:
Je remercie le comité de m'avoir invitée à témoigner au sujet du développement démocratique. Je dois dire cependant que Mme Crandall ne m'a pas donné beaucoup de précisions quant au thème que je devais aborder. J'ai consulté les questions que le comité se pose par rapport à ce thème. Évidemment, je ne peux pas répondre à toutes ces questions. Je vais donc faire une courte présentation sur le sujet principal de mes recherches depuis six ans, c'est-à-dire l'efficacité des stratégies de promotion de la démocratie. Comme vous allez le constater, les programmes d'assistance à la démocratie constituent un volet seulement, ou une stratégie de promotion de la démocratie, mais cela peut être intéressant de comparer cette stratégie avec les autres.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, trois stratégies ont été utilisées en vue d'amener différents pays, soit à réaliser une transition de l'autoritarisme à la démocratie, soit à consolider leur régime démocratique par diverses réformes telles l'amélioration de la bonne gouvernance des administrations publiques, le renforcement de l'état de droit, la décentralisation des pouvoirs du gouvernement central, le développement de la société civile, l'extension des droits des minorités, la lutte contre la corruption, etc.
La première de ces stratégies est le contrôle, c'est-à-dire l'imposition de la démocratie à un pays par des forces étrangères, unilatéralement ou avec le concours de certains acteurs politiques domestiques, à la suite de l'occupation militaire de son territoire.
La seconde stratégie est la conditionnalité. Dans sa forme positive, la conditionnalité est l'obligation faite à un pays d'instaurer un régime démocratique ou de consolider ce dernier avant de pouvoir profiter d'un avantage: aide économique, allègement ou rééchelonnement de ses dettes, adhésion à une organisation internationale, etc. Dans sa forme négative, elle consiste à imposer à un État des sanctions: embargos, suspension d'une organisation internationale, etc., dont la levée est conditionnelle à l'adoption par ce pays de changements démocratiques.
La troisième stratégie est celle des incitatifs. Elle consiste à octroyer gratuitement à un État diverses formes d'aide ou d'autres avantages en vue de l'encourager à instaurer ou à consolider la démocratie.
Considérons, l'une après l'autre, l'efficacité de ces stratégies. Les expériences de contrôle ont été relativement nombreuses au cours de la période contemporaine. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette stratégie a été utilisée par les Américains et leurs alliés au Japon, en Corée du Sud, en Allemagne, en Italie et en Autriche, et par les Britanniques, lors de l'accession à l'indépendance de plusieurs de leurs anciennes colonies, dans les Antilles et en Asie du Sud-Est. Depuis la fin des années 1980, elle a été utilisée par les États-Unis à Panama; par l'Union européenne, l'OTAN et l'ONU, en Bosnie et au Kosovo, et par les Américains et leurs alliés, en Afghanistan et en Irak.
Aucune étude n'a tenté, jusqu'à ce jour, d'évaluer l'efficacité de ces scénarios d'imposition de la démocratie. Nous avons personnellement effectué une investigation préliminaire de certains de ces scénarios, au cours des derniers mois, en vue de préparer un projet de recherche soumis au Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. Trois leçons ou enseignements ressortent de cette évaluation préliminaire.
Premièrement, les démocraties imposées par les forces étrangères se sont développées ou consolidées uniquement dans les pays qui avaient atteint un niveau avancé de modernisation économique et sociale au moment de leur instauration — Allemagne, Autriche, Italie — ou qui ont connu un processus rapide de modernisation grâce aux investissements massifs et aux réformes économiques et sociales effectués par les puissances occupantes. C'est le cas du Japon.
Deuxième leçon. Dans les pays sous-développés où une occupation étrangère de longue durée avait permis de créer chez les élites politiques nationales une culture de compromis et de coopération, le contrôle a permis l'instauration de démocratie minimale mais durable, par exemple dans les ex-colonies britanniques antillaises, ou encore des régimes hybrides mais stables, par exemple au Singapour et en Malaisie.
Troisième leçon: dans les sociétés traditionnelles caractérisées par une culture clanique et des conflits ethniques, religieux et politiques, où l'imposition de la démocratie par des forces étrangères est récente et où les investissements de la communauté internationale en matière de développement sont également récents et insuffisants — mentionnons la Bosnie, le Kosovo, l'Afghanistan et l'Irak —, le contrôle est un échec. Non seulement les règles d'une démocratie minimale — c'est-à-dire la possibilité pour tous les citoyens adultes de choisir leurs dirigeants dans le cadre d'élections justes, honnêtes et régulières lors desquelles les partis peuvent compétitionner librement pour l'obtention des suffrages en raison du respect effectif des libertés civiles et politiques fondamentales — ne sont pas appliqués, mais il n'existe pas encore d'État de droit digne de ce nom à l'intérieur de ces territoires.
Parlons maintenant de la conditionnalité. La conditionnalité politique sous sa forme positive a été uniquement utilisée par la Communauté/Union européenne, dans le cas spécifique de ses élargissements vers les pays moins développés de l'Europe: adhésion de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal; adhésion des pays de l'Europe centrale et orientale et de la Turquie; processus de stabilisation et d'association dans les Balkans de l'ouest. Une véritable conditionnalité entraîne en effet la perte assurée de l'avantage de la récompense promise si un État cible refuse de se conformer aux obligations prescrites. Or, les élargissements de la Communauté/Union européenne sont les seules situations où les États membres d'une organisation internationale sont unanimement résolus à appliquer cette sanction, car, en raison de leur degré très élevé d'intégration, ils ont tous intérêt à éviter les coûts inhérents à l'admission en leur sein d'un nouveau membre incapable de respecter les règles du jeu démocratique.
Dans le cadre des accords d'association ou de coopération conclus avec des États tiers non candidats, l'Union européenne est incapable d'appliquer une véritable conditionnalité politique, en raison des intérêts divergents des États membres. Bien que la plupart de ces accords incluent désormais des clauses démocratiques assorties de sanctions, ces dernières ne sont pas appliquées ou sont appliquées de manière très partielle et limitée.
Les études qui ont évalué l'efficacité de la conditionnalité politique des élargissements de l'Union européenne sont unanimes. Cette conditionnalité a été le facteur décisif de la chute des dictatures en Grèce, en Espagne et au Portugal. Elle a également été la cause la plus déterminante de la consolidation des nouvelles démocraties dans les pays de l'Europe centrale et orientale. L'efficacité de la conditionnalité de l'Union européenne est également démontrée dans le cas de la Turquie, où d'importantes réformes démocratiques ont été mises en oeuvre à la suite de son admission comme candidat officiel à l'adhésion, en 1999, et dans le cas de la Croatie, qui a satisfait, entre 2003 et 2005, aux conditions politiques imposées par le processus de stabilisation et d'association pour l'amorce des négociations d'adhésion.
Deux théories sont utilisées pour expliquer l'efficacité de la conditionnalité des élargissements de l'Union européenne. La première théorie est la théorie réaliste. Les pays candidats se soumettent aux exigences de Bruxelles parce que l'avantage promis est crucial et sans alternative pour eux et qu'ils sont conscients de la détermination des États membres à les priver de cet avantage en cas de non-compliance. D'autres facteurs les incitent également à faire les réformes pré-accession. Il y a, premièrement, les généreux programmes d'aide incitatifs qui leur sont consentis, comme les programmes PHARE, TAIEX et Twinning, puis le monitoring serré des réformes par la commission et le conseil et, enfin, les institutions de partenariat créées en vue de les associer à la planification et à la mise en oeuvre des réformes.
Selon la deuxième théorie, la théorie constructiviste, les élites politiques des pays candidats feraient les réformes pré-accession demandées non pas par calcul d'intérêt, mais parce qu'elles partagent les valeurs et les normes démocratiques à la base des réformes juridiques et institutionnelles demandées par l'Union européenne. Les succès partagés du processus de stabilisation et d'association de l'Union européenne dans les Balkans indiquent toutefois que l'importance de l'adhésion, les programmes d'aide, le monitoring et les institutions de partenariat ne suffisent pas, dans certains pays, à convaincre les élites politiques de procéder aux réformes démocratiques.
Depuis 2000, ni la Serbie, ni la Bosnie, ni la Macédoine, ni l'Albanie, ne sont parvenues à réaliser les réformes préalables à l'amorce de négociations d'adhésion. Ces constats tendent à corroborer la pertinence de la théorie constructiviste et de la théorie de la modernisation. Lorsque la culture des partis politiques dirigeants est fondée sur des valeurs contraires à celles de la démocratie — esprit de clan, ultra-nationalisme, autoritarisme, clientélisme — en raison, notamment mais non exclusivement, du retard de la modernisation économique et sociale, la conditionnalité est peu efficace.
Je termine avec la troisième stratégie. Les programmes d'aide incitatifs au développement démocratique ne sont pas nouveaux, mais ils se sont multipliés de manière exponentielle depuis la fin de la guerre froide. Un très grand nombre d'organisations internationales, dont l'OSCE, le Conseil de l'Europe, la BERD, l'Organisation des États américains, l'Union africaine, l'ONU, l'Union européenne, les agences d'aide des 14 principaux pays donateurs de l'OCDE et des milliers d'ONG, financées dans une large mesure par les gouvernements occidentaux, ont investi argent, ressources humaines et temps dans ces programmes.
L'efficacité de ces programmes demeure toutefois difficile à mesurer car très rares sont les organisations qui procèdent à l'évaluation de leurs programmes. Parmi les agences d'aide, seule la United States Agency for International Development procède à de telles évaluations depuis 1994, car elle y a été forcée par le Congrès. Certains chercheurs des universités et de fondations privées, comme la Carnegie Endowment for International Peace, ont toutefois évalué l'efficacité de quelques programmes mis en oeuvre par le Conseil de l'Europe, l'OSCE, le Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est et les ONG américaines. Leurs conclusions sont unanimes: dans l'ensemble, les résultats de ces programmes sont très modestes, sinon nuls, pour les raisons suivantes.
Premièrement, l'aide accordée aux États receveurs a une importance très relative pour eux parce qu'elle est limitée, qu'elle est en baisse depuis 1990 et qu'elle peut être facilement remplacée par d'autre sources de revenus.
Deuxièmement, la suspension, la réduction ou l'annulation de cette aide est peu crédible aux yeux des États bénéficiaires, car ces menaces de sanction ne sont presque jamais appliquées, en raison des conflits d'intérêts et des divergences idéologiques qui existent entre les pays donateurs et, au sein d'un même pays donateur, entre les ministères du gouvernement, les agences d'aide et les ONG.
J'en sais quelque chose. Entre 1992 et 1995, j'ai donné à l'ACDI une formation sur la politique conditionnelle d'aide de la Banque mondiale. J'ai été confrontée à des conflits très importants au sein de l'ACDI, de même qu'entre l'ACDI et le ministère des Affaires étrangères, au sujet de cette fameuse politique. Il n'y avait aucun consensus. Cette situation n'est d'ailleurs pas unique au Canada. Elle prévaut dans plusieurs autres pays donateurs. J'ai fait des vérifications, entre autres en Suède, au Danemark, aux Pays-Bas et en France.
Je peux ajouter que le professeur Stephen Brown, de l'Université d'Ottawa, dont le sujet de thèse de doctorat était l'aide aux pays africains, est arrivé à la conclusion que seuls deux pays, soit le Kenya et le Malawi, avaient réellement subi des sanctions pour ne pas avoir appliqué les réformes démocratiques demandées par les agences d'aide. À son avis, les sanctions n'ont jamais été appliquées aux autres pays africains.
Thomas Carothers, qui est un des plus importants praticiens et évaluateurs des programmes de développement démocratique aux États-Unis et qui est attaché à la Carnegie Endowment for International Peace, adhère à ces conclusions, mais de manière nuancée. Dans son ouvrage le plus récent sur le sujet, intitulé Critical Mission et publié en 2004, il stigmatise les programmes d'aide au développement des sociétés civiles, mais il reconnaît que l'observation des élections et le renforcement de l'État de droit peuvent faire une différence significative, à condition, cependant, qu'ils soient réorientés.
Comme je n'ai pas beaucoup de temps, je vais résumer brièvement ses principales conclusions concernant ces trois types de programmes d'assistance démocratique.
Les programmes visant à développer l'organisation des sociétés civiles, selon Carothers, ne contribuent pas à l'instauration ou à la consolidation des démocraties, d'abord parce que la société civile, étant constituée de toutes sortes d'acteurs, y compris de réseaux criminels et de délinquants, ne constitue pas en soi une garantie de démocratisation. Bref, il ne faut pas exagérer l'importance de la société civile en tant qu'acteur du développement démocratique.
Il affirme ensuite que dans plusieurs pays, les ONG travaillant au développement de la société civile sont dans la plupart des cas des ONG occidentales qui n'ont aucun lien avec les ONG locales. Elles demeurent bien souvent concentrées dans la capitale du pays et développent des liens avec les autres ONG occidentales. Elles sont largement financées par leur gouvernement, de sorte que très souvent, la politique qu'elles défendent dans le pays d'accueil est celle de leur propre gouvernement. Il ne s'agit donc pas uniquement de développement démocratique désintéressé. Dans certains cas, cette situation entraîne des conflits avec le gouvernement du pays d'accueil, qui voit les ONG comme des organisations qui font de la propagande et du militantisme en faveur de leur pays d'origine.
Vous avez sûrement entendu dire que Freedom House avait publié un rapport cette année sur la situation de plus en plus critique des ONG américaines dans plusieurs pays. En effet, elles sont considérées indésirables depuis qu'elles se sont impliquées activement, entre autres, dans la Révolution orange en Ukraine, la Révolution des roses en Géorgie et la révolution au Kirghizistan. C'est une situation très délicate et très complexe.
La troisième raison qu'invoque Carothers pour critiquer les programmes de développement des sociétés civiles est que dans le cadre de dictatures, les ONG font souvent la promotion de revendications démocratiques qui mettent en péril la sécurité des citoyens et qui, en fait, conduisent à un resserrement des mesures de répression par les régimes au pouvoir. On obtient donc des résultats qui sont contraires à l'objectif recherché.
Selon Carothers et bien d'autres auteurs, l'observation des élections est une intervention plus efficace en matière de défense de la démocratie, dans la mesure où elle peut permettre de déceler les fraudes avant ou pendant les élections tout en consolidant ce processus dans les pays en transition vers la démocratie. Cependant, seuls les gouvernements ou organisations internationales qui envoient des observateurs compétents et chevronnés sur le terrain longtemps avant les élections et qui les maintiennent sur place jusqu'à la publication officielle des résultats — qui sont longs à venir, dans certains pays — sont en mesure d'influencer le processus.
Carothers déplore le fait qu'il y ait de plus en plus d'amateurs qui observent les élections sur le terrain. Il nomme les organisations qui sont, à son avis, les plus aptes à faire de l'observation d'élections de façon efficace. Elles sont : Carter Center; International Foundation for Election Systems; Democracy Promotion Unit of the OAS; United Nation Electoral Assistance Unit; Office for Democratic Institutions and Human Rights of the Organization for Security and Cooperation in Europe. Malheureusement, Élections Canada ne fait pas partie de la liste.
Le dernier type de programme dont je voulais parler est la promotion de l'État de droit. Celle-ci est jugée positive en tant que telle, mais son efficacité est diminuée par le manque flagrant de connaissances chez les acteurs externes.
On croit souvent à tort qu'en voulant modeler le fonctionnement du système judiciaire des pays cibles sur celui des pays occidentaux, on améliorera l'État de droit. Or, le respect des lois par les citoyens dépend moins de la compétence et de l'efficacité des juges — cette dernière notion pouvant même favoriser la mise en place d'une justice expéditive défavorable au citoyen mais favorable à un État autoritaire — que de la légitimité des lois aux yeux des citoyens, un phénomène largement lié à la perception qu'ils entretiennent à l'égard du fonctionnement des institutions politiques.
Ce constat signifie qu'il vaut peut-être mieux travailler à l'élargissement de la représentativité des systèmes politiques, pour accroître la légitimité de la démocratie aux yeux des citoyens et faire en sorte qu'ils respectent davantage les lois, que d'investir beaucoup d'argent dans l'amélioration du fonctionnement du système judiciaire.
C'est finalement le message de Carothers et d'autres auteurs.