SDIR Réunion de comité
Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.
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Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international
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TÉMOIGNAGES
Le mardi 17 avril 2018
[Énregistrement électronique]
[Traduction]
Bienvenue à la 102e réunion du Sous-comité des droits internationaux de la personne.
Aujourd'hui, c'est la première de trois séances qui porteront sur la situation des droits de la personne en Turquie. Nous amorçons ces séances dans la foulée de la tentative de coup d'État de 2016 qui a donné lieu à une situation complexe, et à la lumière du rapport récent du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme au sujet des répercussions de l'état d'urgence sur les droits de la personne en Turquie.
Selon le rapport du HCDH, la situation des droits de la personne se détériore constamment, et cette détérioration est exacerbée par l'érosion de la règle de droit en Turquie, notamment à cause de l'état d'urgence qui continue de sévir. Le HCDH décrit en détail l'interférence de l'exécutif dans le pouvoir judiciaire et la réduction de la surveillance exercée par le Parlement; le congédiement massif et arbitraire de fonctionnaires et d'employés du secteur privé; la fermeture arbitraire d'organisations de la société civile, dont des ONG vouées à la protection des droits de la personne et des médias; la détention arbitraire de personnes arrêtées dans le contexte de l'état d'urgence; le recours à la torture pendant la détention provisoire; les restrictions au droit à la liberté d'expression et à la liberté de mouvement; l'expropriation arbitraire de propriétés privées; et les méthodes de punitions collectives infligées aux membres des familles de personnes soupçonnées d'avoir commis des infractions.
Nous avons deux témoins aujourd'hui. Nous entendrons par vidéoconférence Kilic Bugra Kanat, directeur de recherche de la SETA Foundation, qui est à Cleveland. Et nous avons en personne un invité fréquent: Alex Neve, secrétaire général, Amnistie internationale Canada.
Monsieur Kanat, vous pouvez nous présenter votre exposé, puis nous écouterons M. Neve avant de passer aux questions des membres du Sous-comité.
Merci beaucoup. Nous vous écoutons.
Merci beaucoup de m'avoir invité.
Je vais essayer de présenter de l'information contextuelle de base sur les événements politiques récents en Turquie. Je vais ensuite essayer de répondre aux questions du Comité.
Sous le gouvernement actuel, la Turquie a subi une transformation politique majeure, au cours des 15 dernières années. En plus d'adopter d'importantes réformes démocratiques, le gouvernement a établi un contrôle civil actif des forces militaires. À l'amorce du processus d'intégration dans l'Union européenne, le gouvernement a mis en oeuvre des programmes de réforme et s'est conformé aux critères de Copenhague.
D'importantes améliorations ont été réalisées au cours de cette période, concernant les droits de propriété des minorités religieuses. Le gouvernement a également lancé un ambitieux projet de consolidation de la paix visant à résoudre les problèmes de ses citoyens kurdes. En fait, les progrès démocratiques du pays ont fait l'objet d'éloges de la part de la communauté internationale et des organisations internationales. Quand le mouvement du printemps arabe prenait de l'ampleur, au Moyen-Orient, de nombreux observateurs occidentaux vantaient la Turquie comme pays modèle dans la région.
Cependant, pendant que la Turquie prenait ces mesures, plusieurs événements en Turquie et dans la région sont venus remettre en question les processus en cours et l'efficacité du fonctionnement de l'appareil étatique. Le premier défi est apparu avec le début des guerres civiles, le long des frontières de la Turquie. D'importants partenaires commerciaux de la Turquie, dont l'Irak et la Syrie, étaient aux prises avec de graves guerres civiles, et ils se sont également mis à exporter l'insécurité qui sévissait chez eux, avec leurs allures d'États en déroute.
Cela a aussi donné lieu à une situation paradoxale. D'un côté, le gouvernement avait adopté une politique humanitaire de détermination du statut de réfugié en ouvrant ses portes à tous les réfugiés fuyant les atrocités dans la région; de l'autre côté, il essayait de se protéger contre les menaces croissantes de l'organisation terroriste. La montée de l'EIIL dans la région a fait grimper le niveau de la menace en Turquie. L'EIIL a premièrement attaqué le consulat de la Turquie à Mossoul, puis on a commencé à voir des attaques en Turquie peu de temps après.
De juin 2015 à janvier 2017, l'EIIL a organisé les attaques les plus mortelles de l'histoire de la Turquie, dont une attaque dans la plus grosse boîte de nuit de la Turquie, qui a fait 39 morts et 71 blessés; une attaque dans le plus gros aéroport de Turquie, qui a fait 45 morts et 230 blessés; une attaque dans la plus importante attraction touristique de Turquie; et une attaque dans la plus importante place publique de Turquie. En fait, l'EIIL a ainsi déclaré une guerre totale contre la Turquie.
Un deuxième défi a fait surface peu de temps après le début de ces attaques terroristes. Le Parti des travailleurs du Kurdistan, ou PKK, reconnu comme étant une organisation terroriste par l'Union européenne et par les États-Unis, a repris ses attaques en Turquie après avoir annoncé qu'il mettrait fin au cessez-le-feu. Cette annonce a effectivement marqué la fin du processus de règlement des différends comportant des pourparlers directs entre le PKK et l'État turc.
Peu de temps après cette déclaration, le PKK a lancé des attaques terroristes dans de grandes villes et des centres urbains. Pendant les 18 mois qui se sont écoulés entre juillet 2015 et janvier 2017, le groupe a organisé des centaines d'attaques terroristes, dont certaines sont les plus mortelles de l'histoire de la Turquie. Par exemple, une attaque menée au centre-ville d'Ankara, dans la plus importante plaque tournante de transport local, a fait 37 morts et 125 blessés. Lors d'une attaque au centre-ville d'Istanbul, à l'un des plus importants terrains de soccer de Turquie, 38 personnes ont été tuées et 150 personnes ont été blessées.
Un troisième défi est apparu quelques jours après les attaques terroristes les plus sophistiquées de l'histoire de la Turquie, à l'aéroport d'Istanbul. La Turquie a fait face à une tentative de coup d'État, le 15 juillet 2016. La Turquie avait fait face à des coups d'État miliaires, au cours de son histoire récente. En moyenne, tous les 10 ans, les forces militaires perturbaient les processus politiques et organisaient un coup d'État. Cependant, cette fois-ci, un groupe s'était infiltré dans les forces militaires et les forces de sécurité de la Turquie pour organiser le coup d'État le plus mortel et le plus violent de l'histoire de la Turquie. Des chasseurs à réaction appartenant aux forces aériennes turques ont bombardé les villes, le siège de l'agence du renseignement, le siège des forces spéciales, la principale plaque tournante des télécommunications du pays, l'édifice du Parlement turc et le complexe présidentiel. Des chars d'assaut ont roulé sur des gens dans les rues des grandes villes, plus de 250 personnes ont été tuées, et plus de 4 000 personnes ont été blessées. La tentative de coup d'État a été arrêtée par la très brave résistance du peuple turc qui a envahi les rues immédiatement après la déclaration de la prise de pouvoir par l'armée.
La Turquie a été choquée par cette série d'événements imprévus et inoubliables, mais des enquêtes ont rapidement révélé que les organisateurs du coup d'État étaient en majorité des membres du mouvement Gülen. Des membres de ce groupe au sein du système judiciaire et de la police avaient organisé une opération motivée par des considérations politiques contre le gouvernement élu de la Turquie, à la fin de 2013, et avaient notamment causé la fuite d'une conversation entre le président Erdogan et des membres de sa famille qui avait été obtenue illégalement par écoute électronique.
Les enquêtes sur la tentative de coup d'État du 15 juillet ont révélé que les gens qui étaient à la tête du coup d'État étaient majoritairement les membres civils du groupe. Selon des témoins, des actes d'accusation et des confessions, c'est Adil Öksüz, un professeur de théologie d'une université publique, qui est responsable de l'opération militaire, le soir du coup d'État. Un ancien chef de police congédié du service public à cause de ses liens avec le groupe s'occupait des chars d'assaut et portait un uniforme militaire, ce soir-là. Un homme d'affaires s'occupait de la sélection des cibles, au quartier général des forces aériennes. En fait, les citoyens turcs ont été choqués par la violence des événements, mais l'appareil d'État de la Turquie a été choqué par le coup porté en son sein, le soir du 15 juillet. Immédiatement après la tentative de coup d'État, le gouvernement a déclaré l'état d'urgence en Turquie, avec l'appui de tous les grands partis.
La déclaration de l'état d'urgence avait les objectifs suivants: arrêter toute autre tentative de coup d'État venant des mêmes éléments se trouvant dans d'autres secteurs des forces de sécurité; rendre à l'État le monopole du recours à la violence; supprimer les éléments qui pourraient exploiter un État parallèle au sein de la bureaucratie turque; rétablir l'ordre dans les diverses bureaucraties de l'État; et assurer la coordination entre les organisations pour lutter contre les menaces à la sécurité nationale. Compte tenu de la détérioration rapide de la capacité des forces de sécurité turques à la suite de la suppression des éléments ayant soutenu la tentative de coup d'État, l'État s'est senti plus vulnérable à toutes les formes d'attaques terroristes et a essayé de freiner toute nouvelle attaque.
La menace terroriste venant des deux groupes terroristes les plus dangereux, conjuguée à la tentative de coup d'État, a donné un choc énorme à l'État turc. Depuis la déclaration de l'état d'urgence, diverses agences gouvernementales ont essayé de faire enquête sur les employés qui ont des liens organisationnels avec les groupes.
Compte tenu de l'état actuel de la Turquie, beaucoup de questions se posent concernant l'avenir du système politique. Malgré les préoccupations de certains, je pense qu'une fois que les menaces auront été réduites, l'État turc poursuivra sa transition vers la démocratisation. Le choc et le traumatisme soudains que la société et l'État ont subis prendront fin avec l'achèvement des enquêtes en cours, et ce, pour plusieurs raisons.
Premièrement, la Turquie a une classe moyenne qui connaît une croissance rapide; elle a épousé et embrassé le principe de la démocratie et le processus de démocratisation. Des milliers de personnes d'idéologies et de points de vue politiques différents sont descendus dans la rue, dans la nuit du 15 juillet, et cela démontre la volonté du peuple turc de vivre dans une démocratie plutôt que dans un régime autoritaire. Le plus important segment de ce groupe est composé de jeunes qui sont éduqués et qui se sont très bien intégrés dans le monde par divers moyens, notamment les médias sociaux. Les enquêtes au sujet des jeunes ont aussi démontré une très grande volonté d'améliorer la situation politique du pays. Ce groupe compte également les femmes qui se découvrent rapidement des pouvoirs et qui se sont mises à contester, ces derniers mois, non seulement les mesures législatives turques qui créent un déséquilibre entre les sexes, mais aussi certaines interprétations religieuses qui vont à l'encontre du principe de l'égalité des sexes. Avec une société si dynamique, il est réaliste de faire preuve d'optimisme au sujet de la trajectoire future de la Turquie.
Deuxièmement, malgré ses problèmes avec les alliés occidentaux, le gouvernement de la Turquie est très résolu à réaliser son intégration dans l'Union européenne. Lors du Sommet des leaders qui se tenait à Sofia le mois dernier, les deux côtés se sont dits déterminés et engagés à mener le processus d'intégration à son aboutissement et à poursuivre les négociations en ce sens. Ce processus garantira la conformité continue aux critères de Copenhague.
Troisièmement, compte tenu de la violation possible des droits personnels des individus après le coup d'État, le gouvernement a créé une commission chargée de surveiller les décisions des agences bureaucratiques individuelles. À ce jour, 40 000 personnes ont retrouvé leurs emplois et 350 fondations ont été rétablies. Dans l'intervalle, la cour constitutionnelle de la Turquie a aussi commencé à superviser les pétitions individuelles.
Il y a aussi le maintien de l'engagement à reconnaître la compétence de la Cour européenne des droits de l'homme. Une fois les recours internes terminés, cette cour peut être saisie de n'importe quel cas de violation des droits de la personne, et ses décisions ont préséance sur les décisions des cours turques. Dans une des affaires les plus récentes, la cour constitutionnelle et la Cour européenne des droits de l'homme ont déterminé que les droits à la liberté personnelle, à la sécurité et à la liberté d'expression de deux journalistes avaient été violés en vertu de la Convention européenne des droits de l'homme. La Cour a pressé la Turquie de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à leur détention provisoire et a aussi imposé à la Turquie de verser 21 000 euros pour les dommages non pécuniaires.
Enfin, sur un plan plus pratique, la démocratie est un élément important du dynamisme économique de la Turquie et de sa croissance des dernières années. La Turquie est un pays du G20 qui n'a ni pétrole ni gaz naturel. Il dépend d'activités économiques comme le commerce, le tourisme et l'investissement étranger direct. Compte tenu de l'importance de la règle de droit et des droits de propriété pour l'investissement étranger direct ainsi que de la confiance que l'économie turque inspire aux investisseurs, le gouvernement sera attentif aux répercussions économiques des décisions prises dans le sillage de ce processus de transition.
À cette étape cruciale, que peuvent faire les alliés de la Turquie membres de l'OTAN, notamment le Canada? Compte tenu de la situation critique en matière de sécurité...
Oui. Il ne me reste que trois phrases à prononcer.
Compte tenu de la situation critique en Turquie, en matière de sécurité, la coopération avec la Turquie — sur le plan du renseignement servant à lutter contre le terrorisme et les menaces à la sécurité nationale en Turquie — sera importante pour permettre à la Turquie de passer au travers de cette période difficile.
Il est important pour les nations alliées d'ouvrir les voies de communication, en particulier alors qu'il faut reconnaître et comprendre le traumatisme vécu par l'État turc et par sa société en raison des attaques terroristes et des tentatives de coup d'État manquées. Grâce à ces voies de communication, les États peuvent offrir du soutien aux enquêtes de la Turquie et transmettre leurs suggestions concernant la tenue de ces enquêtes. Pendant cette période, le gouvernement turc peut aussi être ouvert aux réformes ou suggestions et faire preuve de transparence concernant l'opération de sécurité et l'information opportune au sujet des enquêtes.
Il est de l'intérêt de tous que la Turquie se sente plus en sécurité et qu'elle soit plus démocratique en même temps, dans une partie du monde qui est si instable, et à un point déterminant critique de l'histoire.
Merci beaucoup.
Merci beaucoup, monsieur le président.
Bonjour à tous les membres du Sous-comité. C'est toujours un plaisir de venir témoigner de préoccupations relatives aux droits de la personne partout dans le monde.
Comme vous le verrez tout à l'heure, nous avons une raison particulière d'apprécier l'attention que vous portez à la Turquie. C'est parce que le 6 juin de l'année passée, mon collègue Taner Kilic, président dévoué et vaillant de la section turque d'Amnistie internationale, et avocat respecté spécialisé en droit de la personne et en droit des réfugiés, a été arrêté. Plus de 10 mois plus tard, il est toujours derrière les barreaux. Il s'y trouve depuis 316 jours.
Quelles sont les accusations qui pèsent contre lui? Le soutien à un organisme terroriste.
Quelles sont les preuves à l'appui des accusations? Une application de messagerie populaire appelée ByLock, dans son téléphone.
Malgré les rapports d'experts détaillés qui ont été fournis au gouvernement, malgré qu'il ait été clairement démontré en cour qu'il n'avait pas téléchargé ByLock et qu'il n'y avait aucun signe de la présence de cette application sur son téléphone, et même s'il n'y a pas la moindre preuve démontrant qu'il aurait téléchargé et utilisé l'application, il demeure derrière les barreaux. Le gouvernement prétend que la preuve de la présence de ByLock sur un téléphone cellulaire démontre de façon évidente la participation aux événements entourant la tentative de coup d'État.
Un mois plus tard, le 5 juillet 2017, ma collègue Idil Eser, une personne dont la passion est contagieuse, directrice de la section turque d'Amnistie internationale — la femme qui fait essentiellement le même travail que moi, mais en Turquie —, a aussi été arrêtée, en même temps que neuf autres éminents chefs de file en matière de droits de la personne. Près de quatre mois plus tard, elle a été libérée, mais conditionnellement seulement, alors que se déroule le procès dont elle et les autres militants des droits de la personne font l'objet.
Les accusations? Appui à un organisme terroriste. La preuve derrière ces accusations? Elle est presque entièrement tirée du travail que fait Idil en matière de droits de la personne au sein d'Amnistie internationale.
L'organisation supposément terroriste que Taner, Idil et les autres défenseurs des droits de la personne appuient censément est, bien sûr, le mouvement que les autorités en sont venues à appeler FETO, l'organisation terroriste Fethullahist, dirigée par le leader religieux turc Fethullen Gülen, que le président Erdogan accuse d'être responsable de la tentative de coup d'État de juillet 2016.
Amnistie internationale existe depuis 57 ans. Nous avons fait face aux gouvernements et aux dirigeants les plus belliqueux, les plus dictatoriaux et les plus irrespectueux des droits de la personne dans le monde, et avons réalisé, en près de six décennies, de la recherche et des campagnes visant à exposer les violations des droits de la personne dont ils sont responsables et à y mettre fin. Rien de tel ne s'était jamais produit, en nulle part, en 57 ans. Jamais les deux dirigeants d'une section d'Aministie internationale n'ont été arrêtés et emprisonnés à cause du travail qu'ils font en matière de droits de la personne.
Je vous assure que nous sommes passionnément d'avis que défendre les droits de la personne n'est pas du terrorisme.
Nous pensions avoir enfin une percée dans le dossier de Taner, il y a un peu plus de six semaines, quand un tribunal de première instance turc a ordonné sa libération conditionnelle, à la fin de janvier. Mais à la vitesse de l'éclair, en 24 heures, le procureur a porté en appel l'ordonnance de mise en liberté; cet appel a été accepté par un autre tribunal, ce qui a pour effet de maintenir sa détention. Il a été transféré et confié à la garde de la gendarmerie, et le premier tribunal qui avait ordonné sa libération, 24 heures avant, a simplement changé d'idée et accepté de maintenir la décision de le garder en détention. Alors il y est toujours. À sa prochaine comparution en cour, il aura été emprisonné pendant plus d'un an.
Permettez-moi de vous dire qu'en Turquie aujourd'hui, la justice est incroyablement lente, si elle progresse, mais l'expérience qu'a vécue Taner en dedans de 24 heures, entre le 31 janvier et le 1er février, démontre clairement que l'injustice, elle, peut fonctionner à une vitesse folle.
Je ne commence pas par vous parler de cela nécessairement parce que l'expérience que Taner et Idil ont vécue au cours de la dernière année est unique, compte tenu de la myriade de cas de violation des droits de la personne qui est la réalité de milliers et de milliers de Turcs; et je ne le fais pas non plus parce qu'ils ont subi le traitement le plus sévère ou le plus cruel. Je commence par cette histoire parce que je veux que vous sachiez que la volonté cavalière et provocatrice des autorités turques de cibler Amnistie internationale — une organisation qui, j'ose le croire, a acquis une réputation de crédibilité et mérité le respect à l'échelle mondiale sur des dizaines d'années — d'une façon plus délibérée que tout autre gouvernement auparavant démontre de façon dramatique à quel point la répression des droits de la personne s'est répandue et est devenue préoccupante en Turquie, au cours des 21 derniers mois.
Faisons un rapprochement avec le Canada. Amnistie internationale sait qu'au moins six citoyens canadiens ayant la double citoyenneté turque et canadienne ont été visés par la répression qui a suivi la tentative de coup d'État. Au moins quatre d'entre eux ont depuis été reconnus coupables et condamnés. Un autre, en attente de procès, est en détention en solitaire depuis 20 mois. Plusieurs d'entre eux ont interjeté appel. À l'instar d'une multitude de citoyens turcs depuis juillet 2016, la plupart d'entre eux font l'objet d'allégations de nature circonstancielle; on les considère comme des partisans de groupes terroristes parce que l'application BYLock était installée dans leur téléphone, parce que leurs enfants fréquentaient certaines écoles ou parce qu'ils étaient clients de banques précises.
On peut dire que le Canada entretient des rapports étroits et importants avec la Turquie; les deux pays sont notamment de proches alliés au sein de l'OTAN. Toutefois, depuis au moins 18 mois, notre ami et allié refuse à ces prisonniers la visite de leurs représentants consulaires, un autre aspect qui témoigne de la situation des droits de la personne en Turquie.
Qu'en est-il de la situation générale? La Turquie est le pays qui compte le plus de journalistes incarcérés. Actuellement, plus de 100 journalistes sont en détention avant procès et 180 organes de presse ont été fermés définitivement, ce qui place le pays devant d'autres exemples notoires comme la Chine et l'Égypte.
Le gouvernement turc a prolongé l'état d'urgence six fois depuis juillet 2016. Cela a ouvert la voie à la restriction illégale des droits de la personne et permet au gouvernement d'adopter des lois sans qu'elles fassent l'objet d'un examen rigoureux par le Parlement et les tribunaux. Plus de 50 000 personnes — journalistes, militants politiques, avocats, défenseurs des droits de la personne et universitaires — sont en détention avant procès et accusées d'être liées à des groupes terroristes. Autant de personnes ont été remises en liberté sous caution et doivent se présenter périodiquement aux autorités. Une infime minorité a été accusée d'avoir participé à la tentative de coup d'État.
Le pouvoir judiciaire, lui-même décimé quand près du tiers des juges et des procureurs ont été révoqués ou placés en détention, fait toujours l'objet de pressions politiques extrêmes. Les cas de détention provisoire arbitraire, excessivement longue et punitive, ainsi que des violations des droits à un procès équitable sont monnaie courante. Des milliers de poursuites au criminel ont été engagées, notamment en vertu de lois interdisant la diffamation et de fausses accusations liées au terrorisme, contre des gens qui exerçaient pacifiquement leur droit à la liberté d'expression.
Plus de 107 000 personnes ont été congédiées sans procédure équitable. Bien que des dizaines de milliers de personnes aient réintégré leur poste, beaucoup d'autres n'ont pas eu cette chance. Beaucoup ne peuvent exercer leur profession. En outre, aucune de ces personnes ne peut quitter le pays, puisque leur passeport a été annulé.
Des décrets d'urgence ont entraîné la fin des activités de centaines de groupes de la société civile, notamment Gündem Çocuk, la principale ONG de défense des droits des enfants en Turquie, des ONG de défense des droits des femmes et des organismes d'aide aux réfugiés et aux personnes déplacées à l'intérieur du pays. Actuellement, les représentants de la société civile et la population en général ont fortement tendance à se censurer, à supprimer leurs publications sur les médias sociaux et éviter tout commentaire public par crainte de perdre leur emploi, d'entraîner la fermeture de leur organisation ou de faire l'objet de poursuites pénales.
Je pourrais continuer, mais je pense que vous avez compris.
On peut affirmer sans risque de se tromper que malgré tout cela, la communauté internationale a été relativement indulgente à l'égard de la Turquie. Les critiques ont été peu nombreuses — modérées dans le meilleur des cas — et aucune sanction ou mesure punitive n'a été imposée. Le Conseil des droits de l'homme de l'ONU s'est récemment réuni à Genève. Cela aurait été l'occasion et la tribune idéales pour la communauté internationale de se faire entendre et d'exprimer ses préoccupations sur la situation, mais ce ne fut pas le cas. Peu de préoccupations ont été soulevées, pas même par le Canada, malheureusement.
Pourquoi ce silence? Est-ce parce que nous hésitons, dans un monde caractérisé par les alliances et les relations difficiles et en constante évolution, à nous montrer trop sévères à l'égard d'un allié? Est-ce parce que nous ne voulons pas froisser un pays auquel nous demandons d'assurer presque à lui seul la protection des réfugiés syriens? On compte plus de trois millions de réfugiés syriens en Turquie et les pays européens, en particulier, veulent absolument qu'ils y restent. Est-ce parce que nous ne voulons pas offenser un pays qui, malgré la distraction plutôt inconvenante que représente son incursion « Rameau d'olivier » dans le nord de la Syrie, est considéré comme un partenaire important de la campagne pour vaincre le groupe État islamique?
La réaction timide de la communauté internationale pourrait être liée à tous ces facteurs et, inévitablement, à de nombreux autres facteurs d'ordre géopolitique, économique et commercial. Toutefois, ignorer cette crise et refuser de s'y opposer vivement n'aide personne, que ce soient les citoyens turcs, les citoyens canadiens emprisonnés, les réfugiés syriens qui se trouvent dans ce pays et des populations kurdes de la région. Cela n'atténue aucunement les préoccupations liées à la stabilité, aux relations et à la coopération. En fin de compte, cette série continue de graves violations des droits de la personne ne fait qu'accroître l'instabilité et l'insécurité. Il faut que cela change.
Alors que les droits de la personne sont de plus en plus bafoués en Turquie, le Canada et les autres pays ne peuvent plus ignorer la situation. Nous avons le devoir, par amitié, de dénoncer la situation et d'exiger des améliorations. Défendre avec fermeté les droits des défenseurs des droits de la personne, des journalistes et des Canadiens qui sont emprisonnés, exiger le respect de la primauté du droit et demander la levée de l'état d'urgence serait un excellent point de départ.
Merci.
Merci beaucoup, monsieur Neve.
Nous passons sans tarder à la première série de questions. La parole est au député Anderson.
Merci, monsieur le président.
Je remercie nos invités d'être ici aujourd'hui.
Monsieur Kanat, j'aimerais m'attarder à deux ou trois choses que vous avez soulevées. Dans votre exposé, vous avez indiqué que vous croyez que la Turquie poursuivra sa transition vers la démocratisation. J'aimerais énumérer quelques statistiques; cela pourrait prendre deux ou trois minutes.
Le gouvernement a congédié entre 100 000 et 150 000 fonctionnaires, emprisonné 47 000 personnes sous des accusations de terrorisme et annulé 50 000 passeports. Des milliers de vos soldats ont été détenus. Des milliers de policiers ont été licenciés et plus de 2 700 membres de l'appareil judiciaire ont été suspendus. Plus de 20 000 enseignants d'écoles privées ont été suspendus et 20 000 fonctionnaires du ministère de l'Éducation ont été congédiés. Les 1 500 doyens d'université de la Turquie ont été forcés de démissionner et 1 500 fonctionnaires du ministère des Finances ont été suspendus. Le gouvernement a ensuite fait volte-face et réintégré plus de 40 000 fonctionnaires. En outre, le gouvernement a incarcéré 150 à 300 journalistes et employés des médias, ainsi que 12 parlementaires. Des décrets ont entraîné la fermeture de 160 organes de presse et de plus de 1 000 ONG et fondations. Je suppose que le gouvernement s'est rendu compte de son erreur, car il s'est ravisé et a autorisé la réouverture de 350 organismes.
Pouvez-vous m'expliquer en quoi cela contribue à la transition vers la démocratisation?
Je crois avoir clairement indiqué dans mon exposé que les mesures d'état d'urgence découlent principalement de l'important traumatisme subi par l'État et la société. Ce que j'entends lorsque je parle de transition vers la démocratisation, c'est qu'immédiatement après... J'en suis convaincu pour toutes les raisons que j'ai énumérées: les attentes de la société, les engagements à l'égard de l'Union européenne et l'engagement à l'égard de la Cour européenne des droits de l'homme et d'autres organismes internationaux. Je crois que lorsque ces menaces seront atténuées, probablement par la fin de ces enquêtes... La commission chargée d'examiner les décisions sur les congédiements et tout le reste examine les dossiers à la pièce. Je ne connais pas les détails, mais je suis convaincu que lorsque ces menaces et ces perceptions de menaces seront atténuées et que ce traumatisme sera résorbé, la Turquie reprendra le processus de démocratisation qu'elle a entrepris au cours des 60 dernières années.
À mon avis, ce que vous mentionnez ne favorise pas réellement la démocratisation future de ce pays. M. Neve a mentionné que l'état d'urgence a été prolongé six fois. Je dirais que nous sommes nombreux à être préoccupés par un référendum plutôt inhabituel qui vise à accroître les pouvoirs du président dans le but de réduire le pouvoir de surveillance du Parlement et d'augmenter le nombre de nominations politiques au sein de l'appareil judiciaire. Il a été élargi plusieurs fois depuis.
Encore une fois, lutter contre la plus importante organisation terroriste au monde est un défi considérable, mais il est évident que le président cherche davantage à confirmer et à étendre ses pouvoirs qu'à lutter contre ce qui les menace.
Il est important de garder à l'esprit que lorsqu'on parle d'organisations terroristes, cela comprend l'EIIS, le PKK et les attaques. J'en ai mentionné certaines. Le pays a subi plus de 200 attaques terroristes en deux ans. Comme vous le savez, l'état d'urgence a été déclaré après une attaque à Paris. En comparaison, la population turque a subi de nombreuses attaques terroristes.
L'appareil d'État de la Turquie se sent très vulnérable, surtout depuis la tentative de coup d'État du 15 juillet, car certains membres de l'appareil militaire et des forces de sécurité ont essentiellement attaqué l'État. Cela a été un choc dans l'appareil d'État.
Je n'ai pas beaucoup de temps. Je me demande si vous pourriez nous dire si, à votre avis, le pasteur Andrew Brunson est détenu en raison de sa foi. Il est accusé d'espionnage et de terrorisme, des accusations qui semblent peu fondées et étranges. M. Neve a toutefois indiqué que six Canadiens sont détenus dans des circonstances similaires. Comment pouvez-vous défendre une telle chose tandis que vous parlez d'une transition vers la démocratisation?
[Inaudible] cas ici. Je dis simplement que j'ai tenté de brosser un tableau de la structure politique de la Turquie et du traumatisme auquel le pays est confronté. Je n'ai abordé aucun cas de façon détaillée, car je n'ai pas beaucoup d'informations à ce sujet. Essentiellement, l'état d'urgence résulte des nombreuses attaques terroristes et des multiples traumatismes et chocs subis par l'État turc.
Je ne saurais dire si je suis surpris ou non. J'ai écrit une lettre à l'ambassade turque et la réponse que j'ai reçue ressemblait étrangement à votre exposé. Je ne sais pas s'ils ont eu un rôle quelconque dans la rédaction de votre exposé d'aujourd'hui.
Monsieur Neve, votre perception des événements des cinq dernières années en Turquie est-elle semblable à celle de M. Kanat?
J'aimerais pouvoir dire que nous sommes aussi optimistes que lui quant à la vigueur continue de la transition vers la démocratisation. À notre avis, c'est tout le contraire: l'assaut contre les droits de la personne qui fait rage sans relâche depuis le coup d'État nuit à tout processus démocratique.
Il est reconnu, en droit international en matière des droits de la personne, qu'un gouvernement peut, dans certaines circonstances extrêmes et précises, suspendre certains droits de la personne pour une durée très limitée lorsqu'il est confronté à ce qu'on appelle souvent une situation d'urgence menaçant l'existence même du pays. Or, 20 mois dépassent de beaucoup la limite, et prolonger l'état d'urgence à six reprises revient à tourner en dérision l'idée selon laquelle il s'agirait d'une situation d'urgence, alors qu'elle est devenue la normalité.
Je dirais à mon collègue que je suis d'accord avec son propos. Nous avons également exprimé nos préoccupations au sujet de la France et à la façon dont ce pays a recours à l'état d'urgence. Toutefois, le fait qu'on l'utilise à mauvais escient en France ne justifie pas qu'on en fasse autant en Turquie. Il s'agit d'un affront aux droits de la personne. Il s'agit d'une violation des traités internationaux en matière de droits de la personne, et cela aura pour seul effet de défaire les progrès vers une plus grande démocratisation.
J'aimerais que vous me donniez des renseignements sur le nombre de personnes actuellement détenues sous des accusations de terrorisme. Nous savons que beaucoup de personnes qui avaient été congédiées ont retrouvé leur emploi et que 47 000 personnes ont été accusées de terrorisme. Pouvez-vous nous dire ce qu'il en est actuellement?
Nous n'avons pas de données exactes et à jour; j'hésite donc à me prononcer officiellement. Il nous est très difficile d'obtenir de telles informations, mais on compte toujours des dizaines de milliers de cas, c'est certain. Nous estimons qu'environ 50 000 personnes sont toujours en détention avant procès et que bon nombre d'entre elles sont détenues depuis 20 mois. Encore une fois, cette situation soulève de graves préoccupations sur le plan du respect des droits internationaux de la personne.
Premièrement, l'appareil judiciaire a été décimé par les congédiements massifs sans précédent. À ma connaissance, aucun autre pays du monde ne s'est attaqué aussi vivement à son appareil judiciaire sur une si courte période. Il y a donc un problème de capacité.
Nos chercheurs ont indiqué, comme d'autres, que les membres de l'appareil judiciaire sont intimidés et vivent dans la peur. Il y a évidemment des exceptions; il y a eu des cas très frappants. Je ne veux pas laisser entendre qu'il n'y a eu aucune victoire. Certains ont été libérés, comme il se doit, mais dans la grande majorité des cas, on constate que l'appareil judiciaire se plie à la volonté du gouvernement.
Merci, monsieur Anderson.
Avant de céder la parole à mon collègue, le député Tabbara, j'ai une question complémentaire pour M. Kanat.
Sur la question de la démocratisation de la Turquie, un des aspects les plus frappants du rapport du HCDH — une statistique particulièrement scandaleuse —, c'est qu'en 2017, environ 600 femmes avec de jeunes enfants étaient détenues en Turquie. Dans presque tous les cas, elles ont été arrêtées au motif qu'elles étaient associées à leurs maris respectifs, soupçonnés par le gouvernement d'être liés à des organisations terroristes, sans qu'il y ait de preuves distinctes pour appuyer de telles accusations.
Je me demande si vous pourriez nous dire en quoi, selon vous, cette statistique démontre les progrès de la démocratie en Turquie.
Je tiens à préciser encore une fois que je n'ai pas dit que l'état actuel du pays contribue à la démocratisation. J'ai dit que lorsque ces menaces seront écartées et que ces enquêtes seront terminées, la Turquie reprendra son processus de démocratisation. Voilà le commentaire que j'ai fait. Je pense que cela a été mal compris.
Merci.
Dans ce cas, vous pourrez peut-être répondre à une autre question au sujet de l'arrestation et la détention de 600 femmes, immédiatement avant ou après leur accouchement, et la détention de leurs enfants, sans que des accusations soient portées. En quoi cela contribue-t-il à atténuer ou à éliminer certaines des menaces?
Je ne suis pas au courant des détails de ces enquêtes. Encore une fois, comme je l'ai indiqué pour la question précédente, je ne connais pas les détails entourant ces enquêtes. Je veux simplement dresser un portrait de la structure politique actuelle de la Turquie et de ce que le pays a traversé au cours des deux ou trois dernières années, mais je ne suis pas au courant des détails liés à ces enquêtes.
Sans spéculer dans les détails, je peux vous dire qu'à mon avis, et selon l'avis du HCDH, qui juge cette tendance alarmante, il s'agit d'un non-respect flagrant des droits de la personne pour ces femmes et leurs enfants en détention.
Sur ce, je vais céder la parole au député Tabbara.
Merci beaucoup.
Je remercie le Comité et le président de consacrer plusieurs réunions à ce sujet. Je sais que vous devez répondre à de nombreuses demandes. Merci d'avoir entrepris cette étude.
Monsieur Kanat, je vous ai entendu dire à de nombreuses reprises que tout allait bien, que tout était correct et qu'ils étaient tous des terroristes, etc. Je crois, bien honnêtement, que le Canada a respecté la Turquie à titre de partenaire de l'OTAN. J'ai déjà présidé le Groupe d'amitié parlementaire Canada-Turquie. Je parle au passé, parce que je n'occupe plus ce poste. Je ne pouvais plus rester silencieuse et je ne crois pas que le Canada doit rester silencieux non plus. Nous avons laissé le temps à la Turquie de régler les problèmes auxquels elle était confrontée et de restaurer le respect pour la démocratie et les droits de la personne, mais cela dure depuis beaucoup trop longtemps. Il est temps que le reste du monde se tienne debout et exige que notre amie la Turquie commence à respecter ses citoyens et à libérer les nombreuses personnes qui sont emprisonnées en fonction de très peu de preuves. La Turquie a eu recours aux mesures d'urgence à six reprises: c'est signe qu'elle ne respecte pas les limites.
Selon vous, à quoi ressemblera la Turquie dans un an si vous continuez dans cette voie? Croyez-vous qu'il lui restera des alliés ailleurs dans le monde?
À la fin de la conversation, j'ai tenté de résumer les enjeux et d'expliquer pourquoi la Turquie ferait partie de la structure occidentale en raison de son engagement à l'égard de l'Union européenne. Lors d'un récent sommet, l'Union européenne et la Turquie ont réitéré leur engagement à poursuivre les négociations relatives à l'accession, de même que leur engagement à l'égard de la démocratie électorale qui permettra à la population — à la classe moyenne, aux jeunes et aux femmes — d'avoir plus de pouvoir. Ces gens gagnent beaucoup de pouvoir.
J'espère que la démocratie électorale, la société et les engagements à l'égard des institutions européennes placeront la Turquie en meilleure position, surtout si la menace est moins importante. On parle ici d'un pays qui partage une frontière de 600 kilomètres avec la Syrie et avec l'Irak, qui accueille 3,5 millions de réfugiés, qui a adopté une politique de porte ouverte et qui en a subi les conséquences sur le plan de la sécurité, en devant traiter à la fois avec l'YPG et avec l'EIIS.
C'est un peu difficile de savoir à quoi le pays ressemblera dans un an. Cela dépendra aussi de la coopération avec la communauté internationale pour faire face à la menace sur la frontière sud.
Vous parlez comme si le coup n'avait jamais eu lieu et comme si la Turquie était un pays démocratique, ce qui n'est pas le cas. On continue d'y violer les droits de la personne. Les femmes de nombreux détenus se sont enfuies en Géorgie. Elles n'ont pas de passeport. Elles sont coincées là avec leur famille; elles sont isolées; elles se cachent et ont peur de se faire attraper et renvoyer en Turquie. Les maris de certaines de ces femmes avaient réussi au Canada. J'en ai rencontré plusieurs. Vous continuez d'emprisonner les citoyens ayant une double nationalité et vous venez enfin de leur donner l'accès consulaire, après des mois d'attente.
J'ai adressé mes commentaires à M. Kanat parce que je voulais être certaine qu'il connaisse mon opinion au sujet de ce qu'il dit... J'entends cela depuis plusieurs années et je n'ai plus de patience. Je ne vous laisserai plus de place parce qu'à mon avis, la Turquie viole les droits de la personne et ne devrait plus faire partie de l'OTAN.
Monsieur Neve, nous vous remercions de votre présence ici aujourd'hui et de votre excellent travail pour Amnistie internationale. En ce qui a trait aux cinq citoyens ayant une double nationalité qui sont détenus, il semble que nous n'ayons réalisé aucun progrès en vue de les faire revenir au Canada, où ils pourront être jugés au besoin. Comment pouvons-nous les aider? Avez-vous des suggestions à nous faire?
C'est important que le Canada demeure saisi de ces affaires et je crois que cela a été le cas à de nombreuses reprises. Certains représentants de haut niveau ont fait part de leurs préoccupations à cet égard. Je sais que le secrétaire parlementaire Alghabra a soulevé la question à de nombreuses reprises. C'est très important. Nous avons besoin de ces interventions de haut niveau.
La ministre Freeland et même le premier ministre devraient chercher des occasions de soulever la question. Le premier ministre Trudeau aura l'occasion de rencontrer le président Erdogan, notamment dans le contexte des réunions du G20. Il faut saisir ces occasions.
Tous ces cas en sont à diverses étapes du processus. Dans certains cas, il n'y a pas encore eu de procès. M. Hanci, par exemple, a été en isolement cellulaire pendant une grande partie de sa détention provisoire, qui dure depuis plus de 20 mois, et il attend toujours le début de son procès.
Certaines personnes ont été reconnues coupables et sont en attente d'un appel. Le gouvernement doit continuer de faire part de ses préoccupations, puisque nombre de ces cas ne reposent sur rien de solide et se fondent plutôt sur les preuves circonstancielles dont j'ai parlé plus tôt. Si vous avez l'application ByLock sur votre téléphone, si vous êtes client d'une banque en particulier ou si vos enfants fréquentent une certaine école, cela peut être suffisant pour présumer que vous sympathisez avec des terroristes. C'est inacceptable et le Canada doit faire valoir clairement le manque de respect à l'égard de la primauté du droit et de la justice fondamentale, surtout pour un citoyen canadien.
Enfin, il est très important de continuer d'exiger un accès consulaire libre et continu. Vous avez raison de dire que cet accès a finalement été accordé, après délai déraisonnable, mais je ne crois pas qu'on puisse dire avec assurance que cet accès sera maintenu selon la fréquence et la constance requises; il faut donc faire pression à cet égard également.
Merci beaucoup, monsieur le président.
Merci, monsieur Neve, de votre témoignage. J'ai trois questions à vous poser. Comme nous disposons de sept minutes, je vais vous les poser tout de suite.
Premièrement, Cheryl Hardcastle, la représentante de notre comité et Hélène Laverdière, qui est porte-parole du NPD pour les questions liées aux affaires étrangères, ont écrit à la ministre des Affaires étrangères en février 2017 au sujet des cinq Canadiens détenus en Turquie. Elles n'ont pas obtenu de réponse avant février 2018: une année entière. Nous avons donc l'impression que le gouvernement ne prend pas la question au sérieux. Avez-vous des commentaires à faire à ce sujet?
Deuxièmement, comment pourrait-on mettre de la pression sur le gouvernement turc afin qu'il respecte les droits de la personne? En tant qu'allié, nous voyons une réelle détérioration, comme vous l'avez fait valoir. Quelles sont les autres façons dont les Canadiens ou le gouvernement du Canada pourraient exercer une pression sur la Turquie afin qu'elle respecte les droits de la personne?
Troisièmement, nous avons lu les articles de l'Independent et du New York Times au sujet de la situation catastrophique à Afrin, au nord-ouest de la Syrie, où des centaines de civils ont été tués par les forces aériennes et l'armée turques. On parle aussi de nettoyage ethnique ou des premiers signes d'un nettoyage ethnique.
Je me demande si vous donnez crédit à ces reportages ou si Amnistie internationale suit la situation à l'échelle mondiale.
Ce délai d'un an pour obtenir une réponse est regrettable. Bien sûr, je crois que le gouvernement du Canada doit se soucier de tout ce qui se passe en Turquie à l'heure actuelle, mais c'est encore plus préoccupant lorsque ce sont des Canadiens qui sont pris dans cette situation.
Mis à part la lettre, je sais, comme je l'ai dit plus tôt, que le secrétaire parlementaire a accordé une attention particulière à ces cas. Je crois qu'il y a un manque d'engagement de la part des instances supérieures. Le délai de réponse à cette lettre le reflète bien, je crois. Il faut que cet enjeu fasse partie des priorités de la ministre et du premier ministre.
En ce qui a trait à la pression que pourrait exercer le Canada, je crois qu'il doit se faire entendre davantage. Il y a eu quelques déclarations discrètes pour exprimer nos inquiétudes. Il y a eu quelques gazouillis. Mais si l'on vérifiait tout ce que le Canada a dit publiquement au sujet de la situation en Turquie au cours des quelque 20 derniers mois, on aurait de la difficulté à trouver des déclarations convaincantes ou impressionnantes. Il faut exercer ce genre de pression, à mon avis.
J'aimerais toutefois souligner l'importance d'établir une stratégie multilatérale à cet égard. Comme je l'ai dit dans mon discours préliminaire, la Turquie obtient un traitement de faveur, non seulement de la part du Canada, mais du monde entier. Certains pays font preuve de plus de persuasion et d'influence que le Canada à l'égard de la Turquie, l'Union européenne étant un exemple évident. Mais les autres pays du monde avec lesquels le Canada entretient d'importantes relations peuvent être des joueurs clés également. Si le Canada veut prendre au sérieux la situation en Turquie, je crois qu'il doit élaborer une stratégie multilatérale conjointe pour veiller à ne pas manquer les bonnes occasions — comme nous venons de le faire — avec le Conseil des droits de la personne des Nations unies, par exemple, pour qu'il y ait un effort concerté parmi les divers pays.
Je suis tout à fait d'accord avec vous: la situation de l'autre côté de la frontière au nord de la Syrie, à Afrin, est très, très préoccupante. Amnistie suit la situation de près et a exprimé ses préoccupations à plusieurs reprises. Jusqu'à maintenant nous nous sommes concentrés sur les pertes civiles importantes, et sur ce qui semble être des canonnades et des bombardements à l'aveugle. Je n'ai pas le temps d'en parler en détail, mais nous avons reçu des témoignages déchirants des survivants. Pour diverses raisons, le gouvernement turc leur avait fait croire que leur région serait en sécurité ou que les zones civiles ne seraient pas bombardées. Puis, on a attaqué leurs maisons, qui se trouvaient très loin des cibles militaires.
Il nous apparaît évident que la façon dont la Turquie mène sa campagne militaire représente une grave violation du droit international. Ce n'est pas surprenant, parce que nous nous préoccupons depuis des dizaines d'années de la façon dont les forces turques ont géré les opérations contre les villages et régions kurdes de la Turquie, alors pourquoi est-ce que ce serait différent de l'autre côté de la frontière?
Nous allons continuer de nous faire entendre, mais je crois que le Canada devrait parler publiquement de cet enjeu également.
Mon Dieu, vous avez été très concis.
Les témoignages sur le nettoyage ethnique indiquent qu'à Afrin, on détruit les enseignes kurdes pour les remplacer par des enseignes turques. Les maisons sont détruites et on chasse les familles kurdes en dehors de la région. Ce sont tous des renseignements anecdotiques et, bien sûr, les organismes de défense des droits de la personne n'ont pas pu se rendre dans la région pour constater l'ampleur de la situation.
Si ces témoignages sur le nettoyage ethnique sont vrais, que peut faire la communauté internationale pour lutter contre ce qui serait une violation éhontée des droits de la personne? Quel est l'avis d'Amnistie internationale à ce sujet?
Nous avons entendu ces histoires également. Bien que nous n'ayons pas pu enquêter de manière à les confirmer ou à les corroborer, je peux vous dire que nous sommes très actifs dans ce dossier et que nous songeons même à nous rendre sur place pour faire enquête sur le terrain.
Si ces histoires sont vraies, il s'agit de violations graves des droits de la personne, qui pourraient être considérées entre autres choses comme des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, qui doivent être pris très au sérieux par le système international. On pourrait même songer à présenter ce cas devant le Conseil de sécurité. C'est aussi le genre de situation qui pourrait très bien donner lieu à des poursuites criminelles. Si nous obtenons des preuves de ce qui s'est passé et que nous connaissons les responsables, le Canada devrait songer à... Nous devrions trouver des façons de veiller à ce que ces personnes soient tenues responsables, même en vertu de nos lois nationales universelles relatives aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité. Je crois qu'il serait aussi très important de soulever la question auprès de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe.
Enfin, bien sûr, la Turquie est assujettie à l'autorité de la Cour européenne des droits de l'homme et tous ces enjeux donnent lieu à une cause légitime qui devrait être présentée devant cette entité également.
Merci beaucoup, monsieur le président.
Je vous remercie tous les deux d'avoir témoigné devant nous aujourd'hui.
Je suis réellement préoccupé par la répression culturelle et le déni des droits des Kurdes en général, une stratégie qui caractérise les régimes turques depuis la fondation de la Turquie moderne. Nous allons consacrer trois séances à la question, alors je vais aborder le sujet plus tard.
Monsieur le président, je vais partager mon temps avec mon collègue, le député Tabbara.
Professeur, j'aimerais tout de même prendre un peu de temps pour vous poser une question sur l'importance de la Turquie pour l'Occident, pour l'OTAN, sur le plan stratégique. Dans quelle mesure la Turquie peut-elle contribuer au maintien de la sécurité pour les membres de l'alliance et de la sécurité de la région en général au Moyen-Orient. On pourrait faire valoir que le Moyen-Orient suit la même vague que la Turquie. Nombre d'analystes stratégiques et autres intervenants ont invoqué cet argument. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.
Il est certainement important de parler des violations des droits de la personne, et mes collègues l'ont fait de très belle façon aujourd'hui, et à juste titre. Mais je veux aussi entendre parler de l'envers de la médaille. Je suis arrivé un peu en retard, parce que j'avais une réunion avec un autre comité. Si vous en avez parlé dans votre exposé, vous pouvez continuer là où vous avez arrêté. Sinon, merci d'éclairer le Comité à ce sujet.
Bien sûr. Depuis le début du printemps arabe et de la guerre civile en Syrie, surtout, la situation géopolitique de la Turquie a de plus en plus de poids, et c'est un atout stratégique important pour l'OTAN.
Comme je l'indiquais plus tôt, la Turquie est non seulement bordée par la Syrie sur 600 kilomètres, mais a aussi comme voisins l'Irak, l'Iran, l'Arménie, une partie de la Géorgie, et de l'autre côté de la mer, une partie de l'Ukraine. Elle occupe donc une position centrale au Moyen-Orient. Et c'est pour cette raison que la stabilité du pays est extrêmement importante.
Avant votre arrivée, j'ai énuméré quelques-unes des attaques terroristes survenues en Turquie au cours des deux dernières années. Ce qu'il faut absolument retenir, c'est que les guerres civiles et les États en déroute n'ont pas que des répercussions négatives sur le Moyen-Orient. Ils tentent d'exporter cette insécurité vers la région, vers la Turquie, ainsi que vers l'Europe.
La Turquie a joué un rôle primordial en scellant essentiellement la frontière syrienne, tentant d'arrêter les combattants étrangers. À ce jour, plus de 2 000 personnes ont été arrêtées pour cette raison, des milliers de personnes ont été déportées, et la Turquie collabore avec les pays de l'OTAN, les États-Unis, les alliés européens, afin de faire tomber tout réseau terroriste international, que ce soit Al-Qaïda ou l'État islamique. Nous savons que la fin des opérations en Syrie ne signifiera pas la fin du contre-terrorisme. Pour que ces efforts se poursuivent à l'échelle planétaire, le monde aura besoin de la Turquie, et la Turquie aura besoin du reste du monde.
C'est la question que je voulais poser. C'est ce qui arrive quand on passe en dernier.
Pour poursuivre dans la même veine que mon collègue, afin de résoudre le conflit, est-ce qu'on a multiplié les liens diplomatiques entre la Turquie et peut-être quelques États du Golfe qui sont plus stables, aux dires de certains, ainsi qu'avec l'Occident — l'Union européenne, le Canada et les États-Unis?
Comme mon collègue le disait, la région est très instable en ce moment, et nous devons nous assurer d'avoir un partenaire capable de nous aider à rétablir la stabilité dont cette région ravagée a grandement besoin. Puis-je avoir vos commentaires là-dessus?
Depuis le début de la guerre civile en Syrie, la Turquie participe à tous les efforts diplomatiques visant à résoudre le conflit par des moyens politiques, en commençant par le processus de Genève, les Amis de la Syrie, les pourparlers de Genève II, et maintenant les processus d'Astana, de Vienne et de Sotchi. La Turquie a tenté de collaborer avec tous les pays de la région — du monde, en fait —, peu importe leur orientation politique, en vue de trouver une solution stratégique au conflit. Jusqu'à maintenant, trois volets se dégagent des efforts de collaboration.
Pour ce qui est du volet humanitaire, je crois que la Turquie a fait de son mieux pour gérer la crise des réfugiés, et continue de le faire. Surtout grâce aux interventions mixtes en cours, le poste militaire turc établi à Idlib vise à éviter un autre désastre humanitaire et un nouveau flux de réfugiés syriens en Turquie.
Quant au volet politique, je le répète, la Turquie prend part à toutes les activités diplomatiques ayant pour but de résoudre le conflit.
Sur le plan militaire, avec l'opération Bouclier de l'Euphrate et l'opération Branche d'olivier, la Turquie tente de sceller sa frontière afin d'exclure toute organisation terroriste qui pourrait compromettre la sécurité du pays, ainsi que la sécurité de l'Europe tout entière. Les opérations anti-État islamique tirant à leur fin en Syrie, ce sont les combattants étrangers qui posent la plus grande difficulté. C'est principalement pour remédier à ce problème et réduire les risques connexes que la Turquie travaille de concert avec ses alliés occidentaux.
Merci beaucoup.
Il nous reste quelques minutes, alors nous avons le temps d'entendre le député Sweet.
Professeur, je n'ai qu'une minute ou deux. Sauf votre respect, je suis en profond désaccord avec vous. Je crois que tout pointe vers une sinistre tentative de prise de pouvoir, la plus grande manipulation jamais vue dans le climat actuel au Moyen-Orient. Je comprends mal comment les plus grands adversaires de l'État islamique, les peshmergas kurdes, puissent être la cible d'Erdogan. Ce sont des gens qui ont non seulement combattu contre l'EIIS, mais qui comprennent aussi très bien l'égalité des droits de la personne. Ils ont lutté proprement contre l'EIIS, et continuent de le faire.
Ma question s'adresse à vous, monsieur Neve. Êtes-vous au courant de l'histoire du pasteur Brunson, un pasteur américain? Que pouvez-vous nous dire à ce sujet?
J'en ai seulement entendu parler. Je ne connais pas vraiment les détails, alors je ne suis pas en mesure de vous en dire plus là-dessus. Je sais que beaucoup s'inquiètent grandement de son sort.
D'accord. Merci beaucoup. Son histoire ressemble beaucoup à celle de votre personnel. Il était sur le terrain pour aider, et il a fini en prison.
Merci beaucoup, monsieur le président. C'est apprécié.
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