:
Bonjour à tous, malgré cette surprenante journée enneigée à Ottawa.
Nous commençons notre étude sur les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale en Europe. Nous souhaitons la bienvenue à nos invités pour la première heure.
Nous avons des représentants de l'Atlantic Council. Nous avons l'ancien ambassadeur Daniel Fried, éminent attaché à l'Atlantic Council et aussi ancien conseiller spécial et directeur principal au sein du Conseil de sécurité nationale pour les présidents Clinton et Bush, ambassadeur en Pologne et secrétaire d'État adjoint aux Affaires européennes. Bienvenue, monsieur Fried.
Nous accueillons aussi Benjamin Haddad, directeur du programme Future Europe Initiative. Il se spécialise dans la politique européenne et les relations transatlantiques. Il a notamment plaidé pour une unité transatlantique en réponse à l'agression russe, une plus grande responsabilité européenne et des investissements dans des domaines d'ordre stratégique.
Nous avons également Staffan Lindberg, professeur au Département de sciences politiques et directeur de l'Institut V-Dem à l'Université de Göteborg.
J'aimerais tout d'abord entendre nos invités de l'Atlantic Council qui auront de 10 à 12 minutes pour leur exposé.
Ensuite, ce sera votre tour, monsieur Lindberg.
Nous laisserons ensuite la parole évidemment aux membres du Comité, parce que je suis persuadé qu'ils auront de nombreuses questions pour vous.
Sur ce, j'invite nos témoins de l'Atlantic Council à faire leur exposé.
:
Merci de votre invitation.
J'aurais souhaité venir témoigner dans des circonstances plus réjouissantes, mais l'Occident, soit le coeur des démocraties dans le monde, ce qui englobe l'Amérique du Nord et l'Europe, connaît une période où nous pourrions dire que nous voyons un recul dans la confiance envers la démocratie pendant que des régimes autoritaires dans le monde, nommément la Russie et, à certains égards, la Chine, se sentent encouragés. C'est une période qui mettra à l'épreuve l'Occident et nos valeurs. Depuis 1945 et aussi depuis 1989, nous pensions que nos valeurs et nos intérêts progresseraient ensemble ou qu'ils ne progresseraient pas du tout. Nous avons établi des institutions qui témoignent des leçons que nous avons apprises au cours de la première moitié du XXe siècle.
Les résultats étaient spectaculaires. Nous avons connu la plus longue période de paix généralisée de l'histoire en Occident, et cette paix était accompagnée d'une prospérité mondiale. Malgré des lacunes, des erreurs, des bévues, des hypocrisies et d'autres bavures par le gouvernement américain et les autres gouvernements, cette période était une bonne période. De 1945 à 1989, nous avons préconisé une vision d'un ordre international démocratique en fonction ce que nous avions à notre disposition. Depuis 1989, nous avons élargi le tout et nous avons réussi à concrétiser la vision d'une Europe unie, libre et en paix.
Cette vision est menacée par des régimes autoritaires et des doutes internes. Nous sommes aussi responsables des problèmes qui nous ont affaiblis. Les pressions économiques, les grandes inégalités de revenus aux États-Unis, une longue période de stagnation économique en Europe, un taux de chômage énormément élevé chez les jeunes et les questions ayant trait à l'identité nationale en réponse à l'immigration massive, à l'immigration provenant de l'Amérique latine principalement aux États-Unis et à l'immigration provenant de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient en Europe ont exercé des pressions des deux côtés de l'Atlantique et ont donné naissance à un mouvement nativiste pour s'y opposer.
Nous entendons que les régimes autoritaires, y compris en particulier la Chine, estiment peut-être que leur temps est venu et que le modèle autoritaire est en fait plus efficace. Ce n'est pas en fait nouveau. C'est une nouvelle version d'un vieux film que nous avons vu dans les années 1930. Je n'aime pas plus les nouvelles versions que les anciennes, et c'est d'autant plus vrai dans le cas présent, mais le défi est considérable. Je présume que la preuve que les États-Unis et l'Europe forment une même civilisation est que nous souffrons — je ne vais pas inclure le Canada, mais mon pays et l'Europe souffrent — des mêmes types de pressions politiques et économiques au même moment. Nous pouvons penser au Brexit, au président Trump, au gouvernement italien ou à peu importe la façon dont nous pourrions qualifier ce qui se passe dans certains pays d'Europe centrale; nous devons composer avec des défis communs.
Du point de vue de l'Atlantic Council, du moins, et de mon point de vue, c'est inutile de nous morfondre et de nous plaindre ou, dans mon cas, en tant qu'Américain, de seulement être furieux contre certains discours que nous entendons de la Maison-Blanche de Trump au sujet du nationalisme et de la nature unilatérale des intérêts américains en matière de politique étrangère. L'Atlantic Council, de concert avec le Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale du Canada, a plutôt choisi de mettre de l'avant une initiative en vue d'afficher nos valeurs et les principes que nous défendons. Madeleine Albright, une ancienne secrétaire d'État, Steve Hadley, un ancien conseiller à la sécurité nationale, Carl Bildt, un ancien premier ministre suédois et ancien ministre suédois des Affaires étrangères, et Yoriko Kawaguchi, un ancien ministre japonais des Affaires étrangères, ont mené et coprésidé une initiative pour écrire et ensuite présenter une déclaration sur les principes que nous défendons. Je dois avouer que la Charte de l'Atlantique nous a servi d'inspiration. Cette charte a permis d'établir les premiers principes fondateurs pour le monde après la Seconde Guerre mondiale. Ce n'était pas une initiative officielle, mais bien une initiative informelle en vue d'établir des principes pour le XXIe siècle.
Il y a sept énoncés concernant la démocratie, la liberté économique, la responsabilité, le droit à une protection et les droits de la personne. Je vous recommande de lire le tout. C'est une initiative canado-américaine; le CIGI et l'Atlantic Council ont collaboré en la matière. Lors du lancement en février de la Conférence de Munich sur la sécurité, la a participé à l'assemblée générale pour expliquer le document. L'objectif de ce document est de mobiliser les intervenants du monde libre, si vous me permettez l'expression, de nous regrouper et d'ensuite, après avoir bien réfléchi à la question, trouver des manières d'établir des liens avec d'autres.
Ce n'est pas un produit seulement occidental. D'anciens représentants de l'Inde, de l'Indonésie, du Brésil, du Mexique, de la Tunisie, d'Israël et de la Corée du Sud ont tous signé ce document, ainsi qu'un certain nombre d'Européens. Nous voulons établir des liens avec des pays et des démocraties partout dans le monde en vue d'ensuite voir si nous pouvons trouver des positions communes avec des pays comme la Chine, parce que nous tenons à ce que la Chine participe à l'élaboration d'un système pour le XXIe siècle. Nous ne voulons tout simplement pas faire de compromis concernant nos valeurs fondamentales pour convaincre ces pays de participer au projet.
Il y a beaucoup de choses à dire au sujet de cette initiative, et j'ai hâte d'échanger avec vous, mais je dois souligner que votre étude, soit l'étude du Canada sur les défis de l'ordre international libéral, tombe à point et qu'elle est importante et que nous devons collaborer.
Je vais céder le reste de mon temps à mon collègue de l'Atlantic Council.
:
Merci de votre invitation.
[Traduction]
Si vous me le permettez, j'aimerais rapidement compléter ce que Dan vient de dire au sujet des menaces qui pèsent sur l'ordre international libéral. Comme nous avons beaucoup parlé de cette question depuis quelques années aux États-Unis et en Europe, c'est important de définir les termes dont nous parlons, parce que nous parlons parfois d'un recul démocratique ou de la montée du libéralisme. Je crois que ce que nous constatons est la montée d'un autre modèle libéral qui est défini par l'autoritarisme, une atteinte à la primauté du droit et une sorte de lien direct entre le dirigeant et le peuple qui permet de contourner les pouvoirs parlementaires, la société civile et les ONG. Nous le constatons partout en Europe.
Je tiens vraiment à souligner l'un des points qu'a fait valoir M. Fried, c'est-à-dire l'idée que nous sommes responsables d'une grande partie des causes de ce problème. C'est vrai que nous n'avons peut-être pas été suffisamment réactifs par rapport à certaines inégalités économiques qui ont pris de l'ampleur, à un taux de chômage très élevé chez les jeunes que nous voyons partout en Europe, aux répercussions de ce qui est vu par de nombreux Européens comme une immigration incontrôlée et aux effets sur la transformation de l'identité nationale. Pour répondre à ces défis, il est très important d'être en mesure de faire la différence entre les mesures antilibérales prises par certains dirigeants et les différences légitimes dans les politiques, comme la réaction par rapport à l'immigration.
J'aimerais particulièrement souligner la situation politique en Europe au cours des dernières années, en particulier depuis la crise des réfugiés de 2015. Je répète qu'il y a peut-être eu de la confusion entre certaines mesures prises qui étaient contraires aux valeurs de l'Union européenne et à l'attachement à l'égard de la primauté du droit et ce qui pourrait être vu comme des désaccords politiques légitimes sur la manière d'agir par rapport à cette crise liée à l'immigration. Je crois que cette différence a été exploitée par des dirigeants, en particulier en Pologne et en Hongrie, pour affirmer que les électeurs n'avaient d'autre choix que de se rallier à eux, y compris lorsqu'ils ont pris des mesures qui semblaient menacer la primauté du droit.
Je crois que c'est très important de faire valoir ce point, parce que vous avez des pays, comme au sein de l'Union européenne, qui ont des historiques et des traditions culturelles très différents et des attitudes très différentes par rapport aux notions de souveraineté et d'identité nationale. Tout cela est lié principalement aux expériences fortement différentes qu'ont vécues ces pays au XXe siècle. Des pays de l'Europe occidentale, comme la France et l'Allemagne, se sont joints à l'Union européenne et ont créé l'Union européenne dans une grande mesure en vue d'éviter de reproduire les problèmes vécus au cours de la première moitié du XXIe siècle, soit le nationalisme, les frontières et une identité nationale forte. Les pays de l'autre côté du rideau de fer ont vu dans une large mesure l'adhésion à l'Union européenne et à l'OTAN comme une manière de protéger leur identité nationale et leur souveraineté. Compte tenu de ce contexte, il est possible d'avoir des réactions très différentes par rapport à des questions comme l'immigration que nous devons comprendre, et nous ne devons pas les voir comme une critique légitime à l'endroit de la primauté du droit.
Je répète que j'estime qu'il est fondamental de comprendre les préoccupations des électeurs quant à ces enjeux, sans tomber dans l'antilibéralisme, pour trouver des solutions à ce dont nous parlons aujourd'hui. Je serai ravi d'en parler davantage dans nos échanges plus tard.
:
Merci beaucoup, et je m'excuse, si c'est mon erreur.
Je vais aussi essayer de vous donner du contexte, étant donné que je représente ce qui est maintenant la collaboration internationale la plus importante dans le domaine des sciences sociales pour évaluer et étudier la démocratie et maintenant l'autocratisation [Difficultés techniques].
Cela représente un effort collectif de 3 000 universitaires et d'autres spécialistes de 180 pays dans le monde.
Nous avons été en mesure d'établir que cette vague d'autocratisation touche de vastes régions du monde. Nous connaissons actuellement une troisième vague qui touche d'importants pays influents. Comme je suis certain que bon nombre d'entre vous le savent, la façon dont cela se déroule, c'est que les médias et la société civile sont souvent les premiers à être pris pour cible, puis c'est la primauté du droit. Toutefois, contrairement à ce que nous avions l'habitude de voir, la vague actuelle d'autocratisation est très graduelle. Elle est très lente et très graduelle; cela la rend difficile à détecter, et nous avons aussi de la difficulté à intervenir.
Voici une représentation de ce qui s'est passé depuis 1972. À gauche, vous voyez en quelque sorte les moyennes pour les pays en ce qui a trait à la démocratie dans le monde et à la démocratie libérale, et vous pouvez voir qu'il y a un certain recul, selon ces données, depuis 5 ou 10 ans.
À droite, si nous évaluons cela en tenant compte de la population de ces pays, nous constatons alors que ces tendances sont beaucoup plus prononcées. La première ligne concerne l'Amérique du Nord et l'Europe occidentale. Vous avez ensuite la ligne verte pour l'Amérique latine, et la ligne noire représente la moyenne mondiale.
Nous avons établi que l'année dernière 2,5 milliards de personnes, ou le tiers de la population mondiale, habitaient dans des pays qui connaissent une autocratisation plutôt que le contraire, soit une démocratisation.
Voici de toutes nouvelles données. Nous avons préparé le tout il y a deux jours. Ces données vont jusqu'à la fin de 2018, et cela compare les données par rapport à celle de 2008. Si un pays se trouve en dessous de la ligne, la situation s'est empirée. Si vous vous trouvez au-dessus de la ligne, les choses se sont améliorées. Nous avons inscrit les pays qui ont connu des changements importants sur le plan statistique, selon ce que nous avons pu établir. Seuls ces pays sont inscrits, mais vous pouvez voir certains de ces pays: les États-Unis et la République tchèque, la Croatie, la Pologne, la Hongrie et la Serbie en Europe. Il y a aussi d'autres grands pays comme le Brésil et l'Inde, qui compte 1,3 milliard d'habitants. Nous avons aussi évidemment plus bas la Turquie. C'est aujourd'hui considéré comme une autocratie électorale ou une dictature électorale, si vous préférez.
Si nous prenons les dernières années, c'est encore pire pour l'Europe. Parmi les quatre pays qui ont connu le plus important recul, il y en a trois en Europe: la Roumanie, la Pologne et la Bulgarie. Lorsqu'il y a un recul, voici les domaines qui sont les plus touchés. Je répète que la situation s'est empirée depuis 10 ans pour les pays qui se trouvent en dessous de la ligne et que la situation s'est améliorée pour les pays qui se trouvent au-dessus.
Vous verrez que c'est la liberté d'expression, ce qui inclut la liberté de presse, qui est la plus durement touchée, ainsi que la liberté d'association et la primauté du droit dans une certaine mesure.
Si nous prenons l'indice de démocratie libérale en Europe, nous avons la République tchèque, la Pologne, la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, la Serbie et l'Ukraine où la situation s'est empirée. Cela concerne ici de 2009 à 2018, soit exactement 10 ans. Qui plus est, dans ces pays, c'est principalement la liberté d'association qui est la plus durement touchée.
J'aimerais vous présenter visuellement cela. L'un des indicateurs ayant trait à la liberté de presse à notre disposition, ce sont les efforts par le gouvernement pour censurer les médias. Vous voyez encore une fois qu'en ce qui concerne ces indicateurs précis un grand nombre des mêmes pays reviennent. Par ailleurs, cet aspect concernant la démocratie, soit un indicateur très précis, s'est empiré dans certains pays, même si dans l'ensemble, lorsque nous examinons l'ensemble de la démocratie libérale, les changements ne sont pas encore suffisamment importants pour affirmer que cette démocratie connaît un recul de manière générale.
C'est l'un des signes avant-coureurs, pour ainsi dire, parmi la gamme d'indicateurs de la démocratie libérale qui tendent à se manifester rapidement. C'est pourquoi il s'agit, pour nous, d'une situation très inquiétante, à tout le moins. Je suis sûr que vous avez vu des images similaires en ligne à un moment donné. D'abord, ils sont venus chercher les journalistes et, ensuite, nous ne savons pas ce qui s'est passé.
Sur cette note, permettez-moi de vous remercier. Je serai heureux de répondre aux questions des députés.
Avons-nous cerné le problème? Je crois que cela dépend de ce que vous entendez par « le problème ». Savons-nous s'il y a bel et bien un recul? Oui. Savons-nous quelles sont les régions touchées? Oui, et grâce à nos données, nous pouvons en connaître les détails, mais est-ce là le problème? Est-ce le fait que nous observons un recul?
En ce sens, oui, nous pouvons cerner le problème, mais en même temps, savons-nous pourquoi ce phénomène est apparu ou est en train de se produire dans tant de pays, et pas seulement en Europe? Je crois que nous devons adopter, en l'occurrence, une perspective globale. En effet, cette situation se manifeste de façon très similaire en Inde et aux Philippines. Vous avez parlé des États-Unis, et je suis d'accord là-dessus.
Savons-nous pourquoi cela se produit? Oui, nous avons quelques idées, et je pense que mes collègues de l'Atlantic Council viennent de nous donner quelques bonnes pistes. Savons-nous s'il s'agit là de facteurs déterminants? Non, nous ne le savons pas. Nous devons continuer d'étudier cette question beaucoup plus en profondeur, malheureusement.
:
Merci, monsieur le président.
Merci, messieurs.
Monsieur Lindberg, j'aimerais commencer par vous.
Vous avez fait beaucoup d'analyses statistiques et étudié à fond les chiffres. J'aimerais passer en revue quelques chiffres concernant l'Europe. Cela concerne les résultats électoraux.
Il semble y avoir un modèle récurrent, qu'il s'agisse de l'Alternative pour l'Allemagne, ou AfD, du Mouvement 5 étoiles ou du Front national en France. Ainsi, le Mouvement 5 étoiles a remporté 32 % des voix. Le Front national, soit le parti de Le Pen, a remporté 34 % des voix. On dirait qu'en Europe, cela interpelle le tiers de la population, au maximum.
Le Pew Research Center a fait quelque chose de très intéressant. Au printemps dernier, dans la plupart des pays démocratiques — ou dans certains pays en régression —, on a posé une question à la population: les immigrants rendent-ils notre pays plus fort? Ce qui est fascinant, c'est que dans des pays comme la France ou l'Allemagne, 59 % de la population a souscrit à cette prémisse. Il semble donc y avoir un bassin solide qui représente environ 32 % de la population, chiffre qui pourrait augmenter. Il se passe alors quelque chose de vraiment étrange.
Je tiens à signaler, en passant, que le Canada s'est classé en tête pour ce qui est du pourcentage de gens qui conviennent que les immigrants contribuent à renforcer leur pays. En effet, 68 % des Canadiens étaient d'accord là-dessus. C'était le taux le plus élevé au monde.
En Hongrie, seulement 5 % de la population était de cet avis, et c'est ce qui ressort clairement lorsque nous essayons de comprendre en quoi la situation en Hongrie diffère de l'AfD ou du Mouvement 5 étoiles. Alors que bon nombre de ces pays semblent être en proie à une autocratisation graduelle, l'érosion de la démocratie en Hongrie se fait de façon sournoise. Orbán a codifié le concept de démocratie chrétienne au moyen de trois principes clairs. Il propage cette vision, et cela se manifeste très dangereusement dans les chiffres. À cet égard, Orbán semble avoir l'appui de plus de 90 % de la population.
Lorsqu'on étudie à fond les données sous cet angle précis, on semble constater un appui de base de 32 %. Une fois que ces partis arrivent au pouvoir et qu'ils entament ce processus, si cette idéologie est codifiée de façon succincte et précise, comme dans le cas de la Hongrie, qu'est-ce qui pourrait se produire, d'après vous, dans certains des autres pays européens? Bien entendu, M. Orbán répand cette idéologie au-delà de la Hongrie.
J'aimerais m'adresser maintenant à M. Fried. Vous avez parlé de la Russie et de la Chine. Pendant la guerre froide, nous avons vu des guerres par procuration dans différentes parties du monde. Aujourd'hui, nous sommes aux prises avec une guerre hybride et, compte tenu du rôle que joue le Kremlin en particulier dans les tendances qui se manifestent en Europe, vous pourriez peut-être nous dire un mot là-dessus parce que nous savons très bien que la Russie y est pour quelque chose.
Nous assistons à la « schroederisation » des politiciens en Europe. Songeons aux prêts considérables accordés au parti de Marine Le Pen en France. La Russie participe à des tactiques clandestines, comme l'attaque à la bombe incendiaire perpétrée contre un centre culturel hongrois — et c'est là que les choses se corsent — dans l'ouest de l'Ukraine afin d'attiser les animosités interethniques. Les coupables ont été attrapés. Il s'agissait de partisans polonais de la suprématie blanche qui, par chance, ont fini par se faire prendre. Ils ont ensuite révélé qu'un agent allemand de l'AfD les avait payés pour commettre cet acte, et l'argent provenait de stratèges basés en Russie.
Cela met en évidence une approche à plusieurs niveaux qui vise à déstabiliser la démocratie libérale en Europe. Vous avez, d'une part, ce genre d'interventions très actives et, d'autre part, la Chine qui, par l'entremise de Huawei, s'immisce dans beaucoup de ces pays en disant: « Écoutez. Ne cherchez même pas à prétendre de tenir des élections au moyen cet équipement. Le nôtre coûte moins cher que le matériel occidental et, en plus, il vous permet de surveiller vos citoyens. »
J'aimerais savoir ce que vous pensez de ces...
Monsieur Lindberg, en premier lieu, je tiens à vous dire que je ne voulais pas vous causer d'embarras. Comme M. Levitt l'a mentionné, c'est la responsabilité du Comité de s'assurer que tous les documents qui nous sont transmis le sont en français et en anglais. Ce n'est pas de votre faute. C'est le Comité qui aurait dû faire son travail.
Cela dit, je vais passer à mes questions.
J'ai l'impression que les démocraties qui fonctionnent bien présentement sont celles qui fonctionnent de la même manière qu'on le faisait avant la montée de l'autocratie. Elles semblent avoir les mêmes méthodes de communication, les mêmes approches et le même fonctionnement diplomatique.
À mon point de vue, la protection contre cette menace que représente la montée de l'autocratie dans les démocraties qui fonctionnent bien a beaucoup trait à la communication et au fait d'aborder le problème de la bonne façon.
Je vous donne juste un exemple de ce que nous avons vu non seulement ici, au Canada, mais aussi partout sur la planète. Je parle de la réaction au pacte des Nations unies sur la question des migrations. Ce pacte visait à amorcer un début de communication pour sortir du chaos que les migrations entraînent, mais il a été utilisé comme un paratonnerre par différentes forces à visée autocratique afin de se regrouper derrière un étendard.
Êtes-vous d'accord sur cette analyse? De quelle façon pourrions-nous aborder la question de la communication ou les manières de faire de nos démocraties? Avez-vous quelque chose à proposer à ce chapitre?
:
Vous avez raison. Comme l'avait dit un dirigeant français il y a environ 25 ans, les populistes posent les bonnes questions, mais donnent les mauvaises réponses. Il est vrai que la question de l'immigration a été récupérée par le discours nativiste pour semer la peur. Si nous voulons être en mesure de répondre à ces craintes de façon responsable, nous devons comprendre d'où elles viennent. Si vous regardez la crise des réfugiés de 2015, l'Union européenne n'a pas pu, à l'origine, prévoir une telle crise et y réagir en conséquence. Je pense que beaucoup de mesures ont été prises depuis, grâce à une grande coordination entre les pays européens pour pouvoir intervenir efficacement, et ce, de trois façons.
La première façon, c'est d'accueillir les réfugiés et les demandeurs d'asile dans l'Union européenne selon une philosophie axée sur l'humanisme et la générosité. Le débat se poursuit encore aujourd'hui en Europe sur la question de savoir comment répartir le... Je ne veux pas utiliser le terme « fardeau », qui revient souvent, mais il s'agit de déterminer comment répartir les réfugiés entre les pays européens.
La deuxième façon consiste manifestement à renforcer le contrôle des frontières. Nous avons vu une augmentation des ressources, tant humaines que financières, accordées à l'agence européenne de garde-frontières, appelée Frontex. Ce débat est toujours en cours à l'heure actuelle en Europe, si bien que la Commission européenne a proposé l'octroi de ressources supplémentaires.
Enfin, et je pense que c'est vraiment un point crucial, il s'agit de comprendre que cette immigration est le résultat de l'instabilité qui règne à la périphérie de l'Union européenne. C'est le résultat des crises et des conflits en Libye, en Ukraine, en Syrie. Par conséquent, les Européens n'ont absolument aucun moyen — et je pense que vous avez fait valoir cet argument dans votre question — de se protéger et de croire qu'ils peuvent « se barricader » du reste du monde. Il sera essentiel que les Européens misent sur l'aide économique et, parfois aussi, l'intervention militaire pour pouvoir relever ces défis.
Je tiens à insister sur un point: il est important et tout à fait légitime que les électeurs et les citoyens aient l'impression qu'au moins, leurs institutions maîtrisent ce phénomène. Vous pouvez faire preuve d'humanisme, de générosité et d'ouverture, tout en montrant que vous êtes maîtres de votre politique d'immigration. Je pense que c'est l'une des grandes réussites du Canada, un pays qui dispose d'une politique d'immigration assez stricte et contrôlée et qui, en même temps, est ouvert et généreux. En effet, le Canada s'est montré extrêmement ouvert aux réfugiés et aux demandeurs d'asile au cours des dernières années.
:
Permettez-moi rapidement de rappeler que l'accord de Schengen portait sur l'abolition des frontières intérieures. Je pense que la raison pour laquelle il a été perçu comme un échec dans une certaine mesure, c'est que le transfert des ressources nécessaires pour contrôler les frontières extérieures ne s'est pas fait. Cela a laissé un fardeau indu à certains pays, comme l'Italie, par exemple, qui a été laissée à elle-même dans une large mesure au début de la crise des réfugiés. Je pense que cela a alimenté la montée du populisme et l'ascension au pouvoir d'un gouvernement beaucoup plus rétif que le précédent.
Certaines des mesures qui ont été prises par l'Union européenne depuis n'ont pas été suffisamment mises en valeur, parce qu'en général, nous parlons plus des nouvelles négatives que des nouvelles positives. Je pense que nous avons vu un grand nombre de mesures visant précisément à rendre l'espace Schengen beaucoup plus efficace. C'est absolument essentiel parce que c'est l'une des grandes réussites de l'intégration européenne. Sans l'espace Schengen, je pense que le projet européen serait beaucoup plus faible qu'il ne l'est présentement.
Pour en venir à votre remarque sur la Pologne et la Hongrie, je pense que cette question de l'immigration a été exploitée par les dirigeants à des fins intérieures pour renforcer leur propre pouvoir et, parfois, pour prendre des mesures contre l'État de droit. Il est vraiment crucial pour les dirigeants européens — et nous l'avons vu récemment — d'être en mesure de séparer les deux et de répondre efficacement aux défis économiques ou aux problèmes liés à l'immigration par des politiques raisonnables. Ils doivent chercher à apaiser les inquiétudes des électeurs tout en étant extrêmement fermes lorsqu'il s'agit de contrer le recul de l'État de droit, ce phénomène qui remet en question la démocratie libérale qui est le coeur de l'Union européenne. Ce sont des choses qui ne sont pas négociables.
Je ne sais pas si je serais d'accord avec le portrait que vous brossez d'une nouvelle normalité. Au contraire, je pense que l'Europe est de plus en plus préoccupée par cette question. Nous avons vu le Conseil européen et le Parlement européen réagir avec beaucoup de vigueur l'année dernière. Récemment, nous avons vu le Parti populaire européen prendre des mesures contre Orbán. C'est une conversation qui se poursuit, mais je dirais que cela a été un réveil pour les dirigeants européens à l'égard de ces questions.
:
Merci beaucoup, monsieur Levitt. C'est un honneur inattendu d'être invité à témoigner devant cet important comité.
Votre personnel m'a très utilement fourni cinq questions auxquelles j'ai dû répondre. Deux d'entre elles portent sur les alliances transatlantiques du Canada et les politiques visant à renforcer l'ordre international libéral. Comme je viens d'un pays qui a récemment fait tout un plat de ces questions, je suis un peu réticent à donner mon avis, mais si vous m'y pressez pendant la période des questions, je le ferai.
Des trois autres questions, dont les réponses formeront l'essentiel de ma déclaration liminaire, la première concerne les facteurs qui alimentent le ressentiment populaire et populiste, et la montée de ce ressentiment dans la plupart des démocraties libérales d'Europe. Heureusement, après une période de confusion, un certain consensus scientifique est en train de se dégager quant aux principales causes de cette recrudescence.
L'impact de la technologie et de la mondialisation sur les économies des démocraties occidentales avancées est un point de départ entendu. Entre autres problèmes, cela a amorcé la fin des 40 années de convergence entre les régions les plus prospères et les moins prospères qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et, à l'inverse, l'augmentation constante et prononcée des inégalités régionales. Un géographe économique a récemment qualifié la montée en puissance du populisme de « vengeance des lieux laissés pour compte », et je pense que cela y est pour beaucoup.
Deuxièmement, l'effondrement de l'industrie manufacturière traditionnelle dans beaucoup de régions — dont de nombreux anciens centres manufacturiers urbains, en particulier en France et au Royaume-Uni — a frappé très durement la classe ouvrière industrielle. Parallèlement, les partis de centre-gauche ont mis à jour ou modernisé leurs programmes, laissant tomber les préoccupations de la classe ouvrière pour embrasser celles que l'on identifierait plus facilement aux professionnels haut de gamme. Dans de nombreux pays, la classe ouvrière est amère et elle se sent abandonnée sur le plan politique. Elle s'est désengagée de ses alliances traditionnelles avec les partis de centre-gauche et elle est devenue la force la plus instable de la politique européenne et, j'ajouterais même, de la politique américaine.
Troisièmement, il y a l'impact de l'immigration, qui a suscité une foule de préoccupations et de problèmes identitaires. Si j'avais beaucoup de temps, je pourrais passer en revue une série de décisions prises par des dirigeants européens, tels que Tony Blair et Angela Merkel, qui ont contribué à l'impact que l'immigration a eu sur la population des pays européens. Dans une mesure non négligeable, la présence de l'Alternative pour l'Allemagne, l'AfD, de la Ligue en Italie et du Brexit au Royaume-Uni est une réponse directe aux préoccupations du public à l'égard de la politique d'immigration.
Entre parenthèses, je devrais ajouter que l'un des traits distinctifs du Canada dans ce contexte est sa politique d'immigration, qui non seulement sert assez bien vos intérêts nationaux, mais jouit aussi d'un large appui au sein du public, d'après ce que j'ai pu constater la dernière fois. C'est très inhabituel et cela explique, à mon avis, le ton nettement plus positif et plus sain de la démocratie canadienne par rapport à celui de la plupart des autres pays occidentaux.
La quatrième cause de mécontentement populaire et populiste est la mauvaise gestion de la crise financière et de ses conséquences. Les élites européennes ne se sont pas distinguées dans leur gestion de la reprise post-crise. L'échec des politiques d'austérité a suscité des questionnements sur la compétence des élites et l'importance qu'elles accordent aux soucis des gens ordinaires.
Enfin, cinquièmement, il y a de plus en plus de conflits entre les élites urbaines — qui sont supérieures en nombre — et celles des petites villes et des zones rurales en ce qui concerne les changements culturels et l'évolution rapide des normes sociales. À cet égard, je voudrais souligner l'importance croissante des différences en matière d'éducation. L'une des grandes lignes de démarcation qui sont apparues dans la politique démocratique occidentale se situe entre les gens qui ont fait des études supérieures et ceux qui n'en ont pas fait. Cette démarcation dépasse la simple question des ouvertures sur le plan économique. Elle façonne également les perspectives fondamentales des uns et des autres sur une foule de questions culturelles.
Voilà pour la première question.
La deuxième question est la suivante: quelles sont les principales menaces qui pèsent aujourd'hui sur les démocraties libérales en Europe? À cet égard, je peux faire plus court. Je pense qu'il faut d'abord faire la distinction entre les démocraties établies et les nouvelles démocraties, en particulier les démocraties postcommunistes. C'est dans ces nouvelles démocraties que le problème est le plus criant et non dans les démocraties établies. Je ne dis pas que les grandes démocraties établies en Allemagne et en France vont s'en tirer à bon compte, mais je ne m'attends pas à ce qu'elles se transforment en quelque chose d'antilibéral et encore moins d'antidémocratique. Je ne saurais en dire autant des nouvelles démocraties postcommunistes.
À cet égard, permettez-moi d'évoquer l'attrait transnational croissant pour ce que j'appellerai l'« orbanisme ». Viktor Orbán de Hongrie, bien sûr, a lancé ce qu'il appelle la démocratie non libérale, c'est-à-dire une démocratie qui vous donne les attributs d'élections démocratiques, mais sans les contraintes libérales telles qu'une presse libre, un système judiciaire indépendant, une société civile robuste et la protection des individus et des groupes minoritaires.
Le problème de l'orbanisme et de toute cette idée de démocratie non libérale, c'est qu'il ne s'agit pas d'une position politique stable, et ce, pour deux raisons. Tout d'abord, la centralisation du pouvoir incite les dirigeants à mettre la main sur la balance électorale. Nous avons vu cela se produire en Hongrie et dans de nombreux pays influencés par l'idéologie d'Orbán. Deuxièmement, et c'est encore plus grave, c'est que la dépendance à l'égard du peuple, l'idée de majorité pure, cède en pratique le pas à des définitions exclusives du peuple, fondées sur des différences de religion, d'ethnicité, de langue, etc.
La troisième et dernière question que je vais aborder est la suivante: que peut-on faire et que doit-on faire? Ici, très brièvement, permettez-moi de cocher quelques points. Tout d'abord, quoi qu'en dise l'économie néoclassique ou néolibérale, il est de plus en plus important d'accorder une place centrale aux politiques économiques. L'exacerbation des différences régionales a créé de sérieuses tensions au sein des pays européens et entre eux, et des discussions soutenues sont en cours aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans l'Union européenne quant à ce qui pourrait être fait pour instaurer des politiques économiques plus efficaces et mieux adaptées aux besoins régionaux.
Deuxièmement, il convient de reconnaître que les politiques d'immigration mises en place par des dirigeants comme Tony Blair et Angela Merkel ne sont pas viables sur le plan politique. Les politiques en la matière doivent être repensées afin de répondre raisonnablement aux préoccupations du public et de jeter les bases d'une politique d'immigration durable apte à susciter un vaste soutien au sein de la population.
Troisièmement, l'Union européenne devrait être très prudente et faire preuve de retenue en imposant les préférences culturelles d'une élite à des populations qui ont peut-être des points de vue plus traditionnels. Prenons la Pologne, par exemple, où l'influence de l'Église catholique est particulièrement marquée. Le conflit qui existe entre les normes culturelles de l'Union européenne et ce que la plupart des Polonais croient être correct constitue un problème de plus en plus troublant.
Enfin, je crois qu'il importe de reconnaître la puissance du désir des citoyens d'exercer un certain contrôle sur leur destin national. Il s'avère que le nationalisme n'est pas mort. Étant donné qu'il est vivant — mais pas uniquement pour cette raison —, il ne devrait pas être traité comme un vilain mot. À mon avis, il sera important à l'avenir d'établir un nouvel équilibre entre les impératifs du nationalisme, d'une part, et l'intégration européenne, d'autre part.
En conclusion, je dirais que la date de péremption de l'objectif général d'une union toujours plus étroite a peut-être expiré.
Merci, monsieur le président, merci, chers membres du Comité. C'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
:
Merci beaucoup, monsieur le président.
Merci beaucoup, monsieur Galston.
J'ai été diplomate canadienne pendant 15 ans, et je dois dire que je suis une grande admiratrice de la Brookings Institution. Je partage fréquemment vos gazouillis, et je crois que bon nombre des idées que vous avez présentées ont été mentionnées également dans le livre que Stephen Harper a publié récemment et qui s'intitule Right Here, Right Now. Cependant, comme mes collègues, je manifeste un grand intérêt à l'égard de... Vous avez parlé des aspects pratiques des mesures que nous devons prendre pour aider les démocraties établies. Je les approuve assurément, mais je cherche à connaître votre opinion — je sais que vous avez dit que vous la communiqueriez si on vous priait de le faire, alors je vous prie de le faire — sur une mentalité, une vision ou une approche que le Canada devrait adopter en ce qui concerne son programme en matière d'affaires étrangères.
Je vais me contenter de citer le document intitulé « 2019 Trudeau Report Card » qui a été publié récemment non pas par moi ou mon parti, mais par la Norman Paterson School of International Affairs de l'Université Carleton, une importante université de notre capitale nationale. Dans le rapport, deux genres d'approches à l'égard des affaires étrangères sont abordées. Je vais vous demander quelle est, selon vous, la meilleure approche que pourraient adopter les démocraties établies d'Europe qui éprouvent des difficultés en ce moment et comment nous pourrions leur venir en aide le plus efficacement possible.
La première approche est l'une de celles que le gouvernement Harper est réputé avoir utilisées. Il s'agit d'une approche plus agressive qui consiste à affronter les dictateurs et à promouvoir directement la démocratie à l'étranger. En fait, il a été noté que la ministre des Affaires étrangères actuelle, , l'a également utilisée. Je crois sincèrement que la différence tient à ce que — et cela est indiqué dans le rapport; ce ne sont pas mes paroles — le gouvernement Trudeau compte sur « l'éloge de la vertu » et une approche au cas par cas ou ponctuelle, plutôt que sur l'adoption d'une grande stratégie. Le gouvernement Harper mettait effectivement en oeuvre une stratégie directe. Je dirais que sa stratégie était plus complète.
La solution de rechange à cette perspective agressive — pour laquelle le gouvernement actuel fait l'objet de critiques, mais pour laquelle nous avions aussi été critiqués — est une approche plus diplomatique. Dans l'exemple récent du Venezuela, le Canada a assumé une position de chef de file au sein du Groupe de Lima. Certaines personnes soutiennent que cela réduit notre capacité de faire fonction d'intermédiaire équitable, un rôle que, bien entendu, nous avons la réputation d'assumer depuis l'époque de Lester Pearson.
À votre avis, quelle est la meilleure approche à adopter à l'égard de l'Europe, l'approche plus agressive ou l'approche plus diplomatique?
:
Je vais répondre à la question de la députée de la façon suivante.
Je pense que le Canada occupe une position de force et de crédibilité morales qui est pratiquement unique en son genre sur la scène internationale. Je ne dis pas cela pour vous flatter; je crois sincèrement que c'est vrai. J'estime que le Canada est perçu comme un pays qui a formulé un ensemble de principes et qui a fait de son mieux pour les respecter. Et, à mon avis, cette perception de crédibilité morale devrait être le fondement de la politique étrangère du Canada.
En ce qui concerne la forme que prendrait cette politique, je crois que le Canada devrait défendre, d'une façon franche et respectueuse de ses principes, la démocratie libérale, en tant que meilleur système gouvernemental, et l'ordre international libéral, en tant que meilleur moyen de maintenir la paix entre les nations et d'assurer leur prospérité et leur progrès. Cela signifie-t-il que vous devriez adopter une politique d'intervention active? Tout dépend de ce que vous entendez par là. Cela signifie certainement que vous devriez utiliser votre réputation de moralité pour critiquer les décisions et les tendances antidémocratiques en Europe et ailleurs, lorsqu'elles se manifestent.
En ce qui concerne le Venezuela, par exemple, je crois qu'il est possible de faire partie de la solution et de dire en même temps avec franchise ce qui est un fait, selon moi, à savoir que M. Maduro est un dictateur qui est de plus en plus déconnecté de ses propres citoyens et qui, compte tenu des mesures qu'il a prises au cours des derniers mois, a montré qu'en réalité, il ne se souciait pas beaucoup de leur bien-être. Vous savez tous à quoi je fais allusion.
Par conséquent, je ne suis pas sûr qu'il y ait une ligne de démarcation claire entre la voie de la diplomatie et ce que la députée a qualifié de voie fondée sur une ligne plus dure. Je pense que le Canada devrait adopter une ligne dure pour défendre des principes et faire preuve de souplesse dans les politiques qu'il utilise pour défendre et promouvoir ces principes. Cependant, je ne pourrais pas vous décrire ce à quoi cela ressemblerait au cas par cas. Je dirais que votre ministre des Affaires étrangères, , suscite beaucoup d'admiration.
:
Merci, monsieur le président. Je vais répondre à la question du député de la façon suivante.
Personnellement, je crois que les résultats des élections en Slovaquie étaient un signe encourageant pour les forces de la démocratie libérale. En ce qui concerne la question de savoir si le fait d'élire des femmes est toujours encourageant pour l'avenir de la démocratie libérale, c'est là une tout autre question. Par exemple, je ne crois pas que Ioulia Timochenko ait grandement contribué au développement de la démocratie libérale ukrainienne, mais nous pourrions avoir une longue discussion à ce sujet.
Permettez-moi, monsieur, de replacer votre question dans un contexte plus général. Le fait que la démocratie en Europe a subi de graves revers ne signifie pas, selon moi, qu’elle est sur le point de s'effondrer dans la plupart des pays d'Europe. Il y a suffisamment de ressources liées aux procédures électorales démocratiques, de forces de résistance au sein de la société civile et de médias ailleurs pour engendrer des manifestations publiques contre les excès des tendances antilibérales qui existent dans de nombreuses régions de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est.
De plus, je dirais que, si vous examinez le résultat des récentes élections municipales en Turquie, il est tout à fait stupéfiant de constater que, même si M. Erdogan a fait tout ce qu'il pouvait pour faire pencher la balance, les citoyens de la Turquie ont tout de même été en mesure de dénoncer vivement les politiques du parti AK ainsi que le style de leadership et les tendances antidémocratiques de M. Erdogan, lui-même.
Je pense qu'après le choc des immigrants en 2015, du Brexit et des élections américaines en 2016, et de l'augmentation subite en Europe du nombre de partis populistes opposés à l'immigration en 2017 et en 2018, nous avons peut-être atteint un moment charnière où les forces qui croient en une démocratie libérale plus traditionnelle commencent à se ressaisir.
Au cours de l'intervention du groupe d'experts précédent, l'ambassadeur Fried a fait observer que la plus importante bataille pour la démocratie libérale se joue actuellement en Ukraine. Nous avons tendance à concentrer notre attention sur les occupations militaires russes, qui ont porté atteinte à la primauté du droit international et qui nous ont ramenés dans les années 1930, en ce qui concerne l'utilisation de la force brutale pour modifier les frontières.
Toutefois, une lutte se déroule en ce qui a trait à la notion de démocratie libérale. La dernière vague d'élections était particulièrement encourageante. L'extrême droite n'a reçu que 1,5 % des votes, ce qui tranche nettement avec les pays de l'Europe de l'Ouest, où l'extrême droite recueille environ un tiers des votes, pour ne rien dire des pays de Visegrad.
Je me demande si vous aimeriez vous exprimer à propos du fait que, d'après les sondages, la grande majorité des citoyens ukrainiens envisage leur avenir en tant que démocratie libérale au sein de l'Union européenne. Nous semblons faire preuve d'un manque d'imagination en ce qui concerne notre façon de soutenir cette autre lutte qui se déroule en Ukraine.
Aimeriez-vous formuler des observations à ce sujet?
Merci, monsieur Galston.
Je vais parler d'économie. Vous avez dit que la montée du populisme pouvait coïncider avec une mauvaise gestion de la part de l'establishment en matière économique. Vous avez parlé du secteur manufacturier. On a pu voir cela aux États-Unis, entre autres avec l'appui de la Rust Belt et d'autres secteurs à M. Trump. On l'a vu également dans le cas du Brexit. Oui, c'était lié à l'immigration, mais aussi en grande partie à l'économie. Le déclin du secteur manufacturier dans les endroits où il était fort coïncide avec la poussée de la libéralisation des marchés, entre autres avec les ententes commerciales.
Seriez-vous d'accord pour dire que la mauvaise gestion de l'establishment économique, que vous appelez les élites, vient du fait qu'on n'a pas assez prêté attention aux effets négatifs des ententes commerciales? Celles-ci peuvent aider à promouvoir les échanges, mais elles entraînent aussi la dislocation économique. Elles permettraient peut-être de promouvoir des secteurs où les salaires seraient plus élevés, mais les emplois qui seraient créés ne seraient pas nécessairement accessibles à ceux qui seraient délogés et déplacés, par exemple dans le secteur manufacturier.
Ma question, qui est le corollaire de ce qui précède, est la suivante: que suggérez-vous aux élites, aux dirigeants, pour limiter la dislocation qu'entraînent ces changements économiques?
:
Merci beaucoup, monsieur le président.
Je répondrais à la question du député de la façon suivante.
Permettez-moi de parler simplement du cas que je connais le mieux, c'est-à-dire celui des États-Unis.
J'ai été membre de l'administration Clinton. Je n'étais nullement responsable de la politique à l'égard de la Chine, mais il est vrai que le principal objectif de cette politique de l'administration Clinton était de donner à la Chine l'accès aux marchés mondiaux, et vice versa. Cette politique a abouti à l'adhésion de la Chine à l'OMC en 2001. Je crois que les décideurs américains ont radicalement sous-estimé l'incidence que la concurrence chinoise aurait sur le secteur manufacturier américain. C'est un fait qu'entre 2001 et 2007, avant que les États-Unis soient touchés par la grande récession, ils ont perdu 3,3 millions d'emplois dans le secteur manufacturier. Cela représentait plus de 15 % de leur base manufacturière. Nous n'avions pas mis en oeuvre des politiques visant à atténuer les conséquences économiques ou sociales de cette perturbation.
Je pense qu'il est trop tard pour annuler ces conséquences. Je ne crois pas que les efforts déployés pour reculer l'horloge économique de 25 ans et redonner à l'industrie métallurgique ou sidérurgique, à l'industrie de l'aluminium et à la fabrication de masse la place qu'elles occupaient pas plus tard que dans les années 1990 puissent porter fruit. Cette politique est fondée sur la nostalgie.
Il n'y a rien à faire, mais l'une des raisons pour lesquelles M. Trump est président, c'est qu'il a promis de prendre des mesures à ce sujet. Je pense que tout dirigeant des États-Unis ou de n'importe quel autre pays qui fait face à des bouleversements massifs causés par une perturbation du secteur manufacturier doit disposer d'un plan plausible pour remédier à ces bouleversements.
:
En réponse à la question de la députée, je dirais que les Balkans sont aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a un siècle, c'est-à-dire une région où de grandes puissances se font concurrence. Je ne vais pas porter de jugement à ce sujet; je me contenterai simplement de dire que c'est un fait.
La bonne nouvelle est que la plupart des pays des Balkans peuvent aujourd'hui faire leurs propres choix. Par exemple, il me semble que la Slovénie s'est intégrée assez confortablement dans l'économie et la société européennes.
Le Monténégro va adhérer à l'OTAN.
Il est encourageant de constater que la Grèce et ce que l'on appelle la Macédoine du Nord sont arrivées à une entente. Je pense que le monde entier a été soulagé lorsque le premier ministre grec, prenant des risques politiques considérables, a défendu cet accord, ce qui a permis sa mise en oeuvre.
Alors oui, les Balkans sont la scène d'une importante concurrence entre de grandes puissances mais, du moins pour l'instant, celles-ci n'ont pas empêché ces pays de faire leurs propres choix.
Certains cas sont très compliqués, comme celui du Kosovo, et je pense qu'il serait inutile de commencer à examiner ce problème dans ses moindres détails, mais je suis modestement optimiste. La plupart des pays des Balkans essaient de se gouverner de façon démocratique. Ils font face à des problèmes ethniques hérités des siècles passés. Ceux-ci ne seront pas réglés du jour au lendemain, mais au moins, ils ne se massacrent plus.
Vous avez refusé de donner des précisions sur des régions comme le Kosovo. Maintenant que nous avons un peu plus de temps, pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet?
Le Kosovo fait évidemment face à de graves difficultés relativement à ce concept d'ajustement ou de rajustement des frontières, terme qu'on utilise actuellement. Belgrade, appuyée par le Kremlin, affirme que le Kosovo ne pourra obtenir un accord de paix, une paix durable, que si les frontières sont rajustées.
Cette situation est aggravée par le fait que l'Union européenne a avisé le Kosovo que, bien qu'il ait respecté les 104 exigences en matière de changements législatifs et administratifs, ses citoyens continueront de devoir obtenir un visa pour se rendre dans l'Union européenne.
Ne s'agit-il pas, d'une certaine façon, de l'abandon, par l'Union européenne, d'un petit pays situé directement à sa frontière, dans une zone où, comme vous l'avez dit, de grandes puissances mondiales se font concurrence?
:
Merci, monsieur le président.
Pour répondre à la question du député, malheureusement, je ne pense pas que l'Union européenne ait été un modèle de courage relativement au Kosovo.
Par ailleurs, je pense que l'établissement d'une paix permanente et durable entre la Serbie et le Kosovo est un objectif assez important pour justifier l'étude de mesures qui, dans d'autres circonstances, n'auraient pas à être envisagées. Je n'ai pas besoin d'expliquer aux membres de ce comité l'extraordinaire interpénétration des peuples et des groupes ethniques dans l'ensemble des Balkans, et l'immense difficulté d'une quelconque division chirurgicale de tout territoire correspondant exactement à un conglomérat ethnique.
Toutefois, si l'on apportait des ajustements modérés aux frontières qui conduiraient rapidement à une paix permanente entre Belgrade et le Kosovo, je pense que l'Union européenne serait poussée à prendre des mesures adéquates, ce qu'elle n'a pas fait jusqu'à présent.
Évidemment, tout est ici dans les détails, et si cela équivalait à demander à la Tchécoslovaquie de renoncer à la région des Sudètes, personne ne pourrait raisonnablement y être favorable. Je pense qu'il vaut la peine d'envisager des ajustements modérés.
:
J'aimerais en fait débattre de cela avec vous.
Vous venez vous-même de dire combien il serait difficile de créer des frontières d'une précision chirurgicale dans des territoires où il y a eu beaucoup de mélanges ethniques. Comme vous l'avez également dit, les Balkans ont une histoire. Dès que les frontières commencent à bouger dans cette région, la situation devient habituellement incontrôlable, et on assiste à des massacres.
Ces ajustements ne pourraient-ils pas également engendrer le retour des principes préalables à la Seconde Guerre mondiale de la loi du plus fort et bénéficier directement au Kremlin pour ce qui est de la question de la Crimée, du Donbass, comme vous l'avez mentionné, de la Transnistrie, de l'Ossétie du Sud ou de l'Abkhazie, un ordre mondial très différent?
Bien que cela puisse paraître insignifiant, cette solution présente deux graves dangers. Tout d'abord, elle pourrait avoir un effet domino et les choses pourraient très mal tourner, et, évidemment, le Kremlin adore le chaos. Les Russes ont prouvé, dans de nombreuses régions du monde, qu'ils sont très habiles pour travailler dans ces circonstances. Ensuite, cela porte atteinte au principe de l'inviolabilité des ordres.
:
Merci, monsieur le président.
Monsieur Galston, j'ai mentionné le livre de Stephen Harper. Dernièrement, j'ai lu un autre livre à ce sujet, que je trouve très intéressant. Il s'agit de How Democracies Die. Je suis certaine que vous en connaissez également les auteurs: M. Levitsky et M. Ziblatt.
Dans ce livre, on parle beaucoup de non-exercice de droits. C'est un sujet que nos témoins précédents ont souvent mentionné, l'érosion de la démocratie au fil du temps. Je regrette de le dire, mais je pense que c'est peut-être également ce qui se produit au Canada avec le gouvernement actuel. Nous passons d'une véritable démocratie à une démocratie viciée, d'après l'indice de démocratie de 2018 de la Economist Intelligence Unit. Non seulement cela, mais je suis certaine que vous avez peut-être lu les articles récents du New York Times qui tirent les mêmes conclusions, conclusions que, selon moi, la Brookings Institution pourrait aussi appuyer.
Vous pourriez peut-être parler du non-exercice de droits dans les pays européens dont nous parlons aujourd'hui et de ce que le Canada peut faire pour le décourager, pour empêcher l'érosion de l'État de droit et de ces coutumes historiques qui préservent la démocratie, non seulement chez nous, mais dans toutes les démocraties établies et naissantes du monde entier.
J'aimerais revenir à ce que vous disiez sur le rôle des grandes puissances. Plus particulièrement, vous avez parlé des Balkans. Nous savons notamment que l'un des objectifs de la Russie est la déstabilisation, non seulement des pays qui ont déjà réalisé la transition, mais également des démocraties établies. Nous l'avons observé dans de nombreuses régions.
Ce qui me préoccupe au sujet du remaniement des frontières dans cette région est notamment que lorsque l'on commence, il se produit un effet domino. Il y aurait ensuite la République serbe, la Macédoine du Nord, les Albanais. Je me demande dans quelle mesure il pourrait s'agir d'un effort de déstabilisation. Plus important encore, je m'intéresse à l'intersection entre l'autoritarisme et le nationalisme, car, en particulier dans les pays en transition, par exemple l'ex-Yougoslavie, on a la nostalgie de la bonne vieille époque de Tito, parce qu'il maîtrisait les nationalistes et parce que le pays connaissait la prospérité. On idéalise ce passé autoritaire, car on estime que la démocratie présente des lacunes et qu'elle n'a pas nécessairement tenu ses promesses. Vous avez mentionné le chômage chez les jeunes et d'autres problèmes de ce type.
Où se trouve l'intersection? Nous avons parlé de nationalisme, mais il était, d'une certaine façon, maîtrisé par l'autoritarisme. Nous voulons évidemment que les démocraties prospèrent. Nous ne voulons pas qu'elles soient déstabilisées.
:
Parfait. Merci, monsieur le président.
Ma première question porte sur l'approche belliciste par rapport à l'approche diplomatique. Quand on pense à certains endroits, par exemple le Venezuela... Je suis désolée d'y faire de nouveau référence dans un contexte européen, mais j'y reviens parce que ce qui rend l'intervention du monde libre si difficile, c'est la présence très importante de la Russie et de la Chine qui exploitent des ressources là-bas.
Nous devons donc interagir avec de grandes puissances, pas en tant qu'Américains, mais en tant que Canadiens. Je vous demande conseil, je le rappelle, au nom de la nation, au nom du Canada, quant à l'approche qui serait, selon vous, la plus fructueuse pour traiter avec les autres grandes puissances, comme les États-Unis semblent maintenant les appeler — mais je suis désolée, le terme exact que j'ai appris à la Commission trilatérale m'échappe pour l'instant. Quelle est la meilleure attitude, la meilleure approche, que le Canada peut adopter par rapport à ces deux autres, comment dirais-je, grandes puissances en devenir, de façon bilatérale [Difficultés techniques] à l'international?