[Français]
Monsieur le président et membres du Comité, bonjour.
Avant toute chose, je précise que nous nous réunissons actuellement sur le territoire de la nation algonquine.
Je tiens à vous remercier de votre invitation à comparaître au sujet de l'utilisation des langues autochtones durant les délibérations.
Je m'appelle Stéphan Déry, et je suis le président-directeur général du Bureau de la traduction. Je suis accompagné de mon collègue Matthew Ball, vice-président des services au Parlement et de l'interprétation.
Le Bureau de la traduction offre des services de traduction et d'interprétation en langues autochtones à la Chambre des communes et au Sénat sur une base ponctuelle, quand le Parlement en fait la demande. À titre d'exemple, lors des comparutions de plusieurs témoins à ce comité au cours des dernières semaines, c'est le Bureau qui a organisé le service d'interprétation en langues autochtones. C'est pour ces raisons que nous tenons à jour une liste d'environ 100 interprètes couvrant 20 langues autochtones différentes.
Avant de vous parler plus en détail des services en langues autochtones, permettez-moi de vous parler brièvement du Bureau.
[Traduction]
Fondé en 1934, le Bureau de la traduction prend ses assises dans la Loi sur le Bureau de la traduction, qui lui confère la responsabilité de servir les ministères et organismes, ainsi que les deux Chambres du Parlement, pour tout ce qui concerne la traduction et la révision de documents, ainsi que l'interprétation, l'interprétation gestuelle et la terminologie.
Nous sommes l'unique fournisseur interne de services de traduction du gouvernement fédéral et du Parlement, parmi les plus importants consommateurs au monde, ce qui fait du Bureau de la traduction un acteur de premier plan dans une industrie mondiale. Nos services de traduction sont offerts 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, au moyen d'une infrastructure sécurisée, dans plus de 100 langues et dialectes.
Concrètement, le Bureau a traité environ 170 000 demandes en 2017-2018, surtout en traduction, ce qui signifie près de 305 millions de mots pour les ministères et organismes, et plus de 49 millions de mots pour le Parlement.
En langues officielles, nous effectuons plus de 5 000 jours d'interprétation pour le Parlement, près de 7 000 jours d'interprétation de conférence, ainsi que plus de 4 500 heures de sous-titrage pour la Chambre des communes, le Sénat et vos comités. Enfin, nous fournissons plus de 9 700 heures d'interprétation visuelle.
[Français]
Maintenant, j'aimerais vous parler un peu plus de ce que nous faisons pour les langues autochtones. Les données que je viens de mentionner me permettent de mettre en contexte la capacité actuelle du Bureau de la traduction à offrir des services en langues autochtones.
Le Bureau est bien équipé pour répondre à la demande actuelle, notamment grâce aux partenariats qu'il a formés au fil du temps avec plusieurs organisations autochtones. Notre mandat est clair: nous sommes ici pour servir le Parlement.
Si le Parlement décide d'augmenter la demande de services en langues autochtones, en tant qu'unique fournisseur de services linguistiques, le Bureau de la traduction se fera un devoir d'y répondre.
[Traduction]
Les demandes de services en langues autochtones sont sporadiques et peu nombreuses, relativement au volume total de demandes de traduction et d'interprétation, toutes langues confondues. Ainsi, des 170 000 demandes de traduction et d'interprétation que nous avons traitées en 2017-2018, environ 760, ou 0,5 % du volume total, concernaient des langues autochtones. De ces 760 demandes, près de 85 % étaient en langues inuites. Les autres demandes étaient réparties entre 28 combinaisons linguistiques.
Concernant l'interprétation au Parlement, les demandes pour les comités de la Chambre des communes et du Sénat ont représenté 33 jours d'interprétation en langues autochtones depuis 2016, principalement en cri — de l'Est et des plaines —, en inuktitut et en déné.
[Français]
En 2009, le Bureau a collaboré avec le Sénat pour un projet pilote visant à fournir des services d'interprétation en inuktitut aux sénateurs Charlie Watt et Willie Adams, à la suite de l'une des recommandations du cinquième rapport du Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement. Dans le cadre de la confirmation des droits ancestraux des Premières Nations, le rapport recommandait que l'utilisation de l'inuktitut soit permise dans les délibérations du Sénat, en plus du français et de l'anglais.
Nous avons fourni ces services d'interprétation à plusieurs occasions, et les sénateurs ont semblé satisfaits des services reçus. Cependant, bien qu'il y ait eu une plus grande capacité établie en inuktitut que dans d'autres langues autochtones, trouver des interprètes ayant une expérience parlementaire avait constitué un défi.
[Traduction]
Je voudrais maintenant aborder deux enjeux opérationnels du Bureau.
D'abord, votre comité a discuté de la possibilité d'utiliser des services d'interprétation à distance.
Le Bureau de la traduction a mené un projet pilote en 2014 pour tester la viabilité de ce service. Bien que les résultats soient encourageants, il y a encore des problèmes qui doivent être réglés avant de pouvoir offrir ce service sur une base régulière. Les deux principaux problèmes sont la qualité audio et les bandes passantes, qui peuvent être erratiques, ce qui entraîne une qualité audio variable pour les interprètes comme pour les clients. Nous sommes déterminés à continuer d'explorer cette solution, alors que la technologie évolue.
Ensuite, comme d'autres témoins l'ont dit à ce comité, parce qu'il existe environ 90 langues et dialectes autochtones différents au Canada, la capacité en matière d'interprètes qualifiés est limitée. La capacité du Bureau de la traduction d'évaluer leurs compétences linguistiques est également restreinte.
Cet enjeu de capacité est fondé, en partie, sur la demande limitée pour ce service. Si le Parlement décidait de créer une demande plus soutenue, le Bureau serait prêt à jouer un rôle actif pour augmenter la capacité, en partenariat avec les communautés et organisations autochtones. Au fil du temps, ce service pourrait être offert au Parlement sur une base régulière, contribuant ainsi à la préservation des langues autochtones au Canada.
[Français]
J'aimerais maintenant décrire le travail que le Bureau a entrepris pour favoriser l'établissement de nouvelles relations et de nouveaux partenariats, en prévision d'une augmentation de la demande qui appuierait l'objectif du gouvernement de renouveler les relations entre le Canada et les peuples autochtones.
Nous avons affecté un interprète principal pour évaluer la capacité du Bureau et mettre à profit notre expertise en matière de services linguistiques. Nous voulons établir des partenariats stratégiques afin d'améliorer le développement des capacités. Pour ce faire, nous sommes en contact avec l'Assemblée des Premières Nations, Inuit Tapiriit Kanatami, l'autorité des langues inuites, et le Grand Conseil des Cris, ainsi qu'avec des établissements de formation, comme le Collège de l'Arctique du Canada et l'Université des Premières Nations du Canada.
Nous travaillons également en partenariat avec le Canadian Indigenous Languages and Literacy Development Institute de l'Université de l'Alberta pour promouvoir le domaine de l'interprétation auprès de ses étudiants au cours de l'été prochain.
Depuis 2003, nous collaborons aussi régulièrement avec le gouvernement du Nunavut, notamment pour former des traducteurs inuits en terminologie. Notre projet le plus récent, en 2017, concernait notre outil Termium, pour lequel nous avons créé un tiroir terminologique qui contient maintenant quelque 2 300 fiches en inuktitut.
En d'autres mots, monsieur le président, nous sommes toujours à l'affût de nouvelles avenues qui nous permettraient d'élargir nos partenariats et d'augmenter notre bassin de traducteurs et d'interprètes en langues autochtones. Comme je l'ai mentionné plus tôt, nous répondons à la demande actuelle et prenons les mesures nécessaires pour bâtir un bassin de ressources additionnelles.
[Traduction]
En guise de conclusion, je voudrais porter à votre attention la nouvelle vision pour le Bureau de la traduction d'en faire un centre d'excellence en services linguistiques de renommée mondiale. Cette vision se fonde notamment sur le besoin de renforcer les liens du Bureau avec ses employés et ses clients, mais également avec ses partenaires. Elle mise également sur la relève et la formation dans le domaine linguistique. Ce sont les assises sur lesquelles nous comptons miser si vous, le Parlement, demandez au Bureau des services en langues autochtones de façon plus constante. Notre mandat est clair, nous sommes ici pour servir le Parlement.
En terminant, j'aimerais souligner le travail de nos interprètes, qui occupent les cabines d'interprétation à côté, grâce à qui la rencontre d'aujourd'hui se déroule dans les deux langues officielles.
Merci de votre temps et de votre attention. C'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
:
Je vous remercie de votre question. Je me ferai un plaisir d'y répondre. Il s'agit d'une question très importante.
Je vais avancer l'hypothèse que le Comité accepte les recommandations de M. Wolvengrey, un témoin qui a comparu devant le Comité. Il vous a recommandé de vous concentrer sur l'interprétation des quatre ou cinq langues autochtones les plus connues ou des langues parlées par les parlementaires.
Ce qui suit n'est qu'une supposition. Le Parlement pourrait décider d'offrir des services d'interprétation en langue autochtone une journée par semaine, par exemple le vendredi. Le ministère pour lequel je travaille demandera donc des propositions pour s'assurer d'avoir des interprètes sous contrat. Ces derniers ne pourront donc pas dire qu'ils ne sont pas disponibles le vendredi pour travailler au Parlement parce qu'ils ont un autre contrat. Tous les vendredis, ou toutes les deux semaines, ils vont servir le Parlement en faisant l'interprétation dans les langues qui seront choisies.
Grâce aux nouvelles installations du Parlement dans l'édifice de l'Ouest, des barrières tombent. Présentement, il y a deux cabines d'interprétation, comme vous le savez. C'est donc difficile de faire l'interprétation dans une troisième langue. Il faudrait installer des cabines temporaires, ce qui nécessiterait plus d'équipements. Dans les nouvelles installations de l'édifice de l'Ouest, trois cabines ont été installées. Cela permet donc plus d'interprétation dans une troisième langue, que ce soit les langues autochtones ou d'autres langues, quand il y a des invités.
Puisque ces barrières tombent, il devrait être plus facile de rendre ce service si le Parlement le demande. C'est difficile pour moi de répondre à cette question, parce que c'est une hypothèse et que cela dépendra du nombre de langues qu'on nous demandera d'interpréter. Toutefois, je crois que cela pourrait être mis en place quand même assez rapidement, à moins qu'on nous demande d'interpréter les 90 langues et dialectes autochtones, ce qui pourrait être très difficile. Si on choisit des langues pour lesquelles il y a des interprètes locaux, ce sera beaucoup plus facile. De plus, si la demande est constante, nous pourrons avoir des arrangements plus facilement pour répondre aux demandes. Les interprètes doivent aussi avoir une expérience parlementaire, ce qui est très important au Parlement.
:
Monsieur le président, membres du Comité, je vous remercie de votre invitation à témoigner aujourd'hui sur la question de l'utilisation des langues autochtones dans les délibérations de la Chambre des communes.
Pour vous situer un peu, je suis le directeur de l'Institut des langues officielles et du bilinguisme et le doyen associé à la Faculté des arts de l'Université d'Ottawa. J'y suis également professeur agrégé.
Mon principal champ de recherche se concentre sur les dimensions éducatives, sociales et politiques du développement des littératies avancées. Je m'intéresse particulièrement aux démarches et approches pédagogiques qui favorisent le succès scolaire, mais aussi social, d'apprenants langagiers.
Mes travaux de recherche soulignent l'importance des langues comme moyen de socialisation et d'intégration. Elles sont porteuses de valeurs et de cultures. Elles sont souvent l'outil de construction identitaire et social par excellence. Apprendre à se servir d'une nouvelle langue, c'est développer des compétences qui facilitent la communication avec l'autre. C'est aussi une manière de s'exposer à de nouvelles façons de comprendre et de dire le monde.
Les langues sont ainsi de puissants outils politiques et de politiques linguistiques, qui visent à préserver, à encourager et à développer le plurilinguisme d'individus en société; elles sont perçues un peu partout dans le monde comme des moyens importants pour assurer une meilleure intercompréhension et une plus grande ouverture à l'autre dans ce monde de plus en plus marqué par la diversité et la nécessité d'échanges « intraculturels » et « intralinguistiques ».
Cette vision de l'apprentissage langagier et des bénéfices du multilinguisme est, bien sûr, au coeur des grandes politiques du Canada qui, depuis longtemps, est un chef de file dans le domaine de la didactique des langues et des politiques linguistiques visant à promouvoir le bilinguisme, français-anglais, dans notre contexte particulier.
En ce qui a trait au sujet abordé par ce comité, quoique les discussions au Canada aient souvent effectivement tourné autour de la question de l'apprentissage du français et de l'anglais, je confirme qu'il existe présentement un intérêt grandissant dans les universités pour des programmes et des initiatives qui mettent aussi l'accent sur le développement des langues et des littératies autochtones.
Cet intérêt reflète les recommandations de la Commission royale sur les peuples autochtones, en 1996, et de la Commission de vérité et réconciliation, presque 20 ans plus tard. Ces deux documents ont tous les deux traité de la question des langues autochtones et fait appel à des initiatives visant à freiner leur déclin ou, conséquemment, à favoriser leur épanouissement.
Selon moi, il ne fait aucun doute que l'idée de permettre l'utilisation des langues autochtones dans les délibérations de la Chambre des communes servirait à faire avancer ces recommandations.
Permettre l'utilisation des langues autochtones dans les délibérations de la Chambre des communes rehausserait au palier fédéral le statut et la fonction symboliques des langues autochtones. Ce geste simple, qui permettrait de voir et d'entendre des langues autochtones dans le cadre des activités de la Chambre des communes, l'organe législatif élu du Parlement, entraînerait une valorisation de ces langues, des communautés qui s'y rattachent et des contributions des peuples autochtones au patrimoine canadien.
Pour atteindre ce but, il faudra rester flexible et prendre en compte plusieurs facteurs, y compris la grande diversité des premiers peuples du Canada — les Inuit, les Métis et les Premières Nations —, leurs besoins ainsi que le contexte unique de la Chambre des communes elle-même. Néanmoins, la tâche n'est pas impossible, à mon avis. Je crois que nous pourrions, en effet, nous inspirer d'initiatives similaires qui ont déjà été prises au Canada.
Par exemple — je suis sûr que cela a déjà été discuté —, la Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest de 1988, qui a donc presque maintenant 20 ans d'application, reconnaît déjà à l'article 6 que: « Chacun a le droit d'employer l'une quelconque des langues officielles dans les débats et travaux de l'Assemblée législative. » Au paragraphe 7(3) on dit que: « Une copie de l'enregistrement sonore des débats publics de l'Assemblée législative, dans sa version originale et traduite, est fournie à toute personne qui présente une demande raisonnable en ce sens. »
De même, la Loi sur les langues officielles de 2008 du Nunavut reconnaît les mêmes droits. Le paragraphe 4 1) de la Loi reconnaît que: « Chacun a le droit d'utiliser l'une quelconque des langues officielles dans les débats et autres travaux de l'Assemblée législative. » En vertu du paragraphe 4 3), « Des copies des enregistrements sonores des débats publics de l'Assemblée législative, dans leurs versions originale et interprétée, sont fournies à toute personne sur demande raisonnable en ce sens. »
À mon avis, la Chambre des communes pourrait adopter des dispositions similaires à celles des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut. Nous pourrions aussi imaginer des procédures semblables à celle proposées par le Sénat qui prévoit de parler dans une langue autochtone, avec l'interprétation simultanée et avec des services de traduction, sous réserve d'un préavis raisonnable.
Du point de vue de la linguistique appliquée, permettre à des députés de la Chambre des communes de s'exprimer en langue autochtone reconnaîtrait non seulement leur droit d'exprimer leur culture et leur langue dans les débats, mais aussi de permettre à tous les députés de la Chambre des communes et au grand public canadien qui écoute ces débats de profiter des valeurs et des croyances encodées dans les langues autochtones. Le fait que l'on retrouve, dans chaque langue, des idéaux et des façons de penser différentes est souvent l'un des attraits relatif à l'exposition à d'autres langues. C'est ce que le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, intitulé « Un passé, un avenir » appelait: « une vision du monde fondamentalement originale, qui cherche à se manifester chaque fois que des autochtones se retrouvent ensemble ».
De telles dispositions et un partage ou un enrichissement possible des ressources qui existeraient au Sénat permettraient à la Chambre des communes de signaler de manière puissante son soutien à la préservation, à la promotion et à la revitalisation des langues autochtones et la reconnaissance de la place particulière qu'occupent les peuples autochtones dans la société canadienne.
Toutefois, pour qu'une telle mesure législative puisse être mise en oeuvre avec succès — je suis sûr que vous en avez aussi beaucoup discuté —, le gouvernement du Canada et la Chambre des communes devront mettre en place des stratégies et investir des ressources.
Je m'attarderai ici à l'une de ces mesures. Tout comme le gouvernement du Canada l'a fait au lendemain de l'adoption de la Loi sur les langues officielles, en 1969, une telle initiative nécessiterait probablement un investissement pour s'assurer que, dans les universités, les langues autochtones du Canada, la didactique des langues, la formation d'enseignants et finalement la formation de traducteurs et d'interprètes seront là pour assurer un bassin de traducteurs et d'interprètes et une relève d'interprètes professionnels qui seront nécessaires au succès de cette nouvelle mesure législative.
Selon moi, cet investissement et l'intérêt communiqué par le gouvernement du Canada auraient un effet multiplicateur important. Un investissement aiderait à placer sur un pied d'égalité les langues autochtones et les autres langues modernes et indiquerait à tous les jeunes étudiants intéressés à faire des études liées aux langues autochtones qu'il y a en effet des perspectives de carrière comme enseignants, traducteurs ou interprètes. À mon avis, il s'agirait d'un cercle vertueux intéressant.
Cet investissement permettrait aussi de répondre à l'une des recommandations du document « Commission de vérité et réconciliation du Canada: Appels à l'action »:
Nous demandons aux établissements d’enseignement postsecondaire de créer des programmes et des diplômes collégiaux et universitaires en langues autochtones.
Une initiative telle que celle qui est discutée aujourd'hui permettrait de dynamiser ce genre de recommandation.
Au début de la mise en oeuvre de la Loi sur les langues officielles, le Bureau de la traduction avait eu à faire face aux mêmes défis, c'est-à-dire qu'il devait trouver un bassin d'interprètes. Les étudiants en traduction ont été recrutés directement sur les campus. Certains étudiants se voyaient même offrir un incitatif voulant que leurs années d'études pouvaient compter comme années pour leur régime de pension s'ils travaillaient au Bureau de la traduction. Ces mesures positives ont eu pour effet de permettre aux universités de développer ces programmes, et au gouvernement, de disposer d'un bassin de traducteurs et d'interprètes hautement qualifiés. Ces derniers sont maintenant respectés de par le monde, vu la qualité de leur travail.
Bien évidemment, on ne parle pas ici du même ordre de grandeur en matière de demande de traduction et d'interprétation. D'une part, la demande serait plus aléatoire et ponctuelle si les mesures législatives s'apparentaient à celles des territoires. D'autre part, la source de la demande, avec quelques dizaines de langues autochtones toujours bien vivantes, serait très diversifiée, ce qui n'est pas le cas quand on traduit systématiquement le français et l'anglais comme langues officielles.
Nonobstant ces différences, il serait essentiel que le Parlement puisse compter sur des ressources humaines bien formées et compétentes. À cet égard, je souligne que la Chambre des communes et le gouvernement du Canada pourraient non seulement compter sur les universités, mais ils pourraient aussi, pour aider à fournir et à former des interprètes, compter sur l'expertise et la collaboration des communautés autochtones et de leurs aînés qui porteraient, j'en suis certain, un grand intérêt à toute initiative qui permettrait de faire vivre et entendre leurs langues sur la place publique. Permettre à des enfants, à des jeunes et à des aînés d'entendre la langue utilisée au coeur du Parlement serait un geste très puissant.
C'est ici que je mettrai fin à mon intervention. Je vous remercie de m'avoir écouté. Je me ferai un plaisir de répondre aux questions des membres du Comité.
:
Bonjour monsieur le président et mesdames et messieurs.
[La témoin s'exprime en langue crie.]
Bonjour à la famille!
Je m'appelle Melissa Saganash. Je suis directrice des relations Cri-Québec, Grand Conseil des Cris. Je suis également membre du Comité technique du gouvernement régional d'Eeyou Istchee Baie-James. J'ai donc l'honneur de travailler assez souvent avec Johanne Lacasse. Je suis aussi membre de la Première Nation des Cris de Waswanipi, à la baie James.
Aujourd'hui, notre exposé portera essentiellement sur des sujets ayant trait au modèle de gouvernance du gouvernement régional d'Eeyou Istchee Baie-James et aux principaux éléments de notre expérience pratique dans la mise en place de la traduction simultanée multilingue qui est utilisée par nos citoyens en français, en anglais et en cri.
Pour vous situer en contexte, et vous expliquer comment nous nous sommes retrouvés dans la situation d'offrir un tel service, il est important de comprendre l'essence d'un accord particulier qui a été signé entre la province et la nation crie.
Le 24 juillet 2012, le gouvernement du Québec a signé un accord avec le gouvernement de la nation crie, intitulé l'Entente sur la gouvernance dans le territoire d'Eeyou Istchee Baie-James entre les Cris d'Eeyou Istchee et le gouvernement du Québec. Cet accord historique a entraîné l'abolition de l'ancienne Municipalité de Baie-James, où seuls les maires des municipalités et des localités de la baie James pouvaient gouverner, ce qui a entraîné la création du gouvernement régional d'Eeyou Istchee Baie-James. Cette nouvelle structure comprend aujourd'hui un siège à la table pour chacun des chefs élus, en plus des maires du territoire — une première du genre au pays. Cette entente a permis la modernisation du régime de gouvernance qui prévalait jadis dans le territoire, et promeut l'inclusion du territoire d'Eeyou dans le processus décisionnel.
Essentiellement, le gouvernement régional d'Eeyou Istchee Baie-James favorise désormais une participation importante des Cris dans le processus de décision entourant les terres et les ressources partagées. Le nouveau gouvernement régional reflète une vision d'un territoire fondé sur les principes nobles de l'inclusion, de la démocratie et de l'harmonie sociale.
:
J'aimerais vous décrire brièvement notre territoire désigné, le territoire d'Eeyou Istchee Baie-James. Comme vous le savez probablement, il chevauche les circonscriptions électorales fédérales d'Abitibi—Baie-James—Nunavik—Eeyou et Abitibi—Témiscamingue.
Le territoire couvre une grande partie du nord du Québec, et se situe entre le 49e et le 55e parallèle au Québec. Il représente une superficie d'environ 277 000 kilomètres carrés, si on inclut toutes les terres de catégorie III de notre territoire. Bien entendu, cela exclut les terres de catégorie I et II, ainsi que les territoires municipaux. Nous comptons quatre municipalités et neuf collectivités cries.
Dans l'ensemble, il est question d'un territoire qui représente environ 17 % de la superficie du Québec. Il s'agit donc de la municipalité la plus étendue au monde. Si on regarde la densité de la population, elle représente environ 0,05 habitant par kilomètre carré. La population est estimée à près de 20 000 Cris et 17 000 Jamésiens.
Pour ce qui est de la composition de notre gouvernance locale, le gouvernement régional d'Eeyou Istchee Baie-James repose sur un conseil qui, pour la dixième année, est formé de 11 représentants cris et 11 représentants jamésiens ainsi que d'un représentant sans droit de vote qui est nommé par le gouvernement du Québec.
Les représentants cris sont formés du Grand Chef et du vice Grand chef du Grand Conseil des Cris et du gouvernement de la nation crie, ainsi que de neuf membres qui sont des chefs de communautés cries élus par le conseil du Grand Conseil et le gouvernement de la nation crie.
Quant aux représentants jamésiens, ils sont formés de membres élus de conseils municipaux locaux, dont la majorité sont des maires et, bien entendu, des conseillers de Chapais, Chibougamau, Lebel-sur-Quévillon et Matagami, ainsi que des non-Cris dans le territoire d'Eeyou Istchee Baie-James.
Si on regarde le modèle de gouvernance et le concept de gouvernement régional, il se trouve que notre gouvernement régional est régi par la Loi sur les cités et villes du Québec, laquelle est pertinente aujourd'hui parce que nous sommes tenus de recourir à un processus d'appel d'offres public pour tous nos services professionnels.
Le président du conseil est désigné en alternance par les représentants cris et les représentants jamésiens pour un mandat de deux ans, il alterne donc tous les deux ans.
Il se tient au moins six réunions régulières du conseil chaque année. Les réunions du conseil se déroulent en divers endroits dans tout le territoire, soit dans les municipalités jamésiennes, et dans les neuf collectivités cries. L'endroit où se tient la réunion du conseil est choisi à tour de rôle, ce qui signifie qu'une municipalité jamésienne sera suivie d'une collectivité crie, et ainsi de suite. Au total, il se tient donc trois réunions régulières du conseil dans les collectivités cries, et trois autres réunions régulières du conseil dans l'une ou l'autre de nos quatre municipalités.
Fait intéressant, les membres du conseil peuvent participer à une conférence téléphonique, au plus une fois par année, dans l'éventualité où ils auraient un empêchement de se présenter en personne.
Les documents déposés lors des réunions du conseil et les présentations sont mis à la disposition des membres en anglais et en français, et fournis deux semaines à l'avance, dans la mesure du possible. Nous bénéficions des services d'un traducteur à l'interne qui traduit de l'anglais vers le français, et inversement.
Les services de traduction simultanée sont offerts en anglais, en français et en cri pendant les réunions du conseil. Les réunions sont aussi diffusées en continu en direct par l'entremise d'un radiodiffuseur cri dans les collectivités de langue crie, dans la mesure du possible.
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Nous aimerions partager certaines considérations liées à la mise en place de nos services de traduction simultanée. Il s'agit des considérations les plus pratiques que nous avons dû affronter au moment de la mise en oeuvre de nos services de traduction.
Comme je l'ai déjà mentionné, le fait que nous soyons régis par la Loi sur les cités et villes signifie que nous sommes également tenus de recourir à un processus d'appel d'offres public pour assurer la prestation des services de traduction simultanée.
Il faut aussi tenir compte des frais additionnels que représentent les services de traduction simultanée. C'est un facteur important. Les revenus du Gouvernement régional sont essentiellement — et je dirais, pratiquement exclusivement — fondés sur les recettes tirées des taxes foncières payées par les citoyens possédant des terres de catégorie III sur notre territoire. Les frais sont donc couverts par les recettes fiscales qui sont produites.
Nous avons aussi envisagé la possibilité de créer une banque d'interprètes qualifiés et disponibles en langue crie qui sont engagés sur une base contractuelle.
Nous avons également pris en considération le fait de devoir composer avec les divers dialectes cris parlés dans le territoire. Il existe donc un dialecte des Cris du Nord, un dialecte des Cris du Sud, et également un dialecte des Cris de l'Intérieur, et un dialecte des Cris de la Côte et nous avons dû en tenir compte.
Les aspects techniques du contenu en ce qui a trait aux affaires municipales et aux autres sujets sont de nature très technique. Il est donc question d'affaires municipales et d'aménagement du territoire, et ce sont d'autres aspects dont il a fallu tenir compte. Nous avons aussi étudié l'espace requis pour accueillir des cabines d'interprétation et des lieux de travail pour les techniciens qui accompagnent nos interprètes. Nous avons donc prévu une cabine pour les interprètes en français et en anglais, et une autre pour les interprètes en cri. Nous disposons aussi d'un espace de travail pour les deux techniciens qui accompagnent les quatre interprètes.
Comme je l'ai déjà mentionné, les frais comprennent les honoraires des interprètes plus les frais d'hébergement et de voyage. Je dirais que, globalement, les coûts de traduction se situent entre 100 000 $ et 150 000 $ par année pour le Gouvernement régional.
Le fait est que nous tenons nos réunions dans des régions éloignées, et cela comprend des localités aussi reculées dans le Nord que Whapmagoostui, qui n'a aucune route d'accès terrestre. Et il est vrai que c'est difficile d'avoir accès à une connexion Internet haute vitesse fiable dans certaines régions éloignées.
En ce qui a trait à l'accès à des lignes téléphoniques fiables, parce que les membres peuvent en effet appeler ou se réunir par vidéoconférence, il nous faut deux lignes téléphoniques séparées. Une ligne pour l'anglais et le français, et une deuxième ligne pour les membres qui ont besoin d'une traduction en cri.
Nous avons fait l'essai de nouvelles technologies, comme la traduction à distance, mais ce n'est pas encore au point, et ce, pour la simple raison que nous devons composer avec différentes considérations — c'est-à-dire, la diffusion en direct en continu, la traduction simultanée, et les membres qui souhaitent nous joindre au téléphone — ce qui explique que nous n'avons pas encore trouvé comment introduire de nouvelles technologies pour la traduction à distance. J'écoutais la présentation tout à l'heure. C'est très difficile. Nos interprètes nous ont confié qu'ils préféraient se trouver sur place pour faire la traduction.
Il faut aussi tenir compte de la radiodiffusion, c'est un autre facteur qui entre en considération.
Je dois dire que la valeur ajoutée liée à la qualité de la mise en oeuvre de nos services de traduction simultanée repose sur le dévouement et l'engagement des services publics du Gouvernement régional qui exercent leurs activités malgré des contraintes de temps et même parfois, beaucoup de pression. Plus précisément, nos fonctionnaires ont réussi, grâce à une transformation en profondeur sur le plan administratif, à faire en sorte que les services soient fondés sur une approche inclusive de tous les citoyens se trouvant sur notre territoire.
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Je vais donner un exemple très personnel.
Je pense toujours aux jeunes. Il y a les adultes et les aînés aussi, mais c'est souvent vers les jeunes générations qu'on se tourne, quand on parle de la vitalité d'une langue dans une communauté. Quand on est locuteur d'une langue minoritaire, que ce soit une langue autochtone ou une langue du patrimoine, il y a un danger, quand on est enfant, de croire que cette langue est un jeu. Même si nos parents ou notre grand-mère nous parlent la langue, on peut parfois croire que c'est un jeu ou qu'on n'utilise cette langue que dans le contexte familial. Cela a une incidence.
Ce qui est intéressant, c'est qu'on se concentre souvent sur l'utilisation de la langue pour communiquer un message, mais la langue ne fait pas que nous permettre de communiquer. Elle permet tout le temps d'établir des relations et d'envoyer des informations sur le statut social des communautés. Dès qu'un enfant voit que la langue dépasse le cadre de sa famille ou de son contexte proche et qu'il la voit utilisée dans le grand public, cela lui indique que ce n'est pas un jeu, que c'est une véritable langue reconnue et utilisée. L'enfant réalise alors qu'il a le droit de s'en servir à l'extérieur de son cadre immédiat. De plus, cela envoie un message quant à la valeur donnée à cette langue par tout le monde dans l'espace public.
Ce genre d'effet est parfois inconscient. Les jeunes, et même les adultes, ne sont pas conscients de l'incidence de cela sur la façon dont ils se voient et sur leur propre utilisation de la langue, mais on sait que cet effet existe. Par exemple, j'ai grandi dans une région très anglophone de l'Île-du-Prince-Édouard, mais le fait de savoir qu'on parlait le français au Parlement et au Québec m'a encouragé à continuer à parler cette langue. Je voyais que c'était une langue réelle qui avait de la valeur et qui avait un rôle à jouer.
En linguistique appliquée, il est parfois question de l'imaginaire communautaire. Pour s'investir dans une langue, il faut pouvoir s'imaginer ce qu'on peut en faire et imaginer un monde dans lequel cette langue a un sens. Chaque fois qu'on donne une validité à des langues et que celles-ci sont utilisées dans toutes sortes de contextes, on enrichit cet imaginaire communautaire, ce qui a un effet de motivation.
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Je vais répondre à votre première question.
Effectivement, la majorité des représentants Jamésiens sont unilingues francophones. Quant aux représentants cris, ils utilisent la langue crie comme première langue et l'anglais comme deuxième langue.
On voit de plus en plus de jeunes représentants cris trilingues, mais la majorité des Jamésiens sont unilingues francophones. Les Cris, de leur côté, utilisent le cri et parfois l'anglais comme langue de travail.
En ce qui a trait à l'incidence de ces initiatives sur les jeunes, on a quand même remarqué une augmentation du nombre de jeunes intéressés à suivre cela de près, que ce soit par la diffusion en direct ou par les radios communautaires. Nous recevons de plus en plus de demandes de renseignements sur la vocation, la mission et les orientations du gouvernement régional. Les jeunes se sentent très interpellés par toutes les questions entourant la gouvernance, surtout sur le territoire où ils habitent, comme le territoire d'Eeyou Istchee Baie-James.
Maintenant, en ce qui concerne le pourcentage du budget, le gouvernement régional a un budget annuel de dépenses, en excluant les trois localités, d'environ 9 millions de dollars. Si on fait le calcul rapidement et si on englobe l'ensemble des coûts, c'est entre 120 000 $ et 150 000 $. C'est quand même considérable pour un territoire qui compte très peu de contribuables, d'où l'importance que les élus et les représentants du conseil misent sur les services d'interprétation. De plus, l'obligation d'offrir des services d'interprétation simultanée repose sur la nécessité d'assurer une transparence et une reddition de comptes, mais c'est surtout une question d'inclusion.