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Aanii. Je dois d'abord reconnaître que je me trouve ici sur un territoire traditionnel non cédé de la Première Nation algonquine.
Je vous parle aujourd'hui au nom de Sextrade101 et des nombreuses femmes et filles des Premières Nations qui sont réduites à l'esclavage dans le milieu de la prostitution ou victimes de la traite des personnes.
Je m'appelle Wasayakwe. Mon nom anglais est Bridget Perrier. Je suis née à Thunder Bay, en Ontario, et j'ai été mise en adoption. J'ai été adoptée par une bonne famille qui a fait de son mieux pour m'élever correctement, mais les effets du colonialisme, du trauma intergénérationnel et des abus sexuels pendant l'enfance ont éventuellement fait de moi une candidate idéale pour la prostitution.
Dès l'âge de 12 ans, alors que je vivais dans un foyer de groupe des services de protection de la jeunesse, j'ai été entraînée dans le monde dégradant de la prostitution. J'y ai été réduite à l'esclavage pendant 10 ans. J'ai été vendue à des hommes qui se sentaient privilégiés de pouvoir voler mon innocence et envahir mon corps. J'ai paradé comme du bétail devant des hommes qui pouvaient acheter mes services et m'obliger à poser des actes auxquels aucune fillette ne devrait être exposée au Canada, terre de liberté.
À cause des hommes et des dommages qu'ils ont causé au col de mon utérus, je ne peux pas avoir d'enfant de manière naturelle. Encore aujourd'hui, je fais des cauchemars et il m'arrive de dormir la lumière allumée. Mon traumatisme est profond et j'ai parfois l'impression d'être congelée ou, pire encore, d'être endommagée et indigne.
Mon corps a été vendu dans des établissements légaux, dans la rue et dans des bars de danseuse. À 13 ans, j'ai même fait quelques voyages en bateau sur les Grands Lacs pour que des marins puissent bénéficier de mes services. La chose la plus effrayante qui me soit arrivée a été d'être séquestrée à l'âge de 14 ans pendant une période de 43 heures pour être violée et torturée à répétition par un prédateur sexuel qui s'en prenait aux filles victimes d'exploitation.
Ceux qui m'ont exploitée ont fait beaucoup d'argent et ont essayé de me briser, mais j'ai lutté pour rester en vie. Ma première proxénète a été la tenancière d'un bordel légal qui m'avait dit de répondre que j'étais une amie de sa fille si les policiers me posaient des questions. On m'a présenté mon deuxième proxénète alors que j'étais à Toronto. J'ai dû me prostituer pour de l'argent. Il était censé être mon garde du corps, mais c'était très loin de la vérité.
Ils sont tous les deux encore en activité et font subir le même sort à d'autres petites filles quelque part au Canada.
Si j'ai pu quitter le milieu de la prostitution et refaire ma vie, c'est en grande partie grâce à mon éducation. J'étais reconnue pour ma ténacité et ma force, et j'ai pu devenir un atout pour ma communauté et mon peuple. Je suis maintenant mère de famille, activiste et battante. Mon expérience peut parfois prendre la forme d'un sacrifice, mais je continue à travailler pour les femmes et les filles autochtones du Canada qui sont achetées et vendues, qui disparaissent ou sont assassinées.
Il faut se demander qui sont les responsables, et ce sont les hommes.
Ma fille de 19 ans dont la mère naturelle a été assassinée par Robert Pickton m'a demandé de vous lire une lettre.
Aux membres du comité permanent,
Je m'appelle Angel Wolfe. Je suis la fille biologique de Brenda Wolfe qui a été assassinée par Robert Pickton.
Son meurtre a été l'un des six premiers pour lesquels il a été accusé. J'avais 6 ans lorsqu'elle a été assassinée et 9 ans lorsqu'on a découvert l'os de sa mâchoire dans une auge à cochon. Je fais partie des 98 orphelins privés de leur mère par ce monstre.
Je blâme le service de police de Vancouver et la GRC. Je crois que le projet de loi C-36 permettra de sauver des femmes vulnérables comme ma mère. Je suis révoltée de voir que l'on se sert de la mort de ma mère pour justifier la légalisation d'activités aussi indignes qu'horribles.
J'en ai également marre que l'on parle du « projet de loi Pickton ». C'est une insulte et une gifle au visage pour les 98 orphelins, et les organisations et groupes préconisant la légalisation devraient avoir honte de prétendre parler au nom des familles qui ont perdu un être cher.
Je considère que la prostitution et la toxicomanie sont responsables du décès de ma mère, et je peux vous dire, au nom des 98 orphelins, que nous ne voulons pas que la mort de nos mères serve à justifier la légalisation de la prostitution.
Je me suis donné comme mission dans la vie de raconter son histoire et de sensibiliser les gens aux problèmes de toxicomanie et de prostitution et aux cas des femmes disparues ou assassinées.
Veuillez agréer l'expression de mes sentiments les meilleurs.
Le projet de loi protégera mes filles et les autres jeunes filles des clients prédateurs qui ont le culot de solliciter leurs services en public. Pas plus tard que la semaine dernière, ma nièce de 15 ans s'est ainsi fait approcher tout juste devant chez moi.
Si la prostitution était une chose aussi naturelle que l'on prétend, pourquoi alors les clients ne disent pas à leur épouse, leur conjointe et leur famille qu'ils utilisent ou ont utilisé les services sexuels de prostituées?
Sextrade101 estime que la prostitution n'est pas une affaire de choix, mais plutôt d'absence de choix parce qu'elle maintient les femmes et les filles dans une situation d'esclavage. Nous croyons que chacune devrait se voir proposer une avenue viable pour s'affranchir du commerce sexuel, plutôt que d'être encouragée à y demeurer. Nous pensons qu'il faut aider chaque femme à bien comprendre avant de s'engager dans le milieu ce qu'il lui en coûtera de se livrer à la prostitution, et qu'il faut soutenir les femmes pour qu'elles s'en sortent intactes du point de vue mental, physique et social. Nous avons toutes été apeurées, violées, battues, vendues et rejetées. La plupart d'entre nous avons été oubliées, négligées, maltraitées, utilisées, abandonnées et laissées sans protection alors que nous étions enfants.
Les membres et les porte-parole de Sextrade101 sont des femmes qui se sont livrées ou se livrent encore à la prostitution. Nous nous inquiétons vivement de la criminalisation des femmes et des filles qui se prostituent. Nous avons constaté que les programmes de déjudiciarisation pour les prostituées ne sont pas la solution qui convient pour tout le monde. Il faut que chacun comprenne bien que des mesures de soutien doivent être mises en place pour les femmes qui souhaitent quitter le milieu. En imposant un tel soutien à des femmes qui ne sont pas prêtes à abandonner la prostitution, on met en péril leurs éventuelles tentatives en ce sens.
Pas moins de 85 % des porte-parole et des membres de Sextrade101 ont subi la violence des proxénètes. On est très loin du tableau brossé par la Cour suprême du Canada qui présente les proxénètes comme des bons gars. Ce sont ces proxénètes et les clients qui causent problème. Ce sont eux qui font subir des mauvais traitements aux prostituées et qui vont même parfois jusqu'à les assassiner.
J'ai appuyé ma fille tout au long de l'enquête sur les femmes disparues et nous en sommes arrivées à la conclusion suivante: nos mères, nos soeurs et nos filles ne sont pas nées pour être utilisées et vendues afin de répondre aux besoins sexuels des hommes. Nous ne sommes pas des marchandises. Nos femmes sont sacrées. Elles sont appréciées et aimées en tant que génitrices et pourvoyeuses de soins. Nous sommes égales. Ne perdons pas de vue cette quête d'égalité dans le projet de loi.
Je me réjouis que le ministre MacKay et la députée Joy Smith aient reconnu les risques et les mauvais traitements inhérents à la prostitution. C'est une victoire pour les survivantes et celles qui sont coincées dans le cercle vicieux de l'indignité et de la douleur.
En ma qualité de survivante du commerce sexuel, je vous remercie grandement de m'avoir fait l'insigne honneur de me permettre de parler au nom des membres de Sextrade101 et de toutes les autres survivantes au Canada, qu'elles soient encore dans le milieu ou qu'elles en soient sorties.
Chi-miigwetch.
Des voix: Bravo!
Merci de m'accueillir aujourd'hui.
Je dois dire d'entrée de jeu que je ne suis pas ici pour défendre un groupe, une organisation ou une position morale au sujet de l'industrie du sexe. J'estime qu'il s'agit d'une industrie incroyablement complexe. Pour pouvoir bien la comprendre et élaborer des politiques et des programmes d'intervention permettant de s'attaquer aux véritables problèmes qui touchent les gens qui évoluent dans cette industrie, nous devons écouter ce qu'ont à dire les personnes directement concernées et nous appuyer sur le large éventail de données empiriques disponibles au Canada comme ailleurs.
Mon exposé d'aujourd'hui va d'ailleurs s'articuler autour de ces données empiriques.
Je veux aussi préciser d'emblée que j'effectue mes études et mes recherches auprès d'adultes concernés par l'achat de services sexuels. Mes travaux ne portent pas sur les individus impliqués dans la traite de personnes ou l'exploitation sexuelle des enfants. Mes observations vont donc se limiter aujourd'hui à l'étude des services sexuels entre adultes consentants.
C'est depuis 1995 que j'effectue des recherches sur les adultes qui achètent des services sexuels, ceux qu'on appelle les clients, et que j'offre du soutien à des collègues et à des organisations intervenant auprès des travailleurs du sexe. J'ai été depuis chercheur principal pour trois grandes études portant sur les clients. Deux de ces études sont les plus exhaustives à avoir été réalisées dans le monde sur les individus qui achètent des services sexuels.
J'ai également été chercheur associé pour trois autres études sur la santé et la sécurité des prostituées ne travaillant pas dans la rue, en plus d'agir comme chercheur, consultant ou conseiller pour le compte de six autres projets touchant l'industrie du sexe.
Je veux donc vous parler aujourd'hui en m'appuyant sur mes quelque 20 années d'expérience de recherche sur les adultes qui font l'achat de services sexuels.
J'aimerais aussi profiter de l'occasion pour traiter de quelques-unes des dispositions du projet de loi , la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation.
Je veux d'abord essayer de répondre à la question qui consiste à savoir si prostitution est automatiquement synonyme d'exploitation.
Comme on vient de l'entendre, il y a assurément des cas où des personnes sont victimes de conditions d'exploitation et de comportements cruels et injustes. On ne peut pas le nier. Mes recherches révèlent toutefois que ces situations particulières qui s'inscrivent dans une relation très complexe au sein de l'industrie ne représentent généralement qu'une faible proportion des cas — une proportion insidieuse, mais tout de même faible. Ce n'est pas la majorité.
Mes recherches démontrent que bon nombre de prostituées travaillent de façon indépendante. Ainsi, plusieurs clients auxquels j'ai parlé ont soutenu avoir toujours négocié l'échange de services en retour d'argent directement avec la travailleuse concernée. Ce n'est que dans un petit pourcentage des cas que ces négociations se font par l'entremise d'un tiers.
La majorité des clients que j'ai rencontrés en entrevue n'ont jamais laissé entendre qu'ils avaient déjà fait usage de menaces, de force, de contrainte ou de duperie à l'encontre d'une travailleuse du sexe, ni abusé de leur position de confiance, de pouvoir ou d'autorité à l'endroit de ces travailleuses. Ces allégations sont confirmées par les recherches effectuées par mes collègues et dans le cadre d'un projet connexe visant à mieux comprendre le commerce sexuel.
Cela dit, il est extrêmement important de souligner qu'une minorité des clients que j'ai pu interroger directement au fil des 20 dernières années ont de toute évidence des comportements, des attitudes et des croyances qui vont dans le sens de l'exploitation. Il y en a notamment qui exercent des pressions sur les prostituées pour qu'elles se livrent à des pratiques sexuelles qu'elles n'étaient pas disposées à accepter, qui refusent de payer pour les services obtenus, qui insultent ou rabaissent une travailleuse du sexe, qui posent des gestes menaçants, qui menacent de détruire des biens appartenant à la travailleuse du sexe, qui agressent verbalement ou physiquement une prostituée. Ce sont des choses qui arrivent, et il faut que ça cesse.
Je dois rappeler qu'il s'agit d'une minorité des clients auxquels j'ai pu parler, et j'en ai rencontrés près de 3 000 qui ont fait l'achat de services sexuels au cours des 18 dernières années.
Par ailleurs, l'hypothèse suivant laquelle tous les rapports entre les travailleuses du sexe et ceux qui se procurent leurs services sont assimilables à une forme d'exploitation en raison du déséquilibre des pouvoirs qui favorise disproportionnellement le client n'est pas appuyée par les dires de ceux que j'ai interrogés. Lors de ma plus récente étude, bon nombre des participants ont indiqué qu'ils avaient l'impression que la travailleuse avec laquelle ils avaient transigé avait davantage de contrôle ou de pouvoir qu'eux, ou encore que le contrôle ou le pouvoir était plutôt bien réparti entre les deux. Ce n'est qu'une faible proportion des clients qui ont indiqué avoir plus de pouvoir. Encore là, ces conclusions sont confirmées par celles du projet connexe dans le cadre duquel on s'est adressé directement aux travailleuses du sexe.
Pour ce qui est de la violence dans l'industrie du sexe, j'ai essayé dans toutes mes études de mieux comprendre les problèmes et les situations de violence et de victimisation qui ont cours lorsque des services sexuels sont vendus et achetés. Je pense que de nombreuses recherches ont porté sur cet aspect. Nous devons viser une meilleure compréhension de ces questions, et c'est ce que j'ai essayé de faire au cours des 18 dernières années.
Mes deux plus récentes enquêtes menées auprès d'un large éventail de clients ont produit des résultats semblables quant au nombre de cas de violence et d'agressions à l'endroit de prostituées qui sont signalés par les clients. Dans la majorité des cas, les interactions entre clients et prostituées sont pacifiques. Cela étant dit, il demeure important de souligner qu'une faible proportion de clients avouent s'être rendus coupables de violence, au sens du Code criminel, à l'encontre de travailleuses du sexe. Cette proportion d'individus qui achètent des services sexuels demeure bien évidemment problématique.
Les cas dénués de violence — agressions verbales, conflits découlant de malentendus, communications insuffisantes ou bâclées — semblent beaucoup plus fréquents que ceux avec violence. Chose intéressante, j'ai pu constater au fil des ans que la violence et la victimisation ne sont pas à sens unique. Bon nombre des clients que j'ai rencontrés se sont dits eux-mêmes victimes de violence et d'autres comportements non violents dans leurs rapports avec une travailleuse du sexe ou un autre membre de l'industrie, qu'il s'agisse d'un propriétaire, d'un gérant, d'une tenancière ou d'un proxénète.
À la lumière de mes analyses plus poussées de ces données concernant la violence, il semblerait que la fréquence des cas de violence et de victimisation dans l'industrie du sexe peut varier considérablement selon le contexte et plus particulièrement en fonction de l'endroit où ont lieu les transactions commerciales.
Ce sont les activités de l'industrie du sexe se déroulant dans la rue qui semblent se prêter davantage à des interactions violentes et à des préoccupations quant à la sécurité des prostituées et des clients. Les risques associés à la prostitution de rue résultent notamment de l'obligation pour les prostituées de se déplacer vers des endroits toujours plus isolés de crainte d'être arrêtées, des préoccupations relatives à la sécurité de la collectivité, de l'absence de normes claires et comprises de tous pour régir les comportements, et du risque croissant que la travailleuse ou le client soit sous l'influence de la drogue ou de l'alcool. À l'extérieur du cadre de la rue, on n'observe pas aussi fréquemment les mêmes phénomènes.
La criminalisation de tous les acheteurs de services sexuels aura non seulement pour effet d'apposer pour le reste de leur vie l'étiquette de criminels à des innocents, mais fera aussi en sorte qu'il deviendra beaucoup plus difficile de prévenir les actes de violence commis dans l'industrie du sexe dans ces conditions et d'y réagir adéquatement. Je pense que nous conviendrons tous qu'il est essentiel d'encourager toutes les personnes impliquées dans le milieu de la prostitution à signaler les actes de violence et de victimisation. Si c'est effectivement là l'un des buts visés par le projet de loi, nous devons nous assurer de ne pas créer des conditions qui dissuadent les gens de parler. Les recherches que j'ai menées révèlent que les clients peuvent vraiment jouer un rôle utile en détectant et en signalant les situations de violence et de mauvais traitements dont ils sont témoins.
Je me demande bien pourquoi on voudrait criminaliser ces gens qui sont souvent les mieux placés pour rapporter de telles situations. En outre, si une personne commet un crime en achetant des services sexuels, elle sera moins disposée à signaler les situations de violence. C'est ce que tous mes travaux de recherche ont démontré.
Certains affirment qu'il faut diminuer la demande de services sexuels, et modifier les attitudes et les comportements des clients. En croyant la demande seule responsable de l'existence de l'industrie du sexe, on ne tient pas compte du fait que c'est l'offre qui est à l'origine de la demande dans bien des cas. Dans une société où le sexe et la sexualité sont utilisés sans contrainte pour vendre toutes sortes de biens et services, il est hypocrite et discriminatoire de criminaliser l'achat de services sexuels directs, alors même que l'on sanctionne l'utilisation de tels procédés de vente. Il est fort peu probable qu'une loi aussi discriminatoire puisse résister aux coûteuses contestations que l'on ne manquera pas de soulever en invoquant le paragraphe 15(1) de la Charte des droits et libertés.
Le projet de loi semble par ailleurs s'appuyer sur une autre hypothèse voulant que la demande puisse être réduite et que les attitudes et les comportements puissent être modifiés simplement via la criminalisation de l'achat de services sexuels, l'arrestation, l'incarcération et la mise à l'amende des individus qui en sont coupables. Mes recherches ont démontré que de telles approches ont seulement pour effet de déplacer le comportement visé vers des endroits plus cachés et potentiellement plus dangereux. En outre, la criminalisation des gens qui paient pour des services sexuels, parallèlement à la légalisation des actions de ceux qui vendent de tels services, ouvrira la voie à ce qu'on pourrait appeler « le crime parfait » pour reprendre l'expression utilisée par certains. Les personnes faisant l'acquisition de services sexuels pourraient ainsi devenir des cibles toutes désignées pour le vol qualifié, la fraude, le chantage et les voies de fait, autant de crimes qui ont été le lot des travailleuses du sexe au cours des 30 dernières années.
Je soulignerais enfin que la question de la publicité est très importante. Le projet de loi propose la criminalisation de la publicité et des communications. Les recherches ont révélé que les échanges d'information ouverts et sans restriction entre les prostituées et leurs clients ont des répercussions importantes pour les clients et leurs interactions ultérieures avec les travailleuses du sexe. J'arrive difficilement à voir comment ce projet de loi pourra permettre de réduire de quelque manière que ce soit les conflits découlant des malentendus ou des désaccords relativement aux services offerts, lesquels sont à l'origine des situations de violence et des autres formes de victimisation. Je ne crois pas non plus que le projet de loi nous permettra d'avoir accès à ces communications.
Les mesures proposées pourraient également avoir des répercussions néfastes pour les services d'approche et de soutien ainsi que dans le domaine de la recherche en matière d'affaires sociales et de santé. Si nous n'avons plus accès à des espaces où les communications ouvertes et honnêtes entre la prostituée et le client sont possibles, notre capacité à déceler les situations ou les conditions non sécuritaires est compromise, et nos possibilités d'intervenir pour aider les gens sont fortement restreintes.
Je voudrais simplement conclure en vous disant que j'estime nécessaire d'examiner en profondeur la teneur de ce projet de loi. Je pense qu'il nous faut réévaluer la pertinence des dispositions qui criminalisent l'achat de services et la publicité. Je suis d'avis que nous devrions traiter l'industrie du sexe comme toutes les autres industries et la réglementer dans le cadre du protocole existant. Comme d'autres l'ont fait à l'échelle internationale, je recommande l'élaboration et la mise en oeuvre de politiques de réglementation pour la réduction des méfaits et la promotion de la santé en misant sur la contribution directe et active des personnes impliquées directement dans l'industrie ainsi que sur les données empiriques provenant du nombre croissant de recherches valables du point de vue éthique et méthodologique menées au Canada à ce sujet. Je suggère que les fonds prévus pour détecter les clients et leur intenter des poursuites soient plutôt utilisés pour s'attaquer au véritable problème en ciblant ceux parmi les clients qui se rendent coupables de violence et de victimisation.
Je représente REED (Resist Exploitation, Embrace Dignity), une organisation confessionnelle prônant l'égalité entre les sexes qui offre du soutien aux prostituées, travaille à la sensibilisation du public et s'attaque aux causes profondes de l'exploitation sexuelle.
Depuis neuf ans, nous travaillons auprès de victimes de la traite des personnes qui se retrouvent sur le marché de la prostitution à Vancouver en provenance de pays comme la Chine, le Mexique, l'Indonésie et le Pérou. Nous apportons aussi du soutien aux femmes canadiennes qui se prostituent à l'intérieur comme dans la rue, et ce, à tous les paliers de l'industrie.
Je vous présente donc aujourd'hui le point de vue d'une travailleuse de première ligne qui lutte contre la violence.
Le projet de loi est une mesure législative historique et progressive grâce à laquelle on ose enfin s'attaquer aux responsables des torts causés dans cette industrie en criminalisant les clients, tout en décriminalisant dans une large mesure celles qui sont exploitées.
Le projet de loi renferme de nombreuses assertions qu'il vaut la peine de souligner. Ainsi, le préambule énonce clairement la violence inhérente à la prostitution, les dommages sociaux causés par la chosification du corps des femmes, les conséquences négatives de la prostitution pour les femmes et les filles, et le fait que la demande pour des services sexuels alimente le marché de la prostitution.
Les clients s'exposent à des sanctions pénales, il est maintenant illégal de bénéficier financièrement de la prostitution d'autres personnes, et vous avez prévu des fonds pour aider les femmes à quitter le milieu de la prostitution. Nous estimons que vous avez pris les mesures nécessaires pour que la prostitution soit considérée comme une forme de violence à l'endroit des femmes, et nous nous réjouissons du fait que vous n'acceptez pas la prostitution comme une chose inévitable. Bravo!
En revanche, nous craignons que l'article 213 du Code criminel qui fait en sorte que l'on continuera de criminaliser les femmes qui vendent des services sexuels, ne vienne miner l'intention même du projet de loi. Alors que la vente de services sexuels est décriminalisée par les autres dispositions du projet de loi , elle est considérée illégale si la sollicitation a lieu dans un endroit public où l'on peut raisonnablement s'attendre à ce que des mineurs se trouvent à proximité.
Notre organisation est préoccupée du fait que l'article 213 risque de créer de larges échappatoires qui permettront de criminaliser les prostituées et de les rendre davantage vulnérables par ailleurs, ce qui va à l'encontre de l'objectif énoncé pour ce projet de loi.
Nous appuyons donc le projet de loi , mais recommandons que l'article 213 soit abrogé.
J'aimerais vous parler brièvement des motifs pour lesquels nous appuyons le projet de loi, avant de traiter de nos préoccupations relativement à l'article 213.
Voyons d'abord pourquoi nous sommes favorables à la criminalisation asymétrique. La prostitution est une forme de violence à l'endroit des femmes. Les femmes ne devraient pas être pénalisées alors qu'elles sont elles-mêmes exploitées. On devrait plutôt criminaliser ceux qui sont responsables de leur exploitation et qui en bénéficient. La prostitution est une subordination sexuelle des femmes qui les empêche d'accéder à l'égalité.
En termes économiques grossièrement simples, disons que l'industrie du sexe fonctionne comme un marché fondé sur l'offre et la demande. Il y a une demande pour des services sexuels contre rémunération et l'on exploite la vulnérabilité des femmes et des filles pour créer de l'offre sur ce marché. Pour satisfaire les hommes en quête de services sexuels, on contraint à la prostitution des femmes et des filles victimes de discrimination raciale, des effets des pensionnats et de la colonisation, de la pauvreté, d'agressions sexuelles pendant leur enfance et à d'autres moments, et de problèmes de développement comme le syndrome de l'alcoolisation foetale.
Les proxénètes sont des hommes d'affaires avertis. Ne vous y trompez pas, ils savent exactement qui cibler et comment les approcher. D'après ce que nous avons pu apprendre en intervenant auprès des femmes et à la lumière des études qui ont été menées, la très grande majorité des prostituées sont recrutées avant d'avoir 18 ans. C'est ce que nous voyons jour après jour. Plus souvent qu'autrement, elles arrivent à la prostitution à l'issue de traumatismes répétés.
Selon les conclusions de recherche publiées par Susan Nadon et ses collaborateurs dans le Journal of Interpersonal Violence et d'autres travaux universitaires, et d'après ce que nous disaient elles-mêmes les femmes concernées, la majorité d'entre elles ont été victimes d'agressions sexuelles pendant leur enfance. Comme le disait l'auteure féministe Andrea Dworkin, l'inceste est un camp préparatoire pour la prostitution. Les mauvais traitements d'ordre sexuel diminuent l'estime de soi chez l'enfant, normalisent pour lui les contacts sexuels sous la contrainte et l'amènent à penser que son corps ne lui appartient pas, ce qui réduit d'autant le seuil à partir duquel il peut considérer qu'il est vendable.
Qu'il s'agisse de prostitution haut de gamme ou de bas niveau, dans un bordel ou dans la rue, ou même de pornographie que l'on peut consommer chez soi en privé, les femmes en cause en sont réduites à des parties de leur corps. Leurs sentiments et leur personnalité n'ont plus d'importance.
Le projet de loi contribue grandement à rendre leur humanité et leur dignité aux femmes, et aux hommes également. Je crois en effet bien franchement que les hommes sont diminués dans leur humanité et leur dignité lorsque la société endosse leurs comportements en ne les tenant pas responsables de la violence à l'endroit des femmes. Nous devons en attendre davantage pour les hommes et de leur part. Je vous invite à appuyer nos efforts en ce sens.
REED travaille dans toute l'agglomération de Vancouver et je peux assurément vous dire qu'il n'est pas rare de voir des hommes se rendre au travail à 8 heures le matin en sillonnant lentement les rues du secteur est du centre-ville au volant de leur fourgonnette parfois équipée d'un siège pour enfant, à la recherche d'une femme gravement malade et toxicomane qui leur fera rapidement une fellation à 5 ou 10 $. Le déséquilibre des pouvoirs est énorme, mais ce sentiment d'inégalité et de privilège acquis pour les hommes est au coeur même de la prostitution, même si le contraste n'est pas toujours aussi marqué.
De nombreuses recherches ont été menées sur les femmes qui se prostituent afin de savoir qui elles sont, qu'est-ce qui advient d'elles et comment elles peuvent se rétablir des traumatismes vécus. Ce sont là autant de questions essentielles.
Mais qui sont ces hommes qui achètent le corps des femmes pour avoir du sexe à volonté et que sait-on d'eux, et plus particulièrement de leurs attitudes envers les femmes? Que pensent-ils des femmes? Nous disposons de deux sources convenables d'information à ce sujet. Il y a d'abord la poignée d'études universitaires menées sur les hommes qui achètent des services sexuels, mais il y a aussi les observations qu'ils affichent eux-mêmes sur les forums en ligne d'évaluation des prostituées — des données provenant directement des intéressés. Pour ceux qui l'ignoreraient, il s'agit de forums en ligne où les hommes peuvent discuter des femmes dont ils ont retenu les services sexuels et évaluer le travail des prostituées.
Dans ce cadre professionnel, je ne peux vous dévoiler la plupart des commentaires émis sur ces forums, car ils sont dégradants et violents, ce qui est fort révélateur en soi. Je peux toutefois vous en citer un bref extrait que j'ai pu lire sur un forum hier. Ne vous inquiétez pas; c'est tout à fait grand public. Voici l'évaluation d'une prostituée par l'un de ses clients: « Vous pouvez en faire votre jouet sexuel ou tout ce que vous voulez, si vous arrivez à la briser. »
Environ 99 % des recherches dans ce domaine ont été menées sur les prostituées contre seulement 1 % sur les clients, alors que l'achat des services sexuels est pourtant chose courante. Lors d'une étude empirique rigoureuse menée à Boston en 2011, l'équipe de recherche a révélé qu'à sa grande surprise, il lui avait été vraiment difficile de trouver des hommes qui n'achetaient pas les services de femmes. La pornographie, les lignes érotiques, les danses contact et les autres services semblables sont devenus si répandus que les chercheurs ont été forcés d'élargir leur définition pour en arriver à un groupe de contrôle de 100 personnes. Ils ont dû finalement convenir de la définition suivante pour les hommes n'achetant pas de services sexuels: « Les hommes qui n'ont pas fréquenté un bar de danseuses plus de deux fois au cours de la dernière année, n'ont pas payé pour une danse contact, n'ont pas consommé de pornographie plus d'une fois au cours du dernier mois, et n'ont pas téléphoné à une ligne érotique ou eu recours aux services d'une prostituée. »
Qu'a révélé leur étude? Les acheteurs de services sexuels étaient huit fois plus susceptibles que les autres d'indiquer qu'ils violeraient une femme s'ils pouvaient s'en tirer sans conséquence.
Cette constatation fait écho à une étude sérieuse menée par Eaves en 2009 à Londres qui a révélé que plus les acheteurs de services sexuels étaient ouverts à l'idée de la prostitution, plus ils étaient susceptibles d'adhérer aux mythes répandus au sujet du viol qui veulent notamment qu'« une femme qui dit non veut en fait dire oui » et qu'« une femme qui s'habille de façon provocante ne demande en fait qu'à se faire violer ».
Suivant l'étude réalisée à Boston, les acheteurs de services sexuels consommaient beaucoup plus de pornographie que les autres hommes, et les trois quarts d'entre eux ont indiqué que leur éducation sexuelle leur venait de la pornographie. Les acheteurs de services sexuels ont précisé que leurs préférences sexuelles avaient évolué au fil des ans et de leur recours à la prostitution, et qu'ils étaient davantage en quête de pratiques sadomasochistes et dégradantes.
Les acheteurs de services sexuels privilégient souvent l'impression de liberté qu'ils ressentent auprès des prostituées. Voici ce qu'en disait un client: « Vous êtes le patron — le vrai patron. Même nous, les gars ordinaires, souhaitons pouvoir demander quelque chose et l'obtenir sans qu'on nous pose de questions, sans qu'une femme nous réponde qu'elle n'a pas le goût ou qu'elle est trop fatiguée. Une obéissance sans condition. C'est vraiment une impression de puissance. Et la puissance, c'est comme une drogue. »
Les acheteurs de services sexuels indiquent sans cesse qu'ils apprécient la relation de pouvoir qu'ils retrouvent dans la prostitution. L'une des femmes que nous avons aidées à REED s'est fait dire par son proxénète de faire semblant qu'elle ne maîtrisait pas très bien l'anglais de manière à augmenter le déséquilibre des pouvoirs dans la relation, car les hommes veulent acheter des femmes qui leur paraissent plus vulnérables.
Ils sont rarement célibataires; la majorité d'entre eux sont mariés ou ont une conjointe. Bon nombre de clients considèrent que le fait qu'ils paient pour les services d'une femme leur donne tous les droits de la dégrader et de l'agresser. L'un d'eux indiquait: « Vous pouvez trouver une pute pour répondre à n'importe quel besoin — gifles, étranglement, sexe avec violence — que votre petite amie ne peut pas satisfaire ». Ce sont des commentaires formulés directement par les clients.
Je m'appelle Georgialee Lang et je suis avocate à Vancouver. Je faisais partie de la pléiade d'avocats qui ont plaidé devant la Cour suprême du Canada en juin 2013 dans l'affaire Procureur général c. Bedford, la cause sur la prostitution.
J'ai été parmi les rares à exhorter la Cour suprême du Canada de ne pas abroger la loi, de ne pas légaliser la prostitution, et je vais vous expliquer pourquoi.
Le respect de la dignité humaine est l'un des principes fondamentaux de la société canadienne. Cela a été confirmé par l'arrêt Rodriguez de la Cour suprême du Canada:
On ne conteste pas que le respect de la dignité humaine est l'un des principes fondamentaux de notre société.
En outre, notre gouvernement canadien a ratifié en 1949 le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. Nous adhérions ainsi à différents principes clés dont celui-ci:
Considérant que la prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté
La prostitution est simplement une pratique qui découle de la subordination de tout temps des femmes et du droit établi des hommes d'acheter et d'échanger des femmes comme s'il s'agissait d'objets destinés à leur usage sexuel. Cette pratique disgracieuse bafoue totalement la dignité humaine. Mais la prostitution ne cause pas uniquement du tort aux femmes et aux filles qui s'y livrent, elle affaiblit aussi tout le tissu social de notre pays. Elle ne touche pas seulement ceux et celles qui la pratiquent ou qui achètent les services offerts. Elle est néfaste pour celles qui se prostituent contre leur gré, elle appuie un réseau d'activités criminelles interreliées et elle alimente des attitudes sociétales qui dévalorisent une tranche entière de la population canadienne.
Nous devons nous enorgueillir du fait que l'histoire canadienne regorge d'exemples de rejet des comportements d'exploitation, à partir de la décision de dédommager les victimes autochtones des pensionnats jusqu'à notre dénonciation de la traite des personnes et de la prostitution des enfants. Si on légalisait la prostitution, on renverserait toutefois cette orientation en faveur de l'égalité entre toutes les personnes et de la dignité de chacun.
Une recherche menée dans l'État de Victoria en Australie où la prostitution a été légalisée dans les années 1980 montre très bien que la légalisation ne permet pas de réduire les torts causés par la prostitution. Voyons ce qui ressort des résultats de cette étude réalisée par Sheila Jeffreys et Mary Sullivan de l'Université de Melbourne ainsi que Janice Raymond.
Disons d'abord et avant tout que l'on a voulu légaliser la prostitution dans le but d'en minimiser les effets nocifs. Cela va bien sûr dans le sens des commentaires de la cour dans l'affaire Procureur général c. Bedford. Il y avait des questions de sécurité en cause.
On faisait valoir en Australie que la légalisation allait contribuer à éradiquer l'aspect criminel de la prostitution, empêcher que celle-ci ne prenne de l'expansion sans contrainte, et contrer la violence à l'endroit des prostituées. Dans les faits, la légalisation n'a pas permis d'éliminer la violence ni de mettre fin à la prostitution de rue; elle n'a pas procuré un environnement de travail plus sûr aux prostituées, pas plus qu'elle ne leur a conféré une plus grande dignité et un professionnalisme accru; et elle n'a pas non plus permis de freiner l'expansion de la prostitution. En Australie, la légalisation a eu plutôt l'effet contraire: la prostitution s'est développée considérablement. Ironiquement, cette croissance s'est principalement manifestée sur le marché illicite. Alors que l'État de Victoria en Australie légalisait la prostitution, c'est le secteur illicite qui a commencé à connaître une croissance plus importante que prévu, surtout par l'entremise de bordels opérant sans permis. On a légalisé les bordels, et les établissements illégaux ont commencé à se multiplier.
La légalisation n'a pas non plus fourni aux prostituées elles-mêmes les moyens de mieux s'en sortir. On croyait qu'elles seraient en mesure de travailler ensemble en tant qu'entrepreneures dans des bordels légaux ou d'ouvrir leurs propres établissements. Ce sont toutefois plutôt les grands exploitants, des hommes d'affaires, qui ont consolidé leur emprise sur l'industrie. Les femmes, individuellement ou en petits groupes, n'avaient aucunement la capacité de soutenir une telle concurrence.
Si la prostitution de rue n'est pas disparue, c'est simplement parce que les femmes qui s'y livrent doivent composer avec toute une série de problèmes sociaux, y compris l'itinérance, la toxicomanie et, dans le cas des mineures, la réticence à s'enregistrer auprès d'un bordel ou du gouvernement.
La loi qui visait à enrayer le crime organisé a plutôt donné lieu à une explosion de la traite des personnes. Sous la houlette d'organisations criminelles internationales, les bordels légaux de l'État de Victoria en Australie sont devenus de véritables entrepôts pour les femmes victimes de la traite de personnes.
C'est la raison pour laquelle j'estime que le projet de loi est un pas dans la bonne direction. On reconnaît le fait que la prostitution est une forme d'exploitation des femmes et qu'il est grand temps que les Canadiens et notre gouvernement interviennent pour apporter des correctifs. Je félicite le gouvernement canadien pour les mesures prises et pour ce projet de loi.
J'aimerais maintenant parler de la constitutionnalité de cette nouvelle loi. Beaucoup ont prétendu que cette loi ne tiendrait pas la route, qu'elle serait déclarée inconstitutionnelle et que sa mise en oeuvre serait un pur gaspillage. Je suis en désaccord avec toutes ces allégations.
Lorsque la Cour suprême s'est penchée sur les différentes lois dans l'affaire Procureur général c. Bedford, la prostitution n'était pas considérée comme illégale. Il faut comprendre que la cour s'est intéressée à des lois qui régissaient certaines activités entourant la prostitution, des lois visant à contrer les nuisances publiques. Il ne s'agissait pas de lois rendant la prostitution illégale.
Dans cette affaire, la Cour suprême a déterminé que l'exploitation d'une maison de débauche, dont l'interdiction en vertu de nos anciennes lois visait bien sûr à empêcher que l'on perturbe la tranquillité du voisinage et l'ordre public... La cour a conclu qu'il était totalement disproportionné de priver les prostituées de la sécurité associée au travail dans un emplacement intérieur stable par rapport à l'objectif visé par la loi, à savoir la tranquillité du voisinage.
D'une manière générale, les anciennes lois sur la prostitution visaient à contrer l'aspect nuisance publique du commerce sexuel. C'est un objectif beaucoup trop banal pour justifier que l'on contrevienne aux droits des prostituées en vertu de la Charte.
Le préambule du projet de loi fixe des objectifs beaucoup plus vastes, soit rien de moins que de lutter contre « l'exploitation inhérente à la prostitution » et de protéger « la dignité humaine et l'égalité de tous les Canadiens et Canadiennes ». On ne cherche plus seulement à préserver la tranquillité du voisinage ou à empêcher les perturbations ou les nuisances. Notre objectif est désormais beaucoup plus vaste.
Non seulement le préambule du projet de loi indique-t-il qu'il importe pour le Parlement de dénoncer et d'interdire l'exploitation et les traitements inéquitables, mais il fixe aussi l'objectif d'encourager « les personnes qui se livrent à la prostitution à signaler les cas de violence et à abandonner cette pratique ».
Dans l'affaire Procureur général c. Bedford, la juge McLachlin indique clairement qu'en abrogeant les lois sur les nuisances publiques, la conclusion de la cour:
...ne dépouille pas le législateur du pouvoir de décider des lieux et des modalités de la prostitution.
C'est ce que fait le projet de loi . Il reconnaît que l'exploitation est une atteinte terrible aux droits des femmes et des enfants, et de certains hommes et garçons. Il faut que cela cesse. J'estime que ce projet de loi satisfait aux exigences constitutionnelles. Il établit certaines limites quant aux lieux et aux modalités. À mon humble avis, le projet de loi va résister aux contestations constitutionnelles, notamment grâce à son préambule.
Merci de m'avoir invitée à prendre la parole devant vous.
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Merci, monsieur le président, et merci aux députés pour cette formidable possibilité qui m'est offerte.
J'aimerais souligner brièvement que je n'ai pas entendu la députée Joy Smith poser aux travailleuses du sexe des questions sur les commentaires qu'elles ont faits ici. J'aimerais inviter la députée Smith à me poser toutes les questions qu'elle souhaite, et je vais y répondre honnêtement.
Je tiens à dire que c'est un honneur de parler au comité. Je suis Elizabeth Dussault, et j'ai 30 ans. J'aimerais vous parler un peu de mon vécu pour que vous puissiez comprendre mon point de vue. Je suis une travailleuse du sexe depuis quatre ans et demi. J'ai commencé en Australie, puis je suis revenue au Canada et j'ai continué de manière intermittente. En Australie et au Canada, j'ai travaillé pour des entreprises d'escorte, en tant qu'escorte indépendante, et j'ai travaillé dans plusieurs bordels. Depuis deux ans maintenant, je préconise des lois améliorées et progressives, ainsi que de meilleures conditions de travail pour les membres de l'industrie du sexe. J'ai rédigé un document pour les services d'application des règlements d'Edmonton, et j'ai été publiée dans le Metro News et le Edmonton Journal, et j'ai été invitée à l'émission Breakfast Television Edmonton de Citytv.
C'est alors que Prostitutes Involved, Empowered, Congent—Edmonton, aussi appelée PIECE, m'a trouvée et accueillie au sein de ce formidable groupe de femmes. En passant, l'âge moyen des femmes du groupe PIECE qui font leur entrée dans l'industrie du sexe est de 26,5 ans. Nous nous efforçons de parler au nom de toutes les prostituées, car elles sont trop nombreuses à craindre de prendre la parole en raison de ce qui leur arrive quand elles le font. Permettez-moi de vous dire ce qui m'est arrivé, à moi.
À cause de mes activités de porte-parole, j'ai perdu mes deux emplois dans des bordels, ainsi que mon poste de sauveteuse et de professeure de natation. Le groupe PIECE sait que le projet de loi va repousser encore plus les travailleuses du sexe dans l'ombre, et elles seront ainsi encore plus à la merci des agresseurs, des violeurs et des meurtriers en série comme Pickton et d'autres. Je vous propose une autre voie. J'ai vu la légalisation complète et l'adoption de règlement garantissant aux travailleuses du sexe de vivre en sécurité, de manière autonome, et d'être traitée comme des humains qui font un travail. J'ai vécu dans une société progressive, où les clients sont respectueux et éduqués; une société qui accepte et qui est éclairée, où les travailleuses et travailleurs du sexe sont de bons citoyens qui contribuent à la société.
Le projet de loi ne mènera absolument pas à cela. Adopter ce projet de loi serait désastreux et dangereux, et donnerait lieu à de nouvelles occasions de vivre dans la peur, la violence et la négligence, à une exploitation accrue et, bien sûr, à d'autres décès. D'après ce que j'ai compris de l'arrêt de la Cour suprême, les dispositions législatives actuelles sont inconstitutionnelles. Si l'on présume que c'est le cas, le projet de loi C-36 équivaut au retour des vieilles dispositions législatives, mais rédigées en des termes différents. Criminaliser l'achat et la publicité, ou l'offre d'un lieu sûr, et criminaliser quiconque les protège équivaut à rendre illégal l'ensemble de l'activité qui consiste à vendre des services sexuels contre de l'argent. Cela ne représente absolument pas une solution à la prostitution.
C'est un métier très ancien, et il ne disparaîtra pas. Le Canada ne s'en débarrassera jamais. Si l'on choisit de demeurer dans l'âge des ténèbres et de reléguer les travailleuses du sexe à des lieux dangereux en interdisant les bordels, où la sécurité est assurée, et en ne leur permettant pas de travailler près les uns des autres dans la rue, on aura à coup sûr des préjudices et des décès. Pour aucun autre métier source de controverse, le gouvernement n'enlève aux travailleurs leurs droits, ne rend leur travail plus risqué et ne ferme les yeux. C'est plutôt tout le contraire qui se produit.
Par exemple, la consommation d'alcool, les jeux, les armes à feu et les mines de diamant font l'objet de vastes débats et d'une lutte acharnée de la part de bien des organisations, notamment des groupes religieux et des groupes extrémistes. Malgré cela, le gouvernement réagit par la légalisation, la réglementation et la prise de toutes les mesures qu'il peut prendre pour protéger la population en général contre les préjudices qu'elle pourrait subir s'il y avait perte de contrôle de ces industries. Le Canada a créé des établissements et a adopté des règles de zonage pour ces industries; il a conçu et mis en vigueur des règles visant à assurer la sécurité du public et des travailleurs, puis il a taxé ces industries et en a tiré profit. Cela crée des emplois, contribue à l'économie et assure la sécurité de tous les Canadiens. C'est ce que méritent les travailleuses du sexe, conformément à la Charte des droits et libertés.
En ce moment, les travailleuses du sexe sont ostracisées, négligées et incomprises par le gouvernement et par le public. Les travailleuses ont peur, même de la police qui est censée les servir et les protéger. Le projet de loi va exacerber leurs inquiétudes. Je trouve les lois canadiennes actuelles lamentables, par comparaison avec celles de l'Australie. J'ai la nausée juste à penser que les choses pourraient empirer. J'ai peur pour toutes les travailleuses du sexe du Canada. J'ai vraiment peur.
Depuis qu'on m'a vue dans les médias, je me débats pour trouver un emploi dans l'industrie du sexe et dans la société respectable. Les membres de l'industrie du sexe ont peur de m'engager parce qu'ils risquent d'être arrêtés à cause de leur association avec moi. Et je suis coupée de la société respectable parce que je suis une travailleuse du sexe. Je suis ostracisée des deux côtés. J'ai dit haut et fort que j'ai choisi d'être une travailleuse du sexe, que cela existe et que nous sommes des êtres humains.
Je n'ai pas de casier judiciaire. Je n'ai aucune dépendance. J'étais une étudiante à rendement supérieur et j'ai suivi le programme de placement à un niveau supérieur en entier. J'ai aussi été choisie pour être la seule représentante des 2 000 élèves de mon école secondaire pour venir à une conférence à Ottawa. Je suis une citoyenne exemplaire. J'ai fait une concentration en sciences politiques à l'Université Grant MacEwan, et j'ai été choisie pour venir à Ottawa participer à un débat simulé des Nations Unies pendant une semaine.
J'ai voyagé seule partout dans le monde, j'ai travaillé pour Environnement Canada, le ministère de la Santé de l'Alberta, Telus, l'Université de l'Alberta, l'Université Grant MacEwan et le YMCA. Je suis ici devant vous comme citoyenne canadienne, travailleuse du sexe et être humain vous implorant d'entendre raison et de ne pas permettre l'adoption de ce projet de loi. Il apportera au pays un chaos et des morts inutiles.
Les bordels et les entreprises d'escorte d'Australie sont des entreprises légitimes. Ils font de la publicité, discutent ouvertement et honnêtement avec les clients au sujet des services et sont situés dans des lieux zonés à cette fin, loin des écoles et des institutions religieuses.
Je n'ai jamais vu de travailleurs ou travailleuses du sexe sur la rue, car ils travaillent en toute sécurité comme escortes ou sont protégés dans des studios. En Australie, je pourrais parler ouvertement de mon travail, et les gens réagiraient avec gentillesse et respect. Ils comprendraient généralement ce que je fais, et ce, même s'ils n'étaient pas d'accord avec mon choix. Je n'ai personnellement jamais rencontré une personne victime de traite ou une personne mineure, au sein de l'industrie.
J'avais un visa vacances-travail de l'Australie, et des gens de l'immigration sont venus faire une vérification. Ils ont vu que j'étais là par choix et que j'étais capable de travailler, et ils m'ont souhaité une bonne journée.
Je me suis toujours sentie en sécurité et protégée. Je travaillais dans un environnement sain et agréable, au sein d'une équipe dont les membres m'ont éduquée. On m'a même donné un petit livre rouge contenant de l'information sur la santé et donnant les sites d'analyse, les consulats et d'importants numéros de téléphone, notamment celui de la police. Il était rédigé en six langues.
J'avais la possibilité de quitter l'industrie si je le voulais. Je n'ai jamais été forcée de faire quoi que ce soit contre mon gré. En réalité, on m'encourageait à suivre mes instincts, à être prudente, à nourrir mon estime de moi et à me considérer comme un membre productif de la société.
Je suis revenue au Canada et j'y ai trouvé une situation détestable. Je m'attendais à ce que l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada soient assez semblables, mais j'ai plutôt trouvé ici quelque chose de disgracieux: la peur de la police, la ségrégation des travailleurs et travailleuses du sexe par rapport au reste de la société, les dispositions législatives interdisant les conducteurs ou la sécurité, l'illégalité des bordels et la privation du droit de communiquer ouvertement et honnêtement.
Le projet de loi est peut-être acceptable en Russie, mais soyons donc plutôt des leaders, aux côtés de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie, et ce, d'une manière toute canadienne.
Je suis ici aujourd'hui pour prier le gouvernement de pousser plus loin la recherche, de regarder du côté des pays progressifs, d'écouter des gens qui, comme moi, ont choisi de travailler dans cette industrie et d'aimer leur travail, de se pencher sur les lois touchant les droits de la personne et de donner aux travailleurs et travailleuses du sexe le respect qu'ils méritent.
J'ai vu comment les choses pourraient être. J'ai vécu l'expérience d'un modèle incroyable que le Canada pourrait émuler. En tant que jeune femme d'expérience, instruite et renseignée, qui a choisi à 26 ans de faire son entrée dans l'industrie du sexe, je fais appel à votre humanité. Je vous supplie de ne pas adopter le projet de loi C-36.
Je vous laisse sur cette citation de madame la juge McLachlin:
La disposition qui empêche une prostituée de la rue de recourir à un refuge sûr... alors qu’un tueur en série est soupçonné de sévir dans les rues est une disposition qui a perdu de vue son objectif.
Je vous remercie encore, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés du Parlement.
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Oui. Vous posez deux questions; une sur la prévention et une sur ce dont cette jeune fille a besoin maintenant.
En ce qui concerne la prévention, je serais en faveur d'un revenu viable garanti, de lits aux fins de détoxication, et de l'accès aux traitements, à la formation professionnelle, à l'éducation et au logement abordable. Je sais que dans ma ville, ce sont certainement des choses extrêmement importantes.
Quand à cette femme, elle aurait actuellement besoin des mêmes choses. Elle doit avoir accès à un moyen de s'en sortir. Elle a immédiatement besoin d'un logement abordable, d'un lit pour suivre une cure de désintoxication, de soutien et de recyclage aux fins d'emploi.
Je voudrais aussi pouvoir demander quelle incidence ce projet de loi aura sur elle? J'aimerais parler de la prochaine génération et peut-être de sa fille. Je pense que le fait que nous indiquons clairement dans le projet de loi , en instaurant une norme sociale claire, que les femmes ne sont pas à vendre et qu'il n'est pas convenable d'acheter une femme, aura une incidence sur sa fille.
Par exemple, actuellement, en Suède, où une loi semblable est en vigueur depuis 10 ans, il y a des enfants de 10 ans qui ignorent qu'il est normal d'acheter et de vendre le corps d'une femme. Je pense donc que sa fille serait moins vulnérable et que les hommes seraient moins susceptibles de l'acheter.
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Merci, monsieur le président. Je remercie également chacun de nos invités.
Madame Perrier, nous nous sommes déjà rencontrés. Je suis ravi de vous voir. J'espère que vous ne vous formaliserez pas si je vous appelle Bridget.
Je veux me joindre à mes collègues pour vous remercier de nous avoir raconté votre histoire et celle de votre fille Angel. Personnellement, j'ai été très ému et je suis pas mal certain que tous ceux qui vous ont écouté aujourd'hui l'ont été tout autant.
Au cours de ma vie, j'ai eu l'honneur de rencontrer bien des anciens combattants qui ont connu la guerre, mais je pense que vous êtes peut-être la personne la plus brave que je n'aie jamais connue. Nous aurons peut-être l'occasion plus tard de vous donner les applaudissements que vous méritez tant.
Si je pouvais vous décerner une médaille de la vaillance, je le ferais, mais s'il est une chose que je sais, c'est que vous sauvez des vies aujourd'hui. Je tiens à vous remercier de témoigner et de parler des choses terribles qui vous sont arrivées, à vous, à votre fille et à d'autres personnes que vous connaissez. Merci du travail que vous accomplissez chaque jour afin de sauver la vie d'autres personnes.
J'aimerais poser quelques questions à Mme Lang.
Madame Lang, vous avez évoqué, dans votre exposé, l'avant-dernière observation de la juge en chef McLachlin dans sa décision, une observation qui, je crois, vaut la peine d'être lue parce qu'elle est très importante; la juge indique ce qui suit:
La conclusion que les dispositions contestées portent atteinte à des droits garantis par la Charte ne dépouille pas le législateur du pouvoir de décider des lieux et des modalités de la prostitution, à condition qu’il exerce ce pouvoir sans porter atteinte aux droits constitutionnels des prostituées.
Elle poursuit en disant que:
L’encadrement de la prostitution est un sujet complexe et délicat. Il appartient au législateur
... c'est-à-dire nous tous et les gens avec lesquels nous travaillons chaque jour à la Chambre des communes et au Sénat...
s’il le juge opportun, de concevoir une nouvelle approche qui intègre les différents éléments du régime actuel. Au vu de l’ensemble des intérêts en jeu, il convient de suspendre l’effet de la déclaration d’invalidité pendant un an.
Elle nous a renvoyé la balle. Elle aurait pu dire que les dispositions sont invalides à partir d'aujourd'hui, et la prostitution serait complètement légalisée et déréglementée au Canada. Elle ne l'a pas fait et nous a renvoyé le dossier, en indiquant que le Parlement a un rôle à jouer.
Certains auraient abdiqué ce rôle, mais je considère qu'il nous incombe de l'assumer, et je pense que la juge en chef nous a demandé de lire la décision, d'examiner toutes les questions entourant la prostitution, d'écouter l'histoire de Bridget Perrier et de tant d'autres qui ont témoigné devant nous, et d'élaborer une réponse. Elle parle de la sphère de compétences du gouvernement fédéral du Canada.
Elle connaît très bien la répartition des pouvoirs en vertu de la Constitution du Canada. Elle ne parle pas des règlements relatifs au zonage et aux entreprises à l'échelle locale, ou des règlements sur l'emploi ou la santé et de la sécurité au travail, mais bien de ce qui relève du Parlement du Canada: le droit criminel, le droit des banques, des assurances et des chemins de fer, et certainement d'autres aspects, évidemment, comme la défense nationale et l'imposition. Mais à cet égard, le Code criminel constitue le plus important outil dont disposent les parlementaires pour réglementer la manière dont se passe la prostitution.
À quoi faisait-elle référence, selon vous? Pensez-vous qu'elle nous demandait de réexaminer le Code criminel afin de trouver un moyen de protéger les droits que la Charte confère aux prostituées, et pensez-vous que c'est ce que nous avons fait dans le projet de loi ?