à nouveau et continuer à s'infiltrer parmi ces gens-là? Comment faites-vous pour reconduire dans leurs camps deux millions et demi de personnes qui se trouvent dans des camps de transit?

Comment faites-vous pour nourrir deux millions de personnes deux fois par jour? De combien de camions avez-vous besoin pour cela? De combien de personnes? L'échelle de ces besoins, la nature des besoins en question... nous avions beaucoup de blé de vache pour les nourrir, mais ils n'avaient pas de carburant, pas de bois pour faire chauffer l'eau, pas d'eau, et plus d'ustensiles puisqu'ils étaient en fuite; alors, ils mangeaient du blé de vache même si ça leur donnait mal à l'estomac. Quelqu'un est mort, littéralement, parce que son estomac était enflé après avoir mangé du blé de vache. Nous n'avions rien d'autre.

Il faut que l'aide qui est fournie soit appropriée. Comment collaborons-nous avec ces gens-là?

La dernière fois que je les ai comptés, il y avait plus de 127 ONG, de petits organismes locaux qui ont du coeur mais aucune capacité. Les grands organismes s'inquiètent déjà du problème suivant et de la façon dont les médias les perçoivent; et parfois, ils ne montrent guère de compassion et se comportent comme s'ils savaient mieux que tout le monde comment faire. Les ONG qui aident et qui appuient indirectement une des parties en cause, et qui mettent en danger vos troupes et les gens que vous protégez et qui appartiennent à la partie adverse... tout cela parce que d'un côté, il y a les gens qui veulent de la nourriture, etc.

Comment collaborez-vous avec ces organismes, comment les intégrez-vous et les amenez-vous à voir les choses de votre façon? Comment, au bout du compte, parvenez-vous à élaborer des plans unifiés pour remplacer tous les autres plans distincts qui existent?

• 1630

Qui énonce les nouvelles philosophies, les nouvelles doctrines et qui fait fonctionner tout cela? Parce que l'avenir, c'est ça. C'est dans cette direction que nous allons. C'est là que réside notre importance.

Qui nous éduque, nous forme et nous donne les instruments nécessaires pour faire face aux dilemmes moraux et éthiques auxquels nous sommes confrontés plusieurs fois par jour? Le caporal y fait face. Quelle est sa

[Français]

soupape? Quelle est la valve qu'il peut utiliser pour se vider?

[Traduction]

Nous ne participons pas à des guerres ouvertes. Même au Vietnam, malgré toute la brutalité du conflit, au moins, les soldats américains se battaient. Là, vous ne pouvez pas simplement ouvrir le feu. Il se peut que vous ayez à le faire, mais ce n'est pas nécessairement la solution.

Comment vous débrouillez-vous lorsque les troupes rentrent? Qu'est-ce que vous faites des 10 p. 100 de victimes? Que faisons-nous pour leur permettre, à eux et à leurs familles de fonctionner à nouveau? Est-ce que nous pouvons nous permettre de perdre 10 p. 100 de nos troupes dans le cadre de ces missions? Que faut-il faire? Tout simplement les traiter en victimes, les aider pendant quelques années, et les réintégrer à la société dans toute la mesure du possible avec l'aide du ministères des Anciens Combattants? N'y a-t-il pas un moyen de préparer et de soutenir les soldats en question et leurs familles, et de faire en sorte qu'après avoir vécu cette expérience, ils reviennent sur terre pour ensuite être prêts à faire face la prochaine fois.

En passant, sommes-nous prêts à payer le prix de notre idéologie à l'avenir? Les victimes ne souffriront pas seulement de troubles psychologiques, mais il y aura des blessés, des morts, des cercles mortuaires. Est-ce que ce pays est prêt à supporter cela?

Les Belges se sont retirés après avoir perdu 10 soldats. Est-ce que nous, nous nous serions retirés? Sommes-nous capables? Est-ce que le gouvernement est capable de faire face aux critiques du public lorsque des soldats se font tuer dans des pays qui ne nous menacent absolument pas, et avec lesquels notre pays n'est pas en guerre?

Sommes-nous prêts, en fait, à envoyer des troupes tout en sachant que ces soldats peuvent se faire tuer ou, éventuellement, faire partie des victimes de la mission? Est-ce que nous avons expliqué que tout cela découle d'une certaine idéologie et que notre pays est prêt à payer ce terrible prix? Avons-nous expliqué cela à la population? Avons-nous expliqué cela aux soldats? Avons-nous expliqué cela à leurs familles?

Nous allons le reconnaître. Nous allons donner aux gens l'appui dont ils ont besoin pour tenir ce nouveau rôle qui s'ajoute à la défense du pays; ce qui signifie intervenir à l'étranger pour défendre une idéologie fondée sur la dignité humaine, la sécurité humaine, l'humanisme et les droits de la personne.

Il faut que nous préparions les gens à cela. L'avons-nous expliqué? Il faut que nous préparions nous-mêmes les militaires à cela. Tout au long de ma carrière, cela a été une priorité. Ma mission, c'est de voir si je peux évaluer la situation, si je peux évaluer le nombre des victimes qui en résultera et si je peux le faire ou non. Si je ne peux pas le faire, alors, je demande ce qu'il me faut pour le faire.

Est-ce que mon personnel est bien entraîné? Bien nourri? Bien équipé? Est-ce que nous avons assez de munitions, un appui assez fort pour mener à bien la mission? Et je me demande à moi-même si j'ai toutes les compétences voulues pour commander dans des situations aussi complexes? Est-ce que j'ai la formation nécessaire à titre d'officier général, de colonel? Est-ce que j'ai eu la possibilité de développer toutes mes capacités pour évoluer dans ce tout nouveau contexte où s'entremêlent des facteurs extrêmement complexes?

À l'heure actuelle, il y a les gens qui participent à ces missions de maintien de la paix et de résolution des conflits et qui disent que tel n'est pas leur mandat. Leur mandat est de s'assurer que toutes les personnes déplacées puissent rentrer chez elles en toute sécurité. Lorsqu'un représentant des médias a demandé à un colonel quelle était sa mission lors de la campagne du Kosovo, le colonel a répondu: «Ma mission est de m'assurer que toutes les personnes déplacées rentrent chez elles en toute sécurité.»

Alors, qu'est-ce que vous faites exactement là-bas? Votre mission, mon colonel, c'est de bombarder et de faire face aux risques que cela comporte, tout en espérant que personne ne sera tué ni blessé. On se demande si la mission compte dans le contexte de ces opérations, ou si c'est la sécurité de tout le personnel qui est la chose la plus importante, parce que notre pays n'est pas en guerre et parce que dans notre pays, on ignore les risques que nous courrons.

Si jamais nous partons en guerre, à cause de ce débat, il y aura plus de pertes de vies humaines. La mission prime. Les risques sont évalués. Tel est le genre d'opérations auxquelles nous participons.

Ce n'est pas le vocabulaire militaire classique, ni même le type d'opérations classiques. Nous utilisons des verbes d'action qui datent de la guerre froide—occuper, quadriller, sécuriser. L'OTAN a consacré des décennies pour garantir que tout le monde comprenait ce que signifiait chacun de ces verbes d'action.

• 1635

Toutefois, dans ce nouveau théâtre d'opération, pouvez-vous me dire ce qu'implique une mission qui est définie de la façon suivante: «Vous allez établir une atmosphère de sécurité». Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce que je défends les frontières si quelqu'un s'en approche? Est-ce que je me contente d'aider la police? Qu'est-ce que cela veut dire? Quels sont les paramètres de cette intervention? C'est ma mission. Elle n'est pas définie dans un vocabulaire militaire.

Nous n'avons pas encore trouvé les verbes «nouvelle génération». Mesdames et messieurs, nous n'avons pas opéré sur le plan intellectuel la révolution requise pour mener ces opérations des Forces canadiennes qui sont plus sophistiquées en Yougoslavie et moins sophistiquées au Rwanda et en Sierra Leone. Près de 90 p. 100 de nos troupes sont impliquées dans ces interventions alors que 95 p. 100 de leur éducation et de leur formation sont toujours axées sur la guerre classique.

Est-on arrivé à l'équilibre dont parle van Krefeld? Mes collègues pensent que je suis un peu fou, un original; mais là n'est pas la question. Est-on parvenu à l'équilibre qu'il nous faudra à l'avenir? A-t-on reconnu réellement dans la stratégie de défense la nécessité d'intégrer les capacités requises pour mener une guerre classique mais aussi pour intervenir au sein de coalitions, notamment aux côtés des Américains, dans un contexte d'interopérabilité, pour jouer un rôle de leader comme nous l'avons fait en 1996 dans les jungles du Congo, lorsque nous avons pris la tête des forces d'intervention envoyées par des pays d'optique commune pour participer à une mission des Nations Unies?

Reconnaissons-nous, en réalité, qu'à l'avenir nos forces armées seront utilisées chaque jour? Nous aurons des victimes régulièrement dans les zones de guerre où notre pays veut que nous intervenions pour soutenir des objectifs comme la sécurité humaine ou les droits de la personne. Ce second rôle n'a pas été expliqué, il n'a pas été reconnu; ni d'ailleurs les coûts que cela représente au plan individuel, ni même la rémunération de ceux qui participent à ce genre d'opération constamment, par opposition à la rémunération allouée à l'heure actuelle, qui est celle que l'on accorde à une armée en temps de paix, à des forces armées qui servent en temps de paix et qui sont essentiellement rémunérées pour se préparer à la guerre. Or, ce n'est pas ce qui se passe aujourd'hui. Il n'existe pas de système de rémunération prenant en compte le nouveau rôle majeur que nous jouons; et que nous allons continuer à jouer.

Le travail que j'accomplis au ministère des Anciens Combattants a en fait pour objet d'expliquer pourquoi il devrait y avoir un nouveau contrat social entre la population et le gouvernement du Canada ainsi que son armée. Un contrat social qui reconnaîtrait cette toute nouvelle dimension, ces nouvelles exigences, et les nouvelles capacités dont nous avons besoin.

Nous avons besoin d'officiers subalternes qui étudient non seulement les tactiques classiques mais également l'anthropologie, la philosophie, la sociologie, de façon à comprendre les missions auxquelles ils participent et à pouvoir prendre la tête des troupes et non pas simplement réagir du mieux possible, en s'appuyant sur l'expérience acquise auparavant par quelqu'un d'autre.

Mesdames et messieurs, la résolution de conflits est le second rôle fondamental qu'auront à tenir à l'avenir les Forces canadiennes; mais à l'heure actuelle, cela n'est mentionné que pour la forme. On explique très peu de choses aux soldats, à leurs familles et à la population de ce pays.

Nous avons besoin d'un nouveau contrat social, exactement comme celui qui existe depuis un siècle et qui régit la défense de la nation. Nous voulons que nos troupes, lorsque le pays n'est pas en guerre et qu'il n'est pas menacé, interviennent à l'étranger comme nos diplomates et les ONG; qu'elles se battent, qu'elles s'engagent dans des conflits et qu'elles mènent des opérations très complexes pour que les valeurs respectées dans ce pays s'intègrent à celles du monde entier—telles qu'elles ont été énoncées par Kofi Annan dans le document fondamental qu'il a présenté en 2000 à l'Assemblée générale et qui s'intitulait We, the Peoples.

C'est ce que veut ce pays. C'est la nouvelle tâche qui nous attend, Alors, définissons tous les paramètres de cette action; dotons-nous des moyens nécessaires tout en maintenant une forte capacité d'évaluation des risques afin d'être en mesure de défendre le pays en cas de guerre ouverte, ici ou à l'étranger.

• 1640

Merci beaucoup. Je crains d'avoir été un peu long.

Le président: Eh bien, mon général, personne ne vous a interrompu. Je pense que c'est une assez bonne indication de l'intérêt qu'a suscité votre présentation. Au nom de tous les membres du comité, je voudrais vous remercier d'avoir si bien parlé de votre expérience et de vos idées.

Vous avez posé des questions extrêmement profondes. Vous avez abordé des sujets très importants, non seulement pour notre comité mais également pour le Comité des affaires étrangères. Vous aurez peut-être l'occasion de faire part de votre point de vue aux membres de ce comité. En fait, j'espère que vous le ferez.

Je sais que plusieurs députés qui aimeraient vous poser des questions. Je vais donc leur laisser la parole.

Monsieur Benoit.

M. Leon Benoit (Lakeland, AC): Merci, monsieur le président.

Merci beaucoup, général Dallaire, de votre présentation.

Lgén Roméo Dallaire: Comment va le caporal?

M. Leon Benoit: Eh bien, je l'ai vu, et il espère vous rencontrer. C'est très important pour lui.

Lgén Roméo Dallaire: Très bien.

M. Leon Benoit: Je voudrais vous remercier de votre présentation de cet après-midi, mais également de celle que vous avez faite ce matin au déjeuner-prière. Je vous félicite de votre intervention d'aujourd'hui et de votre implication profonde sur le plan émotif dans tout ce qui, selon vous, n'a pas été fait ou a été mal fait dans le passé et risque de se produire à l'avenir. Ce que nous avons appris ce matin, au déjeuner-prière, sur vos sentiments très personnels au sujet des horreurs du Rwanda était très convaincant, une présentation incroyable. Merci beaucoup pour les deux.

Cet après-midi, vous nous avez parlé de l'état de préparation des Forces canadiennes. Je pense que vous avez soulevé plus de questions que vous n'avez donné de réponses, bien qu'il soit assez évident, d'après ce que vous avez dit, que les militaires ne sont pas du tout préparés pour le genre de guerre dont nous parlons—la résolution de conflit, comme vous l'appelez. Et cela va bien au-delà de la participation des militaires, c'est évident, l'enjeu est beaucoup plus important.

J'ai plusieurs questions à poser, mais je vais commencer par une déclaration qu'a faite le général MacKenzie lorsqu'il a comparu ici plus tôt. Il a dit qu'en ce qui concerne le syndrome du stress post-traumatique, en parlant du caporal, la meilleure façon de traiter ce problème, de traiter toute cette question, est de former des unités avec des soldats qui ont été entraînés ensemble et qui ont vécu ensemble jusque là. Il a insisté sur l'importance de l'unité. Il a dit que lorsqu'il avait dirigé la mission à Sarajevo, je crois, dans des conditions très difficiles, il n'a pas connu un seul cas de syndrome de stress post-traumatique, à ce qu'il sache, du fait que les soldats avaient été entraînés ensemble en Allemagne. Il a particulièrement souligné l'importance d'éviter de former une unité avec des soldats qui ont été entraînés un peu partout au pays et de les envoyer outremer.

J'aimerais savoir si, selon vous, il est effectivement très important, dans le contexte de tout ce problème du stress post-traumatique et des moyens de l'éviter et éventuellement de le traiter rapidement juste après la mission, de maintenir l'unité ensemble.

Lgén Roméo Dallaire: On ne va pas éliminer le SSPT, la nouvelle génération des blessures d'anciens combattants. Il remplace toutes les autres blessures classiques.

Toutefois, tout le principe de la capacité militaire est fondé sur l'unité. Le terme «unité» englobe tout. Le commandant d'une unité a des pouvoirs énormes—moins maintenant en raison des changements apportés, mais des pouvoirs incroyables étaient concentrés dans les mains d'un commandant. Pourquoi? Parce que le commandant menait les soldats de première ligne dans des conditions très dangereuses et avait besoin de cette capacité pour maximiser ses forces.

L'unité était créée à des fins de cohésion, pour que les hommes apprennent à se connaître. En fait, les hommes ne se battent pas nécessairement pour le drapeau; ils se battent pour leurs copains et les personnes qu'ils connaissent autour d'eux. Il est très rassurant d'avoir ses copains autour de soi. Mais le fait d'envoyer des unités ponctuelles ou des groupes-compagnies outremer n'est pas une bonne chose du tout, car vous risquez d'avoir beaucoup plus de pertes dans ces unités ponctuelles que dans des unités homogènes. Les hommes auront tous le syndrome du stress post-traumatique. Cela peut se produire à la suite d'un incident, devant un obstacle ou si quelqu'un tombe dans un trou et se retrouve recouvert de corps qu'il n'avait pas vus. Mais une des meilleures façons d'aider les gens à surmonter ce problème, sans parler de la thérapie professionnelle, est d'avoir un camarade. Ces amitiés sont partie intégrante des unités homogènes. Il n'est donc pas nécessaire de tout expliquer, il suffit de dire deux mots. Avec les 12 Canadiens qui sont venus en renfort au début de la guerre, des majors et des capitaines et deux lieutenants-colonels, il suffisait de dire un mot et tout le monde commençait à pleurer ou un autre mot et tout le monde avait le fou rire. Mais il est essentiel de pouvoir exprimer ces sentiments au sein d'un groupe ou entre nous.

• 1645

Il a donc raison de dire qu'un des éléments essentiels de l'efficacité opérationnelle des troupes sur le terrain et également des troupes qui doivent être ensuite redéployées, de manière à réduire le nombre des pertes, est la cohésion de l'unité et l'apport de réservistes beaucoup plus tôt, non seulement pendant trois mois, dont deux sont consacrés à des tâches administratives, mais pendant six mois, et de les garder pendant encore trois mois par la suite. Les réservistes sont des bombes à retardement dans bon nombre de régions du pays, car nous les avons marginalisés, ils ne sont plus tout à fait les mêmes parmi les leurs dans leur localité. Ils sont différents. Il sont aussi souvent victimes de jalousies et sont traités différemment et isolés—ils souffrent de tout cela.

Ce n'est pas la panacée, mais c'est la façon dont les militaires occidentaux se sont toujours battus. Lorsqu'on a amené des recrues et des remplaçants au Rwanda, les forces rebelles... Tous les trois jours de combat, on amenait de nouvelles troupes, en rotation, des bataillons. On commençait par la section, puis le peloton, la compagnie et le bataillon. On amenait les nouveaux remplaçants qui passaient des heures à s'occuper de leurs armes et autre et à bavarder. Ensuite ils faisaient deux heures d'exercice—on a réalisé des études dans les années 80 qui préconisaient l'abandon des exercices.

Commençons par la section. Vous savez qui est le patron de la section, il vous donne des ordres pour que vous restiez au garde-à-vous, etc. Vous connaissez la personne à côté de vous. Au stade du peloton, vous ne connaissez pas les autres membres du groupe. Qui est le commandant du peloton? Comment est-il? Comment le percevez-vous? Puis vous avez le commandant de la compagnie, puis le commandant du bataillon. Finalement, tout le monde fait une parade en bonne et due forme en chantant et le bataillon retourne sur le terrain.

M. Leon Benoit: Le général MacKenzie a dit notamment que ce problème s'expliquait par le fait que les soldats ne s'étaient pas entraînés suffisamment ensemble et, ne se connaissant pas bien, n'étaient donc pas sûr de ce que les autres allaient faire. Cette incertitude quant à la réaction possible des autres dans certaines circonstances a joué selon lui un rôle important dans le développement du SSPT. Pensez-vous que cela soit possible?

Lgén Roméo Dallaire: Cela fait partie de tout ce principe de cohésion. Mais cette cohésion n'est possible que si les officiers la construisent, si les membres de l'unité sont entraînés ensemble dans un esprit de cohésion sous un commandement solide, progressiste, qui reconnaît les problèmes qui vont se présenter et offre des solutions aux troupes. On ne va pas éliminer le SSPT, mais on peut probablement en atténuer, il me semble, l'intensité dans certains cas et éventuellement réduire le nombre de cas. Mais il n'est pas nécessaire de passer cinq ans ensemble pour obtenir cette cohésion. Elle peut se construire en trois à six mois. Elle peut se construire du jour au lendemain avec l'arrivée d'un remplaçant. C'est une question de commandement et de la façon dont les officiers, les commandants de section et ainsi de suite, sont capables de créer cette cohésion.

• 1650

M. Leon Benoit: Croyez-vous que nos soldats qui souffrent du SSPT obtiennent le même niveau de soins que vous avez obtenu et le niveau de soins qu'ils méritent réellement? Je sais que votre lutte contre le SSPT a été largement couverte dans les médias et a donc été suivie par la population. Il semble que vous ayez obtenu, tout au moins à la fin, des soins appropriés ainsi que votre famille. Pensez-vous que les autres membres des Forces canadiennes ont reçu un niveau de soins acceptable, en fait, un niveau de soins correct? Leurs familles ont-elles reçu les soins nécessaires?

Lgén Roméo Dallaire: J'ai reçu des soins, comme je l'ai expliqué clairement dès le départ—et je n'y ai pas manqué—qui devaient rompre avec les vieilles idées et servir à tous les autres. Ma famille n'a pas reçu de soins; je les ai payés de ma propre poche. C'est un service qui n'est pas encore disponible.

Les troupes obtiennent-elles les soins dont elles ont besoin? Les traitements sont insuffisants. En 1997-1998, lorsque nous avons commencé ce projet, la seule clinique se trouvait ici, à Ottawa, et elle fonctionnait à 40 p. 100 de sa capacité. Nous avons maintenant cinq cliniques qui sont complètement débordées. En collaboration avec Gérald Mathieu, je participe à un projet de sensibilisation de la population canadienne et des troupes afin de les encourager à se faire connaître et à demander de l'aide. J'essaie également de convaincre les psychiatres et les psychologues de nous aider à les soigner. J'ai en fait parlé avec l'Association canadienne de psychiatrie. La semaine prochaine, je vais faire une intervention à l'Hôpital Royal d'Ottawa, à une réunion annuelle sur le SSPT, afin de convaincre les responsables d'augmenter le nombre des cliniques, car il n'y a rien de très efficace dans le fait d'envoyer les miliciens de Saint-Georges-de-Beauce à la clinique de Valcartier. Mais le psychiatre de Saint-Georges-de-Beauce ne connaît rien à ce problème, à part les dimensions cliniques du syndrome.

Non, nous n'avons pas assez d'aide. Oui, nous devons faire appel aux civils, car nous n'avons pas et nous ne pouvons pas engager suffisamment de psychiatres ou de psychologues nous-mêmes. Les soldats obtiennent-ils le traitement dont ils ont besoin? Ils obtiennent autant que les bureaucrates et les gens qui s'occupent de la comptabilité et des finances le leur permettent.

Un soldat basé à Kingston qui souffre du SSPT doit se rendre à Ottawa pour se faire soigner. Dans l'autocar, il se trouve avec toutes sortes d'autres personnes qui partent se faire soigner les amygdales, une hernie ou je ne sais quoi d'autre. On lui demande quel est son problème, pourquoi il se rend à Ottawa? Il répond qu'il a le SSPT. Ce n'est pas la meilleure façon d'encourager les gens à se faire connaître ou à demander un traitement.

Le président: Monsieur Benoit, je vais être obligé de...

Lgén Roméo Dallaire: Ce sont ces minuscules détails qui rendent la chose beaucoup moins efficace qu'elle ne devrait l'être.

Oui, cela coûte un peu d'argent, mais je dois vous dire qu'il est bien préférable de traiter un soldat sur dix qui a le SSPT et de le rendre à nouveau opérationnel. C'est une solution beaucoup plus économique pour tous les planificateurs que de les laisser sans traitement et de les perdre. C'est un investissement tellement minuscule par rapport à la formation d'un seul sous-officier.

Le président: Mon général, je vais être obligé de passer la parole à d'autres. Je dois admettre, chers collègues, que j'ai un peu étiré le règlement. Monsieur Benoit, vous avez eu environ 12 minutes. Je suis sûr que vous reconnaîtrez que ma méthode a du bon.

Je voudrais donner à M. Bachand et à M. Grose le même temps de parole. Puis nous passerons de nouveau à ce côté.

Monsieur Bachand.

[Français]

M. Claude Bachand (Saint-Jean, BQ): Merci, monsieur le président.

Je voudrais d'abord saluer bien bas le général. Vous avez lu une partie de son curriculum vitae plus tôt. Je sais qu'il a fait ses études au Collège militaire, et j'ai eu la chance de le connaître alors qu'il était commandant du Collège militaire. Je dois vous avouer, mon général, qu'on parle encore de votre passage. Vous avez été très apprécié.

Je sors de votre présentation très ébranlé. Ce n'est pas la première fois que vous m'ébranlez non plus. Je me rappelle vous avoir vu à votre retour du Rwanda, à la Chambre de commerce du Haut-Richelieu. Vous aviez fait une présentation et je n'avais pas été capable de manger parce que j'étais trop ému par ce que vous nous aviez dit. Je me rappelle, entre autres, une scène que vous nous aviez relatée. Les agresseurs offraient aux femmes de les tuer par balles si elles se laissaient violer. Si elles résistaient à leur viol, on les tuait à coups de machette. J'en ai encore des frissons. Cela m'ébranle beaucoup.

• 1655

Il est bien facile de lire des textes comme celui que vous avez écrit sur le rôle des Nations Unies au XXIe siècle. Vous y affirmez qu'il nous faut nous adapter à ce nouveau rôle de résolution de conflits. J'ai posé la question au général Baril. On entraîne des soldats à faire la guerre de façon classique ou traditionnelle, et on les envoie résoudre un conflit dont vous nous avez démontré la complexité. Vous venez de nous ouvrir un nouvel horizon. Il s'agit d'un nouveau champ de bataille, d'un nouveau théâtre d'opérations. Nos gens, qu'ils soient officiers, simples soldats ou réservistes, ne s'attendent pas à se trouver dans de telles situations. Ils doivent être pris au dépourvu. Je trouve que votre présentation m'éclaire beaucoup.

Maintenant, je sais ce que cela veut dire. On peut avoir des bombes intelligentes, le modèle de fusil dernier cri, mais quand on fait face à un massacre ou qu'un bouclier de femmes et d'enfants est dressé devant nous pour nous empêcher de tirer, il y a un problème majeur. Je ne suis pas soldat et je n'aimerais pas être dans une telle situation. Je pense que je serais totalement dépourvu.

Il me semble qu'il va falloir mettre beaucoup plus l'accent du côté de la formation. Je me demande si le fameux modèle rehaussé de leadership qui s'adresse aux officiers est un modèle qui les prépare mieux à ces situations, parce qu'il est nécessaire d'en venir à cela. Je ne parle pas de la volonté de la nation ou des nations, si on s'entend sur la définition du mot «nation». Je ne parle pas non plus de savoir si on accepte, dans le cadre des missions de paix et de résolution de conflits, de perdre des soldats. Je pense que même la population du Québec et la population du Canada ne sont pas prêtes à cela. Si on leur demande si elles acceptent qu'on envoie des soldats en mission où certains peuvent mourir, je pense qu'elles vont dire non. Il faut une prise de conscience importante. Nous sommes à des années-lumière de cette prise de conscience.

J'espère que le comité va avancer dans cette direction. Je pense que cela passe par la formation, pas uniquement des officiers grâce au modèle rehaussé, mais aussi des simples soldats, qui devront être préparés à se retrouver dans des situations d'une complexité incroyable, comme celles que vous venez de nous décrire.

Je vous remercie de votre présentation. Je pense que la formation est la voie pour s'en sortir.

Lgén Roméo Dallaire: Est-ce que M. Hamilton vous a distribué le Livre vert? Je suis certain qu'il va en trouver. Il s'agit d'un livre produit pendant que j'étais conseiller du chef de la défense sur la réforme du corps des officiers. Vous y trouverez des chapitres académiquement rigoureux sur les besoins futurs, ou ce dont les officiers vont avoir besoin d'ici l'année 2020 et comment nous allons progresser.

Les solutions ne sont pas toutes trouvées. J'y défends l'idée que le nouveau jeune officier d'aujourd'hui n'est plus le nouveau jeune officier de mon époque ou de l'époque de la Guerre froide. On recevait alors trois ou quatre ans de formation au Canada avant d'aller en Allemagne faire le même travail. Cela constituait le théâtre opérationnel.

Aujourd'hui—cela se passait aussi au moment où je commandais— de jeunes officiers partent du Collège militaire pour être commandants de peloton. Il y en a eu à Oka, en Yougoslavie ou au Cambodge. Ils n'ont plus le temps de faire le même apprentissage que dans le passé et, en plus, ils font face à des problèmes ou des demandes opérationnelles beaucoup plus complexes.

Le programme rehaussé dont vous avez parlé avait pour but uniquement de mettre à jour le début de l'éducation et de la formation des officiers, cette période de 15 mois dont on parlait. Il y avait ensuite une continuité au niveau de l'éducation et de l'information pour pouvoir répondre aux besoins et pour qu'ils puissent devenir des chefs et non pas des moutons. Il faut être capable de voguer dans l'ambiguïté. Ce n'est pas ce que nous faisons. Nous prenons des risques et nous fonçons. Il faut manoeuvrer dans l'ambiguïté. Il faut que les gens puissent s'autocritiquer et soient capables de reconnaître tous les facteurs.

• 1700

La réforme exigeait des changements tant dans le développement des corps d'officiers que du corps des généraux. Une fois qu'on est promu général, on n'arrête pas d'étudier et d'apprendre. Au contraire, si on doit commander des missions et oeuvrer dans le milieu politique, dans le milieu des organisations internationales comme les Nations Unies, avec les ONG, les diplomates, les économistes, les gens de la Banque mondiale et ainsi de suite, il faut être en mesure de comprendre les enjeux et de parler à ces gens-là. Donc, les généraux doivent retourner aux études. Oui, on peut prendre un général deux étoiles et l'envoyer au Boston Business School ou au Harvard Business School pour un an ou deux. C'est un investissement crucial pour répondre aux besoins futurs. Il faut être proactif.

Comme vous le savez, on a traité les femmes comme on a traité les Canadiens français. C'est voué aux mêmes problèmes. On a parachuté une loi en 1968 et on a dit qu'il fallait désormais que nous soyons bilingues. Aujourd'hui, 32 ans plus tard, on n'a pas encore un corps d'officiers bilingue. Non, on ne l'a pas encore. Il y en a plusieurs qui sont bilingues, mais on a des unilingues francophones et des unilingues anglophones, et des officiers qui ne sont pas tous prêts à commander des troupes dans la langue de la troupe. On ne va plus se battre dans la langue de l'officier; on va se battre dans la langue de la troupe. Au moins, on va leur dire d'aller se battre dans leur langue. Ce n'est pas comme dans le passé.

Donc, on n'a pas encore un corps d'officiers bilingue, et on a fait avancer des gens. Il y avait des chiffres, des quotas et tout ça, mais on fait la même maudite affaire avec les femmes. On n'a pas eu une vision de fond qui aurait permis d'anticiper la venue des femmes, tout comme on anticipe la venue de multiples ethnies. Ça s'en vient.

Qu'est-ce qu'on a appris de l'intégration des francophones? Qu'est-ce qu'on a adapté? Qu'est-ce qu'on doit faire avec les femmes? Quelle atmosphère faut-il créer pour que le milieu soit sain à leur arrivée? Ce sont des questions qu'il faut se poser plutôt que de simplement dire qu'elles n'ont qu'à suivre nos standards, que le quota est de 20 p. 100 pour l'an prochain et qu'il faut aller en recruter 20 p. 100. C'est con.

Il faut créer une atmosphère qui permette à des femmes de se faire valoir. Nous les voulons parce que nous en avons besoin. Si le pays veut que les femmes soient au front, se fassent tuer aux côtés des gars de l'infanterie et risquent d'être violées, et que les femmes sont prêtes à le faire, qu'elles y aillent, parce que nous en avons besoin.

On a besoin de leurs compétences et de leurs capacités, mais il faut amener une nouvelle méthode. Serons-nous proactifs pour l'arrivée massive, d'ici la fin de la décennie, des multiples ethnies qui vont se joindre aux forces, ou si nous allons encore «taponner», comme on l'a fait? Est-ce qu'on prépare le terrain? Est-ce qu'on prépare le leadership? Les femmes vont changer la nature du leadership. Elles vont amener des perspectives nouvelles qui, selon moi, seront très positives. Est-ce qu'on se prépare à cela? Non.

M. Claude Bachand: C'est considéré comme un échec maintenant. On vient de sortir un rapport dans lequel on dit que l'armée canadienne a complètement manqué son objectif.

Lgén Roméo Dallaire: Mais est-ce que l'objectif a du bon sens? Est-ce que c'est la bureaucratie qui exige tel nombre de personnes parce qu'il faut répondre soit à vous, ici, soit au Parlement? Je ne le sais pas. Faut-il dire que oui, il y a maintenant 20 p. 100 de femmes? On a fait ça avec les Canadiens français et on a fait un paquet d'erreurs aussi. Ce n'est pas la façon. Est-ce qu'on a changé la culture de la place?

M. Claude Bachand: Exactement.

Lgén Roméo Dallaire: Là-dessus, on a du chemin en maudit à faire.

M. Claude Bachand: J'aimerais poser une dernière question très rapidement. J'ai posé la même question au général Baril.

Vous nous avez parlé de la préparation nécessaire pour être sur un pied de guerre, du chapitre 6 et de l'accalmie entre deux résolutions de conflit. Il y a des gens qui disent que quand on met les militaires dans des situations de résolution de conflit, en formation ou qu'on leur assigne d'autres tâches, ça peut tuer un peu l'esprit guerrier. Autrement dit, est-ce que l'armée pourrait envisager, d'après vous, de faire deux types de militaires: un type de militaires pour la défense interne ou la défense traditionnelle ou classique, comme vous l'appelez, et un autre type spécialisé dans la résolution de conflits? Il y a des gens qui soulèvent cette question, et moi, je m'interroge sur la compatibilité des deux.

• 1705

[Traduction]

Le président: Mon général, pouvez-vous répondre en quelques minutes? Nous devons passer à d'autres membres du comité.

Lgén Roméo Dallaire: Je répondrai le plus rapidement possible.

Le président: Comme je dis, c'est un sale travail, mais quelqu'un doit le faire.

Lgén Roméo Dallaire: Ceci est la paix, ceci est la guerre et ceci est la capacité de combat.

[Français]

Traditionnellement, on disait que si le soldat avait la compétence nécessaire pour répondre aux besoins de la guerre, il ne lui était pas difficile de répondre aux exigences du chapitre 6, parce qu'essentiellement, avec les capacités qu'il avait, on pouvait le descendre à ce niveau. Certains disaient qu'il était impossible de faire cela, que quant on amenait un guerrier dans ce milieu, il n'était plus un guerrier. Ensuite, dans les années 1990, il y a eu une autre école, à laquelle j'ai participé, selon laquelle il s'agissait là des besoins de la guerre complexe d'aujourd'hui. Mais les besoins de résolution de conflits existent.

[Traduction]

Le conflit est ici et pour la résolution de conflit, il vous faut ces compétences plutôt que celles-ci. Il faut donc former non pas pour le maintien de la paix, mais pour la résolution de conflit. Nous avons fait beaucoup de travail, et j'y ai personnellement contribué. Je viens de recevoir... Je vais passer un mois et demi dans le cadre d'un programme de bourse d'études à la John F. Kennedy School of Government à Harvard pour mener des recherches sur toute la nouvelle génération des compétences requises en matière de résolution de conflit.

[Français]

C'est une dimension totalement nouvelle, une nouvelle doctrine, un nouveau concept. Au lieu de dire cela, je dis que vous avez besoin de ces compétences. Mais le pays a dit que les Canadiens étaient différents des Américains, des Français et des autres. On veut que les militaires soient capables de faire de la résolution de conflits. Donc, on veut qu'ils soient capables de faire tout ça. Alors, on a deux jobs. Est-ce que les jobs sont en conflit? Je vous dis que non. L'esprit guerrier nécessaire à ce niveau est un esprit guerrier éclairé.

[Traduction]

Lorsqu'ils disent... foutaises.

Des voix: Oh, oh!

Le président: Notre interprète vient de nous passer une note pour dire que ce n'est pas du tout la peine de traduire ça.

Monsieur Grose, vous avez la parole.

M. Ivan Grose (Oshawa, Lib.): Merci, monsieur le président. Je ne prendrai pas plus de dix minutes.

Général Dallaire, j'ai suivi toute votre carrière et je vous admire beaucoup, mais je ne vous avais encore jamais rencontré. Je n'avais jamais entendu votre témoignage, mais en vous écoutant, j'ai pensé que j'avais déjà entendu ces propos. Et cela m'est revenu. Je suis vice-président du Comité de la justice. Nous siégions ce matin, et c'est justement là où j'ai entendu ces propos, pour décrire la situation dans notre propre pays: nous parlions de la lutte contre le crime organisé.

Nos forces policières respectent la loi. Le crime organisé ne suit pas les règles. Nous discutions d'un projet de loi qui permettrait à la police d'enfreindre temporairement nos lois pour lutter selon les mêmes règles que le crime organisé. Il n'y a pas de roulement de personnel au sein du crime organisé. Ses membres travaillent ensemble pendant des années. Ils forment un club. Ils appartiennent à des petits groupes, parfois de quatre ou cinq seulement. Mais ils se connaissent tous et se protègent. Ils mentent les uns pour les autres. Ils peuvent mourir les uns pour les autres. Nos services de police ne travaillent pas ensemble. De temps en temps, ils se réunissent en conférence et décident de lancer une opération combinée, mais ils ne se connaissent pas.

Ce que nous avons recommandé, c'est exactement ce que vous recommandez pour les forces armées. Les membres du crime organisé sont vos rebelles qui se connaissent entre eux. Nous avons conseillé aux forces policières de procéder comme vous voulez le faire avec nos forces armées outremer. Mais ce qui fait froid dans le dos, c'est que la situation que vous décrivez outremer est celle que nous connaissons ici, dans le pays.

Je dois maintenant combattre sur deux fronts, au Comité de la justice et au Comité de la défense. Je ne suis pas un membre régulier de ce comité-ci.

La comparaison fait froid dans le dos. Vous avez décrit exactement ce pourquoi nous nous battions ce matin. Cela ne va peut-être pas vous aider, mais sachez que ce que vous prêchez ne s'applique pas uniquement à nos forces armées en opération à l'extérieur du pays. Croyez-moi, cela peut s'appliquer au système de justice, ici même. Et croyez bien que je vais le leur dire.

• 1710

Merci beaucoup, monsieur le président.

Le président: Avez-vous des commentaires, mon général?

Lgén Roméo Dallaire: J'aimerais vous rappeler la crise d'Oka au cours de laquelle les forces policières n'ayant pas été en mesure de mettre fin à l'insurrection, on a dû faire appel à l'armée. Lorsque l'armée intervient, c'est pour gagner, car il n'y a personne d'autre, sinon c'est l'anarchie. Il nous a fallu trois mois. Nous n'avons pas créé de martyrs. Nous avons même présenté des règles d'engagement pour que les soldats... nous devions subir les premières pertes avant d'en infliger de l'autre côté.

Dans notre pays, nous intégrons les forces armées à ces autres capacités beaucoup plus souvent que l'on ne pourrait s'y attendre.

J'aimerais attirer votre attention sur ce livre de van Krefeld intitulé The Transformation of War, dans lequel il parle de la sécurité intérieure, du terrorisme et de tous ces autres éléments qui sont intégrés très étroitement au monde interlope, où les militaires, de concert avec les autres structures, jouent un rôle beaucoup plus important qu'on ne le pense.

Ce n'est pas simplement l'exportation de cette capacité, mais également son utilisation au sein de la nation, pour bien d'autres choses que la lutte contre la drogue.

M. Ivan Grose: Je transmettrai ce message à mon comité.

Lgén Roméo Dallaire: Très bien.

M. Ivan Grose: Merci, monsieur le président.

Le président: Merci, monsieur Grose.

Monsieur Goldring.

M. Peter Goldring (Edmonton-Centre-Est, AC): Merci, monsieur le président.

Mon général, j'aimerais d'abord vous remercier de votre présence ainsi que de votre courage et de votre volonté de nous aider. Je voudrais m'excuser de mon absence. Je voulais entendre l'ensemble de votre témoignage aujourd'hui, mais je n'ai pas pu faire autrement.

J'espère que je ne vais pas revenir sur ce qui a déjà été dit, mais ma première question portera sur... Nous essayons de poser cette question aux témoins. Quelle est votre opinion au sujet de l'état de préparation et de la capacité de combat de nos forces armées aujourd'hui par rapport à il y a dix ans? Je crois comprendre qu'il existe différents types de missions. Je pense plus particulièrement au nombre de soldats et, je suppose, à la modernité de l'équipement. Pensez-vous que cet équipement est adapté aux diverses missions.

Pouvez-vous répondre à cette question? À votre avis, comment la situation se compare-t-elle à celle qui existait il y a dix ans?

Lgén Roméo Dallaire: Il y a dix ans, j'étais officier général, commandant un groupe-brigade, le 5e groupe-brigade mécanisé du Canada, à Valcartier, qui comptait 5 200 soldats. En 1992, nous avons effectué un exercice national au niveau divisionnaire à Wainwright, brigades contre brigades, avec des troupes de combat. Nous étions certes capables de répondre aux exigences de la guerre du Golfe. Nous étions capables de mener des opérations contre des forces qui auraient pu être engagées pour l'OTAN. Notre équipement avait des faiblesses. Mais je pense que l'entraînement était suffisant et qu'il y avait certainement la volonté de faire avec, tout comme pendant la Deuxième Guerre mondiale et à bien d'autres occasions auparavant. C'est une sorte de caractéristique canadienne de toute façon—agir, même si l'on n'a pas toute la capacité. C'est une éthique de travail, une éthique de l'enthousiasme.

Aujourd'hui, dix ans plus tard, nous avons de l'équipement neuf. Une partie doit être modernisée—la plus grande partie dans les forces aériennes, je dois dire. Nous obtenons une aide stratégique, ce que nous n'avons jamais eu. L'armée a été largement rééquipée et continue de l'être, un équipement que l'on peut facilement employer pour la guerre classique et pour la résolution de conflit.

Les réserves participent beaucoup plus aux opérations et il y a donc davantage de réservistes qui obtiennent des médailles pour des opérations de résolution de conflit, pas nécessairement pour des opérations de guerre classique, bien qu'ils puissent être appelés à utiliser des capacités de combat minimales dans le cadre de ces missions de résolution de conflit, selon les besoins.

• 1715

Mais il n'y a plus personne. Nous avons passé dix ans à épuiser les forces, en particulier l'armée. Nous avons épuisé les réserves. Nous avons maintenant des réservistes qui partent deux ou trois fois. Selon moi, les troupes ont été engagées, ont couru les risques—avec quelques pertes—et ont acquis des compétences en résolution de conflit, mais elles sont fatiguées car elles ne sont pas suffisamment nombreuses.

Par contre, du côté de la guerre classique, il n'y en a pas eu, car nous n'avons pas eu le temps de faire passer les troupes qui s'occupent de résolution de conflit dans des régions où elles peuvent vraiment être entraînées pour des cas d'escalade, comme la guerre du Golfe. Nous avons donc perdu toute cette capacité d'entraînement et cette expertise car nous n'avons pas déployé les brigades, les formations, les divisions pour pouvoir utiliser ces troupes sur le terrain.

Voilà pour l'armée de terre, monsieur. Les forces aériennes ont maintenu leur niveau de capacité avec les F-18, la capacité de combat, car elles sont intégrées au NORAD et sont entraînées en permanence. La marine est largement intégrée aux flottes de l'Atlantique et encore plus aux flottes du Pacifique, participant activement à toutes les opérations impliquant des bateaux de pêche et autre, de sorte que leur niveau de préparation est, me semble-t-il, bien meilleur.

M. Peter Goldring: Mais compte tenu de cette situation et dans la mesure où l'on s'attend à recruter quelque 10 000 nouvelles recrues, cela sera-t-il suffisant pour permettre la rotation des troupes dans les zones de conflit, pour permettre le remplacement des capacités d'entraînement à nouveau? Autrement dit, ces 10 000 recrues seront-elles suffisantes? Je crois comprendre que nous avons des difficultés à recruter.

Lgén Roméo Dallaire: Premièrement, quel genre de travail attend-on de nous? Je ne sais pas exactement quelle est la priorité. S'il s'agit de respecter la proposition canadienne de 1995, celle qu'a décrite M. Ouellet à l'Assemblée générale—c'est-à-dire une capacité d'intervention rapide, nous permettant d'envoyer des troupes en cas de crise, et des capacités, à la fois au niveau des diplomates et des ONG, pendant trois mois environ, d'effectuer la mission sur place et d'assurer la rotation normale des troupes par la suite—si c'est là la priorité, nous sommes simplement cohérents avec ce que nous prêchons dans le monde, c'est-à-dire être un instrument qu'on utilise pour éviter que les crises ne dégénèrent ou pour essayer de les maîtriser. C'est là un scénario tout à fait différent de celui qui consiste à engager des troupes régulièrement dans des missions de longue durée, ce qui implique un grand nombre de soldats et d'importantes capacités.

Les réserves ont également été réduites, tout comme les forces régulières. On veut injecter des milliers de nouvelles recrues. Cela va créer un choc incroyable sur le plan de l'expérience et de l'expertise, ainsi que des problèmes de promotion et autre, à plus long terme. Il faut créer une armée capable de se battre de façon classique et de conduire ce genre d'opération, une armée qui possède un niveau raisonnable de compétence, en particulier dans la lutte armée, mais un niveau de compétence encore plus élevé en résolution de conflit.

M. Peter Goldring: Vous avez parlé ici tout à l'heure, avant que je ne parte, de 180 000 soldats et de 90 000 réservistes prévus dans un livre blanc antérieur. En tant qu'expert, combien d'hommes et de personnel, selon vous, devraient compter l'armée canadienne pour faire du bon travail? Ce ne serait pas 180 000 et 90 000. Combien en faudrait-il?

Lgén Roméo Dallaire: Oui, car leurs rôles ne sont pas les mêmes. Nous ne sommes plus en Europe centrale sur le front.

Dans les années 90, nous avions le même nombre d'hommes qu'à la fin des années 80, c'est-à-dire 25 à 30 000. Les départs ont été tels, et je parle ici de l'armée de terre, qu'il n'en reste plus que 22 000 ou 20 000. Il faut ramener les chiffres au moins à ce niveau pour pouvoir déployer des unités.

Je reviens à ce que nous avons dit plus tôt au sujet de la cohésion et de la réduction du nombre des pertes, car les pertes, dans les conflits modernes, ce sont les victimes du SSPT. Il s'agit d'un problème psychologique. Ce sont de vraies pertes. Car la plupart du temps, les soldats qui en sont victimes ne peuvent pas être redéployés. Et c'est dans ce contexte que l'on doit créer des unités.

• 1720

Actuellement, les unités sont réduites à des niveaux qui me rappellent, en fait, le début des années 70, des niveaux très bas. Pour déployer une unité, il faut regrouper toutes sortes de gens d'autres sections et faire un amalgame de tout cela.

Il faut ramener les unités à leur niveau normal. Il faut donner de la profondeur au personnel des transports, au personnel des hélicoptères, pour soutenir les opérations.

J'ai voyagé du sud de l'Illinois à Toronto, assis aux côtés d'un pilote de P-3, un pilote d'Aurora, qui avait quitté l'armée depuis cinq ans, et d'un pilote de F-18 qui avait quitté l'armée depuis un an et demi. Un pilote de F-18 qui travaille pour une compagnie aérienne! Difficile à imaginer. Les troupes de combat de première ligne des forces aériennes qui partent travailler pour une compagnie aérienne. Et pourquoi? Parce qu'elles sont... et nous essayons de résoudre ce problème en injectant encore plus d'argent.

Un des aspects importants a été le rythme de rotation des opérations. Le personnel n'a plus de temps à consacrer à sa famille. Il y a eu énormément de départs simplement parce que les gens sont déplacés trop souvent. Nous n'avons pas réduit le nombre des emplois—je ne pense pas en tout cas. Lorsque j'étais SMA (RH), il y avait un certain nombre d'emplois d'état-major qui avaient besoin d'être pourvus. Peut-être y a-t-il aussi du travail à faire à l'interne.

On aurait pu dire que les forces aériennes et la marine ont besoin de capacités et que les forces stratégiques ont également besoin de capacités pour mener leurs opérations conformément au livre blanc de 1994. Mais il fallait séparer l'armée de terre et présenter toute une nouvelle argumentation sur la façon de permettre à l'armée de s'acquitter de ses missions tout en restant capable de combattre dans une guerre classique.

M. Peter Goldring: Vous avez parlé de 25 à 30 000 dans l'armée. Quels seraient les chiffres pour les réserves?

Lgén Roméo Dallaire: Il faudrait doubler ce chiffre.

M. Peter Goldring: Ce serait donc 50 à 60 000?

Lgén Roméo Dallaire: Eh bien, ce n'est peut-être pas à prendre à la lettre, mais il faut une réserve qui compte plus de soldats que les troupes de première ligne comme c'est le cas actuellement, car si l'on ne renforce pas les réserves, il faudra mobiliser. Personne ne veut mobiliser pour répondre à une crise. Vous n'allez certainement pas mobiliser pour une guerre du Golfe.

Il faut donc donner de la profondeur aux réserves, plus de profondeur que ce n'est le cas actuellement, et une profondeur qui se traduit au niveau des compétences et du nombre pour pouvoir compléter les unités et même envoyer des pelotons ou des compagnies pour mener les opérations de résolution de conflit, éventuellement la troisième ou quatrième rotation dans une région.

M. Peter Goldring: Vous pensez donc...

Lgén Roméo Dallaire: Il ne s'agit pas de 15 000 ou de 18 000 réservistes, car il y a un facteur d'ajustement. Il faut 30 à 40 000 réservistes terrestres pour pouvoir soutenir le niveau des opérations et ils doivent être intégrés de façon à ce que l'on ait une seule et même armée.

M. Peter Goldring: Vous pensez donc qu'il faut reclassifier certaines de ces unités de réserve pour d'autres fins, d'autres opérations, plutôt que comme soldats de première ligne?

Lgén Roméo Dallaire: Non, pas du tout. Il faut simplement plus de personnel et augmenter l'ensemble des compétences.

M. Peter Goldring: Plus de personnel.

C'est tout, je pense, merci.

Le président: Mon général, j'aimerais vous poser une question si vous me le permettez.

J'ai eu la possibilité de passer quelques jours à New York, pour parler à des représentants de l'ONU de leur opération de maintien de la paix en Sierra Leone. Comme vous le savez sans doute, il s'agit de l'opération de maintien de la paix la plus importante dans le monde actuellement, avec quelque 13 ou 14 000 hommes. Il est d'ailleurs question de passer à 18 000 hommes.

C'est la même situation que celle que vous avez illustrée par une diapositive pour ce qui est de la mission, c'est le même genre de mission. Il semble que ce que vous nous avez montré, c'était le chapitre 6.5, concernant les règles d'engagement pour les forces de l'ONU.

La situation dans laquelle nous nous trouvons—et lorsque je dis «nous», je parle de la communauté internationale—c'est que nous n'avons pas la volonté de passer au chapitre 7 dans un endroit comme la Sierra Leone. Il y a beaucoup de pays du Tiers monde qui envoient des hommes. Presque tous les hommes qui se trouvent là actuellement viennent de pays comme le Bangladesh. Il y aura des hommes de l'Inde, du Nigeria, de la Guinée, du Ghana, des troupes qui n'ont pas le même niveau de capacité, par exemple, que celles des troupes de l'OTAN. L'hésitation à passer au chapitre 7 est liée simplement à la question des pertes et au fait que personne ne veut prendre de risques importants, lorsqu'il semble évident qu'aucun des pays occidentaux ne va apporter de l'aide.

• 1725

Si le Canada veut soutenir les Nations Unies, comment allons-nous faire dans des endroits comme l'Afrique, où les pays occidentaux ne manifestent pas suffisamment de volonté d'intervenir dans des conflits dont vous avez dit qu'ils étaient très difficiles et complexes?

Lgén Roméo Dallaire: Premièrement, les problèmes en Sierra Leone ont commencé six ans après le Rwanda, et nous avons vu la même réaction de la communauté internationale et la même réaction de l'ONU au génocide de 1994. On a constaté la même inefficacité dans l'intervention en Sierra Leone.

Deuxièmement, il y a également un pays qui conduit ses opérations en dehors de l'ONU. Même si l'intervention des Français au Rwanda relevait du mandat prévu au chapitre 7, ils avaient leur propre raison de se trouver au Rwanda. Le fait même que les Britanniques ne se sont pas joints aux forces de l'ONU est la pire insulte que l'on pouvait infliger à l'ONU, à un moment où tant de gens affirment que nous devons réformer l'organisation et lui donner les capacités nécessaires pour qu'elle cesse d'être un bouc-émissaire et puisse intervenir de façon proactive dans ces crises. Aucun argument ne pourra me convaincre que les Britanniques devaient agir seuls. Cela va totalement à l'encontre du principe de recours à un organisme international comme l'ONU, qui est toujours, contrairement à l'OTAN, l'organe le plus transparent et le plus impartial du monde pour régler ces problèmes.

Troisièmement, nous-mêmes, en tant que puissance moyenne, devons convaincre les nations d'agir pour des raisons qui dépassent leur propre intérêt. Nous devons pouvoir les amener dans la sphère humanitaire, de la sécurité et des droits de la personne. Sinon, nous allons faire du bricolage comme nous l'avons déjà fait. Nous interviendrons quand cela nous conviendra et nous interviendrons lorsque cela ne nous conviendra pas, mais surtout, nous interviendrons uniquement lorsque le pronostic des pertes humaines est très faible ou pour des raisons d'intérêt personnel.

Il faut donc changer les mentalités, grâce à des pays comme le Canada, des pays d'optique commune, des pays en développement comme le Ghana et d'autres, qui reconnaissent cette nécessité et qui sont prêts à intervenir parce qu'il existe une dimension humaine et non uniquement par intérêt personnel. Nous avons donc un rôle de leader à jouer sur le plan politique et sur le plan diplomatique dans le monde—car c'est ce que le monde veut de nous, d'ailleurs.

Ensuite, nous devons être intégrés à l'ONU. Nous ne pouvons pas agir seuls. C'est ce que nous avons fait en 1996; nous avons agi sous les auspices de l'ONU. Cela ne nous empêche pas, en travaillant avec l'ONU, d'être le chef de file d'une opération. Lisez les résultats de l'opération de 1996 dans la jungle. Tout le monde a écrit que nous ne devrions jamais recommencer. Je pense que c'est totalement en contradiction avec ce que le pays souhaite que nous fassions. Quatre-vingt-dix sept pour cent des répondants d'un sondage souhaitent que nous participions à la résolution des conflits ou au maintien de la paix. Et si cela veut dire éventuellement diriger une mission, nous devrions avoir la capacité de le faire, si le gouvernement nous le demande, et non pas simplement bricoler quelque chose.

La solution à ces problèmes complexes dans ces régions complexes où les risques sont importants est d'appuyer totalement l'ONU. Cela peut vouloir dire abandonner une partie de notre souveraineté en faveur de l'ONU, qui pourrait faire appel aux hommes ou aux capacités, aux ONG ou aux diplomates pour se rendre dans une région. Nous abandonnons déjà une partie de notre souveraineté économique dans le cadre d'accords commerciaux. Nous sommes en conflit avec nos partenaires, même si nous avons signé ces accords. Les Européens abandonnent déjà une partie de leur souveraineté. Pourquoi ne pourrions-nous pas le faire nous-mêmes pour donner une capacité permettant de défendre l'humanité? Laissons le Conseil de sécurité, ou même le Secrétaire général, appeler 5 000 hommes dans le monde entier, des hommes capables, des hommes que l'on peut déployer dans une région et la stabiliser avant que la situation ne dégénère. Donnons-lui un pouvoir suffisant.

• 1730

Je sais qu'il existe des puissances dans le monde qui ne tiennent pas particulièrement à ce que l'ONU soit efficace. Peut-être ne veulent-elles pas un autre joueur sur la scène internationale. Mais peut-être ne veulent-elles pas que l'ONU ait cette capacité. Peut-être est-il préférable que l'ONU reste le bouc-émissaire pour toutes les mauvaises décisions qu'elles prennent en matière d'intervention. L'inefficacité de l'ONU a bon dos.

Sur une de mes diapositives, il y avait les propres mots de Bill Clinton lorsqu'il s'est rendu à Kigali, il y a presque deux ans. Il a passé trois heures à l'aéroport, avec les moteurs de Air Force One toujours en marche, puis il a passé quatre jours en Afrique du Sud. Il a déclaré qu'il ne s'était vraiment pas rendu compte qu'il s'agissait d'un tel cataclysme. S'il ne le savait pas, il n'était pas Président des États-Unis. Étant donné toute l'information que transmettent les services de renseignements dans le monde entier, il était impossible de ne pas savoir. Mais jouer les Ponce Pilate et laisser des milliers et des milliers de personnes mourir, puis envoyer des milliards de dollars d'aide pour se débarrasser du sentiment de culpabilité qui vous taraude parce que vous n'avez pas essayé de les sauver au départ est tout à fait pervers.

Au Rwanda, je n'ai pas pu obtenir 200 millions de dollars pour préparer ma mission. J'ai demandé de l'argent à d'autres missions. Mais en trois ans, on a envoyé 11 milliards de dollars d'aide à cette région. Ce n'est pas une bonne affaire. D'autre part, il y avait beaucoup de morts—ce n'est pas une bonne affaire. Et qui profite de ces 11 milliards de dollars d'aide? Qui reçoit en fait l'argent pour tout cela, pour le blé à vache qui pousse dans les champs? Existe-t-il une autre entité qui n'est pas si fâchée que cela d'avoir à fournir une aide gouvernementale?

On ne peut pas laver le sang du Rwanda avec l'aide. Et ne pas prendre des décisions difficiles pour faire cesser ces crises et ces catastrophes, à une échelle énorme, et finalement envoyer tout cet argent pour effacer le sentiment de culpabilité, est tout à fait pervers. Ce n'est pas ce que notre pays représente.

Le président: Mon général, très brièvement, il y a quelque temps, j'ai parlé à un officier supérieur des Forces canadiennes qui m'a dit que dans une opération donnée, disons par exemple une opération de maintien de la paix, le nombre maximum de pertes humaines que nous serions prêts à accepter avant de nous retirer serait de cinq ou six. Je ne sais pas si c'est un chiffre exact, car cela fait déjà un certain temps que j'ai eu cette conversation. Mais c'est très peu.

Lgén Roméo Dallaire: Eh bien, les Belges n'ont pas pu accepter 10 morts au Rwanda dans les 24 premières heures de la guerre. Et bien d'autres pays se sont retirés. Les Américains n'ont pas accepté de perdre 18 hommes en Somalie. Il y avait 1,6 million de personnes en uniforme là-bas et ils sont tous partis. Quelqu'un a saigné du nez et tout le monde est parti en courant en laissant les Pakistanais et tous les autres se débrouiller.

Il n'existe pas de formule pour le niveau de tolérance d'un pays, lorsque ce pays n'est pas en danger et que ses diplomates, ses ONG et ses militaires interviennent. C'est seulement lorsque le pays expliquera ce qu'il fait dans la région et pourquoi il le fait que le niveau de tolérance augmentera. Et actuellement, nos explications ne sont pas très bonnes.

• 1735

En ce qui concerne les pertes, imaginez des soldats qui participent à une opération où ils risquent leur vie en sachant que si deux ou trois d'entre eux sont tués, ils vont tous repartir. Dites-moi comment cela peut inspirer les troupes à faire leur travail, à prendre des risques, à accomplir la mission. Dès que nous avons atteint ce nombre de pertes, nous repartons et tant pis pour les trois ou cinq qui ont été tués, mais tout le monde repart à la maison. On n'envoie pas des gens dans une zone de guerre avec ce type de philosophie. J'ai dit aux Belges que je ne leur pardonnerai jamais de m'avoir abandonné au pire moment.

Le président: Monsieur Bachand.

[Français]

M. Claude Bachand: Je veux finir sur une note un peu plus légère. J'ai retenu de votre présentation la question du nouveau vocabulaire et de la nouvelle philosophie. Cela doit représenter tout un défi, en particulier dans une force multinationale où on doit coopérer beaucoup.

J'ai accompagné le ministre dans une tournée en Érythrée et en Éthiopie. J'ai pu alors constater que cela pouvait être un problème. Vous avez raison, la définition des nouveaux termes est très importante. Le ministre danois nous avait invités chez lui et nous avons visité la brigade de déploiement rapide. Il nous avait donné des exemples qui m'avaient fait bien rire. Mais dans le feu de l'action, il doit être assez difficile, par exemple, de s'entendre sur la philosophie des négociations lorsqu'on arrive à un barrage. Le militaire canadien typique va descendre de son véhicule, parler et écouter les gens. Il leur demandera le pourquoi du barrage et leur offrira son aide. Le militaire américain typique va descendre du véhicule et donner cinq minutes avant de faire sauter le barrage.

Lgén. Roméo Dallaire: Avec 350 hommes.

M. Claude Bachand: Oui. Il s'agit d'une différence de philosophie qui ne doit pas être facile à gérer.

Il y a aussi des problèmes de vocabulaire. Si quelqu'un dit: there's been a minor incident, une autre personne va penser qu'il a dit: there's been a mine incident, ce qui va automatiquement changer le cours de l'action. J'ai remarqué en particulier votre exemple du mot secure. Si on dit aux Italiens: secure that building, ils vont faire attention aux portes et aux fenêtres, tandis que les Américains vont tout simplement faire sauter le bâtiment.

Peut-on trouver un langage universel? Il va falloir au moins tenter de résoudre le problème du vocabulaire. S'il n'y a que des Canadiens et des Américains, ce n'est pas trop grave, parce qu'ils peuvent se parler anglais et se comprendre. Mais quand il y a des Italiens, des Américains, des Danois et des Hollandais, il peut y avoir parfois de graves problèmes, non seulement pour interpréter de nouveaux termes, mais aussi pour les comprendre.

Lgén Roméo Dallaire: Absolument. Vous soulevez un point fondamental. Si on ne s'entend pas sur l'interprétation des verbes d'action, ultimement, ne va-t-on pas causer plus de mal que de bien?

Je commandais à des militaires de 26 pays différents. Des Russes descendaient d'avion. La première chose que je leur ai dite est que j'avais passé 30 ans à essayer de les tuer et de les battre. Et maintenant, ils travaillaient avec moi. Quels étaient leurs antécédents? Certains militaires membres de ma mission provenaient d'un pays qui n'avait aucun respect pour les droits humains, ce qui était reconnu au niveau international. J'ai demandé ce que les soldats feraient s'ils entraient dans un village où il y avait des femmes et des enfants encore en vie, mais blessés. Le sida était très répandu et on pouvait se couper facilement. J'ai demandé ce que feraient les soldats s'ils n'avaient pas de gants. Les représentants de 23 des 26 pays ont répondu qu'ils ne feraient absolument rien. Ils laisseraient les gens mourir. Les représentants de trois pays ont dit qu'ils feraient quelque chose pour les aider, ceux du Ghana, de la Hollande et du Canada.

Il y a beaucoup de différentes philosophies de la vie. Imaginez la complexité de tout cela. Il n'y a pas encore de lexique des Nations Unies. Il y a une multitude d'écoles du maintien de la paix. Mais je dis que nous n'en sommes plus au maintien de la paix. Nous faisons de la résolution de conflits. On a besoin d'une base conceptuelle différente, ce qui exige des instruments différents, des atouts différents, individuels et de groupe. C'est dans ce contexte-là que j'espère pouvoir, à l'aide de ma recherche, aider à structurer des ententes beaucoup plus complètes que celles qui existent aujourd'hui sur l'interoperability, comme on dit.

• 1740

Les Nations Unies font leur possible, mais on est loin de comprendre. Quand le gars parle d'un minor incident, pour nous, ce n'est pas grave. Par contre, pour un autre pays, il s'agit peut-être de quelque chose de grave. Les troupes des 26 pays qui étaient là avaient des instructions différentes.

Quand la guerre a commencé et qu'on a commencé à tuer, il y a trois pays qui m'ont dit, par l'entremise de leur commandant, qu'ils ne feraient rien, qu'ils allaient rester dans leurs tranchées et attendraient d'être évacués. Ça n'aide pas du tout à déterminer ce que l'on doit faire.

Quelles sont les terminologies, les philosophies, les doctrines? Je crois qu'on a fait beaucoup d'adaptation. On en est au stade où, avec 10 ans d'expérience, on voit que la complexité continue de s'intensifier et qu'il y aura amplement d'ouvrage dans le monde. Il faut une nouvelle base, un nouveau lexique, une nouvelle doctrine pour solutionner ce problème-là.

[Traduction]

Le président: Y a-t-il d'autres questions?

Mon général, j'aimerais réitérer mes remerciements. Il est rare que nous entendions une présentation aussi marquante et passionnée—et je dirai même provocatrice, que celle que vous avez faite pendant deux heures. Donc à nouveau, au nom du comité, merci beaucoup.

Lgén Roméo Dallaire: Merci, monsieur.

Le président: Nous vous reverrons peut-être bientôt.

Lgén Roméo Dallaire: Je suis sûr que le comité, comme il l'a fait pour la qualité de la vie, examine cette question non seulement du point de vue de l'amélioration des forces, mais en pensant à l'idée que se font les Canadiens de leurs forces armées et des risques qu'elles devraient prendre. Je vous souhaite de tout coeur de réussir dans ce domaine complexe que vous allez étudier, compte tenu de cette nouvelle donne, dans le domaine des opérations.

Le président: Merci.

Lgén Roméo Dallaire: Merci, monsieur.

Le président: La séance est levée.

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