:
En tant que deuxième vice-président du Comité, je vais présider la réunion d'aujourd'hui en l'absence de Michael Levitt et de Erin O'Toole.
[Français]
C'est la 138e réunion du Comité, et nous poursuivons l'étude des menaces qui pèsent sur la démocratie libérale en Europe.
Pour ce faire, nous recevons pour commencer les deux témoins suivants.
En premier lieu, de Londres, en Angleterre, nous accueillons Mme Anne Applebaum. Elle est historienne, lauréate du prix Pulitzer, chroniqueuse au Washington Postet professeure de pratique à l'Institute of Global Affairs, de la London School of Economics.
Ses publications comprennent les ouvrages intitulés Gulag: A History, Iron Curtain: The Crushing of Eastern Europe, 1944-1956 et Red Famine, Stalin's War on Ukraine.
[Traduction]
Cela a été publié en 2017.
Madame Applebaum, bienvenue au Comité.
[Français]
Par la suite, nous accueillerons, de Varsovie, en Pologne, M. Rafal Pankowski, professeur agrégé au Collegium Civitas, de Varsovie, et cofondateur de l'Association « Plus jamais ça ». Celle-ci se décrit comme la principale organisation antiraciste de Pologne.
Ses publications comprennent les ouvrages intitulés Neo-Fascism in Western Europe: A Study in Ideology, Racism and Popular Culture, et The Populist Radical Right in Poland: The Patriots.
Monsieur Pankowski, bienvenue au Comité.
Nous allons commencer par Mme Applebaum, qui dispose d'un temps de parole de dix minutes, et nous entendrons ensuite M. Pankowski.
Madame Applebaum, vous avez la parole.
Premièrement, je vous remercie beaucoup.
Je suis très flattée et ravie de comparaître devant le Comité par vidéoconférence. Je suis désolée de ne pas avoir pu me rendre sur place. Ce sera pour une autre fois.
J'ai regardé qui a déjà témoigné devant vous, et je sais que vous avez discuté de questions générales liées au recul de la démocratie en Europe. Vous avez également M. Pankowski qui va bientôt parler. Il est un grand expert de la Pologne.
Je vais parler de quelque chose de plus particulier, aujourd'hui, soit les médias et l'environnement d'information qui permettent ce recul, non seulement en Europe, mais également en Amérique du Nord. C'est un aspect auquel je travaille très particulièrement à la London School of Economics.
Nous vivons manifestement une révolution. Il y a tant d'élections et de démocraties qui ont pris des tournants surprenants. Les nationalistes et les xénophobes — qui se ressemblent — gagnent des appuis dans des pays aux histoires économiques et politiques très différentes, de la Pologne et des Philippines au Brésil et aux États-Unis.
Je suis persuadée que, tout comme la presse à imprimer a mis fin au monopole des moines et des prêtres qui contrôlaient l'expression écrite au XVe siècle, Internet et les médias sociaux ont très rapidement miné non seulement le modèle opérationnel des médias politiques démocratiques que nous connaissons depuis deux siècles, mais aussi les institutions politiques qui le sous-tendent.
Regardez le monde démocratique. Partout, les grands journaux et les puissants diffuseurs sont en train de disparaître. Ces agences de presse à l'ancienne avaient peut-être des défauts, mais elles étaient nombreuses à avoir comme principe de base un engagement théorique à l'objectivité, à la vérification des faits et à l'intérêt du public en général. Surtout, peu importe ce que vous en pensez, elles ont également créé la possibilité d'avoir une conversation nationale et un débat unique.
Dans certains grands pays européens, des diffuseurs publics bien financés qui sont obligés par la loi de maintenir une neutralité politique poursuivent quand même ce débat, mais dans de nombreux petits pays européens, les médias indépendants sont devenus très faibles ou ont disparu. Ils ont été remplacés par des médias très partisans qui sont contrôlés directement par un parti ou par l'intermédiaire de groupes d'entreprises connectées à ce parti. Cela signifie qu'il n'y a aucun diffuseur ou journal que les deux côtés du spectre considèrent comme étant neutre.
Il en résulte la polarisation. Les gens prennent parti, s'éloignent les uns des autres, et le centre disparaît. Il y a d'autres effets secondaires. Dans de nombreuses démocraties — je dirais que les États-Unis et la Pologne sont parmi les pires —, il n'y a plus de débat commun, et encore moins de message commun. Il ne s'agit pas que de partis pris et de point de vue différents; en réalité, les gens n'ont pas les mêmes faits. Vous avez un groupe qui pense que certaines choses sont vraies et l'autre groupe qui croit en des choses très différentes.
Les médias sociaux accélèrent et accentuent ce phénomène parce qu'ils permettent aux gens de ne voir que les nouvelles et les opinions qu'ils veulent voir, et c'est en fait les algorithmes qui causent cela. Ces algorithmes confirment les discours qui ont mené à la création de grappes homogènes en ligne. On appelle parfois cela des chambres d'écho. Les membres d'une chambre d'écho ont la même vision du monde et ils interprètent les nouvelles dans cette perspective commune.
Cette polarisation a de nombreux effets, et elle est extrêmement dommageable pour la démocratie. Elle suscite la méfiance envers ce qui était considéré comme étant des institutions démocratiques neutres et apolitiques, par exemple la fonction publique, la police, le pouvoir judiciaire et les organismes de tout genre qui sont gérés par le gouvernement. Ces institutions peuvent devenir suspectes pour un côté ou pour l'autre, et peut-être pour les deux, parce qu'on croit que l'autre partie s'en est peut-être approprié.
La polarisation a également un effet létal sur les partis politiques traditionnels, lesquels se fondaient auparavant sur des organisations réelles, comme des syndicats ou l'église. Plutôt que de se tourner vers ces organismes réels, de plus en plus de gens s'identifient maintenant à des groupes ou à des organismes qu'ils trouvent en ligne, ou à des idées et des thèmes qu'ils trouvent dans le monde virtuel. En bien des endroits, ce phénomène a également mené à la fragmentation et, encore là, à l'intensification de la partisanerie.
Un facteur a une très grande importance: ce nouveau réseau d'information, avec ses clivages et ses plans suspects, est également beaucoup plus propice que l'ancien réseau à la propagation de faux renseignements et de fausses rumeurs, que cela se produise naturellement ou que cela vienne de l'extérieur, ainsi qu'aux campagnes de manipulation venant de l'intérieur et de l'extérieur. Disons-le franchement — et plusieurs études prouvent cela —, les gens qui vivent dans des chambres d'écho très partisanes risquent beaucoup plus vraisemblablement de croire à la fausse information.
Nous savons tous — c'est bien connu — que le gouvernement russe a été le premier à comprendre les possibilités de ce nouveau réseau d'information et à déployer des opérations de trollage ainsi que de faux sites Web et de fausses pages Facebook visant à accentuer la polarisation, non seulement aux États-Unis, mais également au Royaume-Uni, en Allemagne, en France, en Italie et partout dans l'Europe de l'Est.
Par exemple j'ai participé à un projet d'analyse de données au London School of Economics, au cours des mois qui ont précédé la dernière élection au Bundestag. Nous avons découvert que les messages de l'AfD, le parti populiste d'extrême droite de l'Allemagne, étaient délibérément mis en avant sur les médias sociaux par les médias prorusses, ainsi que par des trolls et des réseaux de zombies créés artificiellement.
Certains ont été créés initialement à des fins commerciales, puis ont été adaptés pour l'élection. Ils répètent des messages qui causent la division — des messages anti immigration, anti OTAN, anti Merkel, prorusses et pro-AfD.
La plupart des gens qui consultent les médias grand public en Allemagne n'ont même jamais vu ces messages, mais la chambre d'écho alternative de l'AfD les lisait chaque jour, et c'est l'un des facteurs qui ont contribué à l'appui étonnamment important que l'AfD a reçu dans le cadre de cette élection.
Ce sont les Russes qui ont été les premiers à investir dans ce genre de choses, mais d'autres leur emboîtent déjà le pas — d'autres gouvernements, d'autres mouvements politiques, des sociétés privées. Il est important de garder à l'esprit que rien n'empêche vraiment l'accès à ce jeu: c'est très peu coûteux, il ne faut pas y consacrer beaucoup de temps, ce n'est pas très complexe du point de vue des technologies de pointe, et aucun équipement spécial n'est requis. Cela va se produire au Canada. En fait, cela s'est probablement déjà produit. Comme je l'ai dit, ce sont des moyens très simples et très peu coûteux d'influer sur le débat public, et tout le monde les utilise maintenant.
La chose la plus importante sur laquelle je veux insister aujourd'hui, c'est qu'en ce moment, il n'existe aucune institution capable de mettre un terme à ce type de manipulation. Les gouvernements démocratiques ne censurent pas Internet. Ils n'ont pas tendance à financer les médias indépendants, et s'ils le faisaient, ils cesseraient d'être indépendants.
Les forces militaires des États partenaires de l'OTAN et les institutions internationales ne sont pas organisées pour mener des guerres de l'information non plus. Même les services de contre-espionnage sont très mal à l'aise de participer aux débats politiques à l'intérieur de leurs propres pays. Il ne leur appartient pas de pénétrer les chambres d'écho, et encore moins de raviver les journaux démocratiques.
Les entreprises de technologies pourraient contribuer à résoudre ce problème, mais en ce moment, rien ne les incite à le faire. Le nouveau réseau d'information est aussi l'endroit où Google et Facebook font leur argent. Facebook et Twitter ont créé les algorithmes qui propagent le choc et la colère et les théories du complot plus rapidement que la vérité — et ce sont bien sûr les éléments qui contribuent à la montée du populisme —, mais la censure exercée par Google ou Facebook ne sera pas à long terme plus acceptable ou plus efficace que la censure exercée par un gouvernement. Nous pourrions voir des solutions venant des médias traditionnels ou des universités. Il y a des journalistes qui parlent de réinventer ce qu'ils font afin de hausser les niveaux de confiance de la population. Il y a des campagnes visant la littératie médiatique et des sites Web de vérification des faits.
S'il est une idée que je veux vous laisser aujourd'hui, cependant, c'est qu'il y a un autre précédent à garder à l'esprit pour ce moment historique. Dans les années 1920 et 1930, les gouvernements démocratiques ont aussi dû faire face aux effets de la radio et aux nouveaux mouvements fascistes à travers l'Europe, dont les premières étoiles étaient toutes des vedettes de la radio. Adolf Hitler et Staline utilisaient en fait très bien la radio. Ils avaient compris que c'était une technologie qui pouvait servir à susciter la colère.
Les gens se sont mis à demander s'il y avait un moyen de plutôt utiliser cette technologie au profit de la démocratie. L'une des solutions à cela a été la BBC, la British Broadcasting Corporation, conçue à l'origine pour joindre les gens de toutes les régions du pays afin de les informer, de les éduquer et de les divertir, comme le dit le slogan bien connu, et afin de faire en sorte que tout le monde n'adhère pas à un unique ensemble d'opinions, mais participe plutôt à une seule conversation nationale qui rendrait la démocratie possible.
Aux États-Unis, on a trouvé un autre ensemble de réponses. Les journalistes ont accepté un cadre réglementaire, un ensemble de règles liées à la loi sur le libelle, et un processus public qui déterminait l'admissibilité à une licence radio.
La question maintenant, je crois, pour le Canada et pour toutes les autres démocraties libérales, est celle de savoir comment trouver l'équivalent de ces institutions dans l'univers des médias sociaux. Autrement dit, quelles mesures réglementaires, sociales ou juridiques feront en sorte que la technologie sera au service de la démocratie et de notre société, et pas seulement au service des actionnaires de Facebook?
Ce n'est pas un argument en faveur de la censure. C'est un argument qui favorise l'application au monde en ligne des mêmes types de règlements qui ont été utilisés dans d'autres sphères pour établir des règles sur la transparence, la protection de la vie privée, les données et la concurrence. Nous pouvons réglementer la publicité sur Internet aussi bien que nous le faisons pour la publicité à la radio et à la télévision, en insistant pour que les gens sachent quand et pourquoi ils sont ciblés par des publicités politiques ou par toute autre publicité. Nous pouvons mettre un frein à l'anonymat sur Internet. Une recherche récente montre que le nombre de faux comptes sur Facebook est peut-être nettement supérieur au nombre que la société a rendu public. Nous pourrions exiger d'eux qu'ils éliminent ces faux comptes, car nous avons le droit de savoir si nous interagissons avec de vraies personnes ou avec des robots.
À long terme, il pourrait y avoir des solutions plus approfondies. Pensez-y. De quoi aurait l'air un algorithme d'intérêt public ou une forme de médias sociaux qui favoriseraient les conversations constructives au lieu de la polarisation.
La réglementation n'est pas une solution miracle; elle ne représente qu'une partie de la réponse. La revitalisation de la démocratie, qui a si longtemps misé sur de l'information fiable alors que nous sommes dans une ère d'information trompeuse, pourrait représenter un projet de civilisation majeur. Il faudra peut-être du temps pour trouver des solutions à long terme à ce problème.
Je vais m'arrêter ici pour que M. Pankowski puisse continuer.
Je vous remercie beaucoup.
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Mesdames et messieurs, je vous remercie beaucoup de votre invitation. Je suis vraiment honoré, et je le suis encore plus d'avoir été invité avec Anne Applebaum aujourd'hui.
Pendant vos discussions des dernières semaines, il y a un terme qui a surgi et pour cause. C'est un terme lourd de sens qui fait un retour depuis quelques années, dans divers discours, notamment dans les discours universitaires. Je parle du terme fascisme.
Il y a quelques années, j'ai écrit un livre pour essayer de proposer ma propre définition, de présenter ma propre compréhension de l'essence de l'idéologie fasciste. Je pourrais dire que le fascisme, c'est la politique de l'homogénéité culturelle totale. Bien sûr, la Pologne a énormément souffert du fascisme pendant l'occupation nazie, et le nom de mon organisation de la société civile en Pologne, « Plus jamais ça », n'est pas accidentel. Cependant, il est bon de mentionner que la Pologne avait son propre mouvement fasciste, lequel fait en quelque sorte un retour en ce moment.
Par le passé, la Pologne était l'une des sociétés multiculturelles les plus diverses sinon la société la plus diverse de toute l'Europe, mais aujourd'hui, à cause des événements tragiques du XXe siècle, la Pologne est devenue l'une des sociétés les plus homogènes et monoethniques de toute l'Europe. Il y a un certain paradoxe, car je dirais qu'un retour à la diversité, un retour au multiculturalisme, dans le cas de la Pologne en particulier, serait un retour à la normalité.
Malheureusement, ce que nous constatons en ce moment, c'est qu'on s'éloigne de plus en plus de la diversité comme valeur et du consensus démocratique libéral. Je trouve cela inquiétant, en tant que citoyen polonais, mais je pense qu'il n'y a pas que la Pologne qui est importante. La raison pour laquelle la Pologne est importante — et j'espère ne pas sembler arrogant —, c'est que la transformation démocratique de la Pologne en 1989 et dans les années 1990 a été un événement marquant de l'histoire polonaise, mais également de l'histoire mondiale. D'une certaine façon, la transformation démocratique de la Pologne a symbolisé la légitimité de l'ordre mondial de l'après-guerre froide fondé sur la prédominance du principe des droits de la personne et de la démocratie libérale. D'après moi, la crise actuelle du consensus démocratique libéral en Pologne symbolise la crise beaucoup plus généralisée de l'ordre mondial de l'après-guerre froide.
Deux grands facteurs idéologiques de ce recul par rapport aux principes de la diversité en Pologne sont présents dans d'autres pays également: l'islamophobie et l'antisémitisme. L'islamophobie à l'échelle que nous connaissons aujourd'hui est un phénomène relativement nouveau en Pologne. Nous pouvons littéralement dire à quel moment elle a grimpé en flèche. C'était à l'été de 2015, pendant ce qu'on a appelé la crise européenne des réfugiés. Comme nous le savons très bien, cela n'a pas vraiment eu de répercussions importantes et directes en Pologne, mais cela a coïncidé avec la campagne électorale en Pologne. Lors de cette campagne, les divers groupes de droite et d'extrême droite se faisaient concurrence à savoir lequel allait se montrer le plus anti-migrants, le plus anti-réfugiés et le plus anti-musulmans.
Je crois que les répercussions de cette vague d'islamophobie sont encore présentes aujourd'hui, malgré le fait que la communauté musulmane en Pologne est très petite. Nous parlons de peut-être 20 000 ou 30 000 personnes dans un pays qui compte près de 40 millions d'habitants.
Le deuxième type de discours haineux qui est important, c'est l'antisémitisme. Bien sûr, il remonte à bien plus loin dans l'histoire de la Pologne, de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est. Il est important de souligner que le langage haineux qui est utilisé contre les juifs correspond traditionnellement au langage haineux utilisé contre la démocratie libérale comme telle et contre l'idée même d'une société diverse.
Sur une note personnelle, je peux vous dire que je fais face à la question de l'antisémitisme depuis près de 25 ans. J'en connaissais donc l'existence. D'une certaine façon, il est vraiment difficile de me choquer dans ce domaine, mais je ne pensais pas qu'un jour, de mon vivant, je verrais le type d'explosion du discours antisémite dans les médias polonais et chez les politiciens que nous avons connu en Pologne l'année dernière, quand le discours antisémite s'est vraiment répandu, en particulier dans les médias de masse appartenant à l'État et contrôlés par l'État. Il y avait des années qu'on n'avait pas vu cela à une telle échelle en Pologne.
La crise de la démocratie libérale en Pologne a de nombreuses dimensions différentes. Vous en connaissez plusieurs: la primauté du droit, la liberté de presse, la liberté artistique, etc. Mais d'après moi, l'un des aspects les plus graves de la crise de la démocratie libérale en Pologne est visible au niveau des valeurs sociales et au niveau de la culture. L'aspect qui est peut-être le plus alarmant de tous de cet effondrement des valeurs démocratiques libérales, c'est l'effondrement des valeurs démocratiques et humanistes parmi la jeune génération.
Il y a là un autre paradoxe, car cela va à l'encontre des croyances de ce que vous pourriez appeler l'élite libérale qui présume que les membres de la jeune génération — les gens qui sont nés et qui ont socialisé dans une nouvelle société démocratique — deviennent automatiquement plus progressifs, tolérants et ouverts d'esprit que la génération de leurs parents et de leurs grands-parents. C'est en fait le contraire qui s'est produit. Les idéologies xénophobes et nationalistes radicales ont été transmises avec succès à la jeune génération.
En tant que spécialiste en sciences sociales, je peux vous donner un ou deux chiffres qui montrent cela. Par exemple, 82 % des jeunes qui ont entre 18 et 24 ans sont contre l'accueil de réfugiés non européens en Pologne — 82 %. Pour la population générale, c'est 70 %.
J'ai un autre exemple. Il y a un nouveau bloc politique en Pologne qui va participer à l'élection au Parlement européen à la fin du mois. Il s'appelle Konfederacja — confédération. L'idéologie de ce nouveau bloc a été résumée officiellement par l'un de ses dirigeants. Je le cite: « Nous ne voulons pas de juifs, d'homosexuels, d'avortements et d'impôts, et nous ne voulons pas l'Union européenne. »
Ce nouveau groupe a récolté 31 % des voix chez les jeunes hommes de 18 à 30 ans. En fait, c'est le choix électoral le plus populaire chez les jeunes hommes dans ce groupe d'âge. Le deuxième plus populaire est le Parti du Droit et de la Justice, le parti au pouvoir en Pologne, qui est aussi un parti de droite à bien des égards. Il récolte 23 % des appuis au sein de ce groupe.
Il y a de nombreux autres exemples de l'explosion des attitudes xénophobes et des sympathies d'extrême droite, en particulier chez les jeunes en Pologne. Je pense que cela nous indique que nous avons là un problème à bien plus long terme que ce qui est généralement accepté ou présumé.
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Merci, monsieur le président.
[Traduction]
Merci beaucoup, madame Applebaum et monsieur Pankowski, d'être avec nous aujourd'hui.
Madame Applebaum, j'ai le plaisir de siéger à la Commission trilatérale avec M. David Sanger, et je pense qu'il était en avance sur son temps avec son The Perfect Weapon pour ce qui est de l'évaluation de la cybersécurité et du cybercrime.Je sais que ce qu'il avait en tête était plutôt la destruction d'infrastructure et la manipulation des données, que plus de manipulation des données et de fausses nouvelles comme c'est le cas actuellement.
Nous sommes à la veille des élections fédérales 2019, ici. Je suis dans l'opposition. Je suis la ministre du cabinet fantôme chargée des institutions démocratiques, et bien sûr, je suis très préoccupée par l'intégrité de nos processus électoraux et des élections de 2019. Je dirais que nous sommes dans une position où nous pouvons identifier les acteurs, les ressortissants étrangers, les hacktivistes, comme on l'a mentionné dans le document du Centre de la sécurité des télécommunications de 2017. Nous pouvons établir leurs motivations, soit les sphères mondiales d'influence, les ressources naturelles, les causes environnementales de cette nature, mais la question est naturellement de savoir comment procéder. Ce que vous avez dit aujourd'hui au sujet du manque de motivation des entreprises technologiques à s'investir dans le dossier m'intéresse beaucoup.
Je sais que l'autoréglementation prônée par le présent gouvernement a eu peu, sinon pas, de succès, même pour ce qui est de faire appliquer par les plateformes de médias sociaux des normes semblables à ce qu'elles appliquent elles-mêmes dans d'autres pays.
Comme vous l'avez dit, il faut parvenir à cet équilibre délicat entre la liberté d'expression et l'intégrité des institutions démocratiques, de même que des processus électoraux. Vous avez mentionné quelques éléments qui m'intéressent beaucoup. Vous avez donné des exemples précis. J'aimerais savoir si vous pourriez les résumer encore une fois, s'il vous plaît. Vous avez également parlé d'appliquer les règlements que d'autres sphères ont appliqués par le passé. Quelles autres sphères dans l'industrie peuvent nous offrir un bon cadre à cet égard? Je vais commencer par ces questions.
Un autre élément qui m'intéresse beaucoup est l'algorithme d'intérêt public. Lorsque nous avons des membres du SCRS et de la GRC qui viennent témoigner, je vois les postes qu'ils affichent en ligne, et je ne peux m'empêcher de me demander s'ils ne devraient pas aller faire un tour à San Jose ou au siège social de Fortnite pour faire du maraudage.
J'aimerais avoir vos commentaires tout d'abord au sujet de la liste dont vous avez parlé et quelles autres sphères dans l'industrie peuvent nous servir d'exemples.
Enfin, j'aimerais mentionner que j'ai fait partie du service extérieur canadien pendant 15 ans, d'où mon grand intérêt également.
Merci, madame Applebaum.
:
Pensons à la façon dont nous avons réglementé les automobiles. Au début, les gens conduisaient leurs voitures et heurtaient les chevaux dans la rue. Quelqu'un s'est alors dit qu'on avait besoin de feux de circulation. Puis on s'est rendu compte qu'il fallait peindre des lignes sur la route. Puis on s'est dit que la construction même des autos était un problème, et on a inventé des autos plus sécuritaires, puis sont arrivés les sacs gonflables, etc.
La réglementation des autos et de leur utilisation a été un long processus qui a évolué au fur et à mesure que la technologie elle-même a évolué. C'est de cette façon que j'envisagerais les choses. Nous ne pourrons pas adopter une loi qui va régler, à elle seule, tous les problèmes, mais il y a une foule de choses que les gouvernements peuvent et devraient faire, et qui vont de la sensibilisation aux médias au fait d'enseigner aux enfants — mais pas seulement aux enfants — comment utiliser l'Internet. Pensons également aux campagnes de publicité comme celles qui ont été menées, par exemple, pour amener les gens à cesser de fumer. On pourrait également organiser des campagnes de ce genre pour montrer aux gens comment penser et utiliser Internet.
Je pense que nous aurons, tôt ou tard, besoin de réglementer les plateformes et les entreprises de médias sociaux. J'inclurais Google dans le lot. Le Canada pourrait réfléchir aux autres pays avec qui il aimerait travailler à cette fin. Bien sûr, la réglementation pays par pays aurait moins d'importance si on pouvait rallier à la cause l'Union européenne, le Canada, et en théorie, les États-Unis, bien que ce ne sera pas facile dans le cas des États-Unis. Pour les Américains, ce sont des entreprises nationales, ce sont « leurs » entreprises et il est mentalement, intellectuellement et psychologiquement plus dur de les réglementer que ce ne le serait pour les Européens et peut-être pour les Canadiens.
Pour ce qui est de commencer à travailler avec d'autres pays, on a déjà fait beaucoup de progrès dans la réflexion sur la réglementation au Royaume-Uni. Il y a également beaucoup de débats et de réflexions publics en France et en Allemagne. Je pense qu'il serait très important pour le Canada de se joindre à la conversation. Il existe également un débat au sein de l'Union européenne auquel vous devriez participer.
Quand on commence à penser à la réglementation, il faut aussi abandonner l'idée de réglementer le contenu sur Internet, soit avoir quelqu'un dans un bureau pour décider ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas. Il y aura dans ce cas beaucoup de contestations, et nous devrions plutôt réfléchir aux règles. Qu'est-ce qui crée les chambres d'écho sur Internet? Qu'est-ce que les algorithmes préfèrent? Voulons-nous éliminer, par exemple, ou restreindre l'utilisation de l'anonymat? Voulons-nous rendre la tâche beaucoup plus ardue aux gens pour créer des robots et des campagnes de fausses nouvelles qui amplifient certains messages au détriment de d'autres? C'est quelque chose qu'il est techniquement possible de faire.
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Merci de me donner l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui. Je regrette de ne pas pouvoir être là en personne.
La démocratie libérale en Europe est-elle en crise? Je veux commencer aujourd’hui par énoncer deux faits. Comme nous le savons tous, les spécialistes des sciences sociales ont tendance à ne pas s’entendre sur une foule de sujets, mais ils conviennent de deux solides éléments de preuve. Le premier est que les vieilles démocraties ne meurent pas; c’est-à-dire que plus une démocratie est ancienne, moins il est probable qu’elle s’effondre. Le second est que les démocraties riches ne meurent pas. Aucune démocratie dont le revenu par habitant est de 22 000 $US ou plus ne s’est jamais effondrée. En conséquence, les démocraties anciennes et riches ne meurent pas. C’est donc dire que l’Europe, surtout le centre de l’Europe occidentale, ne devrait pas être inquiétée. Cependant, quelque chose d’important a changé à notre époque: la façon de mourir des démocraties.
Au cours du XXe siècle, les démocraties mouraient normalement aux mains d’hommes armés. Pendant la guerre froide, trois effondrements démocratiques sur quatre se manifestaient sous forme de coup militaire. Aujourd’hui, la plupart des démocraties s'éteignent de façons beaucoup plus subtiles. Elles ne meurent pas aux mains de généraux, mais bien de dirigeants élus. Pour la corrompre, les présidents et les premier ministres se servent de ses propres institutions: les élections, les plébiscites, les lois du Parlement et les arrêts de la Cour suprême. On pense à Hugo Chavez, à Vladimir Poutine, à Recep Tayyip Erdogan, en Turquie, et à Viktor Orbán en Hongrie, au cœur de l’Europe.
Ce qu’il y a de plus dangereusement insidieux lorsqu'on opte pour cette voie électorale vers l’autocratie est que tout se produit sous le couvert de la démocratie. Comme il n'y a aucun char d’assaut dans les rues, la constitution reste intacte, des élections ont lieu et les Parlements continuent de fonctionner, il arrive souvent que nombre de citoyens ne prennent pas pleinement conscience de ce qui se passe avant qu’il soit trop tard. En 2011, 12 ans après l’élection de Hugo Chavez à la présidence, un sondage a montré que la majorité des Vénézuéliens croyaient toujours qu’ils vivaient sous un régime démocratique.
Une situation pareille pourrait-elle se produire en Europe? Comme je l’ai dit, c’est déjà arrivé à l’extrémité orientale de l’Union européenne, en Hongrie, sous Viktor Orbán. En 2010, son parti a accédé au pouvoir de façon légale, constitutionnelle et démocratique, mais armé d’une super majorité constitutionnelle au cours des neuf dernières années, il a suivi un schéma que mon coauteur, Steve Levitsky, et moi-même avons cerné dans notre livre How Democracies Die. Une fois au pouvoir, il s’est emparé des arbitres de l’arène politique: les tribunaux. Il a écarté ses adversaires et ses critiques: les médias et les universités. Il a changé les règles électorales pour qu’il soit de plus en plus difficile pour le politicien en exercice de perdre. C’est un livre de règles dont s’est aussi inspiré la Pologne, avec presque autant de succès.
Qu’en est-il du centre de l’Europe occidentale? Bien que ces démocraties soient plus riches et plus anciennes, le fait qu’elles meurent maintenant aux urnes signifie que nous sommes peut-être dans un nouveau monde et qu’une nouvelle série de règles pourrait s’appliquer. En effet, en Europe occidentale, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, dans bien des pays, des partis politiques radicaux de droite antilibéraux et antisystème prennent le pouvoir, sur le point de le faire ou sont élus au Parlement pour la première fois. Plus récemment — cette semaine, en fait —, le parti Vox d’Espagne a accédé au Parlement espagnol. C’était la première fois depuis Francisco Franco qu’un parti d’extrême droite arrivait à le faire. En Allemagne, c’est l’AfD, en Suède, le Parti démocrate, et en Italie, la Ligue du Nord, pour n’en nommer que quelques-uns.
Si ces partis arrivent à eux seuls à prendre le pouvoir sans partenaires de coalition, comme en Pologne et en Hongrie, causeraient-ils des dommages aussi graves à la démocratie que leurs homologues polonais et hongrois l’ont fait chez eux? Je crois que la réponse est oui. Une pré-condition centrale et sous-estimée à l’ordre européen après la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu'à l’ordre et à la stabilisation démocratiques tant dans l’Allemagne post-nazie que l’Espagne post-Franco, a été non seulement un parti socio-démocrate de gauche, mais aussi une droite centriste robuste et démocratique. Comme l’a affirmé dans les années 1980 Franz-Josef Strauss, le conservateur bavarois, pour que la démocratie survive en Allemagne, il ne peut y avoir de parti à droite des Chrétiens-démocrates. Cette condition a été maintenue pendant toute la période d’après-guerre, jusqu’en 2017, mais elle ne s’applique plus désormais. Le plus grand parti d’opposition au Parlement allemand aujourd’hui est un parti radical de droite plus à droite que l’Union chrétienne-démocrate, ce qui a bouleversé l’équilibre politique de l’Allemagne.
Compte tenu de tous ces éléments, deux importantes questions se posent.
Primo, comment savoir si ces partis constituent une menace réelle pour la démocratie, qu'ils ne sont pas de simples porte-paroles du mécontentement des voix marginalisées pouvant être intégrés dans des systèmes politiques démocratiques et stables? Afin de répondre à cette question, il nous faut une série de critères pour déterminer si les partis et les politiciens font peser ou non des menaces véritables sur la démocratie.
En gardant à l’esprit ce type de question, dans l’ouvrage que nous avons écrit Steve Levitsky et moi-même, nous avons conçu un type de système de détection précoce, que nous appelons des tests décisifs, pour repérer, avant leur arrivée au pouvoir, les politiciens et les partis qui pourraient constituer une menace à la démocratie une fois élus. C’est crucial, car si les démocraties meurent aux urnes, il est important de pouvoir cerner à l’avance les politiciens susceptibles de mettre en péril la démocratie une fois au pouvoir.
Nous proposons quatre critères. Premièrement, un politicien rejette-t-il les règles du jeu? Par exemple, conteste-t-il la légitimité des élections? Rejette-t-il la légitimité de la constitution? Approuve-t-il ou appuie-t-il des moyens extra-constitutionnels de changer de gouvernement? Deuxièmement, un politicien ou un parti refuse-t-il d’admettre la légitimité de son opposition? Par exemple, décrit-il ses adversaires comme étant des éléments subversifs, des traîtres ou des criminels? Troisièmement, un politicien ou un parti tolère-t-il ou encourage-t-il la violence? S’aligne-t-il sur des partisans qui ont recours à la violence ou néglige-t-il de condamner les comportements violents? Quatrièmement, un politicien ou un parti se dit-il prêt à restreindre les libertés civiles de ses opposants, y compris des médias?
Si un politicien ou un parti politique correspond à un seul de ces critères avant d’accéder au pouvoir, il y a lieu de s’inquiéter. En Europe, il nous est arrivé de voir des partis radicaux de droite obtenir la note de passage à certains de ces tests. Lorsque c’est le cas, et si ce l’est, ils constituent une menace pour la démocratie.
La seconde question est la suivante: quelle est la cause de la vague croissante de nouveaux partis radicaux antilibéraux en Europe? Les analystes renvoient généralement à deux types de facteurs pour l’expliquer: d’abord, les facteurs économiques et, ensuite, les facteurs culturels associés à l’immigration. À titre d’exemple, les analystes font souvent valoir qu’un ralentissement de la croissance des salaires, les inégalités économiques à la hausse et le chômage ont tous engendré le mécontentement des électeurs à l’égard de la démocratie en Europe.
C’est vrai dans une certaine mesure, mais ce n’est pas tout. Il est frappant qu’un pays comme la Pologne, qui jouit d’une croissance économique ininterrompue depuis le début des années 2000, et qui est, en gros, sorti indemne de la crise financière de 2008, soit non seulement doté d'un robuste parti politique antilibéral, mais que celui-ci soit aussi au pouvoir. Un pays comme l’Espagne, qui a été un des plus éprouvés par la crise financière de 2008, avec des taux de chômage atteignant les 26 % à son point le plus fort, n’avait pas de parti radical de droite populiste au Parlement avant cette année. Les facteurs économiques comptent, mais ce ne sont pas les seuls.
D’autres personnes suggèrent que les causes sont culturelles. La montée de la droite radicale a accompagné la hausse du pourcentage de populations d’immigrants à l'échelon national en Europe. On pense souvent que la droite radicale a pris son essor en réponse à la crise des réfugiés, mais là aussi, il manque des éléments. D’un pays à l’autre, les endroits où la droite radicale a le mieux réussi — la Pologne et la Hongrie — sont précisément ceux qui comptent le moins de résidants nés à l’étranger — moins de 5 %. Des pays comme l’Espagne et l’Allemagne, où plus de 10 % des résidants sont nés à l’étranger — soit le double —, ont connu des mouvements de la droite radicale beaucoup plus sporadiques.
De même, comme c’est le cas aux États-Unis, dans les pays européens, c’est précisément dans les régions et provinces d’un pays comme l’Allemagne, où peu de résidants sont nés à l’étranger — l’Allemagne de l’Est — que les sympathies pour la droite radicale sont les plus marquées. Dans les zones urbaines où les immigrants sont nombreux, la droite radicale n'obtient presque aucun appui.
Encore une fois, ce n’est pas que l’immigration n'est pas importante, mais tous ces éléments suggèrent ce que j’estime être un troisième facteur qui, en fait, compte plus que les deux autres. Le succès de la droite radicale en Europe trouve sa source dans les échecs des principaux partis politiques.
Il convient de mentionner deux échecs. Le premier a été le déplacement vers le centre idéologique des partis socio-démocrates et travaillistes en Europe dans les années 1990. Le nouveau Parti travailliste de Tony Blair et le Neue Mitte de Gerhard Schroeder étaient peut-être intelligents et vraiment nécessaires sur le plan électoral, mais ils ont eu un coût. Ils ont donné l’impression à bien des électeurs de la classe ouvrière qu’ils n’avaient plus de choix. Il était pratiquement impossible de faire la distinction entre la droite et la gauche centristes. Le premier échec de la part de la gauche centriste a été de ne pas réussir à offrir quelque chose de clairement différent, ce qui a fait en sorte qu’un bassin potentiel d’électeurs se sentent abandonnés et prêts à opter pour la droite radicale populiste.
Il y a eu aussi un deuxième échec. Parce que le centre gauche s'est déplacé vers le centre sur les questions économiques, de nombreux partis et politiciens de centre droit — les démocrates chrétiens et les conservateurs — ont commencé à chercher des problèmes sur le plan culturel, notamment en adoptant une attitude plus dure à l'égard de l'immigration. C'est dans les années 1990 que de nombreux politiciens de centre droit en Allemagne, par exemple, ont commencé à parler de la menace de l'immigration, et qu'ils ont adopté des slogans nativistes et nationalistes qui ont même été repris dans certains cas par la petite extrême droite.
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Merci beaucoup, monsieur le président.
Je vous remercie tous de m'avoir invité à m'adresser à vous aujourd'hui sur ce qui me semble être une question d'une importance remarquable. C'est très encourageant de vous voir vous pencher sur cette question avec autant de sérieux.
Je ne vais pas passer en revue certaines des données empiriques, ces données que beaucoup d'entre vous connaissent à fond. Je voudrais cependant revenir sur le dernier point soulevé par M. Ziblatt, car je tiens à vous dire que pour comprendre ce qui se passe en Europe et, plus largement, dans le monde, nous devons reconnaître qu'une nouvelle lutte idéologique est en cours. En d'autres termes, ce qui arrive actuellement n'est pas simplement une question de populisme mal défini. Il ne s'agit pas simplement d'une question de dislocation économique. Ce n'est certainement pas la résurrection du fascisme.
Ce qui se passe est beaucoup plus compliqué que cela. En fait, la conjoncture résulte d'une série de stratégies intellectuelles, politiques et culturelles qui se sont développées depuis plus de deux décennies. C'est la force des idées, la force des idéologies que nous devons prendre plus au sérieux si nous voulons comprendre la façon dont toutes ces choses s'articulent.
J'ai l'impression que l'un des plus gros problèmes que nous avons pour comprendre la montée de ce que j'appelle la droite radicale ou le conservatisme radical, c'est que nous nous rabattons sur des clichés, et nos deux plus grands favoris à ce titre sont le populisme et le fascisme. Le populisme est génial, parce qu'il semble identifier quelque chose que nous n'aimons tout simplement pas. C'est en train de se produire, et c'est un peu comme s'il s'agissait de l'ascension de la plèbe. On ne sait pas vraiment ce qui se passe, mais c'est grave. Le problème, c'est précisément la nature mal définie du phénomène. Le fascisme ne parvient pas vraiment à définir ce qui se passe dans l'Europe contemporaine, ou en fait plus largement, aux États-Unis, en ce qui concerne l'extrême droite.
Ce que je veux dire, c'est que nous pouvons comprendre le populisme de façon beaucoup plus systématique, comme l'ont d'ailleurs compris les idéologues des mouvements populistes modernes. Nous pouvons le comprendre sur la base de deux axes. Le premier est ce que nous pourrions appeler l'axe vertical, c'est-à-dire le fossé entre le peuple et l'élite. Presque tous les mouvements populistes font cette division. Le peuple est défini d'une certaine façon, et l'élite est définie comme son opposant. C'est elle qui mine le peuple ou qui s'y oppose. Le deuxième axe est ce que nous pourrions appeler l'axe horizontal, c'est-à-dire ce fossé entre le peuple et ceux qui sont à l'extérieur du peuple. Ce qui rend un mouvement populiste vraiment puissant, c'est la façon dont il est capable de combiner ces deux axes — la façon dont l'élite et l'extérieur sont fusionnés dans une rhétorique politique bien ciblée.
L'une des choses les plus intéressantes à souligner à propos de l'extrême droite contemporaine en Europe, c'est la façon dont elle a réussi à faire cela, l'adversaire principal étant défini comme la mondialisation libérale, c'est-à-dire, sur le plan intérieur, ces élites libérales qui attaquent les intérêts du peuple. Ces élites libérales sont explicitement mondialistes, mondialisées. Elles sont les représentantes du capital mondial. Elles sont les représentantes des droits de l'homme internationaux. Elles évoluent dans les ONG internationales. Elles viennent de l'étranger. Elles tissent des liens.
L'idéologie du populisme radical de droite contemporain s'articule donc autour de cette fusion d'un axe vertical et d'un axe horizontal en opposition à la mondialisation libérale. C'est une stratégie que l'on peut retracer. Pour ceux d'entre vous qui s'intéressent à ce genre de choses, c'est une idéologie qui a vu le jour en France, en 1968 environ. Elle existe depuis près d'un demi-siècle, mais ce n'est qu'au cours des 10 dernières années qu'elle a pris de l'ampleur.
Il ne s'agit donc pas simplement d'un spasme politique naissant. Le phénomène doit être compris comme faisant partie d'une lutte politique et idéologique. C'est aussi une lutte idéologique que ces gens comprennent comme spécifiquement culturelle, c'est-à-dire que l'attaque contre la culture libérale mondiale est une partie explicite de son orientation politique. La culture nationale — la culture locale — est considérée comme celle qui est menacée, précisément par les valeurs universelles mondiales attachées au libéralisme.
Ainsi donc, ce que la droite radicale contemporaine cherche à faire, c'est de créer un mouvement idéologique à l'intérieur des États, mais aussi entre les États. L'un des aspects les plus fascinants du nationalisme radical contemporain, c'est qu'il est explicitement internationaliste. Il se considère comme étant l'instigateur d'une série de mouvements de mouvements s'étendant à toute l'Europe, certes, mais aussi, potentiellement, à l'ensemble de l'Occident.
C'est, dans une certaine mesure, une idéologie civilisationnelle. Les meilleures incarnations de cette mouvance sont le fait de trois individus. Une personne que vous avez déjà mentionnée, Matteo Salvini, avance cet argument explicitement. Il le fait aussi en alliance avec Alexandre Douguine, de Russie. Ils le font tous les deux en alliance avec quelqu'un que vous connaissez tous, j'en suis sûr, un homme un peu décoiffé du nom de Steve Bannon.
Steve Bannon vient de fonder quelque chose qui s'appelle l'Academy for the Judeo-Christian West, ou l'académie de l'Ouest judéo-chrétien. C'est une école de formation intellectuelle et culturelle pour universitaires, décideurs et bureaucrates conservateurs radicaux. Elle fait écho à l'école qui a été créée à Lyon par Marion Maréchal-Le Pen. Les deux établissements ont exactement les mêmes desseins.
Autrement dit, ce que nous voyons ici n'est pas quelque chose de purement chaotique. C'est quelque chose qui peut être compris comme une lutte politique idéologique et stratégique.
Il ne faut pas non plus considérer cela comme une lutte qui se contenterait d'être explicitement antilibérale. C'est l'une des plus grandes difficultés que nous devons surmonter pour y faire face. Elle évoque souvent ce que nous pourrions paradoxalement appeler l'« illibéralisme illibéral ». Par exemple, pour l'extrême droite en Europe du Nord, l'un de ses principaux points politiques est ce qu'elle considère comme une défense des valeurs libérales — liberté d'expression, laïcité — et l'argument selon lequel la défense de ces valeurs exige des mesures antilibérales, en particulier contre les civilisations qu'elle présente comme étant une menace pour elle. On pense ici au premier chef à l'islam.
Au sein de cette coalition et de ces mouvements, il y a d'importantes tensions. Cela ne fait aucun doute. Ce que nous voyons ici n'est pas un bloc systématique. Ce que nous voyons, c'est une tentative de construire un mouvement culturel, politique et idéologique qui comprend ce qu'il fait, qui a une rhétorique politique systématique et structurée et qui cherche systématiquement à attaquer les valeurs libérales et les valeurs mondiales, mais toujours en faisant des liens avec les situations locales. Quand on s'interroge sur la manière de l'affronter, on s'aperçoit que la seule façon d'y arriver, c'est de la prendre au sérieux en tant qu'idéologie et en tant qu'ensemble de bouleversements sociaux.
C'est tout ce que je dirai pour l'instant.