FAAE Réunion de comité
Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.
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Comité permanent des affaires étrangères et du développement international
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TÉMOIGNAGES
Le jeudi 11 avril 2019
[Enregistrement électronique]
[Traduction]
La séance est ouverte. Bienvenue à la 136e réunion du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international. Nous en sommes au deuxième jour des audiences sur notre étude des menaces qui pèsent sur la démocratie libérale en Europe.
Nous avons le plaisir d'avoir avec nous ce matin, dans notre premier groupe de témoins, M. Yascha Mounk, de Washington, D.C. M. Mounk est professeur agrégé à la School of Advanced International Studies et à l'Agora Institute de l'Université Johns Hopkins. Il est aussi conseiller principal pour l'organisme Protect Democracy et agrégé supérieur de recherches au German Marshall Fund. Bonjour, monsieur Mounk.
Nous accueillons également ici, à Ottawa, M. Cas Mudde, professeur d'affaires internationales à la School of Public and International Affairs de l'Université de la Georgie.
Je souhaite la bienvenue à nos deux témoins et je les remercie d'être avec nous. Monsieur Mounk, je pense que nous devrions commencer par vous, puisque vous vous joignez à nous par vidéoconférence et qu'il arrive parfois que nous éprouvions de petits problèmes. Nous commencerons par vous, et vous disposerez d'environ 10 minutes. Nous passerons ensuite directement à M. Mudde, après quoi nous donnerons la parole aux membres du comité, qui auront sûrement des questions pertinentes à vous poser ce matin.
Sur ce, je vous cède la parole, monsieur Mounk.
Tout d'abord, je tiens à m'excuser de ne pas être présent à Ottawa aujourd'hui. J'espère pouvoir y être à une autre occasion.
Je voudrais parler de trois points principaux. Je veux d'abord souligner que le populisme n'est plus une force politique marginale en Europe. C'est en fait la force déterminante, et c'est principalement ce qui cause la fracture de la démocratie libérale en ce moment. Ensuite, j'expliquerai comment et pourquoi ce populisme menace la démocratie libérale, et enfin, je parlerai un peu de ce que pourraient être les conséquences, selon moi, pour le Canada en particulier.
La première chose à souligner, c'est que les quatre plus grandes démocraties du monde sont maintenant dirigées par des populistes autoritaires, non seulement notre voisin du Sud, à Washington D.C., mais aussi le Brésil, l'Inde, et sans doute l'Indonésie.
En Europe, le nombre de gouvernements populistes a grimpé; il est passé de 7 en 2000 à environ 15 ou 16 actuellement. La proportion moyenne du vote qu'obtiennent les partis populistes lors d'élections nationales est passée d'environ 8 % en 2000 à plus de 26 % aujourd'hui, et la tendance est à la hausse. Nous verrons probablement un résultat record pour les partis populistes lors des prochaines élections européennes.
« De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l'Adriatique, un rideau de fer s'est abattu sur le [coeur de l'Europe]. » Ce qui frappe, quand on songe à cette célèbre phrase de Winston Churchill, c'est qu'il est maintenant possible de longer ce rideau de fer dans des pays comme la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, l'Autriche et l'Italie sans jamais mettre les pieds dans un pays qui n'est pas gouverné par des populistes.
C'est le premier point. Nous devons cesser de les considérer comme des mouvements politiques d'insurrection, comme des mouvements politiques marginaux. Ils sont maintenant, à bien des égards, la force politique dominante dans de vastes régions d'Europe.
La question est de savoir pourquoi c'est un danger pour la démocratie. Pourquoi devrions-nous parler de populisme autoritaire lors d'une séance qui porte sur les menaces à la démocratie? Pour le comprendre, je pense qu'il est utile de réfléchir à la nature du populisme, un sujet sur lequel Cas Mudde et d'autres personnes présentes aujourd'hui ont fait beaucoup de recherches également.
Selon moi, il est un peu curieux que nous considérions certains des chiffres que j'ai mentionnés comme étant liés. À première vue, on ne sait pas trop pourquoi on devrait considérer que des gens comme Donald Trump, aux États-Unis, Recep Tayyip Erdogan, en Turquie, Viktor Orbán, en Hongrie, et Hugo Chávez et maintenant Nicolas Maduro, au Venezuela, font partie du même genre de mouvement politique. Après tout, ils ont des idéologies profondément différentes, en particulier sur le plan des politiques économiques, certains étant considérés comme de la gauche, et d'autres, de la droite.
Ils ont également des ennemis bien différents. Certains, par exemple, tendent à victimiser et à vilipender les musulmans. D'autres, comme Recep Tayyip Erdogan, en Turquie, tendent à victimiser et à vilipender quiconque n'est pas musulman. Ils n'ont pas d'ennemis communs.
Ce qu'ils ont en commun, c'est une certaine forme de discours, une manière d'envisager la politique et de comprendre la nature de la politique. Ce qu'ils ont en commun, c'est qu'ils affirment tous que la véritable cause des problèmes politiques, ce sont les dirigeants qui sont corrompus, qui servent leurs propres intérêts et qui se soucient davantage des groupes minoritaires que des gens « comme vous et moi ».
Ils en viennent donc à la conclusion que la seule manière de s'attaquer à ce problème, c'est d'avoir un dirigeant qui représente réellement les gens, qui se débarrasse de toutes les structures actuelles du pouvoir et qui défend les intérêts des gens ordinaires.
L'élément distinctif, ici, n'est pas seulement l'affirmation voulant que les problèmes soient causés par le gouvernement ou les politiciens actuels et que l'opposition puisse faire mieux, ou que la politique ait besoin de nouveaux visages et peut-être même de nouveaux partis. Tout cela fait légitimement partie de la politique démocratique. L'élément distinctif de ces affirmations populistes, c'est de dire que ce sont eux, et eux seuls, qui peuvent représenter la population, et que quiconque est en désaccord avec eux n'a par le fait même aucune légitimité.
Cela permet de comprendre pourquoi, pendant un certain temps, les populistes ont tendance à faire tant de dommages une fois qu'ils sont au pouvoir.
Ce que nous observons dans nombre de ces pays, c'est que dès leur arrivée au pouvoir, ils commencent à discréditer les membres de l'opposition, les désignant comme des traîtres plutôt que des membres de la loyale opposition de Sa Majesté. Ils commencent à dire que les institutions indépendantes qui limiteraient leur pouvoir et qui pourraient résister à la mainmise de l'exécutif, comme les tribunaux, sont des « ennemis du peuple » ou des « soi-disant juges ». Ils sont très souvent portés à s'attaquer à la presse, affirmant que lorsqu'elle s'en prend au gouvernement ou qu'elle le critique, elle s'en prend à la population.
Si nos systèmes politiques sont des démocraties libérales attachées aux principes de liberté individuelle et de gouvernement autonome collectif, c'est souvent l'élément libéral du système politique qui subit les premiers dommages. Cela mine les droits individuels, en particulier ceux des minorités, et va à l'encontre de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs.
Les dommages ne se limitent toutefois pas à cela, car une fois que ces gouvernements ont fait en sorte que le système judiciaire dépende de leur volonté et de leurs caprices, une fois qu'ils ont réussi à limiter la liberté de la presse, une fois qu'ils ont réussi à vilipender l'opposition et à changer les règles électorales dans de nombreux pays, l'élément démocratique lui-même est menacé. Nous avons vu cela se produire dans des pays comme la Hongrie, qui est membre de l'Union européenne et de l'OTAN, qui a une histoire démocratique de longue date, depuis 25 ans, et qui, selon les politicologues, était à l'abri d'un recul sur le plan démocratique. À mon avis, Viktor Orbán, premier ministre élu démocratiquement, ne peut plus désormais être chassé du pouvoir dans le cadre d'élections libres et justes.
Quelles conséquences cela pourrait-il avoir pour le Canada? Je vais souligner trois éléments principaux qui devraient, selon moi, vous préoccuper.
Le premier élément concerne les affaires et le commerce. Les entreprises canadiennes qui font des affaires en Europe et ailleurs dans le monde comptent sur la primauté du droit. Elles présument que leurs investissements seront protégés pour des décennies et que le succès de leurs investissements dépend de la qualité de leurs produits plutôt que des relations politiques. Or, ce n'est plus une certitude dans les pays où des populistes accèdent au pouvoir et portent atteinte à la primauté du droit. Il peut y avoir des menaces à la propriété privée, mais surtout, il peut y avoir des moyens informels de désavantager les entreprises qui ne suivent pas une certaine ligne politique ou qui n'ont pas d'alliés auprès d'un dirigeant de plus en plus puissant.
Le deuxième élément qui est très important concerne les échanges commerciaux. On voit une forme de politique qui, bien souvent, n'est pas fondée sur des faits et qui favorise les peurs irrationnelles plutôt que les preuves scientifiques. Comme nous l'avons vu dans le cadre du processus de ratification de l'accord de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne, cela peut mener à des campagnes de désinformation qui ont comme conséquence qu'il est beaucoup plus difficile de persuader les gens d'accepter d'importants accords commerciaux.
Le troisième élément concerne évidemment les forces armées. Au fil du temps, nous avons été témoins de l'arrivée de populistes et, dans certains cas, de purs dictateurs dans des États membres de l'OTAN. Cette situation met à rude épreuve cette alliance militaire très importante. Les populistes ont souvent de la sympathie pour d'autres régimes dictatoriaux; nous observons donc un réel rapprochement entre plusieurs pays dirigés par des populistes en Europe, ou des gouvernements ayant un solide élément populiste en commun avec la Russie et, dans une certaine mesure, avec la Chine et d'autres adversaires de démocraties libérales comme le Canada et les États-Unis.
Le dernier point dont je veux parler englobe tous les autres. On peut penser que la menace à la démocratie libérale et en particulier aux intérêts du Canada vient seulement des gouvernements populistes actuels, mais je crois qu'il existe même une menace stratégique plus profonde, soit l'incertitude. Il est très difficile de maintenir une alliance militaire et de compter sur les accords de libre-échange lorsqu'on ignore quel pays sera le prochain à tomber dans un populisme autoritaire et, par conséquent, à cesser d'être un partenaire fiable sur le plan militaire et économique.
La menace du populisme vient non seulement des gouvernements populistes existants, mais aussi du fait qu'il est beaucoup plus difficile pour des pays comme le Canada de savoir quel genre de relation ils pourront entretenir dans 5 ou 10 ans avec des pays comme l'Italie, la France, ou même l'Allemagne.
Merci beaucoup.
Merci beaucoup, monsieur le président, et merci au Comité de me donner l'occasion de prendre la parole aujourd'hui.
Étant donné que nous étudions le même domaine, nous avons beaucoup de choses qui se recoupent, alors je vais parler principalement de certains points que Yascha n'a pas mentionnés et en dire un peu plus sur les points dont il a déjà traité.
Je suis d'accord sur le fait que le populisme est la force déterminante actuellement. Toutefois, il importe de souligner que les populistes obtiennent, en moyenne, seulement environ 20 % des votes et que le pourcentage varie de 70 à 80 % dans certains pays à presque zéro dans d'autres. Dans la grande majorité des pays de l'Union européenne, les populistes, qu'ils soient de droite ou de gauche, sont une minorité. La raison pour laquelle ils définissent la politique aujourd'hui, c'est que les autres partis leur permettent d'orienter le programme politique. Je pense que c'est très important. Tous les pays ne sont pas comme la Hongrie où, de façon générale, il n'existe plus d'élections libres et justes et où l'on doit se plier aux règles fixées.
Dans la plupart des pays, des démocrates libéraux autoproclamés fixent encore les règles et contrôlent encore les médias. Cependant, ils ont pratiquement laissé le débat public et les enjeux, ainsi que la détermination des enjeux, aux mains des populistes. C'est un point important, car il met en relief quelque chose de beaucoup plus problématique, à mon sens, qui constitue presque un vide idéologique.
De nos jours, très peu de partis défendent ce qui faisait l'objet, il y a 20 ans, d'un consensus absolu, par exemple l'intégration économique, l'intégration européenne et l'intégration culturelle. Ce sont toutes des choses qui se produisent encore, mais que personne ne défend. Le meilleur exemple, c'est la campagne qui visait le maintien du Royaume-Uni au sein de l'Union européenne durant le référendum: dans l'ensemble, on n'avait rien à dire, sauf que l'autre possibilité était bien pire. On n'a jamais fait valoir ce qu'apportait l'Union européenne, et si l'on ne fait pas la promotion de la démocratie libérale, si l'on ne dit pas aux gens pourquoi c'est une bonne chose, on crée alors un espace pour ceux qui ont un programme, même si c'est un programme très problématique.
Je pense qu'il importe également de comprendre que le pouvoir populiste est différent de ce que nous considérons en général comme un pouvoir autoritaire. Le pouvoir autoritaire prend des mesures qui vont à l'encontre de la loi. Il y a des violations flagrantes de la loi. Les habiles populistes, eux, ne dérogent pas à la loi; ils contrôlent la loi. Il n'y a pas meilleur exemple que celui de Viktor Orbán, en Hongrie, qui, grâce à une série de changements très opportuns, a modifié légalement l'ensemble du système afin de l'utiliser à son avantage.
C'est ce que la spécialiste américaine Kim Lane Scheppele appelle l'« État Frankenstein », où chaque loi, prise individuellement, est totalement démocratique. D'ailleurs, Orbán s'assure toujours que chaque loi existe aussi ailleurs. Lorsqu'il fait l'objet de critiques à propos d'une loi, il peut dire, par exemple, que la France a cette loi. Dans d'autres cas, il dira que l'Allemagne ou le Canada a cette loi. Le problème, c'est que l'association de toutes ces lois crée un État démocratique antilibéral.
En termes simples, bien des pays ont un système uninominal majoritaire à un tour. Certains n'ont qu'un seul district électoral. C'est parfaitement démocratique, mais lorsqu'on a un système uninominal majoritaire à un tour et un seul district, alors on obtient tout. Il peut y avoir deux règles qui sont chacune tout à fait démocratique, mais quand elles sont combinées, elles peuvent créer un énorme problème. C'est à peu près ainsi que fonctionnent les populistes astucieux. Il est presque impossible de critiquer chaque élément pris individuellement, mais il faut les analyser en les reliant entre eux.
J'aimerais maintenant parler des relations internationales des populistes. Beaucoup d'hypothèses circulent au sujet d'un « populisme international », mais je doute qu'une telle chose existe. D'abord, le populisme est divisé sur le plan idéologique. Les populistes de gauche collaborent rarement avec les populistes de droite.
Cependant, même les populistes d'extrême-droite, qui sont de loin les plus nombreux, partagent principalement un programme négatif, un programme anti-élite, ce qui signifie qu'ils sont également contre l'ordre établi à l'échelon international. Ils sont eurosceptiques. Ils sont sceptiques à l'égard de toute forme de multinationalisme, que ce soit à l'OTAN ou à l'ONU.
Par contre, ils divergent d'opinions sur toutes sortes d'enjeux. Par exemple, certains partis sont plutôt proaméricains — chez les Néerlandais ou les Polonais — et beaucoup sont antiaméricains, en particulier dans l'Est et le Sud de l'Europe. La position sur Israël est très différente. Certains sont devenus totalement pro-Israël, d'autres sont toujours farouchement opposés à Israël, presque antisémites. Ils ont des opinions très différentes sur l'OTAN; certains partis populistes baltes ou polonais d'extrême-droite considèrent l'organisation comme étant absolument essentielle, alors que d'autres font preuve de scepticisme.
Ils sont sceptiques à propos de l'ONU, bien que ce soit davantage une fascination ou une obsession de la droite radicale populiste américaine, et ils sont même très divisés au sujet de l'Union européenne. Aujourd'hui, en raison du Brexit et de la façon dont les choses évoluent, rares sont les partis qui réclament encore ouvertement la sortie du Royaume-Uni. Ils sont nombreux, en partie en raison de leur succès grandissant, à ne plus vouloir désormais sortir de l'Union européenne. Ils veulent plutôt la transformer, la façonner à leur image. C'est ce que souhaite vivement Viktor Orbán, et c'est dans une certaine mesure ce que souhaite Matteo Salvini en Italie.
Ils sont toutefois confrontés à certains problèmes, car au bout du compte, ils sont toujours des nationalistes, et leurs intérêts nationaux sont plus importants que tout le reste. Nous en voyons un bon exemple avec la prétendue crise de l'immigration, qui est un facteur important, évidemment, du succès récent que connaissent ces partis.
Viktor Orbán, en Hongrie, veut conserver les immigrants parce que s'il ne le fait pas, il devra en accueillir plus, alors que l'Italie ne veut pas conserver les immigrants parce qu'ainsi, elle en aura moins. Bon nombre des arguments sur lesquels ces populistes ont beaucoup insisté lorsqu'ils étaient dans l'opposition leur posent problème maintenant qu'ils sont au pouvoir. Je pense que c'est important. Je suis d'accord avec Yascha: l'insécurité est problématique. Je crois que celle qui provient de la Maison-Blanche est très différente de celle qui provient de divers autres pays. Ce que fait la Hongrie est beaucoup moins important, bien sûr, que ce que font les États-Unis.
Cependant, au bout du compte, très peu de ces gouvernements ont accompli des choses importantes. L'Italie en est un bon exemple. Le nouveau gouvernement populiste est arrivé au pouvoir avec beaucoup d'assurance. Il n'allait pas faire ceci et il allait faire cela, mais en fin de compte, les populistes ont en quelque sorte changé leur fusil d'épaule. Ils peuvent encore faire des dégâts, mais jusqu'ici, ils n'ont pas vraiment offert de solution de rechange. Ils s'emploient principalement à nuire à l'ordre existant. Encore une fois, Donald Trump en est un très bon exemple. Il ne fait pas tomber l'OTAN, ni même le traité sur le climat. Il s'en retire simplement, ce qui laisse de la place pour d'autres et crée de la confusion.
C'est à peu près ce que fait le populisme. C'est un signal d'alarme pour les forces démocratiques libérales, qui sont encore en situation majoritaire, afin qu'elles ne proposent pas seulement un programme antipopuliste, qui serait lui aussi conflictuel et moral, mais une solution de remplacement positive, libérale et démocratique. Je crois que c'est ce qui nous manque actuellement.
Merci beaucoup.
Merci beaucoup, monsieur Mudde. Merci à vous deux.
Nous allons passer directement aux questions. Je crois que nous allons commencer par Mme Kusie.
Merci, monsieur le président.
Monsieur Mounk, pourriez-vous nous parler plus en détail du populisme américain par rapport au populisme européen? Selon vous, quelles sont les similitudes et les différences qui existent entre les deux?
Merci beaucoup. C'est une question importante.
Je crois qu'il y a beaucoup de similarités sur le plan idéologique. Encore une fois, je pense que la principale force motrice du populisme est l'élément contestataire, qui discrédite essentiellement toute personne qui est en désaccord avec ces forces. On voit que c'est très similaire, que ce soit avec Donald Trump, le gouvernement polonais, le gouvernement hongrois ou les plus grands mouvements populistes émergents, même dans des pays comme l'Allemagne ou la Scandinavie.
L'une des grandes différences, c'est que beaucoup de forces populistes européennes sont mieux placées pour miner le système politique parce qu'elles ont réussi à créer des organisations, de sorte que lorsqu'elles accèdent au pouvoir, elles peuvent nommer bien des gens qui ont des vues similaires aux leurs. Dans de nombreux pays d'Europe, elles commencent à posséder de l'expérience et des compétences sur le plan gouvernemental, étant donné qu'elles sont au pouvoir à bien des endroits depuis une dizaine d'années. Elles ont accumulé de l'expérience comme gouvernement, et je crois qu'elles ont parfois de solides capacités de mener à bien leur programme.
Ce que nous voyons aux États-Unis n'est pas la montée d'un nouveau parti populiste qui gagne lentement des appuis et qui finit par accéder au pouvoir, mais la prise de contrôle hostile d'un parti politique préexistant par un populiste. De toute évidence, ces deux dernières années et demie, Donald Trump a réussi à bien s'entourer et à transformer le Parti républicain en une force populiste dans une mesure bien plus grande que les gens auraient pu l'imaginer quand il a été élu à l'automne 2016. Cependant, je pense que la combinaison du manque d'expérience de Donald Trump lui-même sur le plan administratif et gouvernemental et de l'absence d'une organisation cohérente autour de lui, fermement engagée à mettre en oeuvre son programme, l'empêche en quelque sorte d'accomplir ce qu'il veut accomplir.
Pour moi, la question fondamentale est de savoir ce qui arrivera aux États-Unis si le populisme conserve le contrôle du Parti républicain après 2020 ou 2024 et si on se retrouve avec un président et une administration, une cohorte de gens qui sont favorables, du point de vue idéologique, à ce que prône Donald Trump. Je crois qu'à ce moment-là, les dommages au système pourraient être beaucoup plus importants que ce que nous voyons actuellement.
Merci.
Monsieur Mudde, dans votre évaluation des démocraties, vous avez abordé le concept de « retenue » et l'érosion graduelle de la démocratie au fil du temps.
Je suis une ancienne diplomate. J'ai passé le gros de ma carrière en Amérique, alors je songe évidemment à Maduro au Venezuela, où l'on a assisté à l'érosion des pouvoirs législatif et judiciaire et, ultimement, des médias. Pouvez-vous nous parler de ce qu'il est advenu de cette retenue dans les pays d'Europe dirigés par des populistes?
Dans leur ouvrage, Levitsky et Ziblatt utilisent le terme « retenue ». D'aucuns estiment que les politiciens devraient généralement faire preuve de retenue pour éviter les abus.
Ce que le populisme met notamment en lumière, dans une certaine mesure, c'est la faiblesse de nombreux systèmes. Bien des démocraties libérales supposent l'exercice d'une retenue, c'est-à-dire que les gens s'abstiennent d'utiliser pleinement le pouvoir que la loi leur confère. Dans une large mesure, c'est ce qui s'est produit la plupart du temps, souvent parce que les différents partis ne détenaient pas le pouvoir à eux seuls.
Il existe une grande différence entre la Hongrie, par exemple, et l'Autriche. En Autriche, les populistes de droite doivent partager le pouvoir avec un autre parti, qui a fait des pieds et des mains pour les accommoder, mais qui continue de les tenir sous sa coupe, ce qui fait que le FPO est forcé de faire preuve de retenue. Or, rien ne retient Orban. Je soutiens qu'un parti libéral-démocrate exprimerait plus de retenue qu'Orban, mais si ce parti détenait le pouvoir à lui seul, il irait plus loin.
Une des choses les plus remarquables — et les États-Unis représentent l'exemple parfait, mais il y a d'autres pays aussi —, c'est que cette conjoncture est riche en enseignements. Elle nous montre qu'un grand pan de notre système n'est pas soumis à des règles et qu'il repose purement et simplement sur la confiance. On suppose que les gens vont se comporter démocratiquement.
Cela m'amène à ma dernière question. Vous avez parlé d'un vide idéologique qui ouvre la porte au populisme. Selon vous, d'où vient ce vide idéologique? Car il s'agit bien de cela. On comble un vide.
Pour être franc, je pense que c'est une question de réussite. La démocratie sociale a succombé sous le poids de sa propre réussite. L'État-providence a rempli la plupart des objectifs de son programme initial. Pratiquement de la même façon, les néo-libéraux ont imposé leur hégémonie idéologique, axée sur le marché. Il en va de même de l'européisme. Dès qu'une idéologie s'est implantée et que tout le monde y adhère — ou du moins fait comme si —, on arrête d'en discuter. Plus besoin de faire valoir les bienfaits fondamentaux de cette idéologie. On se met à parler de détails.
Tout cela est bien beau quand tout va bien, mais quand frappe une grave récession ou une crise des réfugiés, il faut davantage que de petits rajustements ici et là. La réussite a fait disparaître tout débat idéologique fondamental.
Bonjour et bienvenue à tous.
Monsieur Mounk, je commence avec vous. Vous avez écrit quelque chose qui m'a quelque peu troublé et j'espère que vous pourrez m'aider à mieux comprendre vos propos. Vous avez écrit que le nationalisme était susceptible de demeurer une force politique déterminante pendant encore un certain temps. Vous avez aussi écrit que la seule manière de faire contrepoids au potentiel destructeur du nationalisme était de se battre pour avoir une société où l'identité collective transcende les limites ethniques et religieuses.
Ce que je retiens de certains de vos écrits, c'est que la nuance entre patriotisme et nationalisme est ténue.
Avez-vous des conseils à donner sur la façon de promouvoir un patriotisme positif et de lutter contre une forme négative de nationalisme?
Voilà une question importante. Pour mettre les choses en perspective, je précise que je suis un Juif qui a grandi en Allemagne. Comme vous pouvez l'imaginer, l'idée d'un nationalisme défensif ou même du patriotisme ne va pas de soi pour moi.
Dans ma jeunesse, je nourrissais l'espoir que nous arriverions à éradiquer certaines formes de nationalisme et à faire en sorte qu'elles appartiennent au XXe siècle, qu'elles ont si cruellement façonné. Or, aujourd'hui, le nationalisme demeure une force incroyablement puissante dans toutes les régions du monde. Il réussit même à unir le monde démocratique et certaines régions non démocratiques.
Là où nous avons tenté de réprimer quelque peu le nationalisme, nous le voyons resurgir et nous montrer son visage le plus laid. Les gens se disent: « Vous m'empêchez d'exprimer telle ou telle identité. Je vais vous montrer. »
Vous avez fait une distinction, à l'instar de beaucoup d'universitaires, entre patriotisme et nationalisme. Cette distinction me laisse un peu sceptique. Je crois que c'est un peu trop facile. Il y aurait donc une forme merveilleuse et positive qui repose sur la solidarité et toutes sortes de belles choses: le patriotisme. Puis, il y aurait cette forme dangereuse et terrible: le nationalisme.
À mes yeux, il s'agit du même phénomène, qui peut s'exprimer positivement ou négativement. Je vois le nationalisme comme un animal à moitié domestiqué. Il nous revient non pas de le vaincre, mais de continuer sa domestication. Il sera toujours dangereux, mais le mieux que nous puissions faire, c'est d'essayer de l'interpréter d'une manière inclusive et propre à définir ce que signifie être Allemand ou Italien. J'estime que le Canada donne l'exemple à cet égard. Des personnes d'origines ethniques, de confessions et de nationalités différentes peuvent se sentir et être considérées comme des Canadiens à part entière. Au nationalisme d'exclusion il convient d'opposer un patriotisme ou un nationalisme axé sur l'inclusion, au lieu de prétendre qu'il est possible de vaincre toutes les formes.
Monsieur Mudde, j'ai une question pour vous.
Vous avez abondamment écrit sur les élections européennes de mai. Vous avez notamment écrit que M. Salvini jouait désormais un rôle de premier plan. Il y a le parti des conservateurs et réformistes européens, l'ECR, et le parti de l'Europe des nations et des libertés. Vous avez écrit que le Brexit et certains changements au Parlement européen allaient créer une sorte d'« ECR-plus », au sein duquel MM. Salvini et Kaczynski joueraient des rôles importants. Vous avez parlé des partis de la droite radicale, précisant que certains connaissaient du succès. Vous avez mentionné un taux de 20 %.
Il existe d'autres partis maintenant, comme le parti Alternative pour l'Allemagne et le parti Vox, en Espagne.
Les élections européennes seront-elles le reflet du sentiment national exprimé dans ces pays, ou l'inverse? J'essaie de déterminer le lien. La montée de la droite radicale dans les pays se répercutera-t-elle dans les élections européennes?
Par ailleurs, vous avez parlé de partis radicaux et de certains systèmes politiques en Europe. Un grand nombre de ces partis de la droite radicale cesseront d'être dans la marge, car les partis centristes auront besoin de leur appui pour gouverner.
Voilà les deux questions que je vous pose.
Merci beaucoup. Ce sont là d'excellentes questions, mais des questions complexes.
Pour dire les choses de manière simpliste, les élections européennes ont toujours été essentiellement des élections à caractère national. En effet, les enjeux débattus sont des enjeux nationaux plutôt que des enjeux européens. La donne a changé un peu, tout particulièrement dans les pays qui ont tenu des référendums sur des dossiers intéressant l'Europe. Les élections portent donc un peu plus sur l'Europe. Les deux sont intimement liés de toute manière, car les élites nationales sont aussi les élites européennes.
Grosso modo, je m'attends à ce que le populisme en général et l'extrême-droite populiste gagnent du terrain en 2019, et ce, parce que c'est ce que nous avons constaté aux élections de 2014 et de 2009. Certains partis vont disparaître; d'autres vont surgir.
La question centrale n'est pas tant combien de sièges les populistes vont remporter au total, mais combien de sièges ils pourront réunir en un seul groupe. Il est difficile d'avancer des hypothèses. Salvini a organisé une grande rencontre au cours de laquelle il devait présenter le nouveau groupe. En fin de compte, ni Kaczynski ni Orban n'y était. Pour ma part, je crois qu'Orban est la seule personne capable de fédérer tous ces partis.
Bien des petits partis, surtout des partis d'Europe de l'Ouest, ne veulent pas être dirigés par Kaczynski et son parti, Droit et justice. Pour eux, c'est un parti trop catholique, trop régional. Ils voient Orban comme un acteur européen, mais Orban cherchera à s'accrocher au Parti populaire européen aussi longtemps que possible, car celui-ci est mieux à même de le protéger que tout autre nouveau groupe.
La question de l'intégration des mouvements radicaux sur l'échiquier politique est extrêmement importante. Cela touche surtout l'extrême-droite populiste et son nationalisme xénophobe qui s'appuie sur le nativisme, davantage que son populisme, pour des raisons évidentes. Il est un peu plus difficile d'être populiste quand on est un parti traditionnel vieux de plusieurs décennies. Il est de plus en plus ardu de voir objectivement la démarcation entre certains partis traditionnels et certains partis de l'extrême-droite populiste. Au Royaume-Uni, il y a le Parti conservateur et l'UKIP, par exemple. En France, il y a les Républicains et le Rassemblement national. Il y a l'OVP et le FPO. Il y a l'Union chrétienne-sociale en Bavière et Alternative pour l'Allemagne.
Il subsiste encore des différences entre ces formations, je crois. Cependant, si on examine leurs discours en campagne électorale, on constate un rapprochement. Ce n'est pas l'extrême-droite qui s'est déplacée vers le centre. Elle tient exactement le même discours. C'est la droite traditionnelle qui cherche à se rapprocher de l'extrême-droite. Dans certains pays, c'est même la gauche traditionnelle.
[Français]
Merci beaucoup, monsieur le président.
Je vais d'abord m'adresser à vous, monsieur Mudde.
J'ai été intrigué par l'idée qu'un vide était à combler, que la social-démocratie avait accompli ce qu'elle avait à accomplir, que le manque de débat avait ouvert la porte au néo-libéralisme, qui avait à son tour accompli ce qu'il avait à accomplir, et que le manque de débat avait ouvert la porte à du populisme autoritaire comme celui que nous voyons présentement.
Premièrement, j'aimerais savoir pourquoi le vide créé a été comblé par le populisme plutôt que par une autre tendance.
Deuxièmement, j'aimerais savoir comment, dans nos démocraties libérales, compte tenu de nos règles du jeu, nous pouvons nous doter de structures de sécurité institutionnelle afin d'empêcher ce genre de dérive, particulièrement en cette époque où les élites suscitent une méfiance qui est effectivement promue par des groupes plus autoritaires ou plus populistes. En outre, les médias sociaux amplifient le tout. Je pense ici au phénomène des fausses nouvelles.
Compte tenu du système et des règles du jeu que nous avons, comment pouvons-nous établir ce genre de sécurité institutionnelle?
[Traduction]
Manifestement, je ne connais pas la bonne réponse, parce que des hypothèses, j'en avance depuis des décennies.
Il est absolument essentiel que les actions menées n'aient pas pour objectif de vaincre le populisme. Une telle solution ne fera pas disparaître la méfiance, le sentiment que la démocratie libérale ne fonctionne pas bien. Il faut plutôt renforcer la démocratie libérale. Par définition, renforcer la démocratie libérale affaiblit le populisme.
Comment s'y prendre? En premier lieu, il s'agit de faire preuve d'honnêteté et d'accepter que divers éléments n'ont pas fonctionné à la perfection. C'est très important, car les tenants du mouvement anti-populisme font comme si les populistes étaient les méchants et eux, les gentils, comme si tout était merveilleux avant. Il est crucial de promouvoir à nouveau l'idéologie. Les gens ne veulent pas seulement savoir comment on élabore telle ou telle politique. Ils veulent comprendre le pourquoi de cette politique. Ils veulent comprendre pourquoi l'Union européenne existe. La plupart des gens n'adhéreront pas à l'idée uniquement pour des raisons économiques. Évidemment, s'ils le font, il suffira d'une grave récession pour qu'ils cessent d'appuyer cette idée.
Au départ, l'argument était « La guerre, plus jamais! ». Mais cet argument n'est plus guère invoqué. De la même manière, les partis sociaux-démocrates ont plus ou moins délaissé l'idée phare de la solidarité internationale. Même chose pour le mouvement chrétien-démocrate. Il faut donner un nouvel élan à l'idéologie et expliquer pourquoi nous appuyons la démocratie libérale. Protéger les minorités ne veut pas dire en protéger une en particulier. Chacun est appelé, à un moment donné, à faire partie d'une minorité. Quand cela se produira, le système lui sera avantageux.
Il faut renforcer le système en mettant de l'avant un programme constructif. Soyons francs. La confiance dans le système s'est effritée sur plusieurs décennies. Une seule belle campagne de relations publiques ne réussira pas à la rebâtir. Pour la restaurer, il faut proposer un programme idéologique clair et le mettre en oeuvre de manière cohérente.
[Français]
Merci beaucoup. C'est vraiment intéressant.
Monsieur Mounk, vous avez parlé de la question du commerce qu'on utilise comme une espèce de paratonnerre qui attire la peur, qui crée la peur, en fait, et qui mène à un certain populisme. Il y a deux jours, nous avons reçu M. Galston, qui nous a dit que le commerce faisait aussi office de catalyseur économique des conditions qui créent le populisme autoritaire. Entre autres choses, bien souvent, les populistes vont attirer une tranche de la population qui se sent délaissée du point de vue économique. Mentionnons, par exemple, les travailleurs de secteurs manufacturiers en déclin dans nos économies et que nos systèmes semblent délaisser.
Pensez-vous que la peur est fondée sur le discours économique du libre-échange et des échanges commerciaux? Les échanges commerciaux ont-ils aussi créé les conditions pour aider à faire croître ce populisme?
C'est une question très importante.
Au cours des dernières années, il y a eu un grand débat au Canada, aux États-Unis ainsi qu'en Europe pour savoir si les causes du populisme étaient complètement économiques ou si elles étaient plutôt liées à l'identité, à l'immigration ou peut-être aux réseaux sociaux. À mon avis, ce sont les trois en même temps.
Pour bien comprendre, il faut d'abord regarder l'idée du statut social. Par exemple, c'est dans les régions les plus isolées, les plus rurales, qui ont un peu moins de croissance économique, que les mouvements populistes sont les plus forts et reçoivent le plus d'appui des gens. C'est ce qu'on voit dans les motifs de soutien des forces populistes dans presque tous les pays. Du coup, c'est clair qu'il y a là un élément économique.
Est-ce que je suis riche, ou est-ce que j'ai un bon travail? Là n'est pas la question, parce que beaucoup de gens qui votent pour le populisme ont un bon travail. Est-ce que je vois un avenir pour ma région? Là est la question. Est-ce que j'ai raison d'être optimiste? Là où je vis et là où je veux que mes enfants continuent à vivre, y aura-t-il une meilleure situation dans 20 ans? Est-ce que je serai dans une partie du pays qui est en train d'être dépassée? Est-ce que mes enfants devront aller dans la capitale ou dans une grande ville pour avoir de vraies perspectives d'avenir? Ce sont là des questions très importantes.
Se trouve aussi liée à cela une question d'immigration, de changement, où l'on cherche à savoir qui est un vrai membre d'une société, par exemple. À mon avis, ce qui est frappant, c'est de s'imaginer dans une petite ville, il y a 40 ans, où beaucoup de gens qui n'étaient peut-être pas les plus riches, les plus intelligents ni les plus doués pouvaient se dire qu'au moins, eux, ils étaient Allemands, et non un de ces immigrés turcs, qu'ils étaient des hommes et que cela leur donnait certains privilèges, ou encore qu'ils n'étaient pas Noirs ou qu'ils ne venaient pas d'Asie. Maintenant — et c'est un changement très positif et honnête —, le chef de l'entreprise où travaillent ces gens est peut-être un immigré turc ou l'enfant d'un immigré turc; la personne qui les représente au Parlement a peut-être ses racines en Afrique ou en Asie. Alors, beaucoup de gens ont du ressentiment du fait d'avoir perdu leur statut social. Ils se rebellent contre cette perte de statut social. C'est un mécanisme très important.
Les réseaux sociaux sont importants, parce que ce sont eux qui permettent à ces gens frustrés d'entrer dans l'arène politique et de dominer le discours politique d'une manière qui n'était peut-être pas possible il y a 20 ou 30 ans.
[Traduction]
Merci, monsieur le président.
Je vous remercie tous les deux de nous avoir fait part ce matin de vos observations judicieuses. Ma question s'adresse à M. Mounk.
L'an dernier, vous avez publié un article intitulé « How Liberals Can Reclaim Nationalism », où vous écriviez que la scène nationaliste est à peu près la même au Canada, aux États-Unis et dans les pays d'Europe. Je me demande donc si vous croyez qu'il existe une montée du nationalisme au Canada.
Comment s'attaque-t-on au problème dans un pays démocratique tel que le Canada?
En répondant à une question précédente, j'ai pu expliquer un peu comment je conçois le patriotisme et le nationalisme, mais c'est intéressant de se pencher sur la question dans le contexte canadien. Je pense qu'il y a une différence notable entre le Canada et les États-Unis, d'une part, et l'Europe de l'Ouest, d'autre part: jusqu'à tout récemment, la plupart des pays d'Europe avaient une conception extrêmement monoethnique et monoculturelle de la citoyenneté et de l'identité nationale. Si, en 1960, vous étiez allés dans les rues de Berlin, de Rome ou de Stockholm en 1960 pour demander aux gens: « Qui est vraiment à sa place dans cette société? », la plupart d'entre eux vous auraient répondu tout de go: « Les gens qui me ressemblent. Les gens qui vivent dans cette partie du monde depuis des générations. » Les choses sont en train de changer en Europe, mais c'est un changement récent, et de grands pans de la population ne l'acceptent pas encore pleinement.
Je pense que la situation aux États-Unis et, peut-être surtout, au Canada est légèrement différente. Il s'agit de deux sociétés qui sont multiethniques depuis le début, qui ont toujours reposé sur l'immigration. Je pense que ce qui fait que quelqu'un est un Canadien — sa citoyenneté, son allégeance à un ensemble de valeurs et de règles communes — a des racines historiques beaucoup plus profondes. Là où il y a une ressemblance, évidemment, c'est qu'il y a 30 ou 40 ans, au Canada comme en Europe, certains groupes étaient privilégiés. Ils jouissaient d'avantages concrets du fait de la couleur de leur peau, de leur religion et ainsi de suite. Le Canada a fait d'immenses progrès à ce chapitre, mais il reste encore du pain sur la planche. Par ailleurs, certaines personnes qui jouissaient naguère de privilèges sont amères. Elles ont l'impression que leur statut social est menacé exactement comme je l'ai expliqué en réponse à la dernière question.
Je pense que pour régler le problème, il faut continuer de cultiver un patriotisme sain, comme le fait le Canada, où il y a une forte allégeance au drapeau et à d'autres choses. Je trouve aussi nécessaire de souligner ce que nous avons tous en commun. Nous devons...
Si je puis me permettre, monsieur Mounk, pensez-vous que le Canada est un bon exemple de démocratie libérale?
Je ne dirai rien d'autre au comité.
Oui, je le pense, évidemment. Selon moi, le Canada doit faire deux choses en parallèle. Primo, il doit faire le nécessaire pour que tout le monde jouisse des mêmes perspectives, quelles que soient son origine ou la couleur de sa peau, et insister sur ce principe. Secundo, il doit faire ressortir concrètement le fait que les gens, même lorsqu'ils appartiennent à des groupes différents, ont des choses en commun. Je perçois parfois un danger dans le fait que certaines sociétés, et le Canada sans doute plus que d'autres, soulignent et célèbrent les différences plutôt que les similitudes, ce qui, pour le bien de la solidarité sociale à long terme, m'apparaît contreproductif.
Ma prochaine question, monsieur Mounk, porte sur le déclin de la démocratie. Quelle en est selon vous la cause? Est-ce l'ignorance pure et simple ou plutôt le fait que des gens ont l'intelligence de parler plutôt de populisme pour bien cacher leur jeu? Pour moi, selon ce que je comprends, le populisme se situe entre la démocratie et le nationalisme. Croyez-vous que, selon la tendance actuelle, des gens intelligents se cachent derrière ce mot pour apparaître intelligents et respectueux de la loi afin, au bout du compte, de continuer quand même à tout contrôler? Qu'en pensez-vous?
Je ne crois pas que ce soit forcément une question d'intelligence. Je suis par ailleurs très sceptique relativement aux fameuses « fausses nouvelles » et au fait que les personnes les mieux informées seraient favorables aux politiques démocratiques libérales alors que les moins informées appuieraient plutôt les politiques populistes. Je pense que, dans une large mesure, tout dépend de ses intérêts économiques, culturels et sexospécifiques propres, tels qu'on les perçoit.
Des études successives ont montré que les citadins les plus scolarisés sont, par exemple, favorables à l'intégration européenne. Certaines personnes disent que c'est parce qu'ils sont plus intelligents. Non: ils sont plus scolarisés et ils vivent dans les centres urbains, alors il s'agit des gens et des endroits qui jouissent le plus des retombées de l'intégration européenne. Lorsque l'on est moins scolarisé et que l'on vit en périphérie, dans les régions à vocation industrielle, comme la Rust Belt, les retombées sont moindres. Je pense que les deux groupes veillent à leurs propres intérêts. Je ne crois pas que, systématiquement, leurs décisions respectives soient si différentes.
Faut-il en conclure que les démocrates libéraux ont laissé tomber les gens qui votent aujourd'hui pour l'extrême-droite populiste? Ces gens sont-ils en quelque sorte les « perdants » de la modernisation? Seule une petite minorité d'entre eux le sont. C'est d'ailleurs l'un des plus gros problèmes. Si l'on en croit le cliché, la base des partis populistes se compose presque exclusivement d'hommes, d'ouvriers blancs, sauf qu'ils ne forment qu'une petite portion de la population.
De surcroît, dans bien des cas, ce ne sont pas ces hommes qui ont le plus souffert du système. Les minorités non blanches en ont beaucoup plus souffert. Les femmes en ont beaucoup plus souffert. Tout revient à deux questions: est-ce qu'il y a un sentiment d'injustice et — c'est selon moi crucial — est-ce que la société en général reconnaît cette injustice. Voilà où nous avons tous un rôle à jouer. Après la victoire de Donald Trump, il y a eu une multitude d'articles sur le pauvre homme blanc de la Rust Belt. Il a des problèmes, c'est vrai, mais qu'en est-il des femmes et des hommes afro-américains âgés qui vivent dans les villes appauvries? Une fois de plus, ils sont rayés de l'histoire, et on ne tient pas compte d'eux. Je pense que c'est un peu plus complexe.
J'aurai en fait deux questions et réponses, rapides je l'espère.
Tout d'abord, si la Hongrie ne faisait pas partie de l'Union européenne, croyez-vous qu'elle serait en mesure d'y adhérer actuellement? J'aimerais que vous répondiez simplement par oui ou non, monsieur Mudde.
Oui, pour la simple raison que la politique européenne est une politique de pouvoir et que le Parti populaire européen voudrait quand même que la Hongrie fasse partie de l'Europe.
Voilà une réponse bien pessimiste. Hélas, M. Mudde a peut-être raison. Cela dit, la Hongrie ne satisferait en aucun cas aux critères sur lesquels doit théoriquement se fonder l'Union européenne pour trancher.
C'est précisément là que je voulais en venir. Depuis les dernières élections libres et justes à s'être tenues en Hongrie, en 2010, nous sommes témoins du lent suicide démocratique de l'État hongrois, un suicide orchestré par Viktor Orban, apparemment avec le soutien inepte de l'Union européenne. En effet, la Hongrie reçoit des aides à hauteur d'environ 90 millions d'euros par semaine, dont une bonne partie finirait, à première vue, dans les poches des alliés oligarques de Viktor Orban.
Monsieur Mounk, vous avez dit que les dernières élections libres et justes avaient eu lieu en 2010, et la plupart des gens sont du même avis. Il y a eu des élections en 2014 et en 2018, mais il est largement convenu qu'elles n'ont été ni libres ni justes. Pourtant, on laisse la Hongrie mettre les élections européennes au service du coup de force que prépare Viktor Orban. Tout le monde le sait. Il s'agit d'instrumentaliser le Parti populaire européen, sous le couvert d'un slogan axé sur Dieu, la famille et la nation, pour prendre le contrôle de l'Union européenne. On ne s'en cache même pas. Il n'y a pas d'élections démocratiques en Hongrie. Viktor Orban dépêche une équipe au Parlement européen. J'aimerais que vous disiez quelques mots à ce sujet.
Il ne faut pas oublier qu'il n'existe pas de démarcation nette entre les élections qui sont libres et justes et celles qui ne le sont pas. La Hongrie est le théâtre d'une lente corrosion de son régime démocratique, alors il est très difficile de déterminer à quel moment les élections ont cessé d'être libres et justes. Celles de 2014 étaient probablement à la limite. Il y a eu des irrégularités, mais je pourrais malgré tout les qualifier, dans l'ensemble, de libres et justes. Aujourd'hui, par contre, il ne s'agit plus d'une démocratie libre et juste. Lorsque je suis allé en Hongrie il y quelques semaines pour des travaux de recherche, j'ai été frappé de constater à quel point les simples citoyens ont peur de parler politique; c'est parce qu'ils redoutent d'en subir très concrètement les conséquences.
Je pense que la situation en Hongrie témoigne de l'échec lamentable de la classe politique européenne, qui n'a pas pris au sérieux la menace d'une résurgence du populisme. À vrai dire, c'est scandaleux que Fidesz fasse toujours partie du Parti populaire européen. Les Européens sous-estiment énormément la menace que cela représente pour la survie même de l'Union européenne.
Merci.
J'aimerais revenir sur cette notion de mainmise sur les partis politiques, que vous avez tous les deux évoquée. Vous avez dit, monsieur Mounk, que ce n'est plus un mouvement marginal. On a souvent l'impression qu'il s'agit de petits groupes d'individus qui, peut-être à cause des régimes de représentation proportionnelle, arrivent à se faire élire sans pour autant former une vaste majorité. Or, vous soutenez aujourd'hui qu'ils tendent à dominer.
Si je ne m'abuse, monsieur Mudde, vous avez dit que les partis politiques traditionnels, les partis politiques démocratiques et libéraux, laissent ces petits groupes cadrer le débat et orienter le programme politique. Le nombre de personnes qui sont favorables à ce type de populisme est-il en hausse, ou est-ce plutôt que les régimes politiques permettent à ces petits groupes de se tailler une plus grande place au sein des partis et des Parlements?
Je pense que c'est les deux à la fois. De toute évidence, les partis populistes gagnent en popularité, surtout au XIXe siècle. Par contre, les mentalités qu'ils... Je rappelle que nous parlons principalement de l'extrême-droite populiste et de l'intégration du nativisme et de l'autoritarisme, mais pas forcément d'une mentalité anti-élite, mais c'est si répandu que, dans certains cas, il n'est presque pas nécessaire d'avoir un gouvernement d'extrême-droite populiste pour être confronté au même genre de discours, à tout le moins, et de politiques, dans une certaine mesure.
Je pense que mon pays, les Pays-Bas, en est un excellent exemple. Le gouvernement actuel est une alliance très complexe entre quatre partis qui vise à tenir l'extrême-droite à l'écart, à tenir Geert Wilders à l'écart. Pourtant, tant la campagne du VVD — le parti du premier ministre — que celle du CDA — les démocrates chrétiens — ont semblé calquer celle de Geert Wilders.
En Autriche, le gouvernement actuel en est un autre excellent exemple. Sur le plan du pouvoir, l'OVP, un parti conservateur, domine manifestement la coalition, mais il a emprunté de nombreuses idées au FPO. Le FPO gagne en popularité, oui, mais d'autres voix semblables occupent maintenant elles aussi une place importante, pour diverses raisons, qu'elles soient stratégiques ou idéologiques, au sein des partis traditionnels.
Merci.
Le temps est écoulé. Je constate qu'il ne nous reste que quelques minutes, alors passons directement à Mme Kusie pour terminer.
Je vous remercie, monsieur le président.
En tant que membre de la loyale opposition de Sa Majesté, je m'en voudrais de ne pas parler de ce qui se passe actuellement au sein du gouvernement du Canada.
Monsieur Mounk, en ce qui a trait à la retenue, vous avez évoqué trois éléments: la manipulation du système judiciaire, le mépris de la primauté du droit et la manipulation des médias. Je suis convaincue que vous avez sans doute entendu parler du scandale SNC-Lavalin, qui a éclaté depuis peu ici, au Canada. Le premier ministre et son directeur de cabinet auraient supposément tenté d'influencer la procureure générale, qui a résisté, dans le but d'obtenir un accord de suspension des poursuites pour cette grande entreprise. Son secrétaire principal, pour l'aider, a soutenu qu'il s'occuperait des médias afin que l'affaire passe mieux.
Ce cas en soi reflète les trois éléments: la manipulation du pouvoir judiciaire, le mépris de la primauté du droit et la tentative de manipulation des médias. Or, nous sommes censés mener une étude en tant que démocratie modèle afin de déterminer comment donner l'exemple et comment aider d'autres démocraties mises à mal à défendre ces principes en pleine érosion.
Dans ce contexte, quels seraient vos conseils à l'endroit du gouvernement du Canada et des Canadiens en général?
Je tiens à remercier la députée de me poser des questions aussi faciles.
Je dirais que la démocratie libérale repose sur la séparation très nette des pouvoirs et aussi sur l'indépendance des institutions, en particulier les services des poursuites, qui doivent être exempts de pression de la part du gouvernement. Je suis loin d'être un expert en politique canadienne et je ne peux pas me prononcer sur les détails de l'affaire que vous évoquez, mais je dirais que, dans un régime démocratique libéral, il y a toujours le risque qu'un gouvernement soit tenté d'outrepasser ses pouvoirs légitimes ou d'influer, d'une manière ou d'une autre, sur les organismes indépendants relativement à des dossiers politiquement délicats. Pour le bien de la démocratie libérale, il est absolument nécessaire que les partis d'opposition fassent obstacle à de telles choses et que les médias les rapportent dans une perspective critique.
Je tiens également à insister sur le fait qu'il existe une différence concrète entre un gouvernement qui a les valeurs démocratiques libérales à coeur sans pour autant être toujours à la hauteur lorsqu'il doit composer avec une situation épineuse — ce qui doit être dénoncé — et un gouvernement populiste et autoritaire qui par principe ne reconnaît pas la légitimité et l'importance des distinctions en cause et qui fait tout ce qu'il peut pour empêcher les institutions et les normes de bien protéger le système politique.
En tant que citoyens, nous devons tous ouvrir l'oeil lorsqu'un gouvernement déroge de quelque façon que ce soit aux règles établies. Cependant, en tant que politologue qui a étudié et comparé les effets des gouvernements populistes et ceux des gouvernements non populistes, il m'apparaît évident que c'est lorsque le tout s'inscrit dans une approche idéologique et une série d'offensives concertées contre les institutions, et non lorsqu'il s'agit d'un scandale ordinaire comme il y en a toujours eu en démocratie, partout dans le monde, où de gens ne sont parfois pas à la hauteur des attentes qu'ils avaient eux-mêmes fixées, que la démocratie est gravement en péril
Je suis du même avis. C'est ce qui explique pourquoi il est parfois extrêmement difficile de critiquer les populistes et l'extrême-droite populiste. Aucune démocratie libérale n'est parfaite. Plusieurs cafouillent de temps à autre. Dans l'ensemble, les populistes trouvent un terreau particulièrement fertile dans les pays qui cafouillent régulièrement. La Hongrie n'était pas parfaite avant l'arrivée de Viktor Orban. L'Italie a une longue histoire de populisme, et ce n'est pas pour rien.
Cela dit, certains populistes ont du succès dans des pays perçus comme parmi les plus intègres; pensons à la Suède ou aux Pays-Bas. Il faut mettre les choses en perspective, mais cela fait par ailleurs ressortir l'importance de l'opposition. Prenons l'exemple de la Hongrie: Viktor Orban détient le pouvoir et il est très populaire, sauf que, dans l'ensemble, il n'a pas d'opposition, car l'opposition, en particulier les sociodémocrates, a baigné dans une corruption à grande échelle avant de se diviser.
Personnellement, je ne ferais confiance à personne qui est laissé libre de faire selon son bon vouloir. Voilà en quoi réside l'importance de l'opposition. Il y a aussi une différence majeure entre quelqu'un qui croit, par principe, qu'il existe une opposition légitime, mais qui ne voudrait pas, à quelques exceptions près, qu'elle soit puissante, et quelqu'un qui croit qu'il n'y a aucune opposition légitime. Ce dernier n'aura jamais de retenue. C'est un enjeu de taille.
Chez nous, aux Pays-Bas, il y a également beaucoup de corruption au sein du parti au pouvoir, et tant les médias que la classe politique devraient s'attaquer plus franchement au problème, ne serait-ce que pour éviter de le laisser strictement entre les mains des populistes, car eux peuvent en faire leurs choux gras.
Le temps est maintenant écoulé pour ce premier groupe de témoins.
Messieurs, je vous remercie de vos témoignages instructifs et je vous sais gré de vous être joints à nous, à Ottawa, y compris depuis Washington.
Sur ce, la séance est suspendue jusqu'à ce que le prochain groupe de témoins soit prêt.
Nous reprenons la réunion.
Je remercie le deuxième groupe de témoins de ce matin. Zoe Dugal, directrice adjointe des opérations de terrain pour CANADEM, et Lucan Way, professeur en science politique à l'Université de Toronto, se joignent à nous, respectivement depuis Kiev, en Ukraine, et Moscou, en Russie.
Je vous remercie tous les deux de votre présence.
Nous pourrions commencer par vous, madame Dugal, puis nous passerons à M. Way. Les questions des membres du comité suivront ensuite.
Si vous pouviez vous en tenir à une dizaine de minutes, ce serait fantastique.
Merci beaucoup, Monsieur le président et honorables membres du Comité, de m'avoir donné l'occasion de vous adresser aujourd’hui.
Je vais faire une brève déclaration. Je vous appelle de l'Ukraine, où je travaille actuellement sur la mise en oeuvre de quelques projets pour le gouvernement canadien. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions à la fin de ma déclaration.
À mon avis, la principale menace qui pèse actuellement sur la démocratie libérale en Europe est une crise d'identité. Au cours des 70 dernières années, l'Europe est passée du chaos de la Seconde Guerre mondiale et des tensions de la guerre froide à une période de progrès économiques et sociaux sous le système de gouvernance de l'Union européenne. Dans le contexte de la mondialisation et de la coopération mondiales des années 1990 et des années ultérieures, l'Union européenne a pris de l'expansion et s'est ouverte sur le monde par l'intermédiaire du commerce et de la diplomatie. Des identités nationales individuelles ont été intégrées à une identité européenne globale. Les pays européens qui ne faisaient pas partie de l'Union européenne aspiraient à en devenir membres.
Cela a conduit un certain nombre de dirigeants européens à faire preuve de complaisance à l'égard de la démocratie. Après la défaite du fascisme et du communisme, ils ont tenu pour acquis que les Européens avaient universellement accepté que la démocratie libérale était la seule forme de gouvernance possible. L'Union européenne s'est enlisée dans la bureaucratie et le Parlement européen n'a pas réussi à susciter l'enthousiasme des électeurs. La crise financière de 2008 a provoqué un ressentiment contre le libéralisme dans les pays les plus touchés par la crise. De plus, l'afflux de migrants et de réfugiés ne cesse de mettre à l'épreuve les limites de l'ouverture européenne.
Dans certains pays européens, la crise d'identité est exacerbée par l'agression russe. La Fédération de Russie estime que de nombreux États se trouvent toujours dans sa sphère d'influence. Par conséquent, craignant de voir ces États se tourner vers l'Union européenne, l'OTAN et d'autres symboles de la démocratie occidentale, la Fédération de Russie est intervenue militairement en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie et a proféré des menaces voilées contre les États baltes.
Dans beaucoup de pays européens, la population a réagi en se tournant vers le populisme. Dans la plupart des cas, les électeurs se sont tournés vers des mouvements d'extrême droite. Ces mouvements leur offrent une identité définie, limitée et familière et font la promotion de valeurs traditionnelles et du rôle restreint des femmes dans la société. Cependant, ils plaident également en faveur de la lutte contre la corruption, ce qui les rend populaires auprès d'un certain nombre de segments de la population. Ils adoptent généralement une position contestataire et encouragent une vision étroite des identités nationales qui exclut tous les gens qui sont perçus comme ne rentrant pas dans le moule, ce qui correspond souvent aux minorités nationales, aux immigrants, aux réfugiés, aux LGBTQ, etc. Dans certains pays en proie à l'agression russe, les mouvements d'extrême droite se servent de la menace d'invasion pour promouvoir le nationalisme, l'ordre et la répression des voix dissidentes et représentent une sorte de mouvement de rassemblement autour du drapeau.
Les jeunes en particulier, qui représentent la prochaine génération, sont de plus en plus attirés par ces mouvements d'extrême droite. Cela s'explique par le fait qu'ils se trouvent du côté « perdant » du statu quo; ils sont privés de leurs droits par les structures économiques et politiques de la société. Comme nous l'avons constaté en Ukraine, les jeunes doutent maintenant énormément de la politique traditionnelle et des partis politiques. Leur scepticisme est dû à la lenteur des réformes et à la perte de la lutte contre la corruption.
Beaucoup d'Européens se trouvent aujourd'hui à la croisée des chemins et doivent prendre une décision au sujet du type de société dans laquelle ils veulent vivre. Il s'agit d'un choix entre l'inclusion et la diversité, d'une part, et l'exclusion et l'uniformité, d'autre part. Je me servirai d'une métaphore pour illustrer mes propos: les sociétés européennes doivent faire le choix de s'inspirer du Canada ou de la Serbie.
Le Canada peut jouer un rôle important dans la promotion de la démocratie libérale en Europe et dans le monde en veillant, d'abord et avant tout, à donner l'exemple. Le Canada a toujours fait la promotion de l'inclusion et de la diversité, mais cela n'a pas toujours été un processus facile et direct. Il a subi de nombreux revers, dont certains de nature violente, comme les événements qui sont survenus au Québec dans les années 1970. Il s'agit aussi d'un processus en constante évolution sur bien des fronts et l'intégration complète, le respect intégral et... [Note de la rédaction: difficultés techniques]
Je suis désolée. La vidéo s'était fermée. Merci.
Je disais qu'il s'agit d'un processus en constante évolution et que l'intégration complète, le respect intégral et la pleine reconnaissance des peuples autochtones n'ont pas encore été atteints.
À mon avis, c'est pour cette raison que le Canada est un bon exemple au monde entier. Nous ne devrions pas hésiter à montrer nos succès, à être ouverts au sujet de nos difficultés et à discuter de nos expériences avec la démocratie libérale. Autrement dit, je crois que nous pouvons montrer à la planète que, même si le chemin vers la diversité, l'ouverture et l'inclusion est difficile et exige des efforts soutenus et des compromis, il est possible et fort souhaitable. Le système fédéral de gouvernance du Canada est un bon exemple de la façon de reconnaître et de promouvoir la diversité tout en créant une identité nationale qui inspire tous les citoyens.
Le gouvernement canadien peut promouvoir la démocratie libérale en Europe en appuyant les réformes démocratiques dans les démocraties émergentes, notamment la lutte contre la corruption, la transparence des processus gouvernementaux, la promotion d'élections libres et un rôle responsable pour les parlements. Par exemple, grâce au financement d'Affaires mondiales Canada, CANADEM dirige actuellement une mission d'observation électorale en Ukraine afin d'observer les élections présidentielles et parlementaires de 2019.
De plus, le Canada devrait investir et jouer un rôle actif dans des institutions internationales comme l'ONU, l'OSCE et d'autres organisations multilatérales. Le rôle que le Canada a joué par le passé sous la bannière de l'ONU dans le domaine du maintien de la paix et son appui à la mission spéciale de surveillance de l'OSCE en Ukraine constituent de bons exemples. Bien que ces mécanismes soient imparfaits et nécessitent des améliorations, ils sont essentiels à un ordre mondial axé sur le libéralisme et la démocratie.
Je vous remercie de votre attention et c'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
Je suis à Moscow, ce qui me paraît assez à propos.
La démocratie libérale est aujourd'hui menacée en Europe et dans le monde entier. Cependant, il convient de souligner que le nombre de démocraties dans le monde n'a pas diminué de manière significative. Il y avait 86 démocraties en 2000, 87 en 2010 et 86 aujourd'hui. Le nombre de démocraties dans le monde n'a jamais été aussi élevé. Je pense qu'il est important de garder cela à l'esprit pour tempérer un peu le pessimisme. Néanmoins, il existe de véritables raisons de s'inquiéter.
D'abord, à mon avis, les pays comme la Hongrie qui étaient autrefois considérés comme consolidés ne peuvent plus être qualifiés de démocraties. Dans de tels cas, les principales menaces à la démocratie libérale ne sont pas les attaques violentes contre l'opposition et les violations évidentes de la démocratie, mais plutôt les tentatives moins visibles, mais systématiques, de création d'inégalités en remplissant la magistrature de partisans et en rachetant les médias de l'opposition afin d'éliminer les autres sources d'information.
Bien que de telles mesures fassent rarement la une des journaux, elles créent des inégalités fondamentales qui réduisent la concurrence politique et causent de graves préjudices au processus démocratique. Par exemple, Viktor Orbán, en Hongrie, ne s'est pas livré à d'importantes fraudes électorales et n'a pas tué de journalistes, comme cela s'est produit ici. Toutefois, son gouvernement a eu recours à divers mécanismes juridiques, dont le remaniement arbitraire et la distribution sélective de publicités gouvernementales, pour miner sérieusement les médias critiques et la capacité de l'opposition de lui faire concurrence. Par conséquent, je ne pense pas que la Hongrie puisse être considérée comme une démocratie.
Par ailleurs, dans de nombreuses démocraties de l'Europe de l'Ouest, la politique a été infectée par l'avènement des forces populistes qui s'appuient souvent sur des appels racistes, antisémites et islamophobes. De tels appels fomentent l'intolérance et intensifient la polarisation, ce qui nuit aux compromis essentiels à la gouvernance démocratique. La montée du populisme représente clairement une menace aux alliances transatlantiques. Un certain nombre de ces partis, dont le Front national en France et le parti d'extrême droite Alternative pour l'Allemagne, se sont opposés à l'OTAN et à l'Accord économique et commercial global. En échange, beaucoup d'entre eux ont, bien sûr, reçu le soutien du président Poutine sous la forme de campagnes de désinformation sur Internet ou, dans certains cas, de financement direct.
Des fonds russes ont également été utilisés pour saper les forces en faveur de l'Union européenne et de l'OTAN en Macédoine, au Monténégro, en République tchèque, en Ukraine et dans de nombreux autres pays. Comment peut-on expliquer l'émergence de telles menaces populistes à la démocratie libérale? Il convient de faire la distinction entre les facteurs ascendants et descendants.
Les facteurs ascendants comprennent le ressentiment et les craintes suscitées par l'immigration, des sujets qui viennent d'être couverts, ainsi qu'une réaction négative à l'égard des changements perçus dans la culture européenne. Un certain nombre d'études ont découvert un lien entre l'immigration et le soutien aux forces politiques d'extrême droite. En particulier, la crise des réfugiés de 2015 a augmenté l'importance de l'immigration et a renforcé la position des partis de droite. En Hongrie, la décision de Viktor Orbán d'ériger une barrière à la frontière serbe en réponse à la crise des réfugiés a contribué à la hausse fulgurante du taux d'approbation de son parti. Parallèlement, en Pologne, la crise des réfugiés semble avoir renforcé l'appui aux partis d'extrême droite.
De plus, la présence d'immigrants qui parlent des langues différentes et qui appartiennent à des cultures différentes renforce l'impression que les normes et les valeurs traditionnelles disparaissent. Ronald Inglehart et Pippa Norris soutiennent que de telles menaces apparentes à la culture européenne traditionnelle, qui découlent des immigrants et de la transformation des valeurs culturelles chez les jeunes, ont donné lieu à un contrecoup culturel chez les segments plus vieux et moins instruits de la population et les ont motivés à appuyer les partis d'extrême droite. Parallèlement, de nombreuses études laissent entendre que les attitudes politiques qui alimentent l'appui au populisme d'extrême droite — c'est-à-dire les attitudes anti-immigration et le désenchantement à l'égard de la démocratie — n'ont pas vraiment changé depuis le début des années 2000. En effet, une série d'études montrent que la tolérance globale des différences de race et de sexualité a augmenté au cours des 50 dernières années.
Ce fait souligne l'importance des facteurs descendants dans l'explication de la hausse du populisme, notamment le recours accru aux appels culturalistes et xénophobes par les partis comme Fidesz en Hongrie. Il est probable que de tels partis doivent moins leur création au changement d'attitudes et davantage aux entrepreneurs politiques qui ont découvert comment exploiter un réservoir de sentiment populiste qui a toujours existé.
À plusieurs égards, le centre-gauche européen a ouvert la voie au populisme. Il faut dire que les populistes ont pu compter sur le fait que, sur les questions liées au style de vie, la plupart des grands partis de centre-gauche ont adopté des positions libérales, se distanciant du coup des tranches âgées et moins instruites de la population, dont les vues sur l'hétérosexualité et les rôles hommes-femmes sont plus traditionnelles.
De plus, comme l'explique Sheri Berman, l'essor du nationalisme a été facilité indirectement par le consensus économique qui est ressorti entre la gauche et la droite dans les années 1990 et 2000 sur la question de la déréglementation et du néolibéralisme.
Dalston Ward estime qu'à partir du moment où les partis adoptent des positions semblables sur les enjeux économiques, c'est sur les autres questions qu'ils se distinguent les uns des autres. Le consensus économique a poussé certains partis à s'intéresser à l'environnement, mais de nombreux autres ont préféré alimenter le ressentiment envers les minorités. En Pologne, par exemple, les partis se distinguent davantage selon leur position sur ce qu'on peut appeler « l'axe des valeurs » — avec d'un côté les cosmopolitains libéraux et laïques et, de l'autre, les nationalistes autoritaires et religieux — que pour leurs politiques économiques. Le consensus économique entre la gauche et la droite peut aussi favoriser l'émergence de partis antilibéraux, comme l'Alternative pour l'Allemagne, qui a vu le jour en 2013.
Ce même consensus a aussi eu comme conséquence d'empêcher la gauche traditionnelle de capitaliser sur le ressentiment causé par les inégalités croissantes et la crise financière, laissant du coup la porte grande ouverte aux forces politiques populistes. Comme de fait, le centre-gauche populaire n'a pas cessé de décliner depuis quelques années, que ce soit en France, en Allemagne, en Hongrie, en Pologne, en République tchèque et même en Scandinavie.
Dans bien des cas, les partis populistes ont comblé le vide laissé par le centre-gauche en combinant le nationalisme autoritaire aux politiques économiques de gauche. Un certain nombre de partis d'extrême-droite qui étaient autrefois en faveur des baisses d'impôt et de l'affaiblissement de l'État-providence — le Parti de la liberté en Autriche, le Front national en France et l'Alternative pour l'Allemagne — se sont ainsi mis à soutenir les mesures de protection sociale.
Plus généralement, la montée du populisme peut être attribuable au fait que les grands partis n'ont pas réussi à répondre adéquatement aux préoccupations légitimes des laissés-pour-compte. C'est ce qui explique que le Canada réussisse aussi bien à se positionner en faveur de la démocratie libérale sans tomber dans l'appel du populisme. Je tiens à dire en passant que je souscris à tout ce qui a été dit juste avant. J'aimerais toutefois ajouter une chose: c'est parce que certains électeurs estiment que leurs préoccupations ne trouvent pas écho chez les grands partis qu'ils se laissent tenter par le populisme, et c'est ce qui explique en partie la montée de ce dernier.
Cela étant posé, je crois que le gouvernement canadien devrait soutenir les forces démocratiques représentant une panoplie de points de vue concernant l'économie en général et la réforme économique dans les démocraties émergentes en particulier. Après la guerre froide, certains pays, comme la Russie, ont été tentés de soutenir exclusivement les dirigeants favorables à une réforme économique draconienne et de pour ainsi dire ignorer ceux qui s'opposaient aux changements économiques ou qui en faisaient les frais.
Aujourd'hui en Ukraine — qui est sans doute le sujet inavoué de tout ceci —, l'attention s'est naturellement portée sur les groupes de l'Ouest du pays les plus favorables à une réforme économique dont le peuple ukrainien aurait bien besoin. Je le comprends tout à fait, mais la popularité récente de l'humoriste Volodymyr Zelensky, qui a courtisé ouvertement l'électorat du Sud-Est de l'Ukraine, fait ressortir, à mon avis, les dangers qui guettent quand la classe politique fait fi d'une portion importante de la population. En somme, la démocratie est à son plus stable quand tous les segments de la société sont représentés par un grand parti ou un autre.
Je vous remercie.
Merci, monsieur le président.
Merci aussi à Mme Dugal et à M. Way d'être là aujourd'hui. Outre l'étude menée par le comité, je m'intéresse la position du Canada en haut lieu. J'aimerais savoir, du point de vue des communications et de la coordination avec les autres pays et les organismes multilatéraux, ce que nous pouvons faire pour soutenir les démocraties défaillantes et celles en développement.
Commençons par ce qu'il est désormais convenu d'appeler la grande lutte de pouvoir entre, d'un côté, la puissance historique que sont les États-Unis et, de l'autre, les puissances plus récentes que sont la Russie et la Chine. Que peuvent faire ces trois pays pour favoriser la démocratie — ou lui nuire? L'exemple de la Russie est évidemment plus parlant, comme l'ont dit Mme Dugal et d'autres témoins avant elle, mais j'aimerais que nous parlions surtout des États-Unis et de la Chine.
Je sais que j'en parle souvent, mais au Venezuela... J'ai été diplomate durant 15 ans, et presque exclusivement en Amérique. Nous avons vu le succès obtenu par Maduro, si on peut appeler « succès » le semblant de gouvernance qu'il a réussi à maintenir en grande partie grâce aux ressources et au soutien de deux de ces grandes puissances, sinon des trois. J'aimerais connaître votre point de vue. Commençons par vous, madame Dugal.
Je ne suis pas une spécialiste de la Chine, alors j'aime mieux ne pas m'avancer. Jusqu'ici, les États-Unis ont toujours cherché à promouvoir la démocratie dans le monde. Cela dit, ils ont adopté une approche extrêmement interventionniste, que ce soit pendant la guerre froide ou après. Depuis l'arrivée du nouveau gouvernement, on sent que les choses changent. Depuis deux ans, le soutien à la démocratie n'est plus nécessairement une priorité pour les autorités américaines. On l'a d'ailleurs vu en Ukraine, où les États-Unis en font peu pour favoriser les réformes ou promouvoir et soutenir la démocratie.
Pour ce qui est du Venezuela, je crois que... Que ce soit à l'ONU ou ailleurs, le monde s'est déjà reposé sur une série de doctrines, comme la responsabilité de protéger — que le Canada a d'ailleurs directement contribué à élaborer. Or, depuis quelques années, ces doctrines ont beaucoup moins de poids. C'est dommage, à mon avis, parce que, lorsque la situation nécessite une intervention multilatérale, une partie des mécanismes connexes permettaient d'offrir un soutien direct aux populations sans pour autant empiéter sur la souveraineté du pays concerné. L'objectif était plutôt de « responsabiliser » le monde, par exemple en cas de crise humanitaire.
Qu'il s'agisse des États-Unis ou du reste du monde, par l'entremise de l'ONU, je crois que la responsabilité de protéger aurait pu être invoquée au Venezuela.
Bien sûr.
Comme vous le savez déjà, la Russie et la Chine sont de plus en plus actives sur la scène mondiale. La Russie, surtout, s'ingère dans les politiques intérieures des pays de l'ex-Union soviétique depuis le début des années 1990, par exemple lors des élections ukrainiennes de 1994, de 2004, mais pas seulement. Ce qui est remarquable, c'est que, depuis quatre ou cinq ans, la Russie a aussi commencé à s'ingérer dans les élections des pays occidentaux. Dans l'étude que j'ai réalisée, nous avons recensé 20 scrutins d'Europe de l'Ouest et d'Amérique du Nord dans lesquels la Russie a trouvé toutes sortes de façons de s'immiscer. On pense évidemment aux campagnes de désinformation, mais il y a d'autres exemples. Ce n'est certainement pas moi qui vous apprendrai que la Russie menace l'existence même de la démocratie ukrainienne.
De son côté, la Chine n'est pas restée inactive, mais pour ce qui est du type de régime, elle est essentiellement agnostique. Selon moi, la Russie et la Chine sont davantage intéressées à promouvoir le développement de la Russie et de la Chine qu'à imposer leur autoritarisme comme une fin en soi. Il s'agit d'un facteur important à toujours garder à l'esprit, selon moi.
Je vous remercie.
Passons à la prochaine question. Contrairement à bon nombre de mes collègues de l'opposition officielle, la conservatrice que je suis continue de croire au bien-fondé des Nations unies. J'estime simplement que l'organisation devrait subir une refonte majeure. Aucun autre organisme n'a une telle présence internationale, alors en ce qui me concerne, j'aime mieux m'activer de l'intérieur, même si je continue à réclamer des réformes en profondeur.
Selon vous, l'ONU peut-elle contribuer à renforcer la démocratie dans le monde? Ma question s'adresse à vous deux.
Je suis tout à fait d'accord avec vous. Il n'y a que l'ONU qui ait les moyens d'agir, à mes yeux. C'est la seule tribune où nous sommes tous représentés. Elle a besoin de réformes, je vous l'accorde — et on pourrait en dire autant de la plupart des organismes multilatéraux —, mais c'est la seule avenue prometteuse qui s'offre à nous, si vous voulez mon avis. À mon sens, il vaut toujours mieux discuter des problèmes et tenter de les régler collectivement, avec le reste du monde, que de manière isolée.
Cela me fait toujours sourire quand les gens disent que l'ONU n'est plus pertinente. Je ne vois pas comment on peut affirmer une telle chose quand on voit l'état dans lequel le monde se trouve actuellement. Les Nations unies sont plus pertinentes que jamais parce que les crises sont plus nombreuses que jamais, et je ne parle pas seulement des crises d'ordre démocratique: qu'il s'agisse des changements climatiques ou autres, il faut collaborer plus, pas moins.
Monsieur Way, j'aimerais commencer par vous parce que, tout à l'heure, vous avez beaucoup parlé de la Hongrie et du Fidesz. J'ai quelques questions pour vous, car j'aimerais savoir si la Hongrie ne pourrait pas servir de baromètre pour le reste de l'Europe.
La démocratie hongroise s'érode, parfois de manière très subtile, mais parfois aussi de manière très visible. Vous avez par exemple parlé du remaniement arbitraire des circonscriptions électorale. Vous avez aussi dit que l'opposition n'a pas de tribune, que le parti au pouvoir mise beaucoup sur la publicité et contrôle pas moins de 500 médias dans l'ensemble du pays, y compris les grands médias. Par peur de représailles, certaines entreprises et sociétés hongroises ont même arrêté de faire de la publicité sur les chaînes favorables à l'opposition.
Dans le portrait que vous tracez, l'opposition ne peut pas vraiment espérer des élections libres et justes parce qu'elle n'a pas accès aux outils dont dispose le parti au pouvoir. La même tendance s'observe-t-elle dans les autres pays ayant ce type de processus? Comment l'opposition peut-elle aspirer au succès si les outils à sa disposition sont limités?
Je suis tout à fait d'accord avec vous. C'est toutefois loin d'être le seul problème en Hongrie, selon moi. Le pays est très divisé. Ce n'est pas seulement la faute du gouvernement, mais même en tenant compte de ces subtils mécanismes juridiques, je ne crois pas qu'on puisse affirmer que les élections sont inutiles. Les votes sont toujours comptés et, en principe du moins, si l'opposition réussissait à s'unir, elle aurait une chance de l'emporter, mais c'est difficile, je vous l'accorde, et dans ce sens-là, c'est contraire à la démocratie.
Je suis sûr que vous en êtes déjà conscient, mais une bonne partie des dirigeants autocratiques, que ce soit dans le groupe de Visegrad ou ailleurs en Europe, sont tous proches les uns des autres. J'ai l'impression que, dans de nombreux pays, l'opposition ne voit pas l'intérêt de s'unir parce que les problèmes qui frappent la Hongrie sont comparables à ceux qui secouent la Pologne et consorts.
Pourquoi les différentes oppositions ne font-elles pas comme les dirigeants et ne se concertent-elles pas?
C'est la question à 100 000 $. Je ne suis pas spécialiste de la politique hongroise, mais j'imagine qu'Orban a quelque chose à voir là-dedans. Il a tout intérêt à diviser l'opposition. C'est aussi ce que faisait Milosevic en Serbie dans les années 1990: son parti achetait en quelque sorte certains membres de l'opposition essentiellement dans le but de favoriser les dissensions et d'empêcher l'opposition de s'unir.
J'ajouterais que l'Union européenne a joué un rôle pernicieux en Hongrie en partie parce que celle-ci était membre du Parti populaire européen. L'Europe a très peu fait pression sur la Hongrie pour qu'elle se démocratise et je crois qu'elle doit porter une partie du blâme pour l'échec démocratique en Hongrie.
Vos observations m'amènent à ma troisième question. Comme vous le savez, le Parlement européen a tenu l'an dernier un vote pour invoquer l'article 7, dans le but de censurer la Hongrie. Les dirigeants des 28 membres de l'Union européenne doivent à présent se prononcer sur cette question. En effet, vous n'êtes pas sans savoir qu'il faut l'unanimité pour agir à l'encontre de la Hongrie, que ce soit au moyen de la censure ou de sanctions. À l'heure actuelle, le gouvernement polonais a vigoureusement fait savoir qu'il n'assurera pas cette unanimité. S'il persiste et signe, si un pays se porte ainsi à la défense d'un autre pays en raison de considérations politiques intérieures, cela risque de créer une nouvelle norme en Europe, n'est-ce pas?
S'il faut se prêter à ce genre de jeu pour se faire élire, tout parti d'opposition sera alors contraint de se cantonner au dialogue politique du moment, à tort ou à raison. On observe la même tendance au sein du Parlement européen et dans certains pays dans lesquels s'agitent des partis de la droite radicale. Compte tenu de la conjoncture politique dans ces pays, le principal parti doit s'en remettre à la droite radicale pour se maintenir au pouvoir. Quelle est la suite des choses? J'ai l'impression que cette situation s'est normalisée un peu partout en Europe.
Je suis tout à fait d'accord et je trouve cette situation profondément troublante.
Lorsque des autocrates en puissance voient que la Hongrie s'en tire à bon compte, cela risque de leur donner des idées. Je souscris entièrement à votre pessimisme.
D'accord.
Je n'étais pas certain d'avoir la chance de poser une dernière question.
Je voudrais connaître votre avis sur l'Accord de Schengen, dans le contexte actuel de l'immigration. Devrait-il être renforcé, ou alors modifié? Les mesures de contrôle aux frontières devraient-elles être améliorées, ou bien allégées? Je suis surpris de constater que malgré la mise en place de l'Accord de Schengen, certains pays y adhèrent, alors que d'autres refusent de s'y conformer.
Les recherches que j'ai menées montrent qu'en règle général, l'intégration favorise énormément la démocratie. En outre, la meilleure manière de renforcer la démocratie en Hongrie et dans les pays qui formaient l'ancienne Union soviétique est de les amener à resserrer leurs liens avec leurs voisins, notamment grâce à l'immigration. Sans être un expert sur l'Accord de Schengen, je pense que sur le plan des principes, nous devons promouvoir l'ouverture autant que possible.
Merci beaucoup, monsieur le président.
Je vais commencer par vous, monsieur Way. Votre point de vue est intéressant. Vous croyez que l'une des raisons de la montée de l'autoritarisme et du populisme est le fait que les partis politiques ne se différencient plus tellement par leur programme économique. En fait, plusieurs partis ont maintenant une similarité en matière d'économie. Selon vous, la population cherche une autre façon de faire entendre ses préoccupations, qui peuvent être différentes.
Un autre témoin entendu aujourd'hui vient de nous dire que l'une des solutions pour faire face à l'autoritarisme et au populisme que nous constatons de nos jours serait de retourner à l'idéologie. Les formations politiques traditionnelles se seraient éloignées de l'idéologie elle-même, laissant ainsi la place à d'autres partis qui se servent de questions comme l'immigration ou encore le déclin économique du secteur manufacturier comme paratonnerre pour attirer les gens.
Que pensez-vous de cette solution possible pour les partis traditionnels de nos démocraties libérales?
[Traduction]
Je crois que les partis traditionnels de centre-gauche devraient commencer à défendre les intérêts des électeurs qui les soutiennent depuis longtemps. Les années 1990 et 2000 ont vu l'émergence d'une certaine culture technocratique qui tend à confier les politiques économiques aux experts, hors de la sphère politique.
Je crois qu'il s'agit d'une tendance très dangereuse. Un parti, au sens traditionnel du terme, se doit de représenter ses électeurs, qui sont nombreux à écoper des réformes. Je pense que pour cette raison, le Canada doit promouvoir la pluralité des points de vue économiques au sein de la classe politique européenne, et dans celle des anciens pays de l'Union soviétique.
[Français]
Un autre élément que vous avez soulevé est la tolérance. L'immigration polarise bien souvent les opinions sur les questions sociales. Le Canada est une terre d'accueil et a besoin d'immigrants présentement. Il a connu d'autres vagues d'immigration par le passé, notamment durant la première moitié du XXe siècle. Bien sûr, tant la planète que le Canada ont connu des conflits depuis, mais jamais l'immigration n'a eu de répercussions sociales aussi vastes qu'aujourd'hui.
Pourquoi l'immigration que vit le Canada aujourd'hui est-elle si polarisante, par rapport à celle du début du XXe siècle?
[Traduction]
Je dois admettre que bien que cet enjeu dépasse mon champ d'expertise, je crois que le Canada est reconnu actuellement comme un modèle d'ouverture. Tout comme l'intervenant précédent, je pense que dans un monde où les gouvernements tolérants se font rares, le Canada est appelé à jouer un rôle important en mettant de l'avant son modèle de tolérance.
Je suis entièrement d'accord avec vous. Je pense que l'immigration est absolument indispensable, tant pour l'économie que pour l'essor du libéralisme. Au final, le libéralisme va étendre son influence grâce à un mouvement pour l'ouverture.
[Français]
Je suis complètement d'accord avec vous sur le fait que l'immigration a un très grand rôle à jouer dans les démocraties libérales. Le Canada en est un exemple. Je pense sincèrement qu'il est important de faire ressortir la richesse qui résulte de la diversité, à laquelle contribue l'immigration. Il s'agit d'une valeur intrinsèque du Canada, qui est une terre d'immigrants. C'est dans les gènes des Canadiens. Quiconque vient au monde au Canada naît dans un pays où cohabitent des minorités, des immigrants et toutes sortes de groupes, dont certains sont ici depuis déjà quelques siècles. Dès notre enfance, c'est une valeur que nous sommes obligés d'assimiler.
L'Europe, par contre, n'est pas nécessairement comme cela. Elle est le berceau de l'État-nation et a toujours été un continent divisé en nations qui collaborent, certes, mais qui ne sont pas nécessairement intégrées. En ce sens, je trouve presque miraculeux que le projet d'Union européenne ait abouti. Ce projet doit continuer d'évoluer. Il faudrait cependant le raviver, car il n'inspire malheureusement plus les Européens.
La raison d'être de la diversité est donc de nous enrichir non seulement économiquement, mais aussi culturellement et politiquement. Je suis d'avis que le Canada a un important rôle à jouer pour démontrer cet aspect.
Merci beaucoup.
Permettez-moi une dernière question. Je vous ai peut-être mal comprise et corrigez-moi si c'est le cas. Je crois que vous avez dit qu'il serait justifié de faire pression sur certains pays où l'on peut voir une expression du populisme. Il a été question notamment du Venezuela.
Je ne parle pas ici d'intervention militaire, bien sûr, mais de sanctions ou d'autres formes de pression. Qu'est-ce qui pourrait justifier de faire pression sur le Venezuela plutôt que sur d'autres pays qui vivent peut-être le même genre de situation, mais dont on parle moins? Je pense notamment au Honduras, où l'on voit également une certaine forme d'autoritarisme.
La responsabilité de protéger est une doctrine qui définit où et quand il faut intervenir. Évidemment, il faut toujours évaluer la situation. On estime qu'on doit intervenir quand la population souffre du régime en place et que ce régime s'est retourné contre elle. J'ai pris l'exemple du Venezuela, car sa population manque de tout. Ce pays vit une crise humanitaire qui appelle une intervention internationale parce que son gouvernement ne semble pas vouloir protéger sa population. Il y a d'autres exemples dans le monde que j'aurais pu soulever. Cela dit, c'est dans une situation semblable qu'une intervention internationale serait justifiée, selon cette doctrine.
En temps normal, la souveraineté des nations est le principe qui régit le monde. Il ne faut donc pas intervenir partout, car ce serait complètement injustifié. La responsabilité de protéger n'appelle une intervention internationale que lorsqu'un État se retourne contre sa population et lui occasionne des souffrances. Dans le cas du Venezuela, il me semble que ce principe s'applique.
[Traduction]
Merci beaucoup.
Nous allons maintenant passer à la dernière question.
J'invite le député Wrzesnewskyj à prendre la parole.
Merci, monsieur le président.
J'aimerais profiter de mon intervention pour mettre certaines choses au clair. Notre étude porte sur les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale, et nous allons formuler des recommandations dans notre rapport.
Au-delà du brillant modèle qu'il représente dans le monde, le Canada peut prendre les devants sur la scène internationale et appliquer la doctrine de responsabilité de protéger. Certains associent ce principe exclusivement à la situation en Libye et aux bombardements, mais je crois qu'il peut être appliqué dans d'autres contextes.
Voilà pourquoi je me tourne vers vous, madame Dugal. Nous menons un travail tout à fait unique. Ce terme est galvaudé, mais je rappelle qu'en Ukraine, la mission de CANADEM — qui implique 200 observateurs électoraux canadiens dont l'objectif est d'assurer la tenue d'élections justes et libres — a donné des résultats incroyables, et nous n'en sommes pas à nos premiers succès. En effet, nous effectuons ce genre de missions depuis 2004. Nous sommes solidaires des défenseurs de la démocratie libérale, et on peut considérer que nous nous trouvons en première ligne dans la plus importante bataille géopolitique pour la démocratie libérale de notre temps.
J'aimerais savoir si vous pensez que le Canada devrait reproduire ce modèle particulier d'engagement direct au-delà des frontières de l'Ukraine. Nous avons appliqué ce modèle en Ukraine pendant 14 ans. Il a fait ses preuves et nous comptons nous en servir à nouveau. Qu'en pensez-vous?
Tout à fait. Je suis d'accord avec vous, je crois que vous avez très bien présenté la situation. Nous sommes aux côtés du peuple ukrainien pour observer les progrès dans la démocratisation de leur pays, et nous leur offrons tout notre soutien. Bien entendu, nous procédons à l'analyse des élections, mais je souligne également la présence de ces 200 observateurs, des Canadiens provenant d'horizons très variés. Nous avons réussi à assembler des gens de tous âges qui proviennent de toutes les provinces et de deux territoires. On y retrouve des Canadiens d'origine ukrainienne et de toutes sortes d'origines en fait. Nous mettons de l'avant la diversité de notre pays — je crois qu'il s'agit d'un aspect important — et nous affirmons notre présence en Ukraine en tant que collaborateurs du processus de démocratisation qui y a cours. Le processus électoral a évolué, et nous pouvons être fiers d'avoir assuré une présence continue, ayant été là durant les élections de 2004, de 2010 et de 2012 pour conseiller le gouvernement ukrainien.
Je crois donc que oui, nous avons de bonnes raisons d'assurer une présence en Ukraine, compte tenu des liens très étroits que nous entretenons avec ce pays, et de l'énorme diaspora ukrainienne présente sur notre sol. Le Canada a également accueilli d'autres diasporas. Je dirais que la présence et l'intervention du Canada dans les processus électoraux d'autres pays seraient justifiées. Nous pourrions commencer par les pays dont plusieurs ressortissants ont formé des diasporas chez nous. Par exemple, le Canada compte de nombreux citoyens d'origine haïtienne. Des Canadiens de tous les horizons — je pense à l'Europe, à l'Amérique latine et à l'Afrique — pourront nous inspirer et nous guider dans nos missions à l'étranger.
Je vous remercie.
En fait, vous m'avez devancé, car j'allais aborder le fait que nous pourrions effectuer ce genre de travail non seulement au sein des démocraties naissantes, mais dans les démocraties en voie de régression. J'ai indiqué que l'Ukraine se trouvait au premier rang dans la bataille géopolitique pour la démocratie libérale, mais comme l'a mentionné le professeur Way, une autre bataille fait rage derrière les lignes européennes, une bataille financée de bien des manières par Poutine. Le Canada est la terre d'accueil d'une immense diaspora hongroise et je rappelle que des élections auront lieu en Hongrie en 2022.
J'aimerais à nouveau vous poser une brève question, madame Dugal, puis je m'adresserai au professeur Way.
Pensez-vous que nous pourrions nous rendre en Hongrie en 2022 dans le cadre d'une mission semblable, même si sa portée pourrait être différente?
Oui, je pense qu'il s'agit d'une excellente idée. Je crois que le Canada possède l'expertise nécessaire pour préparer de telles missions, que ce soit sur le plan du contenu, de la logistique ou de la méthodologie. Bien entendu, ces missions doivent être approuvées par le pays hôte. Dans le cas de l'Ukraine, nous n'avons jamais eu ce genre de problème, car nous entretenons d'excellentes relations avec ce pays.
Je ne peux pas me prononcer sur le cas spécifique de la Hongrie. Évidemment, la Hongrie devra d'abord accepter d'accueillir des observateurs internationaux. Si tel était cas, alors je pense que nous aurions les ressources appropriées pour mener à bien cette mission.
Je vous remercie tous les deux pour les témoignages que vous avez livrés ce matin. Je remercie également tous les témoins qui se sont joints à nos deux groupes.
Avant l'ajournement, je tiens à faire savoir aux membres du Comité que le rapport sur l'Arctique a été déposé hier. Nous avons ensuite pris part à la conférence de presse, qui j'ai l'impression s'est très bien déroulée. Par ailleurs, un certain nombre d'articles et de reportages semblent déjà avoir accueilli favorablement ce rapport.
Je tiens à remercier encore une fois tous les membres de notre comité, notamment les analystes et le greffier, pour l'excellent travail et l'aspect logistique de ce rapport, qui, je tiens à le rappeler, a été adopté à l'unanimité. Merci à vous tous.
Sur ce, la séance est levée.
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