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SDIR Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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Emblème de la Chambre des communes

Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international


NUMÉRO 083 
l
1re SESSION 
l
42e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le mercredi 8 novembre 2017

[Enregistrement électronique]

(1305)

[Traduction]

     Distingués collègues, soyez les bienvenus à cette 83e réunion du Sous-comité des droits internationaux de la personne.
    Ceci est la première des deux séances que nous allons tenir au sujet de la situation des droits de la personne en Somalie. Nous sommes tous ébranlés par l'horrible attentat au camion piégé qui est survenu en Somalie le 14 octobre dernier, attentat qui a fait 358 morts, et par l'attaque qui a été perpétrée à Mogadiscio, le 28 octobre, par le groupe terroriste al-Chabaab, et qui a tué 27 personnes.
    Depuis des décennies, le peuple somalien voit ses droits et libertés fondamentaux bafoués; il vit en permanence dans un état d'insécurité, et la famine le guette. Avec les élections de 2016 et l'engagement renouvelé de la communauté internationale, certains espoirs ont germé quant à la possibilité d'un avenir plus serein pour la Somalie, mais de toute évidence, la situation reste extrêmement précaire. C'est dans ce contexte que le Sous-comité des droits internationaux de la personne tient les présentes audiences.
    Aujourd'hui, nous entendrons le professeur Ken Menkhaus et le professeur Ian Spears. M. Menkhaus nous parvient par vidéoconférence du Davidson College, à Davidson, en Caroline du Nord. Il est l’auteur de nombreuses publications sur la Somalie, qui portent notamment sur l’analyse des conflits, l’effondrement de l’État, le terrorisme et l’accès à l’aide humanitaire.
    M. Spears est professeur agrégé à l’Université de Guelph. Il s'est intéressé aux guerres civiles en Éthiopie, en Somalie et en Angola. Dans son plus récent livre, Civil War in African States : The Search for Security, il se penche sur les techniques de résolution de conflits et sur leurs perspectives d’avenir dans le contexte des stratégies de guerre des belligérants.
    Messieurs, je vous invite à nous livrer vos déclarations liminaires, en commençant par le professeur Menkhaus, puis nous laisserons place aux questions des membres du Sous-comité.
    Merci beaucoup.
     Bonjour, et merci de m'avoir inclus dans vos délibérations.
    J'aimerais d'entrée de jeu vous faire part de certaines observations au sujet des grandes tendances qui caractérisent la violation des droits de la personne en Somalie.
    La première constatation, c'est que les violations des droits de la personne sont un problème chronique majeur qui menace la presque totalité des ménages somaliens. Dans ce pays, il est difficile d'être complètement à l'abri de ces violations. L'impunité est l'un des problèmes les plus graves. Dans ce pays, les violations des droits de la personne de toutes sortes sont perpétrées de façon routinière, et il est rare que leurs auteurs aient à répondre de leurs actes.
    L'autorité de l'État est faible. Le gouvernement fédéral de la Somalie est encore naissant, et sa capacité à assurer la protection de la population est très limitée. Pire, certaines autorités de l'État, en particulier dans le secteur de la sécurité, sont elles-mêmes à l'origine de quantité de violations des droits de la personne perpétrées contre certains membres de la population, dont des assassinats, des viols, des pillages et des tortures.
    Al-Chabaab est à l'origine de la très grande majorité des violations des droits de la personne dans les campagnes. Le groupe al-Chabaab procède à des attaques terroristes d'envergure qui ne font pas de quartier et il commet des assassinats sur une base quotidienne. Il enrôle des gens sous la menace, procède à des mariages forcés et impose une interprétation radicale de la charia aux populations qu'il contrôle.
    Les assassinats ne sont pas l'apanage d'al-Chabaab. L'un des principaux problèmes des droits de la personne en Somalie à l'heure actuelle, c'est que les acteurs claniques et politiques sont également engagés dans une sale guerre les uns contre les autres, et que cette guerre donne lieu à des assassinats et à des menaces. L'une des choses les plus troublantes que nous avons vues en Somalie ces dernières années, c'est l'intensité de la force meurtrière à laquelle les acteurs politiques, claniques et commerciaux ont recours pour rivaliser entre eux. Il n'est d'ailleurs pas rare de les voir confier la perpétration de ces violences à al-Chabaab lui-même, comme en sous-traitance. Il est par conséquent très difficile dans certains cas de savoir exactement qui sont les véritables auteurs des violations des droits de la personne perpétrées dans ce pays. Cela nous amène à cet autre problème connexe, celui de la collusion. En fait, de toutes sortes de façons, ces acteurs qui se font la guerre sans ménagement, le gouvernement et al-Chabaab sont de collusion. Encore une fois, cette situation fait en sorte qu'il est très difficile de déterminer avec précision qui doit être incriminé pour tel ou tel acte de terrorisme ou de violence.
    Parmi les populations vulnérables de Somalie, il faut assurément inclure le 1,1 million de déplacés qui s'entassent dans les bidonvilles des grandes villes du pays. Non seulement n'ont-ils aucun poids social et économique, mais ils sont souvent faibles quant à leur affiliation clanique, ce qui les rend très vulnérables aux violations gratuites des droits de la personne et aux comportements prédatoires, en particulier lorsqu'il s'agit de femmes.
    Parmi les autres groupes qui nous préoccupent beaucoup en Somalie, il y a les journalistes. La Somalie est l'un des endroits les plus dangereux au monde pour les journalistes en fonction. Nombre d'entre eux ont été tués, de nombreux autres ont fait l'objet de menaces. Quiconque parle ouvertement et de façon critique du gouvernement, de la communauté d'affaires ou d'al-Chabaab court le risque de représailles violentes. Par conséquent, malgré le fait qu'ils peuvent se protéger raisonnablement bien, les journalistes font partie des plus vulnérables. Quiconque refuse de céder au chantage financier des groupes armés —  en particulier lorsqu'il s'agit d'al-Chabaab — risque d'être attaqué.
    Tout cela rend compte de la situation déplorable de la sécurité des citoyens en Somalie dans le contexte d'un État encore très faible, à demi effondré. La sécurité a été complètement marchandisée. De façon générale, ceux qui peuvent se la payer sont mieux en mesure de se prémunir des violations des droits de la personne. Ceux qui ne le peuvent pas doivent trouver des solutions de rechange, que ce soit par le biais de groupes de surveillance de quartier ou en sollicitant la protection d'un clan local plus puissant. En fait, pour se protéger, ces populations moins fortunées se serviront de tout ce qu'elles peuvent trouver.
(1310)
    Le récent rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, qui a été publié en septembre, indiquait que certains progrès avaient été observés en Somalie, mais que la situation des droits de la personne là-bas connaissait toujours de grandes difficultés. Les progrès signalés avaient trait aux élections indirectes qui ont eu lieu plus tôt cette année et qui ont fait miroiter la promesse d’une nouvelle administration déterminée à combattre la corruption et à améliorer la gouvernance. Toutefois, cette administration n’a pas été très efficace jusqu’à maintenant. Le gouvernement a fait face à de nombreux problèmes internes. Les difficultés que le rapport décrivait comprenaient la sécheresse, al Chabaab et le redéploiement planifié de la force de maintien de la paix de l’Union africaine. J’aimerais me livrer pendant un moment à des réflexions à propos de cette dernière difficulté.
    La force de maintien de la paix de l’Union africaine composée de 22 000 militaires, qui opère en Somalie depuis 10 ans maintenant, est à la fois une source de protection et une source de violations des droits de la personne. Nous avons documenté des situations où des membres des forces de l’Union africaine ont commis des actes de prédation, des agressions sexuelles et d’autres crimes envers les Somaliens. Ces cas ont été signalés, et on a promis d’enquêter sur ces crimes. C’est le côté très malheureux de cette longue opération de maintien de la paix.
    Maintenant que nous savons que les forces de maintien de la paix de l’Union africaine vont se retirer progressivement au cours des prochaines années et qu’elles ont déjà commencé à le faire dans certaines régions stratégiques du pays, nous craignons que cela crée un vide politique et une lacune en matière de sécurité qu’al Chabaab exploitera. L’organisation prendra, comme elle le fait de façon routinière, des mesures de rétorsion contre toute personne qu’elle soupçonne d’avoir agi en complicité avec l’AMISOM ou le gouvernement fédéral. À mesure qu’al Chabaab avancera dans certaines de ces régions, nous pouvons nous attendre à observer un accroissement des violations des droits de la personne à ces endroits.
    J’aimerais maintenant faire valoir quelques derniers arguments. Dans la mesure où les violations des droits de la personne sont parfois orchestrées à des échelons politiques ou économiques assez élevés, nous devons reconnaître le triste fait que bon nombre des membres de l’élite politique et commerciale de Somalie détiennent plusieurs passeports. Ils sont citoyens d’un deuxième et troisième pays, dont le Canada, la Suède, le Royaume-Uni et les États-Unis. L’un des sujets importants qu’à mon avis, nous devons aborder lorsque nous nous attaquons à la question d’impunité, c’est la nécessité de tenir ces individus responsables en vertu des lois des pays dont ils sont citoyens. Ils ne doivent pas pouvoir retourner en Somalie à titre de citoyens canadiens ou américains afin de planifier et d'exécuter l’assassinat d’autres Somaliens. Dans la mesure où nous pouvons exploiter le fait qu’une grande partie des élites politiques et sociales de Somalie appartiennent à sa diaspora, en leur rappelant qu’elles sont tenues de respecter les lois des pays dont elles ont pris la citoyenneté, nous pourrions détenir certains atouts pour tenter de réduire les violations des droits de la personne.
    Enfin, j’aimerais rappeler à tous un fait dont la plupart des gens qui étudient la Somalie ont bien conscience, je crois. Bien que nous considérions l’impunité, l’instabilité chronique et la faiblesse gouvernementale qui règnent en Somalie comme des problèmes à résoudre, d’importants groupes de Somaliens les perçoivent comme des conditions idéales pour poursuivre les activités illicites dont ils tirent profit. Comme, dans certains secteurs de la Somalie, nous ne disposons pas des partenaires nécessaires pour lutter contre ces activités, la première mesure d’importance à prendre en ce sens devrait être l’identification des perturbateurs et des cartels qui travaillent dans ces conditions.
    Merci.
(1315)
    Merci beaucoup, monsieur Menkhaus.
    Nous allons maintenant passer à M. Spears.
    Je vous remercie de m’avoir invité à témoigner aujourd’hui.
    Je vais parler d’une façon un peu plus générale de certains des problèmes mentionnés par M. Menkhaus.
    La Somalie est un exemple extrême des problèmes que rencontrent bon nombre des pays africains, voire la totalité d’entre eux, à savoir l’existence de multiples traditions politiques, la présence de régimes incapables de s’acquitter de la tâche d’étendre leur pouvoir dans tous les recoins de leur territoire, et l’absence de l’infrastructure nécessaire pour unifier le pays.
    Le plus inquiétant, c’est que les solutions aux problèmes qu’affronte la Somalie ne sautent pas vraiment aux yeux. On ne peut pas dire que les problèmes de la Somalie découlent seulement d’un manque d’attention internationale ou de ressources, puisqu’à divers moments, la Somalie a été le point de mire de l’attention internationale et a reçu des milliards de dollars d’aide étrangère.
    Comme M. Menkhaus et d’autres auteurs l’ont mentionné dans leurs propres ouvrages, il est certain que des erreurs stratégiques et tactiques ont été commises et que, si on avait procédé différemment plus tôt, la situation actuelle serait peut-être meilleure en Somalie.
    À mon sens, les difficultés que la Somalie affronte sont de nature structurelle, et elles ne peuvent pas être résolues rapidement au moyen d’un processus de paix qui se contente d'être inclusif, mieux financé et plus approprié d’un point de vue technocratique. Même s’il y a des signes prometteurs de gouvernance à l’échelle locale, les Somaliens devront, tôt ou tard, examiner les gains réalisés à cette échelle et les réconcilier avec la supposition selon laquelle une structure d’État nationale doit être établie.
    Je ne suis pas certain que nous puissions parler de droits de la personne dans le sens où nous les envisageons dans d’autres pays. Au cours des années 1980, il était possible de parler d’un gouvernement brutal qui, surtout au cours de ses dernières années d’existence, n’hésitait pas à recourir à une force extraordinaire contre des populations qu’il jugeait hostiles, en particulier dans le nord du pays. Mon collègue, Matt Bryden, qualifiait d’« État toxique » le gouvernement Siyad Barre de Somalie.
    Cependant, depuis que Siyad Barre a été renversé en 1991, les problèmes de la Somalie ne peuvent pas être imputés au fait que le gouvernement est oppressif et brutal, bien que cela puisse être le cas dans certaines circonstances. Ses problèmes sont plutôt liés au fait que le gouvernement est profondément faible, que sa survie dépend de personnes de l'extérieur et qu’il doit composer avec un mouvement politique qui le considère comme étranger et comme un substitut à d’autres intérêts régionaux ou occidentaux.
    Néanmoins, nous pouvons parler de plusieurs sources de violations des droits de la personne en Somalie, et M. Menkhaus a déjà mentionné quelques-unes d’entre elles. Les troupes associées à la mission de l’Union africaine en Somalie, l’AMISOM, sont accusées des actes qu’il a déjà décrits et, pourtant, l’AMISOM est aussi la raison pour laquelle le gouvernement actuel continue d’exister à Mogadiscio.
    Deux organisations d’al Chabaab ou liées à al Chabaab ont été accusées d’assassinats, de décapitations, d’exécutions — encore des crimes que M. Menkhaus a mentionnés — et notamment de l’attentat au moyen d’un camion rempli d’explosifs qui a été perpétré le 14 octobre à Mogadiscio. Même si un grand nombre de Somaliens méprisent al Chabaab, certains d’entre eux profitent de sa présence, étant donné qu’ils perçoivent le territoire sur lequel l’organisation exerce un contrôle comme plus sécuritaire, ordonné et prévisible que les régions contrôlées par le gouvernement, qui sont souvent dirigées par des soldats cupides et corrompus.
    De façon plus générale, il y a d’autres violations des droits de la personne en Somalie que vous connaissez peut-être déjà. Elles ont, entre autres, trait aux questions d’égalité entre les sexes. Comme c’est le cas pour bon nombre de gouvernements nouveaux ou fragiles dans cette région, les manières du gouvernement somalien ont permis aux gens de l’accuser de diverses violations des droits de la personne. Toutefois, le problème le plus important est peut-être l’impunité qui permet aux représentants officiels du gouvernement de poser des gestes sans jamais faire l’objet de poursuites d’une sorte ou d’une autre.
    En dépit de ses troubles, la Somalie n’est pas nécessairement anarchique, comme on le croit parfois. À l’intérieur de la Somalie, l’identité d’une personne est liée à un clan. On dit souvent que le clan sert en quelque sorte d’assurance en l’absence d’un État. Même pendant certaines des années les plus turbulentes de la Somalie, les Somaliens ont démontré une remarquable capacité de faire des affaires dans leur pays.
(1320)
    En plus de l’importance des clans, il y a d’autres problèmes qui rendent difficile la formation d’un État efficace et démocratique. Les Occidentaux ont tendance à considérer tous les États comme les mêmes. Ils pensent que seul le niveau ou degré de développement des pays les différencie. Ils présument souvent que leurs points faibles comme les conflits à résoudre, le développement et les droits de la personne sont des problèmes techniques qui peuvent être réglés au moyen de solutions techniques. Mais les éléments qui sont considérés comme les fondements de la paix et des droits de la personne, dont la démocratie, l’inclusion et la souveraineté juridique, peuvent être problématiques dans les pays comme la Somalie dont les institutions sont très faibles. Permettez-moi de passer simplement en revue quelques-uns de ces éléments.
    Le premier est l’établissement d’un gouvernement inclusif. Les efforts que la communauté internationale a déployés pour bâtir un gouvernement inclusif ont été semés d’embûches. Non seulement l’atteinte d’un gouvernement véritablement inclusif est difficile, mais elle pourrait être illusoire. Les efforts en ce sens ont inévitablement entraîné des accusations de la part des clans qui ont été laissés pour compte. Les efforts subséquents visant à remédier à ces exclusions ont poussé d’autres groupes à porter des accusations selon lesquelles ils ont été exclus eux aussi.
    Comme cela a été le cas à d’autres endroits, notamment en Irak et en Syrie, les tentatives pour rendre le gouvernement plus démocratique et inclusif ont également provoqué le mécontentement de ceux qui se considèrent comme les dirigeants historiques ou naturels du pays. Dans le passé, même les efforts sincères pour établir un gouvernement inclusif à Mogadiscio ont été interprétés par certains clans comme la tentative de clans rivaux pour asseoir leur domination. La naissance d’al Chabaab est, à certains égards, liée à ce sentiment de déception ressenti par ceux qui croient avoir été privés de leurs droits. Le point de vue selon lequel un clan s’est emparé du gouvernement au détriment de tous les autres clans permet à al Chabaab de conserver l’appui de certains clans appartenant à ceux qui croient être menacés ou privés de leurs droits par l’existence du gouvernement.
    D’autre part, les efforts en vue d’être inclusif peuvent être exploités aussi par les belligérants. Un processus de paix bien fondé qui se déroule dans des hôtels confortables peut être un cheminement sensé vers la paix, étant donné que les processus de paix et le gouvernement sont considérés comme des moyens d’avoir accès à des ressources limitées. Toutefois, ces processus de paix peuvent être coûteux dans la mesure où ils mènent à des listes toujours croissantes de délégués qui prétendent représenter diverses communautés. Il s’ensuit, comme Ken Menkhaus l’a indiqué, que le gouvernement peut être hypertrophié, lourd et souvent paralysé.
    La démocratie, qui est aussi liée à l’inclusion, est toujours problématique en Somalie. L’élection récente du président somalien, Mohamed Abdullahi Mohamed Farmaajo, a été accueillie favorablement dans bien des milieux, même s’il n’est pas certain que sa présidence puisse avoir un effet bénéfique, compte tenu de la mesure dans laquelle elle dépend de l’aide étrangère et du fait que son élection a donné lieu à un processus grandement limité et corrompu.
    En théorie, les Somaliens sont favorables à un gouvernement démocratique. Cependant, il est aussi vrai qu'en général, les sociétés diversifiées sur le plan ethnique ne sont pas toujours disposées à rechercher le bien commun ou national, au lieu de servir les intérêts plus étroits des classes de citoyens. Il y a des preuves convaincantes qui donnent à croire que la démocratie peut être élaborée seulement dans des États établis où les gouvernements sont en mesure d’exercer leur pouvoir sur la totalité de leur territoire. La démocratie et, en particulier, la démocratie majoritaire que la communauté internationale privilégie exige que les membres de la population partagent la même identité, et non une identité répartie en fonction de l’ethnicité ou du clan. Ni l’une ni l’autre de ces caractéristiques n'existe en Somalie.
    L’un des obstacles à l’établissement d’un gouvernement démocratique en Somalie, c’est le fait que les électeurs font des choix non pas en fonction de préférences politiques changeables, mais plutôt en fonction de l’identité de leur groupe ou de leur clan. Autrement dit, les choix électoraux sont essentiellement déterminés par le clan. Comme le clan est le moyen pour les Somaliens de promouvoir leurs propres intérêts, il serait impensable pour la plupart d’entre eux de voter ou de militer contre leur clan. Toutefois, ces choix électoraux prédéterminés ont pour effet de corrompre le processus démocratique.
(1325)
    Quand les choix électoraux sont prédéterminés, les groupes minoritaires refusent la démocratie par crainte d’être dominés par la majorité. Il devient alors très difficile de protéger les droits de minorités. Pour les Occidentaux, cela signifie qu’il est relativement facile, du point de vue de la procédure, d’organiser des élections, mais qu’il est difficile de leur donner un sens autre que la domination d’un clan sur un autre clan.
    Pourquoi ne m’arrêterais-je pas ici?
    Je vous remercie tous les deux de vos témoignages.
    Nous allons maintenant passer directement à la première série de questions.
    Nous allons commencer par céder la parole au député Anderson.
    Merci, monsieur le président.
    Je tiens à remercier nos invités de leur présence aujourd’hui.
    Monsieur Spears, je souhaite simplement donner suite aux propos que vous avez tenus à la fin de votre exposé. De combien de clans ou de groupes parlons-nous? Je veux dire, ces problèmes sont observés partout en Afrique, chaque fois que les frontières ne coïncident pas avec les limites tribales. Combien de clans tribaux importants sont en jeu en Somalie?
    C’est une excellente question à laquelle il est presque impossible de répondre. Les clans comptent d’importantes familles et, selon le nom que vous leur donnez, vous pourriez dire qu’il y en a quatre ou cinq. Cependant, chacun de ces clans est divisé en une infinité de clans et de sous-clans. Si vous traciez un point sur un graphique pour chacun d’entre eux, vous obtiendriez un semblant d’arbre de Noël qui s’étend pratiquement à l'infini vers le bas.
    Vous avez peut-être tous deux répondu à ma prochaine question en formulant vos observations, mais j’aimerais savoir quels solides cadres institutionnels existent là-bas. Un gouvernement national fort et bon a besoin d’institutions nationales, mais il semble que les seules organisations robustes sont les gouvernements locaux, établis par les dirigeants des clans, je présume. Les élections parlementaires tenues de 2012 à 2017 ont établi un genre de gouvernement, mais où pouvons-nous trouver de solides institutions responsables de la justice, de l’éducation et de la gouvernance?
    Je m’efforce de déterminer qui, de nous deux, est le mieux placé pour répondre à cette question.
    Vous pouvez y répondre l’un ou l’autre; cela ne pose pas de problème.
    La première chose que je dirais, c’est que les Somaliens éprouvent depuis longtemps un profond sentiment d’appartenance. Je dis à mes étudiants que le drapeau somalien est composé d’une étoile à cinq pointes pour représenter les Somaliens de toutes les régions de la Corne d’Afrique, c’est-à-dire les deux États coloniaux qui constituent maintenant la Somalie, le Djibouti, l’Éthiopie et le District de la Frontière Nord du Kenya.
    À part cela, le sceptique en moi dirait que rien de national ne subsiste. En fait, je dirais que cela s’applique même aux clans. Il peut, en effet, être difficile d’obtenir que les clans d’une famille clanique coopèrent entre eux. Les deux seigneurs de la guerre qui s’arrachaient Mogadiscio au début des années 1990 provenaient de la même famille clanique. Il est probable que les institutions dites nationales existent seulement en raison du financement disponible à l’échelle nationale.
    Je pense que M. Menkhaus…
(1330)
    Monsieur Menkhaus, avez-vous quelque chose à ajouter?
    Oui, merci.
    La Somalie compte quelques États régionaux à l'intérieur du système fédéral, dont certains fonctionnent assez bien depuis des années. Mis à part l'État sécessionniste non reconnu du Somaliland dans le nord-ouest — un sujet en soi —, qui a un gouvernement assez fonctionnel à différents niveaux, il y a, en Somalie, l'État du Puntland, qui existe maintenant depuis près de 20 ans et qui a des capacités de gouvernance modestes, mais réelles. Plus récemment, le Jubaland, un État dans le sud-ouest de la Somalie, a démontré, du moins dans la région de la capitale, Kismayo, une assez bonne capacité à assurer la sécurité et des services gouvernementaux de base. Dans le reste du pays, les autorités infranationales en sont à leurs premiers balbutiements; elles ne peuvent pas faire grand-chose à ce stade-ci.
    Au niveau national, comme vous l'avez mentionné, le pays a un Parlement, mais celui-ci est paralysé. Il y a une fonction publique et toute une série de ministères, même un pour le tourisme, mais ceux-ci ne sont globalement pas fonctionnels. L'un des plus importants groupes d'organismes gouvernementaux à l'heure actuelle, celui du secteur de la sécurité, est en plein désarroi. Le problème est à la base, parce que souvent les soldats ne sont pas payés en raison de la corruption massive. Ils décident donc de faire défection ou de déserter. Au cours des six dernières semaines, quatre hauts placés du secteur de la sécurité ont été renvoyés ou ont démissionné: le ministre de la Défense, le chef de l'armée, le responsable du service national de renseignement et j'oublie le plus récent, qui est le quatrième. Le secteur est en désarroi actuellement.
    Est-il possible de les remplacer par des personnes compétentes ou la voie est-elle ouverte à tous, sans aucune protection à cet égard?
    Je ne peux pas me prononcer sur la compétence des personnes qui viennent d'entrer en poste. Je vais répéter ce que Ian a dit: il faut éviter le plus possible, selon moi, de miser sur des personnes en particulier pour surmonter les problèmes structurels en Somalie. Les cartels politiques qui profitent de la situation actuelle sont très puissants et ont réussi à neutraliser ou à s'assurer les services de très bonnes personnes qui ont tenté de redresser la barre. Un grand nombre de Somaliens ont vraiment tenté de le faire, mais jusqu'ici, personne n'a réussi à déjouer ces cartels politiques.
    Je veux revenir sur ce sujet plus tard, mais j'ai une autre question à poser avant que mon temps soit écoulé. Vous avez tous deux parlé du problème de l'impunité, mais il me semble que vous avez précisé que les citoyens ayant la double nationalité doivent avoir à répondre de leurs actes. L'un de vous a parlé de cela.
    Monsieur le professeur, ces citoyens doivent répondre de leurs actes devant la loi des pays dont ils sont citoyens. Y a-t-il des aspects précis au Canada auxquels notre comité devrait s'arrêter en ce qui concerne les particuliers ou des activités que nous devrions observer?
    Il n'y en a pas en ce qui concerne des personnes en particulier, mais il serait bon de retenir que les Canadiens d'origine somalienne représentent une grosse partie de la diaspora qui retourne en Somalie. La majorité accomplit un travail formidable. Ils retournent dans ce pays et y jouent un rôle très positif. Je tiens à le souligner. Toutefois, il y a aussi des membres de la diaspora qui sont à l'origine de certains des problèmes en Somalie, qui commettent des violations flagrantes des droits de la personne et qui attisent la violence entre communautés.
    Personnellement, je crois que la corruption endémique en Somalie est l'un des principaux moyens de pression que nous avons; nous avons les codes des impôts auxquels ces particuliers sont assujettis dans leurs nouveaux pays d'adoption. Si nous parvenons à utiliser ces codes comme moyen de les convaincre de bien se conduire en Somalie, il y aura peut-être une amélioration du comportement chez une partie, du moins, des fauteurs de troubles.
    Merci beaucoup, je suis désolé que nous ayons manqué de temps.
    Je vous remercie, monsieur le député Anderson.
    C'est maintenant au tour de la députée Hardcastle.
    Je vous remercie, monsieur le président.
    Je poursuivrai sur la lancée du député Anderson, au sujet de l'impunité et du fait que le Canada, en tant que pays, dispose d'une structure permettant d'identifier des personnes qui ont plus d'un passeport et de faire enquête sur celles-ci. On a mentionné que nous connaissons certains des fauteurs de troubles. Que devrait faire le Canada à partir de maintenant pour aider à régler le problème de l'impunité et identifier un plus grand nombre de ces détenteurs de passeports qui devraient répondre de leurs actes? Ma question s'adresse aux deux témoins.
(1335)
    Je crois que c'est une question pour Ken.
    D'accord.
    Il y a différentes stratégies à adopter à l'égard de la diaspora. La première consiste à simplement émettre un avertissement. Cela s'est produit il y a quelques mois. Il y a près d'un an, plusieurs ambassades en Somalie ont déclaré que les citoyens de leurs pays qui ont une charge publique en Somalie devaient répondre de leurs actes devant ses lois. Elles ont été très claires à ce sujet. Elles espéraient que ce rappel enverrait le bon signal.
    Certes, il serait possible d'aller plus loin, d'enquêter et de recueillir suffisamment d'informations pour inculper des particuliers dans des affaires allant de l'évasion fiscale au meurtre. Le gouvernement aurait alors le choix d'agir ou d'utiliser l'information comme moyen de pression pour encourager ces gens à changer leur comportement.
    Je ne saurais trop insister sur le fait que la diaspora est très présente au sein du gouvernement. La majorité des principaux responsables — pas tous, mais la majeure partie — ont la double citoyenneté, ce qui cause des tensisons en Somalie. Certains Somaliens qui sont restés au pays et qui n'ont pas de passeport s'indignent de la façon dont le gouvernement et le secteur privé semblent dominés par des expatriés de retour au pays.
    J'insiste sur ce que j'ai dit tout à l'heure: la vaste majorité des Somaliens qui reviennent au pays font de l'excellent travail. Il s'agit de bonnes personnes qui cherchent à faire avancer les choses, mais quand ce n'est pas le cas, il existe des moyens de pression.
    D'accord. Ma prochaine question est sans doute moins concrète ou précise. Elle concerne le danger que courent les journalistes.
    Nous savons que le journalisme est un des éléments fondamentaux qui permet à un pays de consolider sa démocratie et de le laisser savoir à la communauté internationale afin d'avoir une réponse efficace. Que devrions-nous faire pour raffermir le journalisme dans cette région? Pouvons-nous faire quelque chose de par notre présence? Est-il irréaliste de la part de notre comité d'envisager que le gouvernement peut avoir un rôle à jouer?
    Je ne voudrais pas être un journaliste en Somalie, alors pour répondre à votre question, je dirais que oui, c'est plutôt irréaliste. Ce sont sans doute les Somaliens qui devront prendre les choses en main. Le problème, c'est que al-Chabaab réduit probablement au silence quiconque émet un commentaire un tant soit peu critique a son égard. Il leur arrive d'extirper littéralement des gens de leur voiture pour vérifier s'il s'agit de journalistes.
    À cet égard, il faudrait arriver à contenir al-Chabaab, mais le moyen d'y arriver n'est pas clair. Nous savons seulement que al-Chabaab se veut une réponse à la présence occidentale, à ce qui est perçu comme un gouvernement créé par l'Occident ou appuyé par AMISOM. Il y a une autre personne du milieu universitaire qui dit que le vrai problème est là, et que al-Chabaab disparaîtrait si elle ne semblait pas lutter contre l'Occident.
    M. Menkhaus, avez-vous quelque chose à ajouter à ce sujet? Je vous ai vu opiner, j'aimerais donc avoir votre opinion.
    Oui. J'aimerais simplement ajouter qu'en plus de la menace que al-Chabaab fait peser sur les journalistes, les lois de la Somalie, au niveau national, fédéral et régional, rendent la vie très difficile aux journalistes. Il y a eu d'importants reculs dans des régions de la Somalie où la presse était plutôt libre, dynamique et solide. Aujourd'hui, sa liberté est beaucoup plus restreinte.
     Les Somaliens utilisent de plus en plus à des sources médiatiques éloignées. Il y a des Somaliens à l'étranger qui sont des informateurs ou des correspondants locaux à temps partiel. Ils peuvent écrire en ligne sans danger de Toronto ou de Londres, mais pas de la Somalie.
(1340)
    Si je puis me permettre, j'aimerais ajouter un autre point, un aspect intéressant à ce sujet. Le professeur Menkhaus a parlé du Somaliland, qui s'est proclamée « République du Somaliland », qui, comparativement, se porte beaucoup mieux que la Somalie, du moins que la portion sud. La situation est très prometteuse là-bas.
     Paradoxalement, comme la république n'est pas reconnue, des Somaliens m'ont dit que l'on exerçait des pressions sur eux pour qu'ils ne manifestent pas leur désaccord et ne fassent rien de trop public, afin de soutenir cette région relativement paisible et unie qui souhaite désespérément obtenir la reconnaissance internationale. Or, le fait que la république ne soit pas reconnue fait en sorte que tout le monde doit rentrer dans le rang, pour le meilleur et pour le pire. Selon moi, voilà qui prévient sans doute une montée de la violence au Somaliland, mais a probablement aussi une incidence sur la liberté de parole et de presse.
    Merci beaucoup.
    Monsieur le député Tabbara, c'est à vous.
    Je vous remercie, monsieur le président.
    Je remercie nos deux témoins de leur présence aujourd'hui et de nous faire part de leurs expériences et de leur expertise dans ce dossier qui requiert notre attention en ce moment.
    M. Spears, vous avez parlé plus tôt d'erreurs stratégiques et tactiques sans lesquelles la situation de la Somalie serait peut-être bien différente. Je veux revenir un peu sur la période de l'indépendance, en 1960, où se dessinaient les premiers signes de la crise qui allait secouer la Somalie peu après; le pays montrait les signes d'un État divisé. Nous pouvons ensuite passer aux années 1990, marquées par une guerre civile sanglante et par l'invasion, puis le retrait des États-Unis. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les erreurs stratégiques et tactiques dont vous avez parlé au début de votre témoignage?
    Je suis sans doute plus cynique que la plupart des gens. Je reconnais ce que d'autres ont dit, soit qu'il y a eu des erreurs, mais mon cynisme fait en sorte que j'ai des réserves. Bien souvent, quand il est question de conflit et de résolution de conflit, la voie à suivre est toujours celle que l'on a pas suivie la dernière fois. Selon certains, il y a des choses qui auraient dû se passer différemment et il aurait fallu se montrer plus patient.
    J'ai beau dire que les pays en Afrique ont des problèmes, du moins des problèmes structurels qui engendrent des conflits, je ne suis pas certain qu'il y ait une façon d'éviter ces problèmes structurels. Mohamed Sahnoun, qui a participé activement au processus de paix, a été fort critique par la suite, en disant que les Américains étaient trop pressés et qu'ils tenaient à un processus de résolution de conflit rapide. Il a démissionné et d'aucuns pensent que s'il était resté, les choses se seraient peut-être passées autrement. Nul doute qu'il faut de la patience dans tout processus de résolution de conflit.
    Je ne sais pas pendant combien de temps il vous faudrait attendre et à combien devrait s'élever votre générosité à l'égard du financement du processus de paix pour que celui-ci porte fruit. Pour en arriver à un gouvernement national doté d'une armée ou de forces armées qui représentent le pays et agissent au nom de celui-ci il faudrait essentiellement que les Somaliens tournent le dos à toute leur culture qui est axée sur le clan, et non sur l'identité nationale. Je ne suis pas optimiste. Il y a des gens qui disent, probablement comme le professeur Menkhaus... J'ai le regret de dire que je doute qu'il y ait une stratégie ou une voie claire pour en sortir.
(1345)
    Je vous remercie de votre franchise à cet égard. D'après votre témoignage, il faut comprendre que la société somalienne est très fortement axée sur les clans et que les gens sont loyaux à leur clan et, comme vous l'avez mentionné, lors du vote, les électeurs expriment leur loyauté à leurs clans respectifs.
    Ma deuxième question s'adresse à M. Menkhaus. Vous avez indiqué qu'une force de 22 000 hommes sous la direction de l'Union africaine se trouve en Somalie depuis dix ans. Vous avez mentionné que cette force pourrait être retirée très bientôt de la Somalie, ce qui créerait un vide dont pourrait profiter al-Chabaab. Voici la deuxième partie de ma question, à laquelle j'espère que vous pouvez répondre. D'où provient le financement d'al-Chabaab? Ce groupe est-il financé par un État paria ou par d'autres milices ailleurs en Afrique? Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet?
     Al-Chabaab est principalement financé par sa capacité de taxer tout et tout le monde en Somalie. Le groupe possède un réseau très efficace appelé Amniyat qui connaît tous les fonctionnaires, tous les gens d'affaires et tous les propriétaires de plantation en Somalie. Ces gens sont systématiquement taxés. Le non-paiement ne constitue même pas une option parce qu'il engendrerait un sérieux problème de sécurité pour la personne taxée. En fait, al-Chabaab fait de l'extorsion en règle de façon extrêmement efficace. Cela signifie que le groupe s'approprie une portion de toutes les ressources introduites en Somalie, soit par la diaspora somalienne, l'USAID ou la Banque mondiale, et qu'il sait très bien comment s'y prendre.
    Al-Chabaab ne reçoit pas d'importantes sommes d'argent de l'extérieur, comme d'al-Qaïda par exemple. Il y a de nombreuses années, la diaspora était une source de financement importante, mais cette source est maintenant presque tarie. Le groupe al-Chabaab est passablement autonome. Néanmoins, nous avons entendu dire qu'il a reçu du financement de certains intérêts dans le golfe Persique, mais nous ne connaissons pas l'ampleur de cette contribution. Je ne crois pas qu'elle soit importante. Compte tenu de sa capacité d'imposer des taxes en Somalie même, al-Chabaab dispose de suffisamment de ressources pour mener le genre de guérilla urbaine asymétrique et les attentats terroristes qu'il commet actuellement.
    En bref, que peuvent faire le Canada et la communauté internationale pour aider la Somalie à rétablir la sécurité et la stabilité sur son territoire national? Je conclus là-dessus. Je sais que ma question exige peut-être une longue réponse.
    À l'heure actuelle, c'est la question cruciale.
    Au moment où les forces de maintien de la paix de l'Union africaine commencent à être déployées ailleurs, la stratégie actuelle doit consister à accélérer le soutien aux forces armées et au secteur de la sécurité somaliens, pour qu'ils puissent prendre la relève et assumer le rôle très important que les troupes d'AMISOM ont joué jusqu'ici, protéger les installations clés et empêcher al-Chabaab de reprendre les principales localités qu'il a perdues au cours des cinq dernières années.
    Le défi qui se pose, comme l'a dit plus tôt le professeur Spears, tient au fait que nous avons déjà versé des milliards de dollars pour appuyer le secteur de la sécurité somalien mais que les résultats sont bien maigres. Le problème est attribuable à la corruption massive qui règne en Somalie, l'un des pays les plus corrompus au monde. Certains individus gagnent des millions de dollars en détournant l'aide étrangère. Il faut trouver des moyens de lutter contre la corruption.
    Il faut être réaliste; on ne peut éliminer complètement la corruption en Somalie. Cependant, il faut veiller à avoir assez d'argent pour payer les soldats et les policiers qui attendent leur salaire, ce qui les empêchera de faire défection ou de travailler aussi pour le camp ennemi, comme le font beaucoup d'entre eux. Certains sont policiers le jour et informateurs d'al-Chabaab le soir. Il va sans dire que ce double jeu donne à al-Chabaab toutes sortes d'occasions d'infiltrer le secteur de la sécurité et de parfois en savoir davantage sur ce qui s'y passe que les dirigeants de la sécurité eux-mêmes. Cela compliquera énormément la situation.
    Personnellement, j'estime qu'il faut commencer par s'attaquer à la corruption. La mauvaise nouvelle c'est que le temps presse. D'ici deux à trois ans, les forces de maintien de la paix de l'Union africaine seront déployées ailleurs. Une crise grave est à craindre en Somalie si le secteur de la sécurité ne peut recevoir un appui minimal pour s'attaquer de la tâche qui lui incombe.
    Merci beaucoup.
    Merci.
    Je donne maintenant la parole au député Fragiskatos.
    Je remercie nos deux témoins de leur présence aujourd'hui.
    Je reviens sur une question qui a déjà été soulevée, mais de façon très superficielle. Je pense que la plupart des Canadiens, peut-être même la plupart des politiciens canadiens, voient le monde en fonction du modèle canadien, soit avec un gouvernement central, un cadre social homogène, des identités bien établies et une conception claire de la citoyenneté. Pouvez-vous nous faire part de vos idées quant à la façon dont vous souhaiteriez que les Canadiens et leurs représentants politiques considèrent la Somalie?
    Professeur Menkhaus, vous avez écrit énormément au sujet de la nature fragmentaire du pouvoir en Somalie et dans des sociétés similaires. Pourriez-vous aborder encore une fois cet aspect de la question. Nous avons déjà appris que la structure sociale somalienne est axée sur les clans.
    Professeur Spears, vous avez évoqué l'analogie de l'arbre de Noël, que je trouve très pertinente.
    Pourriez-vous expliquer l'incidence de la fragmentation sur le pouvoir et, partant, sur la division du pouvoir, et préciser ce qui en résulte pour la Somalie? Voilà le genre de structure qu'on trouve en Somalie et ailleurs dans le monde. J'estime que le cas de la Somalie peut nous permettre de comprendre un peu mieux certaines des graves catastrophes — et leurs causes profondes — qui ont lieu dans le monde aujourd'hui, au chapitre des droits de la personne.
(1350)
    Dans les pays comme la Somalie, dans un avenir prévisible, le gouvernement demeurera faible, que cela nous plaise ou non, c'est la réalité. Des gens raisonnables peuvent différer d'opinion quant à savoir si c'est une bonne ou une mauvaise chose ou si c'est sans importance. Quoi qu'il en soit, on sait qu'il faut beaucoup de temps pour édifier un État et pour établir des institutions.
    Entretemps, la Somalie a par défaut un État négocié ou résultant de compromis. Voilà comment il faut voir la situation. L'État n'est que l'un des nombreux acteurs armés. La plupart des autres sont des acteurs non étatiques ou quasi étatiques, dans la mesure où ce sont des groupes paramilitaires organisés qui agissent comme des militaires pour obtenir des munitions et un salaire de temps à autre, mais qui agissent de façon autonome.
    L'État a déjà amorcé des négociations avec cette myriade d'acteurs non étatiques ou sous-étatiques. Cet état de fait débouche sur un gouvernement hybride désorganisé, évasif et souvent antilibéral. Dans certains cas, le gouvernement est profondément répugnant s'il met en jeu des seigneurs de guerre et des criminels de guerre. Par ailleurs, il peut mettre en jeu des municipalités gérées de façon assez raisonnable qui s'emploient à bien s'acquitter de leur tâche ainsi que des commissaires de districts ou des maires qui sont des dirigeants passablement légitimes.
    Dans un avenir prévisible, il faut considérer la Somalie comme un État négocié reposant sur une gouvernance hybride, officielle et non officielle, et sur des partenariats. C'est un grand défi pour nous, mais non pour les Somaliens. Ils savent comment composer avec cette réalité puisqu'ils le font déjà depuis de nombreuses années. C'est un grand défi pour les acteurs de la communauté internationale habitués à des mécanismes bien précis en ce qui concerne les pouvoirs officiels. Nous avons beaucoup plus de difficultés pour ce qui est de composer avec les acteurs non officiels. Nous ne savons pas comment et quand traiter avec eux et quand éviter de le faire. Je dirais que, en général, il faut laisser aux Somaliens le soin de s'occuper de cette question. Il est important que la communauté internationale ne s'immisce pas dans ces relations négociées qui, comme l'a indiqué le professeur Spears, empêchent le pays de tomber dans l'anarchie.
    Il y a un ordre établi en Somalie. Les Somaliens déploient énormément d'efforts pour comprendre et composer jour après jour avec cet ordre politique très complexe. Mais ils en sont capables.
     Professeur Spears, compte tenu de ce que vous venez de dire et de certains des travaux que vous avez réalisés, dans quelle mesure la fragmentation constitue-t-elle une des causes profondes du bain de sang dont nous avons été témoins en Somalie, particulièrement au cours des dernières années? Les sociétés peuvent être fragmentées sans pour autant être prédisposées aux conflits. Comment se fait-il qu'il y ait tant de conflits en Somalie? Cette situation est-elle attribuable à la fragmentation du pouvoir?
    Le professeur Menkhaus a parlé d'une myriade d'acteurs non étatiques. Cette situation est-elle à l'origine de l'instabilité et de la souffrance dont nous sommes témoins?
    Je ne suis pas certain. Je dirais peut-être le contraire de ce que vous venez de dire.
    Je pense que la fragmentation entraîne inévitablement des conflits. Les théoriciens politiques se penchent sur cet enjeu depuis longtemps. En situation d'anarchie, il est difficile de faire confiance à qui que ce soit.
    Je devrais peut-être reformuler ma pensée en disant que la cause profonde n'est peut-être pas tant la fragmentation que l'effort pour rebâtir l'État. Je ne suis pas certain de connaître la solution, mais on peut avancer que le problème ne se limite pas à la fragmentation, et qu'il est également lié au fait qu'on essaie de créer un gouvernement fédéral sur le modèle occidental, comme vous l'avez dit plus tôt.
    Nous, Occidentaux, estimons que tout État devrait être dirigé par un gouvernement fédéral qui représente la population. Or, je ne suis pas certain que ce modèle soit applicable dans un État massivement décentralisé où le moindre effort pour mettre en place un gouvernement fédéral risque de susciter une méfiance profonde. Comme je l'ai indiqué dans mes observations préliminaires, si vous prenez connaissance de la série de rapports de l'organisme International Crisis Group, par exemple, vous constaterez que dans la plupart des cas, on préconise davantage d'inclusivité. Le prochain gouvernement s'emploiera à être plus inclusif, mais il y aura toujours un groupe qui se dira exclu ou mécontent d'avoir été exclu.
    Le problème ne tient peut-être pas uniquement à la fragmentation, mais possiblement aussi aux efforts pour édifier une structure étatique centralisée. Plus on donne de ressources à l'État, plus il devient attrayant d'en prendre le contrôle et, partant, plus la population risque de le contester.
(1355)
    Merci beaucoup.
    Pour la dernière question, je donne la parole au député Sweet.
    Merci beaucoup, monsieur le président. J'apprécie.
    Messieurs, je vous suis reconnaissant de nous informer.
    Comme le professeur Spears a affirmé qu'il avait tendance à être moins optimiste, ma question s'adresse à vous monsieur Menkhaus. Le secrétaire général des Nations unies a déclaré, il n'y a pas très longtemps, qu'il avait bon espoir que la Somalie soit un modèle de grande réussite.
    Quel serait le fondement d'une telle déclaration? Croyez-vous qu'un tel dénouement soit possible?
    Je crois que c'est possible, même si je suis plutôt pessimiste dans le moment. Je pense que la Somalie se dirige vers une crise grave. Au fil du temps, j'ai constaté que la société somalienne, en dépit de sa fragmentation politique, est plus intégrée que jamais sur le plan économique à l'échelle nationale, régionale et mondiale. Les partenariats commerciaux qui transcendent les clans et d'autres lignes de faille ont donné lieu à la collaboration partout au pays. L'esprit d'entreprise dont font preuve les Somaliens pour composer avec leur situation incroyablement difficile me donne de l'espoir.
    Ma vision d'une Somalie qui émerge de cette crise et qui devient un modèle de réussite se concrétisera lorsque les Somaliens — peut-être avec l'aide de leurs amis de la communauté internationale, mais surtout les Somaliens eux-mêmes — apprendront comment canaliser dans l'arène politique la même énergie positive qu'ils investissent dans des partenariats et des entreprises du secteur privé.
    À l'heure actuelle, nous sommes confrontés à deux logiques différentes. Le secteur politique est hautement dysfonctionnel et divisé alors que l'économie est très intégrée et créative. Il suffit simplement de trouver le moyen d'exploiter cette énergie de façon positive.
    Je crois certainement au miracle du capitalisme, alors je comprends ce que vous dites. Toutefois, il semble y avoir une urgence grave sur le terrain. De surcroît, pendant la majeure partie de l'année, la famine menaçait. En plus de la « galaxie » des autres joueurs, comme on les appelle, les gens éprouvent parfois des difficultés majeures à assurer leur existence ou leur subsistance en Somalie.
    Je risque de manquer de temps bientôt, alors voici les questions les plus importantes que je voulais vous poser, à tous les deux. Je sais qu'il ne sera pas facile d'y répondre, mais un pays comme le Canada a beaucoup investi en Somalie. D'ailleurs, j'ai lu dans la note d'information que nous avons reçue que six ministres du gouvernement actuel de la Somalie sont des ressortissants canadiens possédant la double citoyenneté, je crois. Alors, puisque le Canada figure parmi les acteurs internationaux, quelle serait son option la plus prudente aujourd'hui pour influer substantiellement sur le cours des choses et pour qu'on chemine vers le rêve du miracle somalien? Je pose la question premièrement à M. Menkhaus.
(1400)
    J'emploierais l'analogie du bâton et de la carotte. Il nous faut un bâton pour menacer de poursuites judiciaires les membres de la diaspora somalienne qui se comportent mal et qui font partie du problème. Puis, nous devons faire miroiter aussi le peu de carottes que nous avons pour inciter les gens à bien se comporter.
    On observe généralement, à l'échelon municipal, quelques-unes des meilleures pratiques de gouvernance qu'il m'ait été donné de voir. Comme partout ailleurs dans le monde, c'est à cet échelon que se prennent les décisions ayant un effet concret, au jour le jour, sur la vie des gens, par exemple: qui s'occupera de ramasser les ordures, qui dirigera le marché et l'école ouvrira-t-elle ses portes? Le pouvoir municipal a tendance à être exercé par des personnes au sens pratique développé, qui font preuve de pragmatisme et qui s'intéressent aux êtres humains. Ce n'est pas toujours le cas, car nous avons connu de très mauvais maires là-bas, mais nous en avons également connu qui étaient vraiment bons.
    Je ne concentrerais pas trop de ressources dans ce pays parce que, lorsqu'on se met à inonder un endroit d'aide étrangère, on finit par y attirer des éléments indésirables. Mais il serait possible de créer des îlots de stabilité en fournissant de l'aide très bien dosée aux autorités locales. Il se pourrait que la Somalie devienne petit à petit une sorte de ligue de cités et qu'elle se rebâtisse à partir des villes, petites et grandes, ce qui permettrait aux Somaliens de se gouverner de plus en plus efficacement.
    Monsieur Spears, quelle serait votre réponse?
    Je commencerais par me demander pourquoi il importe tant que le pays soit dirigé par un gouvernement centralisé. Évidemment, il faut que le pays soit dirigé à un certain échelon, mais je crains que le problème ne vienne en partie de l'idée qu'un gouvernement central fort est indispensable. Je pense qu'il en résulte beaucoup de problèmes.
    Il est peut-être important de cesser de construire l'État à l'échelle nationale et de permettre aux Somaliens de se doter de structures locales efficaces, qui agissent sur des enjeux moins importants. Néanmoins, cette autre façon de faire engendre d'autres problèmes. Comment faire respecter les compromis quand tout se décide à la base? En revanche, quand on met l'accent sur la politique locale, les enjeux sont de portée infiniment moins grande. Ce ne sont pas les mêmes ressources, alors la politique n'importe pas autant.
    Je dis souvent à mes étudiants que, pour que la démocratie fonctionne, les gens doivent s'intéresser à la vie politique, mais pas trop. Les problèmes commencent par des excès de passion.
    L'autre dimension de la question, comme on l'a souligné quelques fois aujourd'hui, c'est le grand nombre de Canadiens d'origine somalienne. Je pense qu'ils constituent un atout précieux et qu'ils sont mieux placés pour agir là-bas que les Canadiens qui ne sont pas d'origine somalienne. Ils connaissent le territoire et sont plus susceptibles d'être acceptés par la population de toute façon. Souvent, ils possèdent un talent, des compétences et un esprit entrepreneurial remarquables, et je crois qu'ils nous offrent le moyen d'agir le plus prometteur.
    Merci beaucoup.
    Je voudrais vous remercier tous les deux de nous avoir donné aujourd'hui un solide tour d'horizon sur lequel nous pourrons nous appuyer pour poursuivre notre étude demain, lors de notre deuxième réunion. Je vous remercie d'être venus témoigner pour nous.
    Sur ce, je pense que le temps est complètement écoulé.
    La séance est levée.
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