Tout d’abord, je suis heureux d’être ici aujourd’hui. C’est toujours avec plaisir, mesdames et messieurs, que je prends la parole devant ce comité.
Je m’appelle Michael Spratt et je suis avocat spécialisé en droit criminel. J’exerce uniquement le droit criminel ici à Ottawa, en Ontario, au cabinet Webber Schroeder Goldstein Abergel. J’ai plaidé devant les tribunaux de toutes les instances et j’ai représenté toute sorte de contrevenants et traité de toutes sortes d’infractions.
Aujourd’hui, je m’adresse au comité en tant que représentant de l’Association canadienne des libertés civiles. Naturellement, cet organisme national ne comprend pas seulement des avocats, mais aussi des milliers de membres provenant de tous les horizons.
L’Association a été créée pour promouvoir le respect des droits fondamentaux et des libertés individuelles ainsi que pour protéger ces libertés contre les atteintes déraisonnables. Nous croyons que toute politique ou loi doit être la moins intrusive possible et doit s’appuyer sur des preuves. Il n’est donc pas étonnant que nous nous opposions à certaines des mesures comprises dans le projet de loi C-299. Nous nous y opposons, non pas parce que nous sommes en désaccord avec l’intention de la loi, mais bien parce qu’elle repose sur une politique inefficace consistant à imposer des peines minimales obligatoires ne permettant tout simplement pas d’atteindre les objectifs de la loi. Les peines minimales obligatoires ne reposent pas sur des preuves et sont loin de permettre d’atteindre les objectifs stratégiques qu’elles sont censées viser.
Vous ne serez pas étonnés par notre première préoccupation concernant les peines minimales obligatoires puisque, comme d’autres groupes, nous avons déjà présenté des mémoires à ce sujet. Nous nous inquiétons du fait que ces peines risquent d’être inconstitutionnelles et de donner lieu à des infractions à la charte.
Bien entendu, les peines doivent être soigneusement adaptées aux contrevenants et aux infractions. Il s’agit d’un principe historique qui guide depuis longtemps le système de justice pénale de common law. La rigidité de ces peines minimales obligatoires met à mal ce principe. L’injustice n’est peut-être pas l’intention d’une loi assortie de peines minimales obligatoires, mais en est souvent le résultat.
Lorsqu’il s’agit en particulier des dispositions législatives sur l’enlèvement d’une jeune personne âgée de moins de 16 ans, quiconque examine la jurisprudence constatera rapidement que, en général, la plupart des peines imposées sont supérieures à cinq ans, soit la peine minimale imposée au titre de la loi. Cependant, l’élimination du pouvoir discrétionnaire des juges risque de nuire aux cas hypothétiques raisonnables pour lesquels une peine de moins de cinq ans serait adéquate. En effet, à cause de la rigidité des peines minimales obligatoires, notre système juridique n’aurait plus la possibilité d’exercer un pouvoir discrétionnaire dans ces cas.
Pour ne pas trop m’attarder, je pourrai donner au cours de la période de questions des exemples de ces cas et je serai ravi d’en discuter avec vous.
L’essentiel est que les dispositions législatives sur les peines minimales obligatoires ne donnent aucune latitude pour le traitement des cas peu communs ou la prise en compte de facteurs atténuants appelant une peine inférieure à la peine minimale obligatoire.
Les juges sont les mieux placés pour imposer des peines justes. Évidemment, ils connaissent bien les faits, les contrevenants, l’infraction et la collectivité où ils siègent. Au Canada, nous jouissons d’une magistrature instruite, compétente et intègre. De fait, c’est le système que nous avons adopté partout dans le monde pour aider les nouvelles démocraties à établir leur système juridique.
Par ailleurs, l’élimination du pouvoir judiciaire discrétionnaire des juges n’entraînera pas seulement des peines injustes et rigides. Voici certaines des conséquences pratiques qu'aura l’abolition de ce pouvoir discrétionnaire.
Tout d’abord, ce pouvoir discrétionnaire ne sera pas réellement éliminé du système; il serait plutôt transféré aux avocats de la Couronne et aux services de police. Toutefois, contrairement au pouvoir judiciaire discrétionnaire, ce pouvoir discrétionnaire ne serait pas examinable ni transparent. De plus, il pourrait poser d’autres problèmes.
Ironiquement, le problème qui pourrait en découler comporte deux volets.
D’une part, le transfert du pouvoir discrétionnaire peut, comme je l’ai mentionné, donner lieu à des décisions discrétionnaires non examinables qui pourraient influencer ou induire le plaidoyer de personnes qui pourraient ne pas être coupables.
D’autre part, lorsque des accusations requièrent une peine minimale obligatoire, mais sont également visées par un article du Code criminel qui n’est pas assorti d’une peine minimale obligatoire, le projet de loi pourrait souvent avoir l’effet inverse et encourager un règlement au titre de l’article du Code qui n’est pas assorti d’une peine minimale obligatoire.
Je dis que c’est ironique parce que, parallèlement, les peines minimales obligatoires entraînent une augmentation du nombre de procès. Si on est presque sûr de l’issue du procès, par exemple si la culpabilité est garantie, rien n’incite à régler le dossier rapidement lorsque l’accusé sait qu’il devra purger une peine minimale obligatoire, ce qui constitue, bien entendu, une charge supplémentaire pour les ressources de nos tribunaux. De plus, dans ce dossier, on cite à comparaître des témoins qui sont jeunes et que nous ne voulons pas nécessairement faire passer par tout le processus de comparution.
Par ailleurs, les peines minimales obligatoires ont des conséquences disproportionnées sur les groupes autochtones, compte tenu du jugement dans l’affaire Gladue, et plus récemment dans l’affaire Ipeelee, rendu par la Cour suprême.
Plus important encore… et je répète que nous acceptons les objectifs de la loi, mais que nous ne sommes pas d’accord avec les mécanismes utilisés pour les atteindre… les faits montrent clairement que les peines minimales obligatoires n’ont aucun effet dissuasif sur les contrevenants. Elles n’empêchent pas les infractions plus qu’elles n’offrent un niveau de protection plus élevé.
Il existe un décalage illogique entre l’intention et le mécanisme; un décalage qui devrait être rattrapé par des faits probants. Dans le cas des peines minimales obligatoires, les faits montrent le contraire: ces peines n’ont aucun effet dissuasif.
Je demande donc instamment au comité de revoir tous les documents. Je peux donner des exemples des conséquences sur le plan pratique mais d’autres pourront vous parler des données probantes recueillies en criminologie. Aussi, j’exhorte le comité à examiner le rapport de novembre 2010 du Centre canadien de politiques alternatives.
J’insiste pour que le comité se tourne vers son voisin du Sud. Marc Mauer, le directeur général du Sentencing Project a déjà comparu devant des comités. Je vous recommande plus particulièrement de prendre connaissance de son témoignage du 28 octobre 2009 devant le comité sénatorial.
Je demande au comité de se pencher sur la lettre du 6 février 2011 qui a été rédigée et signée par plus de 500 chefs de file et experts dans le domaine. La lettre portait plus particulièrement sur le projet de loi S-10, mais traitait également de la question des peines minimales obligatoires.
Nous côtoyons des criminologues éminents, dont Anthony Doob, qui peuvent fournir des études ou des données probantes à soumettre au comité.
Cependant, l’essentiel est que les peines minimales obligatoires ne sont pas efficaces. Elles sont une façon simple d’aborder un problème complexe. À mon avis, elles sont une façon à courte vue d’aborder un problème. Je suis sûr que certains me diront que des peines minimales obligatoires sont déjà prévues dans le Code et que différents gouvernements y ont eu recours. Il reste que ce n’est pas une excuse pour adopter une politique qui a échoué dans le passé et qui n’est fondée sur aucune donnée probante.
Si l’intention de ce projet de loi est de diminuer le nombre d’enlèvements de jeunes personnes et de protéger ces jeunes, les faits indiquent clairement — et je l’ai mentionné — que les peines minimales obligatoires ne permettront pas d’atteindre cet objectif. Elles auront cependant des conséquences concrètes dont je peux témoigner: un alourdissement du processus judiciaire, aucun effet dissuasif, le transfert du pouvoir discrétionnaire aux avocats de la Couronne et aux services de police et l’abolition du pouvoir discrétionnaire des juges, l’une des pierres d’assise de notre système de justice.
Je répondrai maintenant à vos questions.
:
Merci, monsieur le président.
Merci, maître Spratt. C'est intéressant. Ce n'est jamais une question facile, bien que la position du NPD soit claire. On a des réserves relativement aux peines minimales obligatoires, pour les mêmes raisons que celles que vous avez mentionnées. Par contre, soyons réalistes, quand on lit l'article 279 du Code criminel, on se rend compte que des peines minimales y sont incluses.
Je ne sais pas si vous connaissez les articles 279 et suivants concernant l'enlèvement, la traite des personnes, la prise d'otage et le rapt. Comment justifier que dans un cas d'enlèvement d'enfant, par exemple, comme celui qui est visé par le projet de loi de M. Wilks, on refuserait une peine minimale alors qu'il y en a une, par exemple, dans le cas d'une première infraction, quand il y a eu usage d'une arme à feu à autorisation restreinte. On parle alors de cinq ans.
L'enlèvement d'un enfant n'est-il pas suffisant pour qu'il y ait une peine minimale? Comment expliquez-vous cette distinction qu'on fait, dans le Code criminel, entre ces différentes infractions?
:
Donc, si je poursuis dans la même veine, vous avez effectivement déclaré que, dans la plupart des cas d’enlèvement d’enfant — ou je suppose dans les cas d’enlèvement en général — les peines qui sont imposées sont nettement « appropriées ». Alors permettez-moi de vous poser une question concernant les peines qui ne conviennent pas.
Comment donc, comme gouvernement, pouvons-nous protéger la société? Comment donc, comme gouvernement, pouvons-nous protéger les enfants sur le territoire du Canada? Comment les protégeons-nous si, en tant que parlementaires, nous ne pouvons dicter ce que les peines minimales et obligatoires devraient être?
Je me retrouve devant un problème réel: si nous nous abstenons de fixer des minimums obligatoires ou des minimums et des maximums dans notre Code criminel et dans notre système judiciaire, nous nous trouvons à affirmer qu’il appartient aux juges de déterminer quelle devrait être la peine, sans égard à la question de savoir s’il s’agit d’un meurtre ou d’un simple vol à l’étalage. Nous laissons donc à une personne qui siège seule dans nos tribunaux le pouvoir discrétionnaire de prendre cette décision, et je crois que le public canadien, s’il en était informé, ne l’accepterait pas du tout.
Alors permettez-moi de vous poser cette question…
Le président Très brièvement.
Mme Roxane James Oui.
S’il ne revient pas au gouvernement de fixer les peines minimales obligatoires et les peines obligatoires ainsi que les peines minimales et qu’on laisse aux juges le soin de le faire, comment protégeons-nous la société contre les juges qui décident que la même infraction devrait être appliquée à l’égard d’une personne qui commet un vol à l’étalage et à l’égard d’une personne qui commet un meurtre? Permettez-moi de poser cette question.