SDIR Réunion de comité
Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.
Pour faire une recherche avancée, utilisez l’outil Rechercher dans les publications.
Si vous avez des questions ou commentaires concernant l'accessibilité à cette publication, veuillez communiquer avec nous à accessible@parl.gc.ca.
Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international
|
l |
|
l |
|
TÉMOIGNAGES
Le jeudi 26 avril 2018
[Enregistrement électronique]
[Traduction]
Chers collègues, bienvenue à la 105e réunion du Sous-comité des droits internationaux de la personne. C’est notre troisième et dernière séance sur la situation des droits de la personne en Turquie.
Abordant la fin de nos réunions, j’aimerais reprendre certains des chiffres récemment publiés sur cette question par Amnistie Internationale. Plus de 100 000 personnes ont fait l’objet de poursuites au criminel. Plus de 50 000 personnes sont en prison en attendant un procès. Plus de 180 bureaux de presse ont été fermés. Plus de 120 journalistes et employés des médias ont été mis en garde à vue. Plus de 1 300 ONG ont été fermées et plus de 265 universitaires ont fait l’objet de poursuites en justice pour avoir fait un appel à la paix; je suis sûr que vous entendrez parler de cela aujourd’hui.
Nous avons deux témoins aujourd’hui. Par vidéoconférence, de Washington, nous accueillons Aykan Erdemir, agrégé supérieur à la Foundation for Defense of Democracies, et de l’Université Memorial de St. John's, nous accueillons M. Mehmet Efe Caman.
Monsieur Erdemir, nous entendrons d’abord votre déclaration préliminaire, puis celle de M. Caman, avant de passer aux questions des députés.
Je vous remercie beaucoup de comparaître aujourd’hui.
Je remercie le président, M. Levitt, les vice-présidents, M. Sweet et Mme Hardcastle, et les éminents membres du Sous-comité des droits internationaux de la personne.
Au nom de la Foundation for Defense of Democracies, je vous remercie de cette occasion de vous parler aujourd’hui de la situation des droits de la personne en Turquie. Dans mon témoignage, je focaliserai principalement sur la liberté de religion ou de conviction en Turquie, et en particulier la situation des minorités religieuses.
Sous la règle de 15 ans du Parti pour la justice et le développement, le gouvernement turc a eu un bilan mitigé en matière de liberté de religion ou de conviction. Certains aspects de ces libertés ont marqué une légère amélioration, mais de nombreux autres ont détérioré.
Les actes positifs du gouvernement se résument à la restitution de propriétés expropriées appartenant aux communautés religieuses minoritaires, au financement par l’État de la restauration d’un certain nombre d’églises et de synagogues, à l’octroi de la double citoyenneté aux archevêques orthodoxes, au statut d’observateur de la Turquie à l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, à la participation de fonctionnaires turcs aux cérémonies de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, au retrait des données sur l’appartenance religieuse des cartes d’identité officielles et à la levée de l’interdiction du hijab à la fonction publique turque.
Il y a, toutefois, un manque de respect alarmant des droits et libertés fondamentaux depuis le coup d’État manqué de juillet 2016 et l’état d’urgence subséquent que le gouvernement a récemment prolongé pour la septième fois.
Malgré le fait que les minorités religieuses de Turquie aient promptement démontré leur loyauté tout de suite après le coup d’État manqué, elles sont quand même devenues victimes d’une vague de violence et de haine pour leur supposée complicité au coup d’État.
Trois semaines après la tentative du coup d’État, lors d’une manifestation de solidarité, les dirigeants religieux juifs et chrétiens de Turquie se sont joints à la manifestation du gouvernement contre le coup d’État à Istanbul. Cependant, trois des fonctionnaires qui ont pris parole au ralliement ont dénoncé les faux menteurs du coup d’État, insulté les minorités religieuses en qualifiant les conspirateurs de « semences de Byzance », de « croisés » et de « bandes d’infidèles ».
Les médias progouvernementaux ont la tendance alarmante d'établir un lien entre le complot du coup d’État et les minorités religieuses. Deux jours après le coup d’État manqué, un journaliste progouvernemental a maintenu que Fethullah Gülen, un religieux sunnite établi aux États-Unis et largement considéré par le public turc comme étant le cerveau du coup d’État, est de mère juive et de père arménien et qu'il est membre de la hiérarchie catholique. Un autre quotidien progouvernemental a même publié une fabrication de passeport du Vatican montrant que Fethullah Gülen était un cardinal catholique. Le patriarche oecuménique de l’Église orthodoxe a fait l’objet de calomnies selon lesquelles il aurait comploté le coup d’État avec la CIA, tandis qu’un autre journaliste progouvernemental a affirmé que les conspirateurs pourraient s’être cachés dans des églises. Chose peu étonnante, peu après cela, l’incitation à la haine a mené à des attaques physiques contre les minorités religieuses.
Des églises à Malatya et Trabzon, le foyer des attaques mortelles perpétrées contre les chrétiens il y a une dizaine d’années, ont été les premières à être visées. Plus tard, une école secondaire arménienne à Istanbul a été vandalisée. Un lieu de culte alevi dans cette ville et des maisons à Malatya ont été les victimes suivantes, et des touristes chrétiens ont été harcelés à Gaziantep.
La fréquence des attaques contre les minorités religieuses est toujours aussi élevée qu'après le coup d’État manqué. Le 6 mars cette année, un tireur isolé a fait feu sur un vitrail de l’Église catholique Saint Maria à Trabzon. C’est la cinquième attaque confirmée contre cette église depuis l’assassinat de son prêtre, Andrea Santoro, en 2006.
Parallèlement, la culture de l’impunité en Turquie continue à faire des chrétiens une cible facile de crimes haineux. Un mois et demi après la tentative de coup d’État, la Turquie a accordé une libération anticipée au meurtrier du Père Santoro. Le tueur, qui a refusé d’exprimer du remords devant le tribunal et a même réussi à s’échapper de prison pendant une courte période en 2012, a réussi à retrouver la liberté après n’avoir purgé que 10 ans de sa peine de 18 ans. Dans une lettre adressée à un membre de sa famille en 2011, il s’est vanté d’avoir été traité comme un roi en prison, et il a même promis de tuer le pape. Il a ajouté qu’il voulait devenir encore plus célèbre que Mehmet Alì Agca, l’agresseur turc qui a fait feu sur le pape Jean-Paul II en 1981 et l'a blessé gravement, qui a été libéré d’une prison turque en 2010.
En plus de ne pas s’attaquer à la culture de l’impunité de Turquie, le gouvernement turc est aussi responsable de mesures de répression continues à l’endroit de minorités religieuses. Le 8 octobre 2016, les autorités ont banni l’Église protestante d’Antioche, ancien berceau de la chrétienté, pour avoir mené des études bibliques « sans permis ». Peu après, deux représentants de l’Association des églises protestantes de Turquie ont affirmé avoir été interrogés par la police au sujet de leur travail pastoral. Le 17 octobre 2016, les autorités aéroportuaires ont refusé l’entrée à un protestant américain qui est à la tête du ministère des Réfugiés d’Ankara, le déclarant une menace à la sécurité nationale. En novembre 2016, les autorités ont cédé le contrôle de l’église syriaque de Sanliurfa à la faculté de théologie islamique d’une université du voisinage.
Il est alarmant aussi de constater que les médias publics de Turquie calomnient activement les minorités religieuses et en font un bouc émissaire, utilisant des fonds publics pour inciter la haine, surtout contre les juifs et les chrétiens. Par exemple, « The Last Emperor » ou « Payitaht: Abdülhamid », une série historique financée et diffusée par la radiotélévision publique, TRT, est une série dramatique ouvertement antisémite et antichrétienne. Chaque épisode du « The Last Emperor » a mené à une montée de discours haineux et d’incitation à la haine en ligne. Un utilisateur de Twitter, après avoir regardé cette émission dramatique financée par l’État, a promis de faire du territoire entre l’Euphrate et le Nil un cimetière juif. Un autre utilisateur de Twitter a déclaré, après avoir regardé cette émission: « Plus je regarde « The Last Emperor », plus ma haine des juifs augmente — vous êtes des infidèles, de sales créatures. »
Les médias publics de Turquie ont manifesté une attitude semblable durant l’attaque en juillet 2017 perpétrée contre la synagogue Neve Shalom à Istanbul. L’agence de presse officielle turque, Anadolu, et son réseau public de télédiffusion, TRT, ont utilisé des photos de la synagogue à Istanbul pour encourager les protestations contre Israël le lendemain. La communauté juive de Turquie a réagi en déclarant que la couverture médiatique du gouvernement faisait presqu'une cible des juifs turcs. Les deux médias publics ont supprimé par la suite les gazouillis incendiaires et retiré la photo de leurs rapports.
Le cas du pasteur américain, Andrew Brunson est le meilleur exemple de la façon dont les minorités religieuses sont calomniées et prises en bouc émissaire en Turquie. Le 16 avril de cette année, Andrew Brunson, un pasteur presbytérien de la Caroline du Nord qui avait été injustement placé en garde à vue dans une prison de Turquie pendant 18 mois, a finalement eu l’occasion de se défendre devant un tribunal. Son procès a fini par être reporté jusqu’au 7 mai, et il a été renvoyé en prison, risquant sept années de détention préalable au procès au titre de l’état d’urgence draconien qui règne en Turquie. Pendant plus de 20 ans avant son arrestation soudaine, le pasteur Brunson avait prêché pacifiquement à Izmir, la troisième grande ville de Turquie. Après la tentative de coup d’État en 2016, les autorités turques ont initialement accusé le pasteur Brunson d’appartenance à une organisation terroriste armée. Plus tard, elles ont ajouté des accusations d’espionnage et de tentative de renversement du gouvernement, bien qu’il n’y ait aucune preuve à l’appui de ces accusations. Les avocats du pasteur Brunson ont enfin reçu l’acte d’accusation le mois dernier, mais pas avant qu’il ait fait l’objet de fuites dans les médias. Fort de 62 pages, l’acte d’accusation est un ramassis confus de théories de conspiration fondées largement sur des accusations ridicules provenant de trois témoins secrets. Les médias progouvernementaux de Turquie ont mené une campagne de détraction éhontée contre le pasteur Brunson, déclarant, entre autres, que le pasteur serait devenu le prochain directeur de la CIA s’il avait réussi à aider à coordonner la tentative de coup d’État contre Erdogan. Après une attaque à la bombe contre les gardes de la prison à sécurité maximale où le pasteur Brunson était détenu, un article accusant la CIA d’être le cerveau de l’attaque a été publié sous le titre « La bombe du Pasteur ».
Dans le contexte de tout ce qui précède, je vous présente un certain nombre de recommandations stratégiques que le Canada pourrait adopter pour cibler les violations des droits de la personne perpétrées par le régime Erdogan. Dans ses Conseils aux voyageurs et avertissements, le gouvernement du Canada pourrait exposer plus clairement la montée alarmante du ciblage des étrangers, des minorités religieuses et des membres du clergé, qui pourrait se solder par une longue détention préalable au procès sans aucune application régulière de la loi et sans le privilège du secret professionnel de l’avocat.
Les législateurs canadiens pourraient organiser des missions d’information en Turquie pour faire enquête et rapport sur l’état de la liberté de religion ou de conviction en Turquie, et encourager les législateurs turcs à renforcer en Turquie les droits et libertés de religion ou de conviction des minorités.
Aux plateformes bilatérales et multilatérales, les fonctionnaires canadiens devraient enjoindre leurs homologues turcs de lever l’état d’urgence qui habilite de graves violations des droits de la personne.
Le Canada peut augmenter une plus grande portion de son aide au développement international et l'attribuer à la Turquie en vue du soutien des organisations civiles et des projets qui visent à renforcer les droits de la personne et liberté de religion ou de conviction.
Le Canada peut mettre au point des programmes d’accueil et/ou d’octroi du statut de réfugié aux minorités turques persécutées, ainsi que financer des programmes « universitaires à risque » et « journalistes à risque » pour les défenseurs de la liberté de religion que le gouvernement turc a ciblés pour leurs activités de défense.
Le secteur public canadien peut établir des programmes de jumelage avec ses homologues turcs pour faciliter l’échange de pratiques exemplaires dans le domaine des politiques en matière d’égalité des citoyens, d’inclusion sociale et d’anti-discrimination, ainsi que des crimes motivés par la haine.
Enfin, la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus (Loi de Sergeï Magnitski) prévoit la mise en œuvre de mesures de restriction contre les étrangers responsables de violations graves des droits de la personne reconnus à l’échelle internationale, y compris la liberté de conscience, de religion, de pensée et de conviction. Le Canada devrait envisager de recourir à cette loi pour imposer le gel des avoirs et l’interdiction de voyager aux fonctionnaires turcs et à leurs complices qui ont contribué à la détention injustifiée de minorités religieuses et à l’incitation à la haine contre celle-ci.
Au nom de la Foundation for Defense of Democracies, je tiens à vous remercier de nouveau de m’avoir invité à témoigner devant cet éminent comité.
Merci beaucoup, monsieur Erdemir.
Monsieur Caman, nous entendrons maintenant votre déclaration préliminaire.
Je remercie le Comité de m'avoir invité et de me donner cette occasion de témoigner.
J'aimerais concentrer mes observations sur les changements qu'a connus le régime politique turc à la suite de la tentative de coup d'État. La Turquie a changé, étant donné que son régime politique a été modifié. L'état d'urgence déclaré après la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016 demeure en vigueur. Il a été renouvelé à huit reprises, chaque fois pour une période de trois mois. En vertu de la dernière prolongation, il sera en vigueur jusqu'au 18 juillet 2018.
La ligne de conduite large et arbitraire adoptée par le régime et le caractère collectif de la purge continuent à détériorer la société turque. Les congédiements, les arrestations et les détentions se généralisent et aucune de ces actions ne s'appuie sur l'ordre constitutionnel fondamental de la république et de ses lois.
L'état d'urgence et le transfert de pouvoir important à la présidence par l'entremise des décrets d'urgence permettent au président Erdogan et à son régime islamiste autoritaire d'agir sans se soucier des limites constitutionnelles ou juridiques. Essentiellement, la séparation des pouvoirs, dimension fondamentale de la règle de droit et un des piliers principaux de la Constitution turque, n'existe plus, en raison de l'état d'urgence décrété par le régime. La Constitution elle-même n'existe plus que sur le papier. En raison de ces éléments destructeurs, l'équilibre garanti autrefois par la Constitution est aujourd'hui perturbé. Le régime politique auquel nous sommes confrontés n'a plus aucune parenté avec l'architecture étatique créée par la Constitution turque. Nous ne nous reconnaissons pas tous dans ce visage de la Turquie.
Au niveau institutionnel de l'exécutif en particulier, les rôles et fonctions des institutions gouvernementales, les procédures de l'administration et du judiciaire, ainsi que les mécanismes de prise de décisions de l'État ont été radicalement modifiés. Selon la Constitution turque, le premier ministre occupe le poste principal de décision du régime politique. Dans le nouveau régime de facto, le président a étendu son pouvoir de manière telle qu'il occupe désormais le sommet de la hiérarchie décisionnelle. Les pouvoirs du président sont renforcés grâce au décret pris par le Conseil des ministres sous la direction du président Erdogan. Ce dernier exerce son autorité sur l'agence nationale du renseignement et a le pouvoir de nommer directement les recteurs des universités publiques.
En outre, le Parlement turc a perdu en grande partie sa capacité à adopter des lois, puisque le président peut promulguer des décrets dans tous les domaines, sans l'approbation du Parlement. C'est ce qui a permis à Erdogan de passer outre au pouvoir de contrôle du Parlement, de museler l'opposition et de paralyser le Parlement. C'est la violation la plus grave de la volonté démocratique du peuple.
La tentative de coup d'État — que Erdogan lui-même qualifie de « cadeau du ciel » — a permis au président de justifier sa prise de pouvoir. Cela signifie que le régime turc a franchi la ligne qui le séparait de la dictature. Face à tous ces constats, on ne peut que conclure que la Turquie a été victime d'un coup d'État civil.
En vertu de l'état d'urgence, le gouvernement a promulgué au total 31 décrets qui ont tous force de loi. Les décrets d'urgence ont fait disparaître les droits civils et politiques, y compris la liberté d'expression, la liberté de la presse, la liberté d'assemblée, l'interdiction de la détention arbitraire, le droit à la présomption d'innocence, et d'autres libertés. Parallèlement, les décrets ont permis la création d'un état policier et l'instauration d'une vaste zone grise de non-droit, qui donnent à l'administration le pouvoir de procéder à une purge de grande envergure.
Les décrets ne sont soumis à aucun examen judiciaire. Ils échappent même à la compétence de la Cour constitutionnelle. En fait, la Cour suprême a perdu tous ses pouvoirs. Les décrets restreignent les droits civils fondamentaux prévus dans la Constitution et les lois turques et contreviennent également aux responsabilités internationales qui incombent à la Turquie en matière de droits de la personne, comme le droit à un procès impartial, le droit à une protection juridique véritable et le droit à la protection de la propriété.
Selon un ministre du Cabinet, l'État turc a saisi, sans aucune décision judiciaire, des biens appartenant à des personnes soupçonnées par le régime. Au total, la valeur des biens saisis jusqu'à présent s'élève à plus de 4 milliards de dollars américains. Parmi les propriétaires ainsi spoliés se trouvaient des entreprises privées, des universités et des écoles.
Le régime a nommé des administrateurs dans 99 municipalités locales qui sont toutes situées dans des provinces kurdes. Par ailleurs, des maires élus ont été suspendus sans décision judiciaire. En outre, au cours des trois dernières années, 93 maires et maires adjoints élus démocratiquement ont été renvoyés de façon arbitraire, puis arrêtés. Parmi eux, 71 sont toujours en prison et 11 administrateurs locaux ont été condamnés à une peine totale de 89 ans de prison.
Le régime de facto a placé en garde à vue plus de 150 000 dissidents depuis qu'il a pris le pouvoir. Il a arrêté plus de 78 000 dissidents. Les membres de la famille des suspects sont directement visés par une série de mesures telles que la mise en détention, le congédiement de l'administration publique et la confiscation ou l'annulation du passeport ou de la carte d'identité nationale.
Ces pratiques constituent des violations graves de la Constitution turque et sont clairement contraires aux normes internationales. Le gouvernement s'appuie sur un certain nombre de critères non officiels pour déterminer l'existence de liens présumés avec le mouvement Gülen, par exemple, la fréquentation d'une certaine école par un enfant, le dépôt de fonds dans une certaine banque ou l'utilisation de l'application de messages textes ByLock, une application gratuite pour téléphone intelligent que n'importe qui peut télécharger.
Au cours des deux dernières années, depuis la prise de pouvoir par le régime Erdogan, plus de 150 000 fonctionnaires, professeurs, enseignants, médecins, infirmiers et infirmières, agents de police, bureaucrates, membres du personnel diplomatique, juges, avocats et autres ont été congédiés en vertu de ces décrets d'urgence inconstitutionnels et illicites. Ces congédiements n'ont fait l'objet d'aucune décision judiciaire.
Je suis une de ces victimes, puisque j'ai été arbitrairement expulsé de mon poste de professeur permanent d'une université publique. Je me trouvais en congé sabbatique à l'Université Memorial, ici au Canada, lorsque j'ai été accusé, par contumace, par un décret de mesure d'urgence. Des milliers de mes collègues ont fait face aux mêmes injustices et mesures de persécution. Parmi les personnes congédiées du secteur de l'éducation, on compte des enseignants qui étaient membres du syndicat des enseignants de gauche et des universitaires qui avaient signé la pétition pour la paix en janvier 2016.
Je suis moi-même un des signataires de la déclaration des Universitaires pour la Paix. Les personnes qui ont été congédiées, mais qui n'ont pas encore été arrêtées, ne peuvent pas travailler, car elles figurent sur la liste noire du régime turc. En outre, ces personnes ne peuvent plus quitter la Turquie, étant donné que leurs passeports ont été arbitrairement abrogés. De plus, les membres de leur famille sont aussi fichés, y compris leurs enfants mineurs et leurs passeports sont eux aussi annulés.
La population turque continue à subir toutes ces anomalies sur une base quotidienne pendant que le régime diffuse sa propagande 24 heures sur 24. En Turquie, le régime contrôle pratiquement tous les médias. À la suite de la prise de pouvoir par le régime Erdogan, environ 150 organes de presse ont fermé leurs portes et des centaines de journalistes ont été emprisonnés.
Le gouvernement turc a déjà interdit des milliers de sites Web, y compris les sites de nouvelles se montrant critiques du pouvoir, ainsi que des comptes sur les médias sociaux. En Turquie, même Wikipédia est interdit et on signale l'introduction de réseaux privés virtuels comme en Russie et en Iran.
En Turquie, la chasse aux sorcières vise non seulement les partisans de Gülen, les libéraux ou les sympathisants de gauche, mais également les membres du Parti démocratique des peuples, parti d'opposition pro-kurde, le troisième parti en importance au Parlement qui a été particulièrement marginalisé, puisque des dizaines de députés du HDP ont été arrêtés, notamment les deux coprésidents du parti. Ils sont toujours en état d'arrestation. En outre, de nombreux députés du HDP ont été dépouillés de leur siège au Parlement. Par ailleurs, un député du Parti de la démocratie socialiste, deuxième groupe en importance siégeant au Parlement, a été arrêté et condamné au départ à 25 ans de prison.
Dans tous ces cas, les députés ont été soumis à une longue détention préalable avant que des accusations soient déposées devant le tribunal. Les organisations des droits de la personne et les partis d'opposition ont signalé de graves violations des droits de la personne de la part des forces de sécurité, y compris des actes de torture systématique et des mauvais traitements, des arrestations arbitraires systématiques et des violations systématiques des droits en matière de procédure. Les violations des droits telles que les enlèvements, les attaques physiques, le profilage, la discrimination, les menaces et les crimes haineux sont perpétrés même au-delà des frontières turques.
Le régime Erdogan exploite systématiquement l'immunité des diplomates turcs à l'étranger pour étendre ses tentacules à l'extérieur du pays. Il est clair que les opposants au régime sont systématiquement ciblés. Les ambassades et les consulats de Turquie ne sont d'aucune utilité aux personnes qui figurent sur les listes noires et qui sont considérées comme des ennemis publics. Les passeports ou les cartes d'identité de ces ressortissants turcs et ceux des membres de leur famille sont annulés ou saisis lorsqu'ils se présentent à une mission diplomatique turque. Les services consulaires les rejettent lorsqu'ils se présentent pour enregistrer leurs enfants nouveau-nés, pour obtenir des certificats de naissance ou d'autres services consulaires. En outre, le régime a enlevé plusieurs citoyens turcs dans divers pays en faisant intervenir des membres de son personnel bénéficiant de l'immunité diplomatique.
En tant que politologue, je fais le constat suivant à propos de la Turquie: premièrement, la Turquie rejette fondamentalement les règles démocratiques et constitutionnelles; deuxièmement, elle nie la légitimité des opposants politiques; troisièmement, les libertés civiles des opposants, y compris les médias, sont systématiquement limitées; quatrièmement, le pays a instauré un contexte de violence d'État permanent et des méthodes institutionnalisées de police d'État.
En tant que victime de ce régime, je pense que le moment est venu pour la société internationale, en particulier les alliés de la Turquie, de prendre les mesures appropriées. La Turquie est encore membre de l'OTAN et aspire à devenir membre de l'Union européenne. L'économie turque est une part indissociable de l'économie mondiale. Aucun changement ne se produira en Turquie tant que l'on ne prendra pas conscience de la situation et tant qu'on se laissera bercer par sa politique d'apaisement. Pourtant, il faut que la situation change. Il faut rétablir l'ordre constitutionnel afin de normaliser la Turquie et d'y rétablir la démocratie.
Je vous remercie de m'avoir donné la possibilité de témoigner.
Merci beaucoup à tous les deux pour vos témoignages.
Nous allons passer directement aux questions. Je sais qu'il y en a beaucoup.
Nous allons commencer par M. Anderson.
Monsieur Caman, vous avez dit que vous avez perdu votre emploi. J'aimerais vous demander à tous les deux de nous dire quel est le prix que vous avez payé personnellement. Que se passerait-il si vous vouliez retourner en Turquie ou entreprendre un voyage international?
Depuis que j'ai connu ces difficultés, je n'ai jamais essayé de me rendre dans un autre pays, car je sais que le Canada respecte la primauté du droit. Bien que mon passeport ait été annulé par le gouvernement turc, il demeure un document de voyage reconnu à l'échelle internationale.
Je suis bien au Canada, tant que je reste ici. Je pourrais avoir de graves problèmes si je décidais de me rendre ailleurs, en particulier dans l'Union européenne ou aux États-Unis, ou dans tout autre pays, y compris un pays du tiers monde.
De mon côté, j'ai témoigné, en novembre dernier, devant la Commission parlementaire américaine sur la liberté religieuse dans le monde, comme ici aujourd'hui, pour dénoncer la situation des minorités religieuses turques, en particulier le sort réservé au pasteur américain Andrew Brunson. Quelques semaines après mon témoignage, le gouvernement turc a émis un mandat d'arrêt à mon endroit en Turquie, sur la base d'accusations fantaisistes. Lorsque j'ai fait appel de ce mandat, le gouvernement a confisqué tous mes biens en Turquie.
Je ne suis qu'un exemple parmi beaucoup d'autres dissidents qui ont à payer le prix pour s'être portés à la défense de communautés vulnérables en Turquie. Il me semble vraiment encourageant de voir que les citoyens turcs ne cèdent pas sous la pression. Il y a des gens qui continuent à dénoncer les iniquités.
Pouvons-nous revenir à l'idéologie religieuse dont vous avez parlé plus tôt? Je me demande si vous pouvez nous en dire un peu plus. Dans quelle mesure et où l'idéologie religieuse sert-elle au président pour atteindre ses objectifs? Vous avez mentionné la restriction des minorités religieuses. Comment le président se sert-il de l'idéologie religieuse de manière offensive pour tenter de renforcer sa propre position?
Depuis le coup d'État manqué et ensuite l'instauration de l'état d'urgence, on peut constater que le président turc Erdogan fonde sa légitimité sur le nationalisme et l'islam radical. Lorsqu'elles sont réunies, ces deux idéologies sont parfois qualifiées de « néo-ottomanisme ». Il s'agit d'une tentative visant à faire revivre l'époque glorieuse de l'Empire ottoman qui était un empire exclusionniste. Bien entendu, cette idéologie a besoin de cibles, de boucs émissaires. Malheureusement, les minorités religieuses de Turquie qui sont déjà rudement mises à l'épreuve, sont des cibles très commodes, en particulier les chrétiens et les juifs. Mais ils ne sont pas les seuls; les musulmans non sunnites et des minorités comme les alévis ou les chiites connaissent le même sort. De plus, les athées, les agnostiques et les déistes sont récemment devenus des cibles en Turquie.
Essentiellement, toute personne qui ne se conforme pas à la vision étroite du monde que privilégie Erdogan peut facilement être prise pour un traître, un membre de la cinquième colonne, un ennemi public. C'est une tendance alarmante que nous continuons à observer.
Un peu plus tôt, vous avez parlé des élections éclair. J'aimerais vous poser quelques questions à ce sujet. Je regrette que nous n'ayons pas plus de temps.
Tout d'abord, vous avez écrit que ces élections avaient été convoquées sous la contrainte et que ce n'était pas une décision prise dans le cadre d'une bonne stratégie. J'aimerais que vous nous en parliez pendant quelques instants. L'autre jour, des témoins nous ont déjà parlé des élections éclair.
Deuxièmement, comment le décret des mesures d'urgence affecte-t-il la campagne électorale, augmentant ainsi les chances du président de renforcer sa position?
Tous ceux qui ont suivi la carrière du président Erdogan depuis 2002 peuvent être surpris par la décision de convoquer des élections éclair, étant donné qu'il a, par le passé, dénoncé les élections anticipées comme un signe de sous-développement ou de trahison. Malgré cela, il a dû convoquer des élections éclair près de deux ans avant la date prévue. Certains analystes pensent qu'il s'agit là d'une simple stratégie de la part d'Erdogan pour piéger l'opposition. Personnellement, j'y vois plutôt une décision qu'il a dû prendre sous la contrainte.
L'économie turque présente d'importants signes précurseurs de problèmes: dévaluation de la livre turque, déficit courant, inflation record. Je crois qu'Erdogan a compris qu'il ne pouvait pas attendre jusqu'aux élections prévues en novembre 2019 et qu'il aurait avantage à convoquer des élections pendant que l'économie continue à survivre grâce à des mesures exceptionnelles de soutien.
L'opposition aura de la difficulté à faire campagne en raison de l'état d'urgence. La plupart des rassemblements publics sont très contrôlés. Des journalistes sont en prison. Plus de 90 % des médias imprimés et visuels de Turquie sont placés sous le contrôle direct ou indirect d'Erdogan. Le président dispose d'un énorme avantage budgétaire, étant donné qu'il puise dans le trésor public.
Pourtant, je me garde bien d'être pessimiste. Même si les règles du jeu ne sont pas équitables, les partis d'opposition de Turquie ont récemment donné la preuve d'une immense sagesse en unissant différentes forces présentes sur l'échiquier politique et en montrant que la démocratie n'est pas un jeu à somme nulle consistant à détruire l'autre, mais qu'elle consiste plutôt à collaborer avec les autres forces afin de mettre en place un écosystème démocratique pluraliste.
M. Babali, un ancien ambassadeur de Turquie au Canada, a été arrêté en août ou septembre 2016.
J'aimerais vous demander à tous les deux si vous le connaissez, si vous savez où il se trouve en ce moment et ce qu'il est devenu.
J'ai essayé d'obtenir des informations à son sujet, mais cela s'est avéré très difficile. Je me demandais si l'un ou l'autre d'entre vous était au courant de cette situation.
Merci.
Merci beaucoup, monsieur Anderson.
Je vais commencer à poser les questions et je donnerai ensuite la parole à la députée Sgro.
Il y a plusieurs semaines, six ressortissants turcs ont été arrêtés en pleine nuit et extradés du Kosovo. Permettez-moi de citer M. Haradinaj, le premier ministre du Kosovo: « Aujourd'hui, nous avons décidé de faire enquête dans toutes les structures de l'État qui ont eu un rôle à jouer dans l'arrestation et l'expulsion de six Turcs. » À la suite de cette intervention menée en pleine nuit, il a renvoyé le ministre de l'Intérieur et le chef des services secrets.
Erdogan a qualifié de criminels et de comploteurs les six personnes qui ont été extradées. Selon lui, il est très clair que ces personnes travaillaient dans une école de Gülen, au Kosovo. C'étaient des enseignants.
Quelles sont les menaces auxquelles font face les ressortissants turcs dans d'autres pays?
Il est clair que, dans ce cas particulier, le premier ministre kosovar a réagi de manière assez ferme et a dénoncé cette intervention, mais pensez-vous que les ressortissants turcs résidant dans d'autres pays sont menacés?
Absolument. Une menace très concrète plane au-dessus des citoyens turcs, quel que soit l'endroit où ils se trouvent dans le monde. Bien entendu, la menace varie d'un pays à l'autre. Tout dépend de l'attitude de chaque pays en matière de respect du droit. Il est très difficile d'inciter certains gouvernements, par exemple ceux du Canada, des États-Unis, des pays membres de l'Union européenne, en particulier l'Allemagne, la France et d'autres démocraties établies de l'Union européenne, à commettre des actions illégales semblables à celles qui ont été constatées au Kosovo, en Malaisie ou dans certains pays africains où des représentants de l'État turc ont été en mesure d'enlever certains de leurs concitoyens.
En revanche, le gouvernement turc peut poser des gestes « plus anodins » ici même au Canada, aux États-Unis ou dans un autre pays respectant la primauté du droit. Par exemple, certains citoyens turcs résidant dans des pays comme le Canada, qui disposent d'un permis de résidence permanente en bonne et due forme ou d'un autre type de visa, peuvent avoir besoin, dans certaines circonstances, de se rendre à l'ambassade ou au consulat général de Turquie afin de proroger leurs passeports ou d'enregistrer leurs nouveau-nés pour obtenir un certificat de naissance. Ce sont là des démarches très simples, des formalités quotidiennes que doivent accomplir les ressortissants étrangers qui résident dans un pays tiers. Ils doivent s'adresser à leur ambassade ou consulat pour obtenir les documents qu'ils doivent présenter périodiquement à leur pays hôte. De telles démarches constituent un énorme problème pour des gens comme moi ou toute autre personne qui réside au Canada, aux États-Unis ou dans un autre pays respectant la primauté du droit, étant donné que les ambassades et les consulats de Turquie refusent de nous servir. Le personnel refuse d'offrir ces services aux personnes qui sont classées dans une certaine catégorie ou inscrites sur une liste noire.
Je remercie nos deux témoins. C'est un grand plaisir pour moi de vous écouter. Je suis extrêmement triste de vous entendre parler de votre beau pays et lorsque vous racontez que, peu à peu, vous perdez tout ce que vous aviez là-bas et vous ne pouvez même pas y retourner. J'espère que le régime du président retrouvera son bon sens et qu'il saura se ressaisir plutôt que de continuer dans cette direction.
Aux fins du compte rendu, je vais rappeler qu'en date du mois de mars 2018, un groupe de journalistes anonymes turcs a été en mesure de vérifier que depuis le mois de juillet 2016, 151 967 personnes ont perdu leur emploi dans la fonction publique, dans le secteur privé et dans la société civile; 133 personnes ont été détenues; 64 000 ont été arrêtées; 3 000 écoles, universités et résidences pour étudiants ont été fermées; 5 800 universitaires ont perdu leur emploi; 4 400 juges et procureurs ont été congédiés; 189 organes de presse ont été fermés; 319 journalistes ont été arrêtés ou poursuivis.
Comment le pays peut-il fonctionner et assurer l'éducation de ses enfants s'il envoie ou emprisonne le personnel qui dispense ses services publics de base?
Monsieur Erdemir, pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez?
Je pense que nous devons nous attaquer à ce problème à deux niveaux différents. D'une part, on peut constater que la Turquie fait face actuellement à un énorme problème de ressources humaines, un véritable étranglement. Par ailleurs, en plus des arrestations, des congédiements et des listes noires, on constate un exode des cerveaux. Des Turcs qui ne sont pas encore nécessairement harcelés par le gouvernement décident de quitter leur pays afin de s'installer dans d'autres pays d'Europe ou d'Amérique. Quand on étudie ces cas, on constate que cet exode n'est pas lié à des facteurs économiques. Ces individus et ces familles qui quittent la Turquie recherchent essentiellement un lieu où seront respectés leurs droits et libertés fondamentaux, leur liberté de religion ou de croyance. Ces personnes choisissent simplement un avenir dans lequel leurs droits fondamentaux seront garantis. À moyen ou long terme, je pense que cela représentera un problème grave pour la Turquie où se trouve la deuxième plus grande base militaire de l'OTAN. Un pays comme la Turquie qui continue à perdre ses cerveaux les plus brillants et ses citoyens les plus sensibles, constitue un grave danger, non seulement pour lui-même, mais également pour l'alliance transatlantique.
Je peux dire que beaucoup de ces personnes qui quittent leur pays s'installent au Canada, dans plusieurs de nos propres circonscriptions.
Vous avez parlé d'une mission d'enquête ou de contrôle au sujet de la prochaine élection. Pourriez-vous nous donner un peu plus de détails à ce sujet?
Certainement. Étant donné que la Turquie ne dispose pratiquement pas actuellement d'un organe de presse indépendant indispensable à une société civile dynamique, je pense qu'il est impératif que les pays amis de la Turquie mettent sur pied des missions d'enquête afin de faire rapport sur la situation des droits de la personne en Turquie et pour témoigner de la solidarité à l'égard des masses qui sont persécutées dans ce pays. Je crois par exemple que des rapports, des rencontres bilatérales et multilatérales, des missions d'enquête et d'autres manifestations de solidarité seraient très importants pour les dissidents turcs. Il faudrait aussi encourager d'autres pays à agir de la même façon.
Merci, monsieur le président et merci aux témoins de venir aujourd'hui nous présenter ces informations très importantes.
J'aimerais en savoir un peu plus au sujet des universitaires. Nous avons entendu parler des Universitaires pour la Paix. Nous avons entendu parler des universitaires qui ont été arrêtés après la pétition. J'aimerais en savoir un peu plus au sujet de la liberté dont disposaient les universitaires avant le coup d'État et quel est le rôle actif que jouent aujourd'hui les Universitaires pour la Paix.
Je vous remercie pour cette question. Je pense vraiment que c'est un des aspects les plus importants, car pour beaucoup d'autres professions, les violations des droits de la personne ou l'absence de structures démocratiques n'est pas un grand problème. Un ingénieur qui travaille dans une usine ou dans une entreprise n'est peut-être pas affecté de la même manière, étant donné qu'il peut continuer à mener une vie normale. En revanche, la liberté d'expression est indispensable à un universitaire. Il doit pouvoir penser en toute liberté. Il doit pouvoir s'exprimer, communiquer avec ses étudiants, s'exprimer par écrit et communiquer avec ses collègues dans le monde entier. Toutes ces choses-là sont absolument essentielles.
Je peux vous parler de mon expérience personnelle. J'ai étudié en Allemagne de 1991 à 2006 pratiquement. C'est là que j'ai obtenu mes diplômes de baccalauréat, de maîtrise, ainsi que mon doctorat. J'ai passé 15 ans en Allemagne et j'ai obtenu la nationalité allemande. J'étais établi en Allemagne. Ma fille m'a rejoint pour travailler en Allemagne et je me suis marié là-bas. Toute ma vie se passait là-bas.
Comme j'étais idéaliste et que je me souciais de l'avenir démocratique de mon pays, j'ai décidé de retourner en Turquie en 2006 afin d'enseigner à l'université et de contribuer ainsi au développement de mon propre pays et à l'accession de mes concitoyens à la liberté. C'était à l'époque où la Turquie avait demandé d'adhérer à l'Union européenne et nous avions alors une vision totalement différente de la Turquie. Le pays n'était absolument pas le même. Il était florissant et avait un avenir prometteur. La nouvelle génération était ouverte sur le monde, apprenait les langues étrangères et communiquait. En 2006, c'était un avenir prometteur qui se dessinait.
Quand je pense à cette décision, compte tenu de la situation qui prévaut actuellement, je ne comprends pas comment ce pays a changé autant. Je pense que c'est une question d'idéologie. Mon pays a opté pour un nationalisme exacerbé. Il y a encore de l'espoir, mais cela ne saurait durer très longtemps. Nous devons agir. Nous devons montrer au régime que cela suffit. La communauté internationale, la communauté universitaire et tous les autres groupes professionnels, mais surtout l'OTAN, les alliés de la Turquie et les amis proches de la Turquie au sein de l'Union européenne doivent changer leurs perceptions et leurs politiques à l'égard de ce régime.
Je comprends la realpolitik. Je peux comprendre les réfugiés syriens: 3,5 millions de Syriens ont trouvé refuge en Turquie. Je peux comprendre pourquoi l'Union européenne et la communauté occidentale n'agissent pas comme nous aurions pu l'espérer, mais cependant, la politique normative — l'éthique — devrait jouer un rôle important dans toute décision politique que nous prenons, en particulier dans le domaine des relations internationales. Pour répondre à votre question, je peux vous dire, en tant qu'universitaire, qu'il est impossible de mener des activités scientifiques ou universitaires dans les circonstances qui existent actuellement en Turquie.
Permettez-moi d'ajouter quelque chose. Selon moi, la répression des intellectuels turcs est d'autant plus flagrante qu'il ne s'agit pas d'une simple purge des universitaires. Cela va plus loin. Le fait de leur retirer leurs passeports, leurs pensions et leur assurance-santé, de les inscrire sur une liste noire, de sorte qu'ils ne puissent plus exercer un emploi rémunéré, même dans le secteur privé, équivaut essentiellement à une peine de mort sociale. Ces personnes-là sont condamnées à mourir de faim; elles ne peuvent recevoir aucun soin de santé, elles ne peuvent quitter le pays, elles sont essentiellement prisonnières dans leur propre pays. Certains de ces intellectuels sont emprisonnés. La plupart ne le sont pas, mais, d'une certaine façon, leur pays tout entier est devenu pour eux une prison. Par conséquent, je pense qu'il est vraiment important pour les alliés transatlantiques de la Turquie de trouver des moyens de venir en aide à ces personnes qui sont condamnées à une mort sociale.
J'aimerais soulever le cas d'Hüseyin Edemir, un de mes anciens étudiants qui a été emprisonné après avoir été accusé à tort d'être membre d'une cellule terroriste en Turquie. Lorsqu'il a été libéré, il a dû traverser à la nage la frontière qui sépare la Turquie de la Grèce et a fini par se rendre en Suisse où on lui a accordé très rapidement l'asile et le statut de réfugié. Là-bas, une nouvelle vie s'ouvre devant lui, il tente de compléter et faire valider ses études. Je pense que l'histoire de Hussein devrait nous inspirer, nous autres qui vivons en Occident, à prendre les bonnes décisions, à tendre la main aux universitaires en danger, qu'ils soient des étudiants diplômés ou des professeurs, à leur offrir un refuge, une nouvelle maison, afin qu'ils puissent commencer à rebâtir leur vie anéantie d'un seul coup par le régime Erdogan.
Merci, monsieur le président.
Ma question s'adresse au professeur Caman.
Dans l'histoire moderne, la Turquie a toujours joué un rôle important comme alliée de l'Occident. Pendant la guerre froide, la Turquie était un solide rempart contre le communisme et son expansion. Après la fin de la guerre froide, la Turquie a joué un rôle vraiment fondamental, selon moi, pendant la guerre du Golfe, en 1991, en assurant le maintien d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus du nord de l'Irak et en contribuant à son efficacité. Il est certain que cela a permis aux Kurdes du nord de l'Irak de prospérer et de se protéger des attaques de Saddam Hussein. Récemment, l'Allemagne a suscité notre admiration en accueillant de nombreux réfugiés de Syrie et nous nous réjouissons que le Canada ait pu lui-même en accueillir plus de 40 000. Mais on oublie que trois millions de Syriens ont trouvé refuge en Turquie. Je sais que leur avenir là-bas est incertain, mais je crois qu'il faut absolument souligner le fait que la Turquie a accueilli trois millions de réfugiés. La Turquie a joué un rôle vraiment fondamental dans le maintien de la stabilité internationale.
Monsieur Caman, la Turquie peut-elle continuer à exercer ce rôle au moment où sa propre stabilité est menacée en raison d'attaques contre la démocratie? En posant cette question, je suis très reconnaissant à l'égard de la Turquie pour ce qu'elle a fait au cours de son histoire moderne. Je crois cependant qu'il faut poser la question. Je pense que nous devons poser les questions difficiles à nos amis et nos alliés. Pouvez-vous nous présenter vos commentaires à ce sujet?
C'est une question très difficile. Il est clair que la Turquie est un partenaire de l'OTAN et qu'elle a joué un rôle extrêmement important pendant et après la guerre froide. Comme vous l'avez indiqué, la Turquie faisait partie de l'Occident, agissant en harmonie avec l'OTAN et ses alliés.
Cependant, il est vrai également que la Turquie est située dans une région très problématique et tout à fait instable, surtout depuis le Printemps arabe. Il n'est vraiment pas simple de déterminer quelles sont les politiques ou les approches qui ont mené à ce désastre et à cette situation complexe, ainsi qu'aux problèmes qui en résultent et auxquels nous devons faire face aujourd'hui.
D'un autre côté, la Turquie a ouvert ses frontières aux réfugiés syriens, mais que se serait-il passé si le pays les avait bloqués à la frontière? C'était sans doute un choix très réaliste d'ouvrir les frontières. Je peux comprendre les aspects humanitaires du processus de prise de décision en Turquie. Je peux comprendre que le gouvernement turc n'a pas agi uniquement pour protéger ses propres intérêts, mais je ne peux oublier que le gouvernement turc se sert également du chaos et de l'instabilité qui règnent en Syrie pour promouvoir aujourd'hui ses propres objectifs en matière de politique étrangère.
Quand je vois ce qui se passe en Syrie, quand j'examine de manière générale la politique étrangère de la Turquie, je constate que ce pays partenaire de l'OTAN se procure des armements en Russie. Il collabore avec l'armée russe sur le terrain en Syrie. Les militaires russes autorisent la Turquie à utiliser l'espace aérien qu'ils contrôlent en Syrie, pour lui permettre d'attaquer ou de bombarder nos amis du groupe YPG, que la Turquie considère comme un groupe terroriste. Et pourtant, nous savons que ce groupe n'a jamais attaqué la Turquie. Les membres du YPG vivent dans cette région de la Syrie et ne sont pas des membres du PKK.
Je suis désolé de vous interrompre, mais notre temps est limité.
Monsieur Erdemir, avez-vous un point de vue sur la question?
Oui. Je considère que la Turquie est le pivot de l'alliance transatlantique en Europe du Sud-Est. Toutefois, sous la présidence d'Erdogan, on constate que la Turquie s'écarte de plus en plus des valeurs transatlantiques et de l'alliance, au profit de la Russie et de l'Iran. L'affaiblissement des institutions turques, de la primauté du droit et de la tradition démocratique contribuent selon moi à aggraver ce problème, étant donné que la Turquie se crée un nid plus confortable au sein des pays autoritaires et capitalistes de réseau et des régimes de ce monde qui pratiquent le capitalisme d'État.
Le cas de la Turquie ne soulève pas uniquement la question des droits et libertés des citoyens turcs, mais également celle de la sûreté et la sécurité futures de l'alliance transatlantique au Moyen-Orient.
J'espère pouvoir même glisser deux questions. Un des témoins a mentionné que le coup d'État militaire était un cadeau du ciel pour Erdogan. Pensez-vous que tout cela a été orchestré par lui et son régime?
Il y a beaucoup de spéculations à ce sujet et de nombreux indices permettent de soulever des soupçons sur ce qui s'est passé pendant le coup d'État.
Je ne veux pas me lancer dans des spéculations, parce que nous ne disposons pas de suffisamment de données pour interpréter la situation. Cependant, une chose est certaine: ce coup d'État, si c'en était un, a vraiment été très mal préparé. À la suite du coup d'État, l'armée turque a fait l'objet d'une purge asymétrique. Je peux vous assurer que plus de 50 % de tous les amiraux et généraux de l'armée turque ont été arrêtés après la tentative de coup d'État.
S'ils avaient vraiment participé au coup d'État, je crois qu'ils auraient dû réussir, car ces officiers contrôlaient la moitié de l'armée turque, dont les effectifs sont les deuxièmes en importance au sein de l'OTAN.
Cinquante pour cent des officiers, de l'intelligentsia de l'armée, ont été arrêtés, même si le coup d'État était raté.
L'autre jour, nous avons entendu l'exposé d'un expert international qui a affirmé qu'Erdogan veut s'imposer comme le courtier du pouvoir dans le monde islamique et au Moyen-Orient et que tout ce qu'il fait est motivé par cette ambition. Il veut devenir le courtier du pouvoir sunnite et faire contrepoids à l'Iran et à l'Arabie saoudite. Que pensez-vous de cette interprétation?
Merci.
Erdogan est un dirigeant très pragmatique mais, d'un autre côté, il faut rappeler qu'il a des antécédents islamistes et que, par conséquent, dans son imagination, sa perception du monde, il a une vision de ses ennemis et de ses amis conforme à son idéologie. Erdogan est très extrémiste. Il est certain qu'il souhaite renforcer l'islamisme en Turquie. Cependant, il est très difficile de déterminer s'il peut également jouer ce rôle dans la région et dans le monde.
Le président Erdogan de Turquie appartient à une tradition politique proche des Frères musulmans et il s'est souvent considéré comme un des dirigeants mondiaux du réseau émergent des pays dominés par les Frères musulmans. Cependant, après l'effondrement du Printemps arabe, Erdogan a abandonné le rôle de révolutionnaire transnational au profit d'un type de chef aux ambitions plus limitées concentré surtout sur la promotion de son propre régime.
Avec l'Iran, la relation est très complexe. Nous disons qu'il s'agit d'une relation entre « ennamis ». D'une part, il y a des tensions sectaires et des rivalités entre l'islam sunnite d'Erdogan et l'islam chiite de l'Iran. Néanmoins, les deux puissances se considèrent comme des alliés tactiques pour mener à bien ce qu'ils considèrent être une lutte de civilisation contre le monde judéo-chrétien qu'ils perçoivent comme leur ennemi.
Permettez-moi de conclure de la manière suivante: il est vraiment regrettable que la Turquie alimente ce type de discours antagoniste fondé sur le conflit des civilisations, puisque la Turquie elle-même est le berceau du christianisme, du judaïsme, de l'islam, du bahaïsme et d'autres fois qui se sont développées depuis des centaines, voire des milliers d'années. La Turquie devrait bâtir des ponts et réconcilier les différentes traditions au Moyen-Orient. mais, sous la férule d'Erdogan, elle attise plutôt l'intolérance religieuse et l'extrémisme.
Messieurs, merci beaucoup. Je suis sensible à votre sacrifice, car je sais que votre situation n'est pas volontaire.
En effet. Merci à tous les deux de nous avoir parlé aujourd'hui par vidéoconférence pour nous présenter vos fascinants témoignages. Voilà qui met un terme à l'étude que nous avons consacrée aux droits humains en Turquie.
Merci à tous les témoins qui ont participé à notre étude, ainsi qu'aux nombreux invités qui se sont joints à nous pour entendre les témoignages au cours des derniers jours et, bien entendu, aux députés pour leurs questions pertinentes.
Sur ces mots, nous allons lever la séance.
Explorateur de la publication
Explorateur de la publication