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Je vous remercie, monsieur le président, de m'offrir la possibilité de venir vous parler aujourd'hui de l'ancien projet de loi , du contexte social dans lequel il s'applique et de ce que nous savons sur son incidence.
Les données disponibles au Canada, et dans le monde, indiquent que la majorité des personnes qui offrent des services sexuels sont des femmes et des filles. La vaste majorité des personnes qui achètent des services sexuels sont des hommes, et la majorité des proxénètes et des exploiteurs sont aussi des hommes. Malheureusement, il existe peu de données sur la participation des personnes LGBTQ2.
Le rapport de 2006 du Sous-comité de l'examen des lois sur le racolage du Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes indique qu'environ 75 à 80 % des personnes engagées dans le commerce du sexe sont des femmes, et environ 20 % sont des hommes ou des personnes de genres différents. Des données plus récentes de recherches menées par M. Benoit de l'Université de Victoria et de M. Bruckert de l'Université d'Ottawa concordent avec les conclusions tirées par le Sous-comité en 2006.
Les raisons pour lesquelles des personnes en viennent à offrir des services sexuels sont diverses et elles sont influencées par de nombreux facteurs socioéconomiques, notamment la pauvreté, le jeune âge et le manque d'éducation. Bien que certaines des personnes qui s'adonnent au commerce du sexe soient indépendantes, à savoir qu'elles ont le pouvoir de décider comment, quand et où elles offriront des services sexuels, il en va tout autrement pour de nombreuses autres.
En réponse à l'arrêt Bedford, rendu en 2013 par la Cour suprême du Canada, le Parlement a adopté l'ancien projet de loi , lequel est entré en vigueur le 6 décembre 2014. Ce projet de loi établissait une version du modèle nordique, mis en oeuvre pour la première fois en Suède en 1999.
Le préambule de l'ancien projet de loi précisait ses objectifs, soit de protéger la dignité humaine et l'égalité ainsi que de freiner l'exploitation et la violence. Comme d'autres approches nordiques, le projet de loi visait à atteindre ces objectifs en ciblant la demande de services sexuels et les personnes qui tirent profit de cette demande. Plus précisément, le projet de loi édictait de nouvelles infractions visant à empêcher les personnes d'acheter des services sexuels et d'en faire la publicité, de même que d'obtenir un avantage matériel des services sexuels offerts par d'autres personnes ou d'amener des personnes à offrir des services sexuels. Le projet de loi visait à accorder l'immunité aux personnes offrant leurs propres services sexuels contre toute poursuite quant à leur participation au désormais commerce illégal de services sexuels. Ces infractions continuent de criminaliser l'achat de services sexuels de mineurs et la participation de mineurs au commerce du sexe.
Le registre parlementaire indique que les exceptions à l'infraction — infraction concernant l'avantage matériel — veillent à ne pas empêcher les personnes qui offrent des services sexuels d'embaucher un garde du corps ou toute autre personne pouvant assurer leur sécurité. L'immunité offerte a pour objectif de veiller à ce que les personnes ne soient pas empêchées d'offrir leurs propres services sexuels, de façon indépendante ou en collaboration, y compris à partir d'un lieu fixe.
Un rapport juristat de Statistique Canada daté de juin 2021, intitulé Crimes liés au commerce du sexe: avant et après les modifications législatives au Canada, indique que, depuis l'adoption du projet de loi , les personnes déclarées coupables ou accusées d'avoir acheté des services sexuels sont presque toujours de genre masculin, les proxénètes et les exploiteurs sont principalement de genre masculin, et les victimes sont principalement de genre féminin. Le Code criminel et Statistique Canada désignent les personnes envers qui des infractions ont été commises comme des victimes.
Au cours des six années qui ont précédé l'adoption du projet de loi , en 2014, 43 % des personnes accusées d'infractions liées au commerce du sexe étaient de genre féminin. Au cours des cinq années qui ont suivi les modifications législatives, 93 % des personnes accusées dans des affaires liées au commerce du sexe étaient de genre masculin, et 94 % des victimes, dans les affaires où une infraction liée au commerce du sexe avait été déclarée, étaient de genre féminin.
Selon la jurisprudence pertinente, les infractions relatives à l'obtention d'un avantage matériel, au proxénétisme et à la publicité ont été utilisées dans des affaires où les plaignants étaient principalement de genre féminin, des mineurs ou jeunes adultes et des personnes vulnérables — par exemple, en raison d'une situation de logement instable ou de dépendances. Ces vulnérabilités sont souvent exploitées par les proxénètes ou les exploiteurs, qui peuvent exercer leur influence de diverses façons, notamment en employant la manipulation psychologique pour amener leurs victimes à accepter d'offrir des services sexuels.
Des tribunaux de première instance, dans le cadre de poursuites, en sont arrivés à des conclusions contradictoires en ce qui concerne la constitutionnalité des infractions liées au fait de tirer profit des services sexuels d'autrui, d'amener autrui à offrir des services sexuels et de faire la publicité de services sexuels, telles qu'elles s'appliquent au commerce du sexe par des adultes. En instance civile, les tribunaux de l'Ontario sont actuellement saisis de la question de la constitutionnalité pour l'ensemble des infractions édictées par l'ancien projet de loi .
Le ministère de la Justice appuie les initiatives conçues pour aider les personnes qui ont subi des préjudices dans le contexte du commerce du sexe.
Je vais conclure ici. Je répondrai avec plaisir à toutes les questions que les membres du Comité pourraient avoir.
Merci.
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Je peux seulement vous parler des connaissances que nous avons à l'heure actuelle. Les enjeux de sécurité étaient au premier plan lorsque le Parlement étudiait le projet de loi .
À l'époque, le Parlement a reconnu que certaines personnes choisissent de travailler dans l'industrie du sexe et que cette tendance va probablement se poursuivre, même dans un régime qui est conçu pour mettre fin au commerce du sexe. Le régime fait état que c'est pour cette raison que la mesure législative n'empêche pas les personnes de mettre en œuvre certaines mesures de sécurité, plus particulièrement celles relevées par la Cour suprême du Canada dans son arrêt Bedford.
Plus particulièrement, le régime parlementaire fait état que les exceptions législatives à l'infraction relative à l'avantage matériel signifient que les vendeurs de leurs propres services sexuels peuvent interagir avec d'autres sur les plans personnel ou commercial au même titre que n'importe qui d'autre, notamment s'ils veulent louer des lieux ou embaucher des personnes pour offrir des services à la juste valeur marchande. La disposition sur l'immunité signifie qu'ils ne seront pas criminellement tenus responsables s'ils offrent des services sexuels de façon autonome ou en collaboration, y compris en mettant en commun des ressources pour payer pour des services qui sont exemptés en vertu de l'infraction relative à l'avantage matériel.
Je reconnais que ce sont des questions en litige devant les tribunaux, si bien que je vais conclure mes remarques ici.
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Il y a un éventail de régimes juridiques différents applicables au commerce du sexe qui ont été mis en œuvre un peu partout dans le monde. Le débat qui prévaut cependant à l'échelle internationale vise à établir si la décriminalisation ou le modèle nordique atténue les risques associés à la participation au commerce du sexe.
Vous savez déjà que la décriminalisation exige l'élimination de toutes les lois propres au commerce du sexe pour améliorer et protéger la santé et la sécurité des travailleuses du sexe, si bien que la réglementation relative au commerce du sexe peut ou non s'appliquer dans ce contexte. Toutefois, l'aspect crucial de ce modèle, c'est que les lois pénales ne s'appliquent pas. La Nouvelle-Zélande est l'exemple de décriminalisation habituellement utilisé.
Le modèle nordique, que l'on qualifie également d'abolition, le modèle d'égalité ou le modèle axé sur la demande finale, semble réduire autant que possible la demande pour des services sexuels, dans l'optique de mettre fin au commerce du sexe en criminalisant ceux qui créent la demande et ceux qui en tirent profit, mais pas ceux qui offrent les services. C'est parce que cette approche fait valoir que le commerce du sexe reflète et perpétue la discrimination systémique et structurelle à l'encontre des femmes et des filles. Huit pays ont mis en œuvre le modèle nordique jusqu'à présent: la Suède en 1999, la Norvège et l'Islande en 2009, le Canada en 2014, l'Irlande du Nord en 2015, la France en 2016, la République d'Irlande en 2017 et Israël en 2020.
Il y a deux autres modèles, et je crois que vous les avez mentionnés. L'un est la légalisation, c'est‑à‑dire une sphère réglementée où le commerce du sexe est autorisé, avec des lois criminelles qui s'appliquent à l'extérieur de cette sphère. L'Allemagne et les Pays-Bas sont habituellement les exemples cités qui ont adopté ce modèle. Il y a aussi l'interdiction, qui criminalise toutes les parties en cause, ceux qui achètent et ceux qui offrent des services sexuels, de même que toute personne qui s'implique dans les services sexuels d'autrui, y compris en en tirant profit. Tous les États américains ont mis en œuvre cette approche, à l'exception du Nevada, qui a légalisé les maisons de prostitution.
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Je vous remercie, monsieur le président.
Mesdames, je vous remercie d'être avec nous aujourd'hui. Je vous en suis reconnaissante.
Madame Levman, le projet de loi avait trois objectifs. Vous en avez un peu parlé. Il visait à protéger les personnes qui se prostituent, considérées comme des victimes d'exploitation sexuelle, à protéger les collectivités contre les torts causés par la prostitution et à réduire la demande pour des services sexuels.
Selon les données que vous avez pu amasser dans les dernières années, depuis l'adoption de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation en 2014, croyez-vous que ces objectifs ont été atteints?
J'aimerais que vous nous brossiez un portrait général de la situation.
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J'ai déjà passé en revue les données disponibles pour la gouverne des membres du Comité, mais je me ferai un plaisir de parler des objectifs du projet de loi qui sont bien entendu énoncés dans le préambule et dans le registre parlementaire, ce qui inclut le document technique du ministère de la Justice sur le projet de loi , car il a été présenté devant les deux comités qui étudiaient ce projet de loi.
Le régime a fait état que l'objectif ultime est de réduire la demande pour les services sexuels, dans l'optique de décourager les gens de s'y livrer, de les dissuader à participer à ce commerce et, au final, de l'abolir dans la plus grande mesure possible. Le régime indique également que le modèle nordique, de façon générale, et le projet de loi, plus particulièrement, visent à protéger l'égalité et la dignité des femmes et des filles, car le modèle considère que le commerce du sexe touche négativement et de façon disproportionnée ce groupe, en particulier les plus vulnérables. Le modèle nordique fait également valoir que le commerce du sexe reflète et perpétue la discrimination structurelle et systémique à l'encontre des femmes et des filles.
Le régime parlementaire énumère aussi un éventail de préjudices qui sont perçus comme étant causés par le commerce du sexe, et la mesure législative vise à lutter contre ces préjudices. Ils incluent des préjudices aux personnes en cause, plus particulièrement les plus vulnérables, qui ne sont peut-être pas suffisamment outillées pour se protéger, des préjudices aux femmes et aux filles qui sont traitées comme étant de la marchandise, et des préjudices à l'ensemble de la société puisque les inégalités sociales ont une incidence négative sur tout le monde.
Le régime fait également mention que le projet de loi visait à éviter les préjudices que certains percevaient comme étant causés par la décriminalisation et la légalisation, notamment un commerce du sexe plus important et des taux plus élevés de traite de personnes.
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La constitutionnalité des infractions liées au commerce du sexe est encore devant les tribunaux. Certaines des infractions ont été évaluées pour vérifier le respect de la Charte en première instance dans le contexte de poursuites. Plus particulièrement, les infractions relatives à l'avantage matériel, au proxénétisme et à la publicité ont été étudiées, mais ces examens ont donné lieu à des conclusions contradictoires.
À la Cour d'appel de l'Alberta, nous avons été saisis de l'affaire Kloubikov en 2021. Cette affaire a invalidé les infractions relatives à l'avantage matériel et au proxénétisme. Ensuite, en Nouvelle-Écosse, la Cour suprême de l'Ontario a invalidé les trois dispositions. Les deux décisions ont été portées en appel, si bien que l'affaire est devant les cours d'appel de l'Alberta et de l'Ontario. De plus, dans les trois décisions de 2021 qui ont suivi la décision de la Nouvelle-Écosse, la Cour suprême de l'Ontario a statué que la décision de la Nouvelle-Écosse était carrément erronée et a refusé de l'admettre.
L'un des principaux enjeux dont la cour est saisie, c'est la portée des infractions relatives à l'avantage matériel et au proxénétisme, et plus particulièrement si elles englobent les coopératives de travailleuses du sexe ou les travailleuses du sexe qui s'entraident. Le régime parlementaire, comme je l'ai dit, fait état que ces activités ne sont pas censées être visées, mais certaines décisions sont arrivées à une autre conclusion. C'est donc un enjeu d'interprétation législative à l'heure actuelle qui doit être résolu avant de pouvoir évaluer les dispositions pour vérifier le respect de la Charte.
Il est très difficile à ce stade‑ci de répondre à votre première question, alors que nous ne sommes même pas certains de ce que les tribunaux décideront concernant la portée des infractions.
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Je remercie les témoins d'être des nôtres aujourd'hui.
Je pense que M. Moore et moi-même sommes les seuls au Comité aujourd'hui qui avons eu le privilège d'être ici à la législature précédente, lorsque ce projet de loi a été adopté. À l'époque, l'une des rares choses qui faisaient l'unanimité, c'était la tenue d'un examen exhaustif de la loi et des dispositions cinq ans après son entrée en vigueur. Étant donné qu'elle a été promulguée en 2014, cet examen aurait dû commencer depuis deux ans. Je ne jette pas le blâme sur le gouvernement, mais sur le Parlement; nous accusons un peu de retard pour entamer cet examen.
Ma première question vise à savoir si le ministère de la Justice, dans l'espoir que cet examen était requis sur le plan législatif, a mené ses propres recherches ou a exigé que des recherches soient faites. Cet examen est une analyse exhaustive des dispositions et de l'application de la loi.
Le ministère de la Justice a‑t‑il réclamé des études, ou vous appuyez-vous seulement sur d'autres études qui ont été réalisées?
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Ceux qui ont suivi les positions publiques que j'ai prises sur cette question sauront que j'espérais que nous pourrions faire participer les personnes qui sont les plus directement touchées par la mesure législative, à savoir les travailleuses du sexe, à la conception et à l'établissement de la portée de cette étude.
Ce que vous venez de me dire confirme l'importance des déclarations que nous entendrons de ces témoins, car ce que nous avons n'est qu'un examen de la jurisprudence et des statistiques sur les mises en accusation par les policiers, et nous n'avons pas vraiment, du ministère de la Justice, l'examen exhaustif dont nous aurions vraiment besoin sur ce projet de loi.
Là encore, je ne vous critique pas. Je dis simplement que nous n'avons pas ces données ici. Je sais que le Comité gardera à l'esprit, à mesure que nous continuons d'inviter des témoins au Comité, que nous avons réellement besoin d'avoir un bon équilibre qui inclut ceux qui sont les plus directement touchés par la mesure législative.
Madame Levman, quand vous avez passé en revue les objectifs du projet de loi , le projet de loi initial, vous m'avez rappelé ce que mon objection initiale était. Le projet de loi part d'un point de vue axé sur une approche prohibitive, si bien que ses objectifs visent à réduire, à éliminer et à abolir le travail du sexe. Ils sont énoncés dans les objectifs que vous avez décrits.
Êtes-vous d'accord avec moi pour dire que c'est la prémisse derrière le projet de loi ?
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Comme je l'ai dit, la jurisprudence présente des conclusions bien différentes. Nous avons des résultats contradictoires, et je l'ai déjà expliqué, mais je peux peut-être ajouter, comme vous vous en souviendrez sans doute, que dans le cadre de l'étude du projet de loi , certains parlementaires ont déclaré que, selon leur point de vue, rien n'empêche le Parlement d'imposer des limites quant aux lieux et aux modalités du commerce du sexe. Cela découle de l'affaire Bedford elle-même, en particulier pour protéger les personnes vulnérables et la société contre les méfaits perçus du commerce du sexe.
Ces parlementaires ont fait remarquer que la prémisse de toute évaluation de la Charte a changé, car les objectifs du projet de loi sont très différents de ceux du régime précédent. Le projet de loi rendrait le commerce du sexe illégal. Dans l'affaire Bedford, on avait affaire à un régime dans lequel la transaction de services sexuels était légale. Il s'agissait d'une activité légale, comme l'a précisé la Cour suprême.
Les parlementaires — ceux qui sont en faveur du projet de loi, bien entendu — ont également souligné que le projet de loi tente d'établir un équilibre entre, d'une part, les intérêts des personnes qui choisissent le travail du sexe et qui peuvent prendre des mesures pour se protéger et, d'autre part, les intérêts des personnes qui ne le peuvent pas. En effet, le projet de loi criminalise l'achat de services sexuels et la participation de tiers, sans toutefois empêcher les travailleuses du sexe de prendre certaines mesures pour se protéger, conformément à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Bedford.
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Bonjour, je m'appelle Sandra Wesley. Je suis la directrice générale de Stella, l'amie de Maimie, une organisation par et pour les travailleuses du sexe établies à Montréal.
Je sais que Jen Clamen, de l'Alliance canadienne pour la réforme des lois sur le travail du sexe, devait prendre la parole, et je m'attendais donc à ce qu'elle vous en dise plus long sur les répercussions générales de la Loi. J'espère qu'elle aura l'occasion de venir le faire.
D'entrée de jeu, il est vraiment important de signaler que des groupes comme Stella représentent toutes les personnes qui échangent des services sexuels. Personne ne vient créer, travailler et diriger une organisation par et pour les travailleuses du sexe sans avoir été victime de violence, sans avoir connu des conditions de travail difficiles ou sans avoir subi les effets de la Loi.
Il est très important que vous refusiez cette dichotomie entre les travailleuses du sexe qui choisissent ce métier et vivent peut-être de bonnes expériences et celles qui subissent des actes de violence ou qui ont de mauvaises conditions de travail. Nous nous organisons pour lutter pour nos droits parce que la situation laisse à désirer et que nous devons y remédier. Il s'agit d'un point crucial, et je vous invite à résister à cette mesure législative. Ce n'est pas parce que nous ne vous racontons pas d'histoires d'horreur et que nous ne vous parlons pas de ces choses intimes que ces situations et ces victimes n'existent pas.
Tout d'abord, il faut abroger la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, ou LPCPVE, dans son ensemble. C'est une loi qui est dangereuse et qui nuit aux gens de bien des façons. Il n'y a pas de juste milieu. Il n'est pas possible d'en abroger une partie ou de la modifier pour la rendre acceptable. C'est une loi qui fait du tort aux gens, qui les expose à la violence, qui encourage l'exploitation dans l'industrie du sexe et qui nous empêche d'avoir de bonnes conditions de travail.
Je tiens également à souligner qu'il n'y a pas beaucoup de débats sur les méfaits de cette loi. Nous venons d'entendre Mme Levman dire que les nouveaux objectifs ont changé l'analyse de la constitutionnalité de cette loi, qui ressemble beaucoup, à certains égards, aux lois en vigueur avant l'affaire Bedford.
Voici ce que cela signifie au quotidien. Personne ne conteste nécessairement le fait que cette loi tue des gens, qu'elle les expose à la violence, qu'elle les plonge dans la pauvreté ou qu'elle leur cause toutes sortes de préjudices. C'est juste que maintenant, avec cet objectif plus général de nous éradiquer, certaines personnes penseront peut-être qu'il y a un argument à défendre, que ce n'est pas grave si certaines d'entre nous finissent par être assassinées à cause de cet objectif. Je veux simplement que cela soit très clair.
Je vais vous énumérer quelques exemples de situations que nous voyons lorsque nous offrons des services aux travailleuses du sexe à Montréal. Dans le cadre de nos services, nous établissons entre 5 000 et 8 000 contacts par année avec des travailleuses du sexe ici, à Montréal.
Depuis l'adoption de la Loi, les travailleuses du sexe peuvent maintenant être expulsées de leur domicile si elles travaillent de la maison. Au Québec, il y a eu de nombreuses décisions où la Régie du logement a expulsé des personnes en s'appuyant sur le fait qu'elles se livrent à une activité criminelle dans leur appartement parce que cela constitue un motif d'expulsion. Les femmes sont ainsi exposées non seulement à l'expulsion proprement dite, mais aussi aux menaces et à l'extorsion de la part de leurs propriétaires qui, lorsqu'ils découvrent qu'ils ont désormais le pouvoir de les expulser, peuvent doubler leur loyer, exiger des services sexuels en échange d'argent et les menacer de bien d'autres façons. Nous voyons cela tous les jours ici, chez Stella.
Ensuite, sur le plan de l'emploi, cela signifie que nous n'avons pas accès à l'assurance-emploi parce que le travail du sexe est criminalisé et que notre revenu est un produit de la criminalité. Au début de la COVID, nous ne pouvions pas nous prévaloir de la Prestation canadienne d'urgence, et nous ne pouvons pas non plus bénéficier de la nouvelle mesure d'aide qui est offerte maintenant. Nous n'avons pas de congé parental. Nous ne pouvons pas recourir aux normes d'emploi ou aux organismes pour la santé et la sécurité au travail. Aucune des protections dont jouissent tous les travailleurs du Canada n'est accessible aux travailleuses du sexe. Cela a des conséquences très graves pour les femmes qui viennent nous voir tous les jours.
En ce qui concerne l'argent, il est très dangereux aujourd'hui pour les travailleuses du sexe d'utiliser des comptes bancaires ou n'importe quel instrument bancaire. Des plateformes comme PayPal et d'autres organismes de paiements en ligne débusqueront les travailleuses du sexe et fermeront leurs comptes en raison de l'activité criminelle. Le CANAFE a pour mandat de surveiller les transactions afin de repérer les travailleuses du sexe sous prétexte qu'elles pourraient être victimes de la traite des personnes. Les banques sont donc maintenant chargées de repérer les travailleuses du sexe, de les dénoncer, de saisir leur argent et de geler leurs comptes. Nous voyons constamment des travailleuses du sexe qui viennent nous dire: « Ma banque vient de geler mon compte parce qu'ils ont dit que mon numéro de téléphone était associé à mon annonce d'escorte et que j'avais l'air d'une travailleuse du sexe; c'est pourquoi ils ont enquêté sur moi. » Les conséquences sont vraiment terribles.
C'est le même constat pour des choses aussi simples que la déclaration fiscale. Notre revenu est criminel, alors que devons-nous faire? Faut‑il produire une déclaration de revenus et risquer des conséquences? Faut‑il éviter de le faire? Les travailleuses du sexe doivent faire face à ce genre de décisions tous les jours.
Pour ce qui est de la violence, il est évident que ces lois augmentent considérablement le risque de violence. D'ailleurs, nous ne pouvons pas signaler des actes de violence sans que toute violence à notre encontre soit réinterprétée à travers le prisme de la violence liée au travail du sexe, ce qui n'a rien à voir avec le crime proprement dit que nous voulons signaler.
Un exemple pourrait être celui d'une travailleuse du sexe qui reçoit des menaces ou qui est harcelée par un ancien patron. Cette personne viendra nous voir, chez Stella. Nous nous assiérons avec elle dans notre salon et nous examinerons nos options. Elle comprendra que si elle se rend à la police pour signaler un cas de harcèlement, il y a de fortes chances qu'elle doive révéler sa relation avec cette personne, auquel cas la police enquêtera sur son ancien lieu de travail. Ses anciens collègues pourraient être expulsés ou arrêtés. La réceptionniste pourrait être arrêtée. Le lieu de travail pourrait être fermé, et la police se concentrera sur le fait qu'elle est une travailleuse du sexe, sans s'occuper réellement du harcèlement. C'est la même chose en cas d'agression par un client sur un lieu de travail.
Il y a eu un cas très grave, à Québec. Une jeune travailleuse du sexe a été assassinée par un client qui avait été banni d'un salon de massage. Ce salon de massage n'a pas été en mesure de le signaler à la police. Lorsque cette jeune femme est allée rencontrer le client dans un hôtel, elle ne pouvait pas mettre en place des mesures de sécurité; son objectif devait être de se protéger pour ne pas être détectée, car elle participait alors à un crime.
Nous avons un autre exemple d'une travailleuse du sexe de Montréal qui a été assassinée en Alberta. Elle travaillait auprès d'une agence. Lorsque les choses ne semblaient pas bien se dérouler, le chauffeur n'était pas en mesure d'appeler la police pour demander de l'aide, parce qu'en tant que chauffeur, il commettait plusieurs des infractions prévues dans la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation. Il a fallu trois jours pour convaincre la police d'aller voir dans cet appartement et de la retrouver, car le travail du sexe est criminalisé.
En ce qui concerne les travailleuses du sexe qui travaillent dans la rue, en particulier les femmes autochtones, il est bien évident pour nous que toutes les femmes qui sont les plus...
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Je voulais simplement revenir sur les propos de Mme Wesley, et on voit bien la passion qui l'anime. La sécurité des personnes concernées doit primer. Ce que j'ai observé tout au long de ma carrière, c'est la vulnérabilité des recruteuses, car les femmes et les filles qui sont impliquées dans le commerce du sexe deviennent souvent des recruteuses à la suite des mauvais traitements qu'elles subissent. Je suis d'accord avec Mme Wesley pour dire que beaucoup de gens ne comprennent pas cette dichotomie entre le travail glorifié du commerce du sexe et les horreurs auxquelles la plupart des travailleuses font face. Les filles que j'ai rencontrées et celles auprès de qui je travaille deviennent des recruteuses parce que si elles recrutent, elles ne sont pas soumises au même degré de violence. Elles sont maintenant des recruteuses.
Cette mesure législative prévoit une sanction pour les recruteuses, mais nos lois sont telles qu'il est très difficile d'intenter une poursuite contre une recruteuse, qui est à la fois une intermédiaire et une victime — comme les filles qui ont prostitué de jeunes filles à Ottawa —, ce qui permet au proxénète de s'en sortir indemne. Le proxénète échappe aux poursuites si nous nous en prenons aux recruteuses. Par conséquent, les recruteuses passent pour des proxénètes. Dans le cas de ces adolescentes, nous n'avons jamais pu découvrir qui était au‑dessus d'elles. Je suis convaincue qu'elles se livraient à la prostitution.
Comment ont-elles fini par exercer un contrôle sur ces filles? Ce sont de jeunes filles. Elles ont le même âge. Nous devons trouver un moyen de protéger les jeunes filles pour qu'elles ne recrutent pas d'autres jeunes filles. En l'occurrence, elles avaient exactement le même âge. Elles sont allées à une fête, elles les ont séquestrées et droguées, puis elles les ont forcées à faire le trottoir.
Dans les autres cas dont j'ai eu à m'occuper, le proxénète s'était entouré de jeunes filles du même âge — 15, 16, 13 ans — qu'il emmenait à des fêtes, dans des chambres d'hôtel. Il s'agissait de victimes vulnérables issues de divers milieux, si bien que nous devons nous interroger sur leur parcours pour comprendre ce qu'elles fuient et ce qu'elles recherchent.
La question de M. Morrison portait sur certaines des solutions possibles. Nous devons nous poser deux questions. La première est de savoir comment poursuivre une personne qui fait du proxénétisme, alors que la question la plus importante est de savoir pourquoi elle fait du proxénétisme et où va l'argent. L'autre question est de savoir comment reconnaître qu'une telle personne peut aussi être une victime.
J'ai eu un cas où nous avons poursuivi une recruteuse. C'était une jeune fille de 16 ans à l'époque. Nous l'avons fait passer par le système de justice pénale pour adolescents, et elle a également témoigné au procès du proxénète. Nous avons toujours considéré cette fille comme une victime. Elle a été condamnée à deux ans. Cela lui a permis de s'éloigner de toutes les personnes avec lesquelles elle était associée, et elle a ainsi pu obtenir son diplôme d'études secondaires. Elle a fait des études collégiales pendant ces deux années, et elle est maintenant une membre active de la société, une épouse, une mère. D'ailleurs, je communique encore avec elle de temps à autre.
Je ne sais pas si cela répond parfaitement à votre question, monsieur Morrison, mais une partie de la solution serait que les travailleurs sociaux en milieu scolaire s'occupent des cas de jeunes personnes disparues à risque élevé, et qu'ils en reconnaissent les signes. J'ai beaucoup appris en écoutant les récits des filles que je connais et que je considère comme des amies dans le cadre de mon travail, et c'est le message qu'elles m'ont transmis.
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Madame Wesley, j'ai vous ai écoutée attentivement et j'ai bien vu à quel point cet enjeu vous tient à cœur. J'ai quelques questions à vous poser.
Depuis combien de temps faites-vous cela? Vous affirmiez avec conviction que ces mesures législatives doivent être éliminées en raison de leur inefficacité. En fait, ces mesures semblent aller à l'encontre de ce que l'on prévoyait lors de leur mise en œuvre, en 2014.
Vous avez également parlé des conditions de travail et de la protection des travailleuses. Il existe un certain nombre de domaines où, du point de vue juridique, les femmes et les filles ne sont pas traitées de la même façon que les autres personnes. Compte tenu de votre expérience en la matière, pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet? Depuis combien de temps travaillez-vous dans ce domaine, exactement? Sur quoi souhaitez-vous attirer notre attention?
Comme vous le savez, nous nous réunissons aujourd’hui pour comprendre si la loi fonctionne ou non. Devrions-nous y apporter des modifications? Dans l'affirmative, quelle sorte de modifications devrions-nous envisager?
Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur votre point de vue à cet égard?
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La question de savoir si cela fonctionne ou non est difficile.
Nous sommes fortement en désaccord avec l’un des principaux objectifs de la loi, c'est‑à‑dire celui d’envoyer un message fort selon lequel, en tant que Canadiens, nous avons un projet de société visant à éradiquer les travailleuses du sexe, que nous détestons tellement les travailleuses du sexe que nous voulons nous assurer qu’il n’en restera plus une seule au pays à la fin de ce régime répressif.
De toute évidence, chaque agresseur, chaque homme violent et chaque exploiteur entend le même message, à savoir que le gouvernement du Canada veut éradiquer les travailleuses du sexe. Il y a beaucoup de cas d’agresseurs qui n’ont pas l’impression de commettre quelque chose de particulièrement grave lorsqu’ils sont violents à l'endroit des travailleuses du sexe, parce qu’ils font ce que le gouvernement souhaite accomplir lui aussi, c’est‑à‑dire éradiquer les travailleuses du sexe.
Nous avons un exemple de cela aux États-Unis, l’année dernière. Un homme a abattu un grand nombre de travailleuses du sexe dans des salons de massage. Il a eu l'impression qu’il suivait les conseils de sa collectivité, qui lui disait qu’il fallait éradiquer cette industrie.
Pour moi, que ce projet de loi fonctionne ou non... Il s’agit plutôt de savoir s’il a un effet négatif sur les gens lorsque nous analysons les choses du point de vue des droits de la personne. La principale question que nous devons d’abord nous poser est la suivante: les gens sont-ils lésés par cette loi? C’est un oui sans équivoque. Les gens sont absolument lésés par cette loi. La deuxième question est la suivante: cela vaut‑il la peine de leur faire du mal? Pour nous qui subissons les conséquences de cette loi, cela n’en vaut manifestement pas la peine.
Je tiens à ajouter qu’il est très important de séparer le travail du sexe de la violence envers les travailleuses du sexe. Nous avons un Code criminel qui regorge d’autres lois d'application générale qui devraient être utilisées lorsque des personnes subissent de la violence, que ce soit au travail ou ailleurs. Il est illégal de kidnapper quelqu’un. Il est illégal de violer quelqu’un. Il est illégal de droguer quelqu’un et de lui faire faire des choses. Ces actes sont déjà des crimes. Nous n’avons pas besoin de lois spécifiques au travail du sexe pour prévenir ces choses. Nous n'avons pas besoin de mesures législatives qui diraient que le travail du sexe est lui-même une violence.
Évidemment, lorsque nous parlons de violence, je pense qu’il est important de ne pas penser que tout le travail du sexe n’est que violence en tout temps, ou que la majorité des travailleuses du sexe ne font que subir de la violence sur une base quotidienne, car ce n’est pas le cas. Nous savons que nous subissons des violences, et que notre accès aux soins est entravé. C'est une situation qui met notre santé à risque.
Dans le contexte d’une pandémie mondiale, nous devrions vraiment nous préoccuper de la santé et des connaissances des experts en santé publique. J’espère que vous entendrez des experts en santé publique qui vous diront que la décriminalisation du travail du sexe est l’un des principaux objectifs de la lutte contre le VIH. Nous ne mettrons jamais fin à l’épidémie de VIH si nous ne décriminalisons pas le commerce du sexe.
L’un des objectifs de l’ONUSIDA est que 90 % des pays aient décriminalisé le commerce du sexe d’ici 2025. En choisissant d’ignorer cet objectif et de criminaliser agressivement le travail du sexe, le Canada choisit de ne pas être un partenaire mondial dans la lutte contre le VIH.
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D'entrée de jeu, il est très important de souligner que les données concernant le système judiciaire sont très incomplètes, parce que la plupart des travailleuses du sexe ne figurent pas dans ces dossiers. Lorsque nous sommes prises dans une enquête criminelle, nous ne divulguons pas de faits nous concernant si nous n’y sommes pas obligées, donc les données sont très limitées.
Chez Stella, ce que nous constatons dans le contexte que nous instaurons, c’est que les travailleuses du sexe sont extrêmement diversifiées. Nous avons des femmes de tous les âges. Il est totalement faux de penser que la plupart des travailleuses du sexe sont jeunes. Chez Stella, la majorité des femmes que nous voyons sont dans la trentaine. Nous voyons beaucoup de femmes dans la vingtaine et dans la quarantaine. Nous voyons des femmes dans la cinquantaine, la soixantaine et des femmes bien plus âgées encore, qui travaillent dans l’industrie du sexe depuis longtemps ou qui commencent à y travailler.
Nous voyons une grande proportion de femmes trans et de personnes non binaires. Notre organisme ne s'adresse pas aux hommes, mais nous savons qu’ils sont également très présents dans l’industrie du sexe. Ils n’apparaissent pas tellement dans les statistiques, car il n’y a pas de grand projet de société visant à considérer les hommes comme des victimes de l’exploitation sexuelle et à les éradiquer à ce titre. Il n’y a pas autant de mesures policières qui visent directement les hommes, donc on ne les voit pas autant dans les statistiques, mais ils existent bel et bien dans notre milieu.
Les femmes autochtones...
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Mesdames, je vous remercie d'être avec nous aujourd'hui.
Tout à l'heure, j'ai essayé d'obtenir des représentants du ministère de la Justice un portrait de la situation, mais il était un peu difficile pour eux d'exprimer une opinion personnelle, ce que nous comprenons. J'imagine qu'avec vous, ce sera un peu plus facile d'avoir ce portrait, étant donné que vous êtes sur le terrain depuis l'adoption du projet de loi .
Est-ce que les trois objectifs principaux prévus par la Loi ont été atteints? Si c'est le cas, cela a-t-il eu des conséquences négatives?
Madame Wesley, vous avez parlé des conséquences négatives sur les femmes et les filles qui exercent la profession, par exemple. Pourriez-vous nous parler davantage de ces conséquences?
Il est important de noter que la protection n'est pas nécessairement l'objectif principal. On ne peut pas éradiquer le travail du sexe et protéger les personnes qui se prostituent en même temps, car ces deux objectifs entrent en contradiction.
Nous constatons que la criminalisation complique toutes les étapes du travail du sexe dans toutes les sphères de cette industrie. Une femme qui travaille dans la rue est considérée comme étant une criminelle, et elle peut être arrêtée si elle travaille près d'un parc, d'une école ou d'une garderie. Or ces endroits se trouvent un peu partout dans un milieu urbain. Elle peut aussi être arrêtée si elle bloque le trafic dans le cadre de son travail, et son client est lui aussi considéré comme étant un criminel.
Avant la mise en œuvre de cette loi, lorsqu'un client arrivait, on pouvait discuter avec le client pendant plusieurs minutes et regarder dans la voiture pour voir si c'était sécuritaire. On négociait un prix, un service, le port du condom, ainsi que l'endroit où on allait. Une fois qu'une entente était conclue, on entrait dans la voiture et on partait avec le client en se sentant en sécurité.
Maintenant, le client ne peut pas s'arrêter pendant cinq minutes pour discuter avec une personne qui se prostitue avant que celle-ci décide d'entrer dans la voiture. Il peut se faire arrêter simplement pour avoir eu cette conversation. Le simple fait de parler de l'utilisation du condom constitue un crime. La personne qui se prostitue doit donc monter très rapidement dans la voiture. Par conséquent, elle est complètement à la merci d'un homme qui conduit un véhicule, qui peut l'emmener où il veut et qui peut tout à coup négocier un autre prix ou un service différent.
Chez Stella, nous discutons souvent avec des femmes qui nous disent qu'un client les a fait monter dans son véhicule dans un quartier comme Hochelaga‑Maisonneuve, à Montréal, et qu'elles se sont retrouvées sur la Rive‑Sud de Montréal ou dans l'ouest de la ville. Évidemment, elles ne peuvent pas sauter d'un véhicule en mouvement. Cette loi crée toutes sortes de situations très dangereuses.
Prenons l'exemple d'une femme qui travaille en ligne et qui publie des annonces sur un site Web. D'abord, les sites Web ferment continuellement, et elle doit savoir utiliser la cryptomonnaie ou connaître d'autres façons de publier une annonce, ce qui n'est pas accessible pour beaucoup de femmes. Souvent, elle doit faire appel à d'autres personnes pour l'aider et elle prend des risques en ce qui touche sa vie privée.
Si le client essaie de communiquer avec elle, il commet un crime. C'est pour cette raison que les clients ne veulent pas donner leur vrai nom et qu'ils ne veulent pas non plus négocier la transaction en détail. Tout cela se fait donc au moyen de codes. Souvent, c'est une fois que le client a pris rendez-vous et qu'il rencontre la travailleuse du sexe en personne qu'il fait ses demandes et qu'il négocie un prix. Encore une fois, cela met la travailleuse dans une situation propice à la violence.
De plus, toutes les tierces parties sont considérées comme étant des criminels selon la Loi. Il existe des exceptions, mais il existe aussi des exceptions aux exceptions. Dans les faits, toute personne qui aide une personne qui se prostitue à travailler commet un crime. Cette personne doit se cacher de la police et doit se protéger. Par conséquent, cela n'encourage pas les personnes à se donner de bonnes conditions de travail. Au contraire, cela encourage les personnes qui emploient de moins bonnes pratiques à travailler dans l'industrie. Un employeur qui donne de bonnes conditions de travail ne voudra pas nécessairement être impliqué dans un crime. Cette situation favorise plusieurs formes d'exploitation.
On empêche les travailleuses du sexe de négocier de bonnes conditions de travail. Cette violence peut se manifester de toutes sortes de façons. Les tierces parties peuvent être des collègues de travail, le conducteur, le réceptionniste, le patron ou d'autres travailleuses du sexe. Le conjoint peut aussi être considéré comme quelqu'un qui aide la travailleuse du sexe à travailler, et non comme un conjoint.
Si la travailleuse du sexe est victime de violence conjugale, elle n'aura aucun accès aux ressources d'aide en cas de violence conjugale, car tout sera interprété sous l'angle du travail du sexe. Le conjoint peut la menacer de lui faire perdre la garde des enfants ou communiquer avec un organisme de protection de la jeunesse au sujet des enfants. Ces menaces sont souvent fructueuses.
Chez Stella, nous rencontrons beaucoup de femmes qui vivent dans la terreur totale parce qu'elles ont un ancien conjoint ou un conjoint actuel violent qui les menacent. Elles savent que, dans les faits, si ces hommes se retrouvent devant le tribunal de la famille et qu'ils affirment qu'elles commettent des crimes du fait qu'elles sont des travailleuses du sexe, elles vont probablement perdre la garde de leur enfant.
Cela enlève tous les outils qui permettraient aux travailleurs sociaux de la protection de la jeunesse, par exemple, d'aborder les vrais problèmes d'une famille afin que les enfants restent dans cette famille. Ils doivent se cacher derrière leur ordre professionnel, qui leur dit qu'ils ne peuvent pas venir en aide à des personnes qui commettent des crimes. Cela les empêche de travailler avec des travailleuses du sexe qui vivent des situations familiales difficiles et de les protéger.
On peut aussi parler du fait que les publicités ont été criminalisées et de l'effet dévastateur que cela a eu. Auparavant, beaucoup de femmes publiaient une annonce dans le Journal de Montréal, par exemple. C'était un processus très simple et peu coûteux. On écrivait un petit texte, on se rendait en personne au journal et on payait comptant, on publiait une annonce avec un numéro de téléphone. Or les journaux ont dû arrêter de publier ces annonces parce que c'est maintenant un crime, et les femmes doivent maintenant se tourner vers des annonces en ligne.
Ces femmes n'ont pas nécessairement de téléphone intelligent, ni d'accès à Internet, ni de carte de crédit qui leur permettrait de payer leurs annonces. On s'attend maintenant à ce qu'elles publient plus de photos et qu'elles communiquent davantage avec les clients. Vous pouvez imaginer la terreur de ces femmes, surtout celles qui sont dans la cinquantaine ou dans la soixantaine et qui faisaient la file dans notre local après la mise en œuvre de cette loi, car elles voulaient savoir comment faire tout cela. Elles venaient de perdre du jour au lendemain leur source de revenus et elles devaient trouver de nouvelles façons de travailler, qui pouvaient les mettre en grand danger.
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Oui, absolument. Lorsqu’il s’agit d’exploitation au travail, le concept d’exploitation dans un contexte professionnel n’est pas quelque chose qui appartient habituellement au Code criminel. C’est quelque chose qui appartient aux normes d’emploi, aux termes desquelles nous nous sommes donné, en tant que société, des recours en cas de mauvaises conditions de travail.
Or, les travailleuses du sexe n’ont pas accès à ces recours. Si notre patron refuse de nous payer, eh bien, il n’y a pas de tribunal auquel nous pouvons nous adresser pour corriger cela. Si notre lieu de travail n’est pas sécuritaire, il n’y a pas de comité de santé et sécurité au travail qui viendra nous aider à résoudre ce problème. Une grande partie de l’exploitation que nous subissons vient simplement du fait que nous n’avons pas accès à ces recours. Dans toutes les autres industries, lorsque des travailleurs ont été confrontés à de l'exploitation, la société a donné certains droits aux travailleurs comme moyen de mettre fin à cette exploitation.
Lorsque nous criminalisons une industrie, nous faisons de l’exploitation le paramètre par défaut de cette industrie. Le travailleur n’est pas protégé. Nous parlons de la dynamique du pouvoir. Beaucoup de personnes mentionnent la dynamique du pouvoir entre les travailleuses du sexe et les personnes qui les entourent. Ces dynamiques de pouvoir existent parce que nous n’avons pas de légitimité. Nous n’avons pas de droits. Nous n'avons personne à qui nous pouvons nous adresser. La seule chose qui existe et vers laquelle nous pouvons nous tourner, en théorie, c'est le droit pénal. Ce que dit le droit pénal, ce n’est pas qu'il y a une différence entre un bon et un mauvais patron, ou qu'il y a une différence entre un bon et un mauvais collègue; le droit pénal dit que tout cela est intrinsèquement de l’exploitation et intrinsèquement mauvais.
Cela signifie que si une personne travaille dans une agence d’escortes, par exemple, et que tout va bien, ses collègues commettent exactement le même crime qu’un patron qui bat ses employés, prend tout leur argent et fait toutes sortes d’autres choses. Ce que cela signifie, c’est que lorsque nous nous adressons à la police — vous n'avez qu'à regarder les données au sujet des accusations portées contre les gens —, très souvent, la seule accusation portée en sera une de proxénétisme, d’obtention d'un avantage matériel ou de publicité. Si ces accusations peuvent exister sans qu'il soit nécessaire de prouver l’exploitation, la violence ou tout autre acte répréhensible, que vise notre poursuite au juste? Dans l'industrie du sexe, le meilleur collègue commet le même crime que le pire. C’est illogique, évidemment, et cela incite les gens à nous exploiter.
Ensuite, il y a tous les autres types d’exploitation que nous subissons dans nos vies personnelles. Ce que vivent les travailleurs du sexe, et ce qui est souvent dépeint... On voit parfois des graphiques montrant des proxénètes qui exploitent leurs partenaires à la maison. C’est exactement le même schéma que dans toute situation de violence conjugale. Dans la violence conjugale, les agresseurs prennent le contrôle des finances de la famille. C’est une caractéristique de la violence conjugale qui s'applique aussi bien à une infirmière qu'à une travailleuse du sexe ou à toute autre personne.
Dans une situation de violence conjugale, l’agresseur va menacer la personne et peut-être la forcer à travailler plus qu’elle ne le souhaite et à faire toutes ces autres choses. Ce n’est pas différent pour les travailleuses du sexe. Ce qui est différent, cependant, c’est que nous avons une loi qui ne permet même pas que la violence conjugale fasse partie de la conversation, parce que nos partenaires ne sont même pas considérés comme nos partenaires. La loi va même jusqu’à tenter d’établir ce qui pourrait constituer une cohabitation légitime avec une travailleuse du sexe. Lorsque nous nous adressons à la police, au lieu d’être dirigées vers des services de lutte contre la violence conjugale, nous sommes dirigées vers des services anti-travail du sexe, à des services qui nous disent que nous devons arrêter de faire ce que nous faisons et qui essaient ensuite de nous convaincre que nous sommes en fait des victimes du travail du sexe et non de la violence.
Au‑delà du droit pénal, c’est aussi ce que nous constatons au chapitre des services communautaires. La grande majorité des refuges pour victimes de violence familiale au Canada souscrivent à une optique anti-travail du sexe, à une perspective prohibitionniste. Ils ne permettent pas à une personne qui travaille dans l’industrie du sexe d’accéder à leurs services. Chez Stella, nous voyons d’innombrables femmes qui, tentant d’échapper à la violence, s'adressent à la police et se retrouvent dans une situation où c'est le travail du sexe qui fera l’objet d’une enquête. Elles ne veulent pas de cela. Elles ne peuvent pas se rendre dans un refuge, car elles n’y sont pas les bienvenues. Elles doivent trouver elles-mêmes des solutions pour se sortir de cette situation.
Il est évident que si quelqu’un veut exploiter le travail de quelqu’un d’autre, il choisira quelqu’un qui exerce un travail qui se prête à cela; toute personne criminalisée fera une bonne cible. C’est pourquoi nous voyons aussi l’exploitation des sans-papiers. Toute personne dans notre société qui n’a pas de légitimité, qui n’a pas droit aux services ou qui ne peut pas se prévaloir des droits de la personne deviendra la cible de ceux qui souhaitent exploiter les autres. Nous croyons qu’il existe de nombreuses autres lois dans le Code criminel qui traitent de nombreux types de violence.
Je veux aussi parler de la traite des personnes, que quelqu’un a mentionnée plus tôt. D’après ce que j’ai compris, la traite des personnes n’entre pas dans le champ d’application de cette étude, et il y a cette tendance à faire l’amalgame entre la traite et le travail du sexe, à les utiliser de manière interchangeable ou à agir comme si tout le travail du sexe était de la traite. Il est très important de ne pas se prendre les pieds dans des conversations sur la traite des personnes.
Si nous décriminalisons le travail du sexe et abrogeons les dispositions de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation, les dispositions relatives à la traite des personnes resteraient en vigueur. Si quelque chose atteignait ce seuil, ces lois existeraient toujours. Dans notre milieu, elles sont utilisées de manière très discutable, mais, en fin de compte, elles existent toujours.
Nous n’avons pas besoin de criminaliser le travail du sexe pour criminaliser quelque chose que nous considérons comme de la traite.
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Je ne suis nullement une experte en statistiques, et je ne dispose d'aucune donnée pour étayer vos propos. J'aime aussi la passion de Mme Wesley pour son travail.
D'après ce que je comprends du projet de loi , en vertu de cette loi, les travailleuses du sexe ne font pas l'objet de poursuites. Dans ma ville, du moins, contrairement à ce que suggère Mme Wesley, nous ne ciblons pas le commerce du sexe et nous ne ciblons pas les travailleuses du sexe, et ce, depuis des années. Nous ciblons les auteurs de violence qui s'en prennent aux personnes les plus vulnérables, très souvent, des jeunes.
Ma question, si je puis me permettre, est la suivante: comment Mme Wesley suggère‑t‑elle de protéger les jeunes concernés si nous n'avons aucune loi contre les proxénètes et qu'ils n'ont pas atteint le seuil de la traite de personnes?
Dans notre ville, nous travaillons également avec les victimes ou avec les travailleuses du sexe, lorsqu'elles le souhaitent, pour leur fournir des ressources sûres. Nous ne les obligeons pas à témoigner comme nous le faisions il y a bien des années.
J'ai commencé à travailler dans ce domaine vers 2003, et je travaillais du côté de l'accusation — je crois que ma première expérience remonte à 2005 ou 2007. Nous n'avons pas pour habitude de forcer les personnes qui travaillent dans l'industrie du sexe à coopérer avec nous ou à témoigner.
Ma principale préoccupation par rapport à l'abrogation complète de cette loi serait de déterminer comment protéger les personnes qui ne sont pas visées par les lois sur la traite des personnes, les agressions sexuelles ou les agressions, mais qui sont simplement recrutées, car il n'existe aucune loi qui les protège.
Si une fille ou un garçon s'adresse au responsable des ressources de son école et lui dit: « Hé, cette fille dans mon foyer de groupe ou à l'école essaye vraiment de me recruter et j'ai besoin d'aide », quelle serait la loi applicable et comment pourrait‑on empêcher cette situation? Voilà ma réponse à cette question.
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Selon nous, il est préférable de procéder à la décriminalisation plutôt qu'à la légalisation.
La légalisation crée un petit cadre très strict, où le travail du sexe est légal, et il continue de faire en sorte que tous ceux qui n'entrent pas dans ce cadre soient considérés comme des criminels.
Notre objectif est évidemment de protéger d'abord et avant tout les femmes les plus marginalisées dans nos communautés. Il s'agit de celles qui travaillent dans des endroits informels, de celles qui ne se conforment pas aux règles très complexes ou de celles qui n'ont pas de permis de travail, et ainsi de suite.
Quant à la décriminalisation, elle permet de retirer entièrement le travail du sexe du champ criminel. De plus, la décriminalisation donne accès à toutes les autres protections auxquelles les autres travailleurs ont droit. Comme je l'ai mentionné tout à l'heure, il peut s'agir d'avoir accès aux normes du travail, à la Commission de la santé et de la sécurité du travail, ou CSST, au chômage ou à toutes les autres protections qui existent ailleurs.
L'Alliance canadienne pour la réforme des lois sur le travail du sexe inclut 25 groupes, partout au Canada. Nous avons tenu une consultation en profondeur, sur une période de 18 mois, auprès de l'ensemble des groupes formés par et pour les travailleuses du sexe au Canada.
Je suppose que ce document vous sera distribué. Il s'agit d'un document qui détaille non seulement ce qui se passe au niveau fédéral, mais également les questions sur lesquelles on devra se pencher en lien avec les champs de compétence provinciale. Les normes du travail, par exemple, relèvent évidemment des provinces.
Nous avons pensé à tout cela, et il s'agit d'un document très cohésif. La solution à la plupart des questions, c'est simplement de retirer toutes les règles propres au travail du sexe. Des règles liées à l'immigration doivent également être retirées. En effet, pour l'instant, toute personne qui n'a pas le statut de résident permanent et qui exerce le travail du sexe risque le renvoi du pays. Nous devons donc régler toutes ces questions.
J'aimerais revenir brièvement sur ce qui a été mentionné un peu plus tôt en ce qui a trait à la répression policière. Il y a des exemples très concrets de cette répression. La décriminalisation fait en sorte que ce genre de situation ne puisse plus survenir. À Montréal, il y a le programme RADAR. Par le truchement de ce programme, le Service de police de la Ville de Montréal demande au personnel hôtelier et aux chauffeurs de taxi de repérer les travailleuses du sexe et de les dénoncer. Cela a pour effet de créer un sentiment de terreur chez les travailleuses du sexe, puisqu'elles ne peuvent plus utiliser les hôtels en toute sécurité.
Dans le cas de certaines opérations policières, les policiers viennent sur le lieu de travail. Il n'est pas rare de voir 10, 20 ou 30 policiers détenir les femmes, leur demander de présenter une pièce d'identité et faire des vérifications. En 2019, il y a eu une opération policière particulièrement violente. Les policiers notaient tous les tatouages et les perçages corporels des femmes. On disait aux femmes que cela aiderait les policiers à procéder à l'identification de leur corps lorsqu'elles seraient retrouvées mortes. Faire peur aux travailleuses du sexe pour les convaincre de cesser de travailler est une technique américaine bien connue. Pouvez-vous imaginer l'effet d'une telle opération policière sur les travailleuses du sexe?
Ce sont là des exemples concrets. Même si les interventions policières ne se soldent pas nécessairement par l'arrestation de la travailleuse du sexe, cela crée un climat de terreur. Les conséquences sont énormes. De plus, il s'agit d'une grave violation des droits de la personne.
La décriminalisation ferait que les policiers n'auraient plus le pouvoir de harceler les travailleuses du sexe de différentes façons et d'envahir leurs milieux de travail.
En ce qui a trait à la protection, d'autres sections du Code criminel traitent précisément de la violence sous toutes ses formes.
Il y a eu certaines critiques exprimées par des femmes à l'égard du Code criminel et du système carcéral, car ce dernier ne répond pas bien à la violence envers les femmes. Toutes sortes de réformes peuvent être nécessaires à cet égard.
Les travailleuses du sexe veulent être incluses dans ces travaux. Elles ne veulent pas que des lois particulières interdisent le travail du sexe. La protection et la prohibition sont incompatibles. Ces deux éléments ne vont tout simplement pas ensemble. Il faudra éventuellement choisir ce que l'on préfère.
J'espère que cela répond à votre question.
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Effectivement, ce sont les femmes les plus marginalisées qui subissent le plus de conséquences. De plus, ce sont celles qui entretiennent les relations les plus antagonistes avec l'État et qui sont surreprésentées en prison.
Au Québec, environ 80 % des femmes incarcérées dans un établissement provincial ont une expérience du travail du sexe. Il s'agit souvent de femmes autochtones, de femmes transgenres et de femmes migrantes. C'est le plus souvent ces femmes qui sont ciblées par les policiers et par les agresseurs. En effet, ces deux groupes ont les mêmes façons de procéder pour cibler leurs victimes.
Selon nous, il faut voir tout cela sous l'angle de la décriminalisation.
Il ne s'agit pas de dire que la décriminalisation est nécessaire parce que certaines femmes ont choisi ce métier, un métier qu'elles adorent. Il s'agit plutôt de dire que la décriminalisation comporte des risques et des effets plus importants pour les personnes les plus marginalisées, que l'on parle des femmes en situation d'itinérance, des femmes qui utilisent des drogues ou des femmes en situation de pauvreté. La loi est très coloniale, et elle cible les femmes autochtones.
On sait notamment que, à Montréal...
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Je vous remercie, monsieur le président.
Madame Wesley, vous avez abordé brièvement le cas de Marylène Levesque tout à l'heure. L'an dernier, alors que je siégeais au Comité permanent de la sécurité publique et nationale, nous avons étudié ce malheureux cas. Il me semble que nous vous avions invitée à comparaître.
Vous avez parlé de la violence à laquelle sont exposées les travailleuses du sexe et vous avez dit que les policiers se concentraient beaucoup sur ce fait. C'est ce qui fait en sorte qu'elles hésitent à dénoncer, à porter plainte ou à porter des accusations. Selon vous, quelle pourrait être l'une des solutions à cela?
Faut‑il apporter des modifications à la législation ou faudrait‑il changer la mentalité des membres des forces de l'ordre quant à l'image des travailleuses du sexe?
Qu'en pensez‑vous, en quelques minutes?
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La première étape doit absolument être la décriminalisation, parce que, dans un contexte où les policiers ont pour mandat d'éradiquer l'industrie du sexe et se font dire par le Parlement du Canada que tout travail du sexe est une forme d'exploitation, il n'y a pas de place pour mettre sur pied quoi que ce soit de positif avec les policiers.
Une fois que la décriminalisation aura eu lieu et que l'on aura retiré aux policiers le mandat relatif à l'éradication, nous pourrons évidemment établir des relations qui seront peut‑être, un jour, plus positives avec les policiers. Il sera alors vraiment possible de distinguer les actes violents de ceux qui ne le sont pas, et de distinguer ce qui est d'ordre criminel et ce qui relève d'autres secteurs de l'appareil gouvernemental.
Pour l'instant, cela est impossible. On ne peut pas demander à un policier de simplement appliquer la loi en fonction de son discernement personnel. C'est ce que l'on voit maintenant. Évidemment, les policiers ne sont pas en train d'arrêter toutes les travailleuses du sexe, tous les clients et toutes les tierces parties. Cela serait absurde et nécessiterait des ressources extrêmes.
On ne peut pas avoir une loi qui permet aux policiers d'arrêter toutes ces personnes et ensuite demander à ces dernières de faire confiance aux policiers en espérant qu'ils auront recours à cette loi seulement dans les situations où elle est utile et où il y a de la violence. Il faut vraiment retirer aux policiers ce mandat. C'est là qu'on pourra voir si les choses changent.
Je pense qu'il ne faut pas non plus ignorer le fait que les relations entre les policiers et les communautés marginalisées, particulièrement les communautés autochtones et transgenres, sont antagonistes et qu'elles vont bien au‑delà de la loi criminalisant le travail du sexe.
À Montréal, les femmes autochtones sont 12 fois plus exposées au risque d'être interpellées par la police que les femmes blanches.
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Ce serait apprécié, oui.
On m'a coupé la parole chaque fois que j'ai essayé de parler des femmes autochtones, et je pense qu'il est très important de reconnaître qu'elles représentent un pourcentage considérable des femmes avec lesquelles nous travaillons chez Stella. Ce sont les femmes que nous retrouvons le plus souvent en prison et celles chez qui l'on voit le plus de décès. Nous organisons constamment des veillées pour des femmes atteintes de maladies évitables dont elles sont mortes parce qu'elles n'avaient pas accès aux soins de santé. Nous avons connu des situations dans lesquelles l'un de nos travailleurs d'approche dans la rue a appelé le 911 pour demander une ambulance pour une personne en situation d'urgence médicale. L'opérateur du 911 a demandé s'il s'agissait d'une femme autochtone et a envoyé la police à la place.
Certaines femmes sont actuellement portées disparues. Certaines se sont suicidées depuis que cette loi a été adoptée. Certaines femmes sont victimes d'une violence inouïe, et je pense qu'il est très important que nous nous demandions pourquoi, en tant que société, nous commençons à admettre que le système de justice pénale est colonial, raciste et violent envers les populations autochtones. Il fait partie d'un projet génocidaire à l'encontre des femmes autochtones, mais pour une raison ou une autre, nous pensons que, lorsqu'il s'agit du travail du sexe, les choses sont différentes et que, tout à coup, le système est efficace. Il ne l'est pas pour les femmes autochtones. Nous avons besoin de toutes sortes d'autres choses qui ne sont pas criminelles. Les femmes autochtones ont besoin de personnes autres que des agents de police dans leur vie, et nous devons mettre fin à ces échanges non désirés avec la police et à l'hostilité du système.
Je souhaite simplement que vous songiez au fait que, si nous nous engageons réellement, en tant que pays, à mettre fin au génocide des femmes autochtones, nous devons nous engager à faire en sorte qu'aucune femme autochtone ne soit prise pour cible par la police, que ce soit en tant que criminelle ou en tant que victime potentielle, sur la base du fait qu'elle offre des services sexuels contre de l'argent.
Si nous sommes indignés par le fait que certains membres de notre société vivent dans une pauvreté absolue, et doivent faire tout ce qu'ils peuvent pour survivre, alors nous devons nous attaquer à la pauvreté et à l'exclusion, et nous devons agir dans ces domaines. Il est inutile de criminaliser la pauvreté ou de criminaliser le fait d'être autochtone dans une ville éloignée de sa communauté. Ces situations ne devraient pas être des crimes, et cette loi est un moyen de criminaliser le fait d'être une femme autochtone, en particulier dans un contexte urbain.
S'il y a une chose à retenir de ce témoignage, c'est qu'il est possible de s'engager à mettre fin à la violence contre les femmes autochtones et de procéder à une analyse critique de la façon dont les femmes autochtones continuent à vendre des services sexuels, et à soutenir la décriminalisation. Ces éléments sont cohérents, et ils forment un tout.
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Nous ne sommes pas très convaincus par ce processus, car il ne permet pas d'examiner réellement les preuves et les données. Rien qu'au cours de mon bref témoignage ici, on m'a dit cinq fois que j'étais passionnée, ce qui revient à dire: « D'accord, on a compris. Vous êtes une travailleuse du sexe en colère qui a des émotions », et c'est une façon de ne pas prendre ce que je dis au sérieux, comme s'il ne s'agissait pas de preuves, mais d'opinions ou de sentiments.
Nous avons des milliers de pages de preuves et nous vous soumettrons des preuves, et j'attends de chacun d'entre vous qui avez nos vies entre vos mains, qui nous séparez de la possibilité de travailler sans être assassinées et d'élever nos enfants sans interférence de l'État, que vous lisiez réellement chaque page de ces preuves que nous vous enverrons et que vous arriviez à la conclusion que la seule solution raisonnable à ce stade est de décriminaliser le travail du sexe. C'est inévitable. Cela arrivera un jour, et nous nous souviendrons du moment où, dans notre pays, nous avons décidé qu'au lieu d'encourager les travailleuses du sexe qui avaient obtenu une victoire devant la Cour suprême, nous avons ignoré la Cour suprême et les avons punies pour s'être battues pour leurs droits. Nous nous souviendrons de ce moment comme de l'un des moments de l'Histoire mondiale où un gouvernement a ignoré de manière flagrante une décision de la Cour suprême en matière de droits de la personne. Vous avez le pouvoir dès maintenant de recommander l'abrogation de cette loi et de réparer les torts qu'elle a causés.
L'un des slogans utilisés par de nombreuses travailleuses du sexe est « seuls les droits peuvent mettre fin aux injustices ». Nous espérons donc qu'il en ressortira une recommandation claire en faveur des droits de la personne, et non pas que certaines personnes ne sont pas d'accord, ni que des recherches supplémentaires sont nécessaires. Les recherches ont été effectuées. Elles ont été publiées. Peu importe le nombre de personnes qui viennent vous dire qu'elles n'aiment pas le travail du sexe, qu'elles pensent que cette activité est condamnable et qu'elle relève de l'exploitation. Les personnes sont-elles lésées par cette loi? La réponse est oui. Nous avons un devoir. Nous avons une charte. Il est scandaleux qu'en 2022, nous soyons encore ici à défendre ce principe de base et à prétendre qu'il ne s'agit pas d'un argument entièrement moral et idéologique.
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Merci, madame Wesley. Je tiens simplement à dire que même si je ne suis pas président depuis longtemps, j'ai été membre de nombreux comités. Vous vous exprimez très bien et vous êtes très claire, précise et directe.
Je tiens à vous remercier, ainsi que Mme Botting, d'être venues aujourd'hui. Je vous garantis et vous assure que vos points de vue seront pris en compte dans ce rapport, et que des mesures seront prises sur-le-champ.
Je vous remercie. Vous pouvez maintenant vous retirer.
J'aimerais régler quelque chose rapidement.
Vous pouvez rester ou vous déconnecter, cela n'a pas d'importance.
Puis‑je avoir le consentement des députés pour proposer l'approbation du budget?
Des députés: Oui.
(La motion est adoptée.)
Le président: Nous allons maintenant lever la séance. À vendredi.
La séance est levée.