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Je déclare ouverte la 21
e réunion du Comité permanent de la condition féminine.
Je voudrais attirer votre attention sur la motion de Mme Smith que nous devions étudier au début de la réunion. Mme Smith demande plutôt que nous le fassions durant les quinze dernières minutes de la séance. De plus, vous avez devant vous le calendrier des travaux du comité.
Monsieur Stanton, il y a six semaines, vous avez posé une question au sujet des finances du comité, et, pour une raison ou pour une autre, je n’arrive jamais à vous donner de réponse. Le budget total du comité est de 166 400 $. Jusqu’à ce que nous commencions à entendre les témoignages, nous n’avions pas engagé de dépenses supplémentaires. Nous vous tiendrons au courant de l’état du budget, comme l’exige notre travail.
Passons maintenant aux témoins. Nous entendrons Mme Crawford de l’agence Panache Model and Talent Management. Soyez la bienvenue, madame Crawford.
De l’Association des femmes autochtones du Canada, comparaîtra Mme Erin Wolski en remplacement de Mme Beverly Jacobs.
De Help Us Help The Children, nous recevons Mme Irena Soltys, coordonnatrice. Soyez la bienvenue.
De la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle, nous recevons Mme Rhéa Jean, doctorante en philosophie, de l’Université de Sherbrooke, et Mme Diane Matte, ex coordonnatrice du Secrétariat international.
Je souhaite la bienvenue à toutes. Nous apprécions beaucoup que vous preniez le temps de venir nous parler ce matin.
Je laisse la parole à la personne qui aimerait passer en premier.
Madame Crawford, vous êtes arrivée la première, si vous le désirez, vous pouvez commencer.
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Merci. Je vous remercie tous de m’avoir invitée ici, aujourd’hui.
Votre ordre du jour indique que je suis de l'agence Panache Model and Talent Management. De fait, je suis toujours mannequin, bien qu’on me considère probablement comme préhistorique dans l’industrie, vu mon âge. Je suis toujours mannequin et je travaille tant au Canada qu’à l’étranger.
Je tiens à préciser que je suis en faveur de la profession de mannequin, et non pas contre. Je ne suis vraiment pas ici, aujourd’hui, pour critiquer ce secteur d'activité. Toutefois, je veux vous parler des problèmes qui existent dans ce secteur, des problèmes auxquels font face les mannequins canadiens tant au Canada qu’à l’étranger.
Je n’ai pas rédigé de document à vous remettre et je m’en excuse. Lorsque j’ai préparé mon témoignage, j’ai fait de nombreux appels téléphoniques et j’ai été tout à fait étonnée par l’information que j’ai découverte en fouillant. Il y a tant de choses dans ce domaine qu’on ignore, même moi qui y travaille depuis 20 ans.
J’aurais aimé rédiger un document que vous auriez conservé, mais à dire vrai, il y avait tant d’information que cela m’aurait probablement pris plus de deux mois. Je vais faire tout mon possible cependant pour vous parler de mon expérience personnelle, des choses dont j’ai été témoin, de ce que j’ai vu et de ce qu’on m’a dit.
Je vais commencer de cette façon. Mon exposé n’est pas très formel, mais je vous parlerai franchement et honnêtement.
Je suis mannequin depuis l’âge de 13 ans. J’en ai maintenant 33. Je travaille donc dans ce secteur depuis 20 ans, ce qui ne s’est pour ainsi dire jamais vu. Mon premier travail à l’étranger s’est passé à Vienne, en Autriche, lorsque j’avais 18 ans. Évidemment, cela a été une expérience formidable. C’était mon premier voyage à l’étranger. J’étais éblouie et ravie par le prestige de travailler comme mannequin sur la scène internationale, un métier dont toutes les petites filles rêvent un jour ou l’autre.
Peu de temps après mon arrivée à Vienne, j’ai pris conscience d’un côté plus sombre de la profession. À 18 ans, je n’avais probablement pas la sagesse ni l’expérience nécessaires pour vraiment comprendre cet aspect ou pour y faire face.
J’avais une camarade de chambre, une jolie jeune fille de 18 ans peut-être. Elle était roumaine. Elle et moi avons vécu ensemble environ deux semaines. Pendant la première ou la deuxième semaine, j’ai participé à beaucoup de présentations et de lancements, et j’ai rencontré des photographes, tout allait bien.
Par contre, pour ma camarade de chambre, j’ai constaté que les choses n’allaient pas aussi bien. En observant son comportement et certaines choses qu’elle faisait, comme sortir tard la nuit, j’ai vite compris qu’elle était venue à Vienne pour une tout autre raison que le travail de mannequin, mais plutôt pour divertir les clients de l'agence. C’était la première fois que je me rendais compte que les modèles pouvaient faire autre chose que du travail de mannequin. Certaines filles, qu’on qualifie de party girls, étaient amenées pour d’autres buts.
Cette fille était très jolie. Elle venait d'un milieu très pauvre. Pour elle, c’était l’occasion de sortir de la Roumanie, de travailler comme mannequin, de faire de l’argent et d’en envoyer une partie à sa famille. Elle n’avait aucune idée de ce qui l'attendait.
Je ne sais pas ce qui est advenu de cette fille. J’ai quitté l’Autriche après deux mois et elle s’y trouvait toujours. Elle passait d’un client à un autre. C’était désolant. J’avais 18 ans, je ne pouvais pas comprendre et je ne savais pas quoi faire.
Plus j’ai voyagé, plus j’ai réalisé qu’il n’était pas seulement question de filles en provenance de la Roumanie ou des pays de l’Est, comme l’Ukraine. Il y avait des filles de partout dans le monde qui vivaient la même expérience, y compris des filles en provenance du Canada et des États Unis.
Je me demandais comment une telle chose était possible. Comment se faisait-il que les filles n’étaient pas au courant? Pourquoi personne ne leur disait ce qui se passait? Même les filles ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, ne savaient pas qu’elles étaient des cibles. Un grand nombre d’entre elles étaient des proies faciles, ciblées pour des raisons précises: elles étaient belles, et les plus vulnérables recevaient peu de soutien de leur famille ou entretenaient peu de liens avec elle. Elles n’avaient peut-être pas d’agence au Canada ou aux États-Unis qui s’occupait d’elles. Ces filles n’avaient probablement pas les ressources ou les moyens financiers pour retourner chez elles.
Ces filles sont devenues... Je dis « filles », mais je suis sûre que cela arrive également aux mannequins mâles, bien que je ne l’aie pas constaté aussi souvent, et je dis « filles » et pas « femmes » parce qu’il s'agit bien de filles. Comme l’âge moyen d’un mannequin qui commence dans la profession est de 14 ans, j’hésite beaucoup à parler de femme.
Je m’excuse, je suis émue en racontant cette histoire et vraiment cela me bouleverse.
Ces jeunes filles obtenaient ce genre d’emplois. Elles n’avaient pas le choix. Elles voulaient les quitter, mais le seul moyen de le faire était de gagner assez d'argent. Elles étaient la proie idéale.
J’ai rencontré une jeune fille cet été. Pour une raison ou pour une autre, je suis devenue comme une sorte de mère poule dans l’industrie. Lorsque les filles ont des problèmes, souvent elles m’appellent. Elles me téléphonent pour obtenir des recommandations auprès de nouvelles agences. Elles me téléphonent pour obtenir des conseils sur divers sujets. J’ai rencontré une jeune fille originaire d’une petite ville — je ne dirai pas de quelle province canadienne — et elle avait entendu parler de moi par une amie. Elle connaissait mon travail de promotion pour l’établissement de restrictions et de lignes directrices à l’intention des agences. Elle m’a raconté qu’on l'avait récemment envoyée en Grèce.
J’ai été mannequin en Grèce, je sais ce qui s’y passe. On commence par confisquer notre passeport parce que, nous dit-on, les vols de passeport constituent dans ce pays un grave problème. En descendant de l’avion, vous leur remettez votre passeport. Ils le mettent sous clé, et vous vous trouvez sans passeport.
On a acheté un billet simple à cette fille pour Athènes. Elle avait 18 ans. Elle ne savait pas que c’est quelque chose à ne pas faire. Si quelqu’un m’offrait du travail à l’étranger et qu’il m’achetait un billet simple, je refuserais. Vous devez avoir un billet de retour, et l’aller simple n’est pas suffisant. Donc, la jeune fille avait un billet simple et elle n’a pas les moyens de retourner chez elle.
Dans ces cas, quelques heures après l'arrivée à destination, le premier appel que vous recevrez provient souvent d’un relationniste. Les relationnistes travaillent pour des clubs de nuit. D’ailleurs, souvent, les agences sont propriétaires de clubs de nuit et de restaurants. Elles possèdent parfois des magazines. Elles sont quelquefois propriétaires de clubs qui présentent des spectacles de danseuses. Elles sont propriétaires de divers genres d’entreprise, en plus des agences de mannequins. Comme les agences possèdent toutes ces entreprises, elles y font travailler les mannequins.
La jeune fille se retrouve à Athènes, sans passeport ni billet de retour ni argent. On lui dit qu’elle doit travailler dans un bar parce qu’on n’a pas pu lui trouver une affectation de mannequin. Je doute qu’elle ait été amenée à Athènes pour travailler comme mannequin. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence. Je pense qu’elle a probablement été amenée dans ce pays pour faire ce genre de travail. Il lui a fallu quatre semaines pour amasser l’argent nécessaire pour revenir au Canada.
C’est une histoire qu’on m’a racontée souvent. Ce n’est là qu’un des nombreux problèmes.
Nous avons aussi des problèmes dans notre pays, et, encore une fois, quand j’ai commencé à me pencher sérieusement sur la question, ce que j’ai appris m’a troublée. À Winnipeg, d’où je viens, une agence a dernièrement fermé ses portes. Elle existait depuis cinq ans. Le propriétaire était un policier. Vingt et un chefs d’accusation ont été portés contre lui pour exploitation sexuelle et agression. La moitié des victimes étaient de jeunes mineures âgées de 15 et 16 ans.
Il les recrutait. J’ai déjà fait du recrutement. Il n’y a rien de mal à cela, mais un recruteur doit avoir du cœur en plus d’une carte de visite. Si vous avez du cœur, vous pouvez être agent ou recruteur. C’est horrifiant étant donné que l’âge moyen d’un mannequin est de 14 ans. Aucun permis n’est exigé. Il n’y a aucune norme à respecter, aucune restriction. C’est facile. Tout le monde peut le faire, moi, Irena, n’importe qui.
Il faisait du recrutement et possédait une agence. Il avait un appareil photo. C’est une combinaison très dangereuse: des mineures, des appareils photo, des agences de mannequins plus les promesses d’argent et de célébrité. Ce recruteur est maintenant dans le pétrin. Les 21 filles qui se sont fait connaître ne sont probablement que la moitié des filles impliquées dans l’affaire. Je suis certaine qu’un grand nombre d’entre elles n’ont pas voulu en parler à leurs parents. J’entends ce genre d'histoire tout le temps. Je leur demande pourquoi elles ne veulent pas en parler à leurs parents. Elles disent que leurs parents ne savent pas qu’elles veulent devenir mannequin et qu’elles ne veulent pas en parler. S’il a officiellement fait 21 victimes, je suis certaine qu’elles sont en réalité 41 ou 50. Et il était policier.
La sensibilisation des gens à la situation qui existe dans notre secteur d'activité est un vrai problème. Les gens ne sont pas au courant. Ils ignorent ce qui s’y passe.
C’était un policier. Pour mettre sur pied une agence, il a dû obtenir l'autorisation du chef de la police et d’un comité formé de 14 policiers. Il a obtenu leur accord.
Si un homme de 40 ans vous dit: « J’aimerais ouvrir une agence de mannequins. Je n’ai aucune expérience dans ce secteur. Je vais recruter des jeunes filles et je vais travailler à partir de mon domicile. » Une telle déclaration ne soulèverait-elle pas des questions dans votre esprit? Ne douteriez-vous pas qu’il y a anguille sous roche? Il a été en affaires pendant cinq ans. On cherche maintenant à savoir où il a distribué les photographies. Où sont les photos de ces jeunes filles?
C’est une zone très très grise du monde de la mode. Entre nudité et mode, la ligne est floue. Qu’est-ce qui relève de la mode et qu’est-ce qui relève de la pornographie? Il a su se montrer très convaincant.
Il y a donc de nombreux problèmes dans notre secteur d'activité.
Le travail à l’étranger n’est pas surveillé. Les filles ne sont pas informées. Des filles entrent au Canada et en ressortent comme de la marchandise, tout le temps. Personne n’est au courant. Personne ne sait où elles vont, d'où elles viennent. Personne ne sait rien. Les filles n’ont pas la moindre idée de ce qui les attend. Elles quittent le pays, font confiance à leur agence ici et croient que tout va bien se passer. Elles arrivent à l’étranger — et ce n’est pas le cas de toutes. J’ai travaillé à l’étranger et j’ai eu quelques mauvaises expériences, mais j’avais les moyens de revenir chez moi. Les mauvaises expériences arrivent et elles arrivent trop souvent.
Nous avons plusieurs problèmes. Nous avons un problème concernant l’importation et l’exportation des mannequins. Nous avons un problème parce qu’un grand nombre de mannequins n’ont pas encore 18 ans, ces jeunes sont envoyées à l’étranger sans savoir ce qui les attend. Elles ne savent pas où se trouvent les ambassades du Canada. Personne ne les informe. Elles remettent leur passeport aussitôt qu’elles descendent de l'avion. Elles ne sont pas informées, c’est l’un de nos problèmes.
Au Canada, le problème vient du fait que nous n’avons aucune norme relative au recrutement des mannequins et aux agences, pourtant c’est un secteur d'activité qui génère des revenus d’un million de dollars. Nous avons beaucoup d'agences qui font du recrutement et qui offrent des services de mannequins. On entend tout le temps des annonces à la radio, mais il n’y a pas de restrictions. Quiconque peut mettre sur pied une agence. N’importe qui dans cette salle peut le faire, sans problème.
Pourtant, si je veux être bénévole dans la classe de ma fille, qui est en prématernelle, je devrai suivre une formation d’une journée. On vérifiera mes antécédents, pourtant je ne ferai que servir des petits gâteaux et verser du jus de pomme, et je comprends que c’est nécessaire.
Je peux aller sans problème rencontrer des jeunes filles de 14, 15 ou 16 ans et les recruter comme mannequin. Les agences de mannequins constituent une zone grise, où la différence entre mode et pornographie n’est pas claire.
Voilà les problèmes qui existent dans notre pays.
Je suis désolée, je ne veux pas prendre trop de temps. Je tiens seulement à attirer votre attention sur le fait qu’au Canada, le travail de mannequin est de plus en plus populaire. Des phénomènes comme Project Runway et Canada’s Next Top Model en sont la preuve. Il y a tellement de filles, de jeunes filles, qui veulent devenir mannequins.
Il est impératif, et c’est notre responsabilité comme Canadiens, de donner l’exemple, d’établir des normes, de proclamer qu’il est inacceptable que des jeunes filles soient exploitées de quelque manière que ce soit. Les agences de mannequins sont une façade derrière laquelle il est si facile de se cacher. C’est un terrain de jeu pour les prédateurs.
Nous avons fait des recherches sur 20 sites Web d’agences, en demandant « Comment devenir un mannequin? » et en utilisant les mots « industrie agences Canada » et aucun avertissement n’est apparu. Au Canada, aucun avertissement n’est affiché concernant ce genre de sites.
Les États-Unis ont commencé à prendre des mesures, mais pas le Canada. Tout ce qu’on a obtenu au cours de nos recherches sur Internet — est-ce prudent? — c’est le message suivant: « Fournissez votre photo, votre numéro de téléphone et votre adresse, et nous vous dirons si vous avez le potentiel nécessaire pour devenir mannequin. » On vous le dira en se présentant à votre porte. C’est ce qui est arrivé cette année à Terre-Neuve. Un homme a créé une agence sur Internet. Les enfants n’ont aucune idée de ce qui se cache derrière de tels sites. Personne ne leur a expliqué. Pourtant je suis à peu près certaine qu’une fille sur quatre a déjà fait des recherches sur le sujet.
Les mannequins en provenance du Canada sont de plus en plus connues sur la scène internationale, en raison de notre diversité ethnique et de notre environnement. Nous avons belle apparence. Nos mannequins sont très recherchés.
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Je voudrais vous dire que je suis très honorée d’être ici, aujourd’hui. Je voudrais vous faire part de certaines de mes expériences comme bénévole concernant un sujet qui est plus que troublant, beaucoup plus que méprisable.
Je me suis rendu compte que la Coalition Against Trafficking in Women — Stop Human Trafficking et Help Us Help The Children sont seulement deux des nombreux organismes qui luttent contre la traite des personnes. Nous unissons nos forces parce que nous avons à cœur de défendre les droits des personnes contre une telle chose. Nous sommes tous très préoccupés par le sujet et nous comptons vraiment apporter notre contribution.
De nombreux témoins vous ont parlé de la traite des personnes. Vous connaissez certainement les statistiques ainsi que les mesures adoptées par la GRC. On vous a sûrement dit que c’était devenu une crise à l’échelle mondiale.
Comme je ne suis pas un agent chargé de l’application de la loi ni un politique ni un professeur d’université, je vais me permettre de faire appel davantage à vos sentiments pour juger de ce qui est de manière incontestable condamnable et de ce qu’il faut faire pour contrer ce mal. Pour ceux qui ne craignent pas de faire face à la dure réalité, permettez-moi de vous lire un passage du livre de Victor Malarek, The Natashas: The New Global Sex Trade. Beaucoup d'entre vous connaissent déjà ce livre. Je vais vous lire l’histoire de Sophia, une jeune Roumaine de 18 ans, enlevée sous la menace d'un couteau, sur un chemin de campagne, à environ un kilomètre de chez elle, un soir qu’elle revenait à la maison.
Je parle de la Roumanie, mais la même chose est arrivée récemment au Canada. Une jeune fille du Nouveau-Brunswick a été enlevée et victime d'exploitation sexuelle.
Deux hommes armés de couteaux m’ont forcée à monter dans leur voiture. J’ai cru qu’ils allaient me violer et me tuer. J’ai prié pour qu’on me laisse en vie. J’ai plutôt été conduite près d’un cours d'eau où ces hommes m’ont vendue à un Serbe. Celui-ci m’a amenée dans un petit bateau sur le Danube puis dans un appartement situé dans une ville dans les montagnes. J’ignorais le nom de l’endroit, mais j’ai vite compris que je me trouvais en Serbie.
Beaucoup de jeunes filles s’y trouvaient également. Elles provenaient de la Moldavie, de la Roumanie, de l’Ukraine et de la Bulgarie. Certaines pleuraient. D’autres étaient terrifiées. On nous a dit de ne pas parler entre nous, de ne pas donner notre nom ni de dire d’où nous venions. Tout le temps, des hommes, laids et méchants, venaient et entraînaient les filles dans les chambres. Quelquefois, ils violaient des filles devant nous. Ils criaient, ils leur ordonnaient de bouger d’une certaine manière, de simuler l’excitation, de gémir. C’était ignoble.
Celles qui résistaient étaient battues. Si elles ne collaboraient pas, elles étaient enfermées dans des caves sombres, avec les rats, sans nourriture ni eau pendant trois jours. Une fille a refusé de se soumettre. Elle hurlait et hurlait. Toutes, nous criions. Le jour suivant, la fille a tenté de se pendre.
La plus grande crainte de Sophia était de sombrer. Dans ses mots, elle écrit:
J’appréhendais ce moment. Le premier jour, je me suis dit que j’allais lutter. Puis j’ai vu ce qu’ils ont fait à une fille qui avait refusé d'obéir. Elle venait d’Ukraine, elle était très jolie, très déterminée. Deux des propriétaires ont essayé de la forcer à faire certaines choses, mais elle a refusé. Ils l’ont battue, l’ont brûlée avec des cigarettes partout sur les bras. Elle refusait toujours. Les propriétaires n’arrêtaient pas de la harceler. Elle continuait à refuser, à se battre. Ils l’ont frappée avec leurs poings. Ils lui ont donné des coups de pied, encore et encore. Puis, elle a perdu conscience. Elle restait étendue. Ils ont continué à la battre. Elle ne bougeait pas. Elle ne respirait plus. Les visages des propriétaires étaient impassibles. Ils l’ont simplement transportée à l’extérieur.
Ce que je viens de vous lire n’est pas un simple fait. Ce n’est absolument pas une fiction. C’est un petit exemple des horreurs qui surviennent dans le monde, et même ici, au Canada. C’est ce livre, The Natashas, qui a sonné l'alarme pour nombre d'entre nous. Nous nous sommes sentis coupables d’ignorer les graves situations que vivent des centaines de milliers de femmes esclaves. Nous sommes bien en sécurité dans le cocon de notre existence, de notre vie parfaite.
Je pense que des personnes ordinaires peuvent accomplir de grandes choses. C’est pourquoi je suis devenue bénévole. Je crois fermement que les gouvernements peuvent former des partenariats avec des ONG et des groupes communautaires en vue de jouer un rôle à l’échelle internationale.
Permettez-moi maintenant de vous faire part de certaines des réalisations de nos bénévoles. Help Us Help The Children est un projet du Children of Chernobyl Canadian Fund. Nous travaillons en Ukraine depuis 12 ans. Nous offrons des soins médicaux et de l’enseignement dans les orphelinats ukrainiens.
Lors du 10e gala anniversaire, Victor Malarek était notre conférencier invité. Il a attiré notre attention sur le fait que les orphelins constituent une proie toute désignée pour les prédateurs, en ce qui concerne les enfants qui quittent l’orphelinat, les enfants qui peuvent être vendus par des directeurs d’orphelinat corrompus. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de créer le projet de lutte contre la traite des personnes Help Us Help The Children.
J’ai mentionné certaines de nos activités en Ukraine parce que je pense sincèrement que notre expérience à l’échelle internationale, comme celle des ONG qui se trouvent à cette table, peut également être utile ici, au Canada. Nous avons entre autres travaillé avec des groupes de femmes et mis sur pied des programmes éducatifs, etc. Cette expérience peut facilement s’intégrer au système canadien.
Nous avons organisé des événements de sensibilisation au Canada, aux États-Unis et en Ukraine. J’ai déjà mentionné les programmes éducatifs qui sont offerts dans les orphelinats ukrainiens lors de nos camps d’été ainsi qu’aux directeurs d’orphelinats. C’est avec plaisir que nous avons appris que ces programmes, créés ave l’aide de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), seront intégrés au système d’enseignement secondaire en Ukraine. Nous pourrions modifier ces programmes pour les adapter aux écoles secondaires du Canada, dans le but d’informer les jeunes Canadiennes des dangers auxquels elles peuvent s’exposer, par exemple, dans les agences de mannequins.
Nous sommes également fiers de notre projet de sensibilisation à la traite des personnes, qui a été financé par l’OIM et qui, à l’avenir, fera appel aux partenaires de l’ACDI. Dans le cadre de ce programme, une équipe formée d’instructeurs et de bénévoles se rend dans divers orphelinats situés dans les villes frontalières de l’Ukraine, où on croit que les orphelins pourraient être davantage menacés par la traite des personnes. Nous sommes également reconnaissants à Son Excellence l'ambassadrice Dann pour son écoute et son soutien à nos projets et à nos aspirations en Ukraine comme au Canada.
Je vais maintenant vous parler de la situation au Canada.
Ce n’est pas seulement la communauté ukrainienne du Canada qui a besoin de prendre conscience des problèmes liés à la traite des personnes. C’est pourquoi on a créé la Stop the Trafficking Coalition, dont les activités s’étendent de Vancouver à Montréal. Pour commencer, nous avons élaboré un plan d'action détaillé pour contrer la traite des personnes au Canada. Les enjeux sont si vastes que nous ne savions par où commencer. Nous avons donc rassemblé tous les faits et nous avons examiné ce que nous pouvions faire. Ce n’était pas extrêmement réjouissant. Nous avons retenu quelques problèmes importants auxquels nous pourrions nous attaquer et qui nous permettraient d’aller de l'avant. Il s'agissait de problèmes liés aux lois, à leur application et à l’aide à apporter aux victimes.
De concert avec d’autres organismes, nous avons entretenu des liens avec les représentants de la Sous-direction des questions d’immigration et de passeport de la GRC afin de nous assurer de meilleurs résultats dans l’aide apportée aux victimes de la traite des personnes. Nous avons mis sur pied un groupe d’interprètes bénévoles, qui offre ses services aux programmes d'aide aux victimes administrés par les autorités policières.
Nous avons pris contact avec des centres d’hébergement et des ONG de Toronto dans le but de les sensibiliser davantage aux victimes éventuelles qui pourraient s’adresser à eux. De fait, nous n’avons pas trouvé de centres d’hébergement vraiment en mesure de s'occuper des victimes de la traite des personnes, c'est-à-dire des centres qui ont les moyens de traiter les problèmes d’ordre social, spirituel et sécuritaire des victimes en vue de leur fournir une protection adéquate.
Nous avons organisé plusieurs campagnes épistolaires. Certains d’entre vous ont peut être reçu une lettre de ma part. Je remercie ceux qui ont répondu.
Nous avons également participé au Forum sur la traite des personnes, qui s’est tenu à Ottawa, en mars 2004. L’événement a été commandité par le ministère de la Justice et Condition féminine Canada. Le lendemain, nous avons participé à une réunion animée par le Groupe de travail interministériel sur la traite des personnes, au cours de laquelle nous avons présenté notre plan d'action et proposé un projet de loi d'intérêt privé. Pour ceux qui le désirent, nous pouvons leur remettre des copies de ce projet de loi. Nous sommes comblés, puisque le projet de loi C-49 et les récentes lignes directrices répondent en partie à nos désirs.
Nous nous sommes également occupés des problèmes d'ordre médical que les victimes de la traite des personnes peuvent avoir. Je travaille dans un grand hôpital universitaire de Toronto où j’ai rencontré deux collègues qui ont rédigé plusieurs documents traitant de la question. Je les ai mis en contact avec le Groupe de travail interministériel sur la traite des personnes. Ils sont prêts à donner de l’information aux médecins et aux travailleurs de la santé sur la question, puisque des victimes peuvent les consulter. Nous attendons toujours une réponse.
Nous nous sommes concentrés sur les victimes provenant des pays de l’Est, mais nous sommes conscients qu’il s'agit d’un problème social et économique plus vaste qui a des échos partout dans le monde. C’est une crise d'envergure mondiale. Nous avons établi des liens avec divers groupes afin de tirer profit de leurs connaissances.
Vous avez déjà entendu parler de beaucoup de ces groupes, et certains sont représentés ici aujourd’hui. Permettez-moi d’en mentionner deux en particulier. Nos amis du Congrès des Ukrainiens canadiens témoigneront devant vous. Nous avons eu le privilège de travailler étroitement avec les gens de cet organisme en 2004 pour l’élaboration de nouvelles résolutions sur les mesures à prendre contre la traite des personnes.
J’aimerais également mentionner The Future Group. Beaucoup d’entre vous connaissent son étude de 40 pages, publiée en mars 2006 et intitulée « Falling Short of the Mark ». Ce rapport a été affiché sur Internet.
D’après ce rapport, le Canada n’offre pas aux victimes la possibilité d’un séjour temporaire pour qu’elles puissent se remettre de leurs épreuves et obtenir des soins médicaux de base. L’étude a été diffusée au Canada et à l’étranger. Comme on sait, le 11 mai, Citoyenneté et Immigration Canada a annoncé l’adoption de nouvelles mesures visant à aider les victimes de la traite des personnes, des mesures qui doivent maintenant être mises en œuvre de manière efficace.
Ce que nous demandons au gouvernement canadien? Quelles doivent être les responsabilités des pays d’où proviennent les victimes, des pays où elles sont envoyées et des pays où elles passent en transit? Le Canada fait partie de toutes ces catégories.
Je m'appelle Erin Wolski. Je représente aujourd'hui la présidente de l'Association des femmes autochtones, Beverley Jacobs, qui vous prie de l'excuser car elle était dans l'impossibilité de venir témoigner devant votre comité.
Je suis membre de la Première nation crie de Chapleau dans le Nord de l'Ontario, où je suis née et j'ai grandi. Encore une fois, merci de nous permettre de venir témoigner devant votre comité aujourd'hui.
D'abord, je tiens à reconnaître le territoire algonquin sur lequel nous nous trouvons actuellement.
Je vais centrer mon exposé sur trois grands thèmes qui touchent le trafic des personnes. Premièrement, je vais faire des commentaires généraux sur la question, et attirer votre attention sur le fait que le Canada est un pays source. Deuxièmement, je vais mettre en évidence certaines lacunes de la recherche et faire des suggestions sur les meilleurs moyens de combler ces lacunes. Et troisièmement, j'aimerais attirer votre attention sur certains des liens que l'on pourrait faire entre le trafic de personnes et la situation des femmes autochtones au Canada aujourd'hui. Et quatrièmement, je conclurai en présentant des recommandations précises sur la façon dont le Canada, à notre avis, devrait aller de l'avant et agir de façon proactive pour contrer cette activité criminelle rampante.
Qu'est-ce que le trafic de personnes?
Le problème du trafic de personnes est une question qui nous inquiète particulièrement, tout comme l'ensemble des femmes autochtones au Canada. Le trafic de personnes, c'est l'esclavage des temps modernes, qui prive les êtres humains de leur dignité fondamentale, favorise la corruption et le crime organisé et menace la santé individuelle et publique. Ce trafic est constitué de diverses violations des droits de la personne à l'échelle mondiale. C'est une tendance inquiétante que le Canada, malheureusement, n'a que très peu tenté de contrer.
Le trafic de personnes est aussi un commerce extrêmement lucratif qui génère jusqu'à 10 milliards de dollars par année à l'échelle internationale. C'est l'activité criminelle la plus rampante, que l'on considère même comme plus lucrative que le trafic de stupéfiants. De fait, les sanctions imposées à ceux qui font le trafic d'êtres humains au Canada sont beaucoup moins rigoureuses que celles qui sont imposées pour le trafic de stupéfiants. Il s'agit d'une activité criminelle à faible risque, mais très lucrative, qui touche les secteurs les plus marginalisés de la population canadienne. Il est extrêmement troublant de savoir que des criminels peuvent acheter et vendre des êtres humains et que les conséquences de leurs gestes sont moindres que s'ils faisaient le commerce des drogues illicites.
Les Nations Unies estiment qu'un million de personnes font l'objet de trafic d'êtres humains dans le monde entier chaque année. Au Canada, la majorité des personnes visées par ce phénomène sont les filles et les femmes de moins de 25 ans. On dit que le Canada est à la fois un pays de transit et de destination. Cela veut dire que le Canada sert de pays de transition pour le trafic d'êtres humains et que certaines personnes sont amenées au Canada en tant que travailleurs immigrants.
La question que je pose aujourd'hui est la suivante: quelle est l'ampleur du trafic d'êtres humains en partance du Canada vers d'autres pays? C'est là un enjeu essentiel. Nous ne possédons pas de connaissances sur le Canada en tant que pays source.
Est-ce que les femmes et les filles canadiennes elles-mêmes sont ciblées par les trafiquants? C'est là une question qui nous inquiète particulièrement, étant donné que les femmes autochtones sont les plus vulnérables à ce genre d'activité. Si, en fait, les femmes et les filles canadiennes sont victimes de trafic de personnes, il y a fort à parier que les femmes autochtones sont les cibles de ce trafic.
En ce qui concerne les lacunes de la recherche et les mesures à prendre pour les combler, disons qu'il faut accroître la recherche. Il ne fait aucun doute que l'on manque de connaissances rigoureuses sur la question du trafic de personnes au Canada. Cependant, la recherche doit aller bien au-delà des définitions du phénomène pour aborder le problème en regard des droits de la personne et de l'élément socio-économique, ce qui nous permettra d'en découvrir les causes profondes.
Les méthodes que nous choisirons détermineront les stratégies que nous utiliserons pour faire face à ce problème et, en bout de ligne, réussir à l'enrayer. Les mesures qu'a adoptées le Canada pour contrer ce phénomène sont axées sur le contrôle frontalier et la sécurité nationale. Cependant, la portée du phénomène du trafic de personnes est beaucoup plus large et il nous faut le définir tel qu'il est. C'est un problème qui repose sur les disparités sociales et économiques. C'est un problème qui touche les droits de la personne.
À notre avis, les lacunes décelées dans l'information et l'approche restrictive adoptée par le Canada jusqu'à maintenant sont tout à fait inacceptables. Nous espérons amener les gens aujourd'hui à mieux comprendre les racines de ce phénomène. Cette approche, bien que décourageante, est nécessaire si l'on veut espérer un jour venir à bout du problème du trafic de personnes au Canada.
Il est aussi extrêmement important de concevoir et de mettre en oeuvre un système de surveillance du phénomène à l'échelle nationale. Les activités doivent être quantifiées, mesurées et surveillées. Il faut faire de la recherche dans le domaine qui soit concentrée spécifiquement sur les Autochtones et les sexes.
J'aimerais discuter des liens qui existent entre le trafic de personnes et les femmes autochtones. Je crois qu'il est important de déterminer les indicateurs qui permettent de montrer que les femmes et les filles autochtones canadiennes, en particulier, sont des proies faciles pour les criminels et les organisations qui font le trafic d'êtres humains.
Parmi les 500 dossiers et plus de femmes autochtones manquantes et assassinées au Canada, combien ont été victimes de ce phénomène international? Nombre de nos soeurs ont simplement disparu de la face de la terre, leurs familles et leurs parents s'accrochant désespérément à l'espoir qu'elles reviendront un jour ou qu'on les trouvera.
Il est évident, au fur et à mesure que le nombre de femmes autochtones déclarées disparues augmente et que la grande majorité de ces cas ne font pas l'objet d'une enquête, que ce genre de trafic doit être examiné et perçu comme une source possible d'information. Nous ne pouvons pas dire que le trafic de personnes est une tendance qui ne touche pas nos femmes, dont certaines, comme vous le savez, sont dans des situations d'extrême vulnérabilité.
Il faut reconnaître ici qu'il y a des liens entre les deux. D'après la recherche, les victimes de trafic de personnes proviennent des groupes les plus pauvres et les plus défavorisés de la société. Les femmes autochtones cadrent bien dans cette description car 40 p. 100 d'entre elles vivent dans la pauvreté au Canada. Plus de la moitié d'entre elles âgées de 15 ans et plus sont sans emploi. Plus de la moitié d'entre elles sont chefs de famille monoparentale dont les besoins en matière de logement sont criants.
Les femmes autochtones courent un risque plus grand de devenir alcooliques et toxicomanes, et leur espérance de vie est de cinq à six ans de moins que celle des femmes non autochtones.
Amnistie Internationale a signalé que le Canada n'assure souvent pas un niveau de protection adéquat aux femmes autochtones. On en veut pour preuve les statistiques suivantes.
Les femmes autochtones sont trois fois plus susceptibles d'être victimes de violence. Les jeunes femmes sont huit fois plus susceptibles de se suicider. Les femmes autochtones constituent près de 30 p. 100 de la population carcérale féminine au Canada. Le nombre de femmes autochtones dans les établissements fédéraux augmente à un rythme supérieur à celui des hommes autochtones.
Beaucoup de femmes autochtones, ce qui constitue un phénomène alarmant, subissent la violence au Canada à cause de leur sexe et de leur race. Les femmes autochtones affichent le taux de mobilité le plus élevé. Près de 60 p. 100 de nos femmes ont changé de lieu de résidence au cours des cinq dernières années.
Les femmes autochtones ont hérité de cette discrimination prévue par la loi qui a des répercussions sur tous les aspects de nos vies et de celle de nos enfants.
On constate une activité assez importante en provenance de la Colombie-Britannique, ce qui indique que cette région du pays est souvent utilisée par les trafiquants pour transporter leurs victimes. Le lien à faire ici est le nombre sans cesse croissant de femmes autochtones déclarées disparues de la Colombie-Britannique. Les chiffres sont élevés et continuent d'augmenter, comme vous le savez.
Dans le quartier Downtown East Side, 70 femmes sont actuellement déclarées manquantes. Nous estimons que le tiers de ces femmes sont des Autochtones.
Comme vous le savez peut-être, le secteur de l'Autoroute 16 est le secteur où les résidents de la Colombie-Britannique estiment que le nombre de femmes manquantes est supérieur à 30 — et toutes sont Autochtones, sauf une.
Compte tenu des preuves de plus en plus nombreuses que les femmes autochtones doivent relever les défis les plus difficiles sur le plan socio-économique au Canada, on peut se demander dans quelle mesure les liens avec le trafic d'êtres humains sont solides. Et compte tenu du peu d'information dont on dispose sur le Canada en tant que pays source, nous sommes en droit de nous poser des questions.
Manifestement, nous ne pouvons nier les liens qui existent entre la discrimination, la pauvreté, la violence, la toxicomanie et l'incarcération. Les femmes autochtones sont forcées de vivre des situations désespérées afin de subvenir aux besoins de leurs familles et de survivre.
Je vais maintenant vous faire part de nos recommandations. Comme il a été précisé, les mesures adoptées jusqu'à maintenant ne constituent pas une véritable solution au problème, et ne mettent pas non plus l'accent sur les causes structurelles du trafic d'êtres humains. Il arrive trop souvent que notre société choisisse de s'attaquer aux symptômes plutôt que de découvrir et d'aborder les facteurs sous-jacents, c'est-à-dire les causes mêmes du problème.
Nous aimerions que le gouvernement fédéral s'engage à long terme à appuyer la recherche probante portant spécifiquement sur les femmes autochtones. Il nous faut mieux comprendre l'ampleur du phénomène du trafic de personnes pour être en mesure de déterminer s'il s'agit d'un phénomène qui nécessite une attention particulière, car il concerne un nombre élevé de femmes autochtones déclarées manquantes au Canada.
Nous aimerions que soit adoptée une stratégie nationale sur le trafic de personnes. Outre le Groupe de travail interministériel sur le trafic de personnes, on devrait adopter des approches axées sur la collaboration.
Nous aimerions participer à l'élaboration et à la mise en oeuvre de cette stratégie nationale.
Enfin, nous demandons que l'on mette fin à la pauvreté. L'Assemblée des Premières nations mène actuellement une campagne nationale de lutte contre la pauvreté. Dans certains cas, la pauvreté est sans aucun doute une cause première qui force les femmes autochtones à vivre des situations où les risques sont élevés. L'APN en fait un enjeu dont il faut discuter. Le Canada doit reconnaître et aborder certaines des causes premières de cette situation.
Voilà. Je tiens à vous remercier de m'avoir écoutée aujourd'hui, et j'espère sincèrement que nous pourrons travailler ensemble pour trouver des solutions à ces problèmes.
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Bonjour. Mon nom est Rhéa Jean. Je suis doctorante en philosophie à l'Université de Sherbrooke. Ma thèse porte sur les questions éthiques relatives à la prostitution. Je ne suis pas une spécialiste de la traite des personnes, mais j'ai participé, avec Diane, à une recherche sur le trafic sexuel des femmes au Québec. Je parlerai davantage de la prostitution de façon générale, mais en établissant des liens avec la traite des personnes. Diane, pour sa part, abordera davantage de celle-ci.
Ma position, dite abolitionniste, est également celle de l'ensemble des membres de la CLES, soit la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle. Cette coalition, fondée en mai 2005, rassemble des groupes de femmes et des universitaires. Elle cherche à sensibiliser la population au problème de l'exploitation sexuelle, notamment à la prostitution et à la traite des femmes à des fins sexuelles.
Je considère, tout comme les membre de la CLES, que la traite des femmes à des fins de prostitution est liée directement au fait que notre société banalise la prostitution. À mon avis, la nature du geste d'un client qui paie les services d'une femme trafiquée et celui d'un autre qui paie les services d'une femme locale est le même. Les gestes sont les mêmes et sont à mon avis tout aussi répréhensibles. Pourquoi? Parce qu'en payant pour des services sexuels, l'individu oublie qu'il a devant lui une autre subjectivité, un individu qui a son propre vécu, ses émotions, etc. En payant, il croit qu'il peut exiger des rapports sexuels, que cela fait partie d'un contrat. Il ne se rend pas compte que la prostitution affecte la vie de ces femmes, hommes, jeunes ou enfants.
Une des grandes avancées du féminisme a consisté à faire prendre conscience aux gens qu'on ne pouvait exiger du sexe, sous aucune considération. Prenons l'exemple de la loi qui porte sur le harcèlement sexuel. Elle a permis qu'on se sensibilise au fait que le sexe ne devait pas faire partie du travail. Je vous pose la question: en considérant la prostitution comme un travail, comme le font certains individus et certains groupes, ne sommes-nous pas en train de détruire nos acquis et de rendre légitime l'idée que le sexe peut faire partie du travail, d'un emploi?
Le féminisme a permis une autre avancée, et c'est la criminalisation du viol conjugal. Cette loi a permis à la société de prendre conscience que la sexualité ne pouvait pas être exigée, même dans un contexte conjugal. À mon avis, criminaliser l'achat de services sexuels — et non de la vente, je le précise — est dans le même ordre d'idées que ces deux avancées du féminisme. Il s'agit de sensibiliser la population au fait que la sexualité est trop importante, intime et personnelle pour qu'on puisse l'exiger, l'acheter, en faire un travail ou l'objet d'un contrat.
Je crois qu'une réflexion de fond s'impose, non seulement sur la traite des femmes mais aussi sur la prostitution. Selon moi, nous devons évaluer la prostitution en termes d'éthique, considérer ce qu'elle présuppose de rapports de force entre les individus, d'inégalité économique et d'inégalité entre les sexes. Il faut remettre en question la prostitution pour développer une éthique sexuelle aussi bien qu'une éthique de travail. Le sexe peut-il faire partie du travail sans que la vie des travailleurs en soit aliénée? Le travail peut-il faire partie du sexe sans que la sexualité des individus en soit aliénée? À ces deux questions, je réponds non.
La Suède a refusé de considérer la prostitution comme un travail. En effet, pour plusieurs citoyens de ce pays socialement avancé, l'opposition à la prostitution constituait une étape normale de la lutte contre l'exploitation sexuelle. Du coup, la Suède a réussi à diminuer considérablement la traite des femmes sur son territoire. Je crois qu'au Canada, nous devrions suivre l'exemple de la Suède et lutter contre l'exploitation sexuelle plutôt que tenter de la ménager.
Je cède maintenant la parole à Diane Matte.
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Je vais me concentrer sur deux points, soit le travail du groupe de recherche sur le trafic sexuel au Québec et les propositions de la CLES concernant la traite des personnes et la prostitution au Canada.
Je veux d'abord préciser que la mise sur pied de CLES a été, entre autres, une initiative de la Marche mondiale des femmes, un réseau dont j'étais, jusqu'à tout récemment, la coordonnatrice. Il s'agit d'un réseau d'action mondiale qui est présent dans 68 pays et qui lutte contre la pauvreté et la violence envers les femmes. Dans l'actuel contexte de mondialisation néo-libérale, qui s'alimente d'inégalités, notamment entre les hommes et les femmes, nous sommes particulièrement préoccupés, depuis quelques années, par la militarisation accrue, qui force de plus en plus de personnes, particulièrement des femmes, à se déplacer à l'intérieur de leur propre pays ou d'un pays à un autre. Selon nous, la marchandisation du corps des femmes est devenue un des enjeux primordiaux du début de ce millénaire.
Pour cette raison, on a travaillé à la mise sur pied de la CLES et contribué à établir un groupe de recherche sur le trafic sexuel au Québec. On se demande souvent s'il y a du trafic sexuel, quelle forme il prend, etc. Le rapport du groupe de recherche sera disponible sous peu, mais je veux dès aujourd'hui vous donner quelques exemples de cas que nous avons été à même de documenter et qui montrent la complexité à laquelle on fait face quand on veut intervenir.
Le premier exemple est celui d'une femme que j'appellerai Maria. Originaire de l'Éthiopie, elle souhaitait quitter son pays parce qu'elle y vivait une situation de violence. Elle a rencontré l'ami d'un ami qui a dit pouvoir la faire entrer au Canada et lui trouver un travail. Elle a accepté de le suivre, même si elle n'avait pas l'argent nécessaire pour le payer. Il lui avait dit à ce sujet que ce n'était pas grave, qu'une fois rendue, elle aurait un bon travail et pourrait le rembourser de façon sporadique. Elle l'a suivi et a réussi à passer les douanes avec lui.
Aussitôt sur le territoire canadien, il l'a amenée dans un motel où deux complices les attendaient. Pendant une semaine, on l'a battue et violée. On lui a expliqué que son travail au Canada serait la prostitution. Après cinq jours de ce traitement, elle a eu la chance de réussir à s'enfuir et de rencontrer quelqu'un dans la rue qui lui a indiqué comment se rendre à un centre d'aide pour immigrants. On a pu alors l'aider à entamer le processus visant à obtenir le statut de réfugié. Or, les trafiquants ont réussi à la retracer et à prendre contact avec elle, même au centre pour immigrants. Elle a donc dû disparaître dans la nature, pour sa propre sécurité. Au moment où on se parle, elle est quelque part au Canada. On espère qu'elle est saine et sauve, mais on n'a plus de nouvelles d'elle.
Le deuxième exemple est celui d'une femme de la Jamaïque qui a réussi à obtenir un visa, probablement à titre de touriste, pour venir au Canada. Elle est restée après l'expiration de son visa, devenant par le fait même une immigrante illégale. Dans la rue, à Montréal, elle a rencontré un homme, qu'on appellera Robert. Ils sont devenus amis. Elle est par la suite tombée amoureuse de cet homme. Quelques semaines ou quelques mois après le début de leur relation, il l'a amenée dans un bar de danseuses et lui a dit qu'elle était une immigrante illégale et qu'elle devrait faire comme ces filles, c'est-à-dire danser pour lui. Pendant six ans, elle a été sous l'emprise de ce proxénète, qui l'a fait circuler partout au Canada. Cette femme a elle aussi décidé d'agir. Elle a dénoncé le proxénète à la police. Après les premiers contacts avec les policiers, elle a décidé qu'elle ne voulait pas continuer et elle s'est elle aussi évanouie dans la nature ici, au Canada.
La troisième situation est celle d'une femme d'origine russe qui est entrée ici dans le cadre du programme de réunification des familles. Son père — du moins on suppose que c'était son père — était ici, au pays. Aussitôt qu'elle est arrivée au Canada, on lui a offert du travail dans un salon de massage. Elle y travaille présentement sept jours par semaine, 17 heures par jour, dans le seul but de faire venir sa mère au Canada.