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JUST Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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Emblème de la Chambre des communes

Comité permanent de la justice et des droits de la personne


NUMÉRO 100 
l
1re SESSION 
l
42e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le jeudi 31 mai 2018

[Enregistrement électronique]

(1540)

[Traduction]

    La séance du Comité permanent de la justice et des droits de la personne est ouverte, et nous poursuivons notre étude sur la traite des personnes au Canada.
    Avant de présenter les témoins, je vous annonce qu'une de nos interprètes, Mme Carole Savard, prend sa retraite après 35 années de service.

[Français]

     J'aimerais donc remercier Mme Savard de tout le travail qu'elle a fait.
    Des députés: Bravo!
    Le président: Madame Savard, nous apprécions beaucoup ce que vous avez fait pour nous. Je vous souhaite une bonne retraite.

[Traduction]

    Permettez-moi maintenant de présenter les témoins. Nous allons commencer par les témoins qui participent par vidéoconférence. Pour les autres, nous allons suivre l'ordre du jour.
    Nous commençons par les témoignages par vidéoconférence parce que nous ne voulons absolument pas vous perdre à un moment donné et ne plus vous entendre.
    De Victoria, en Colombie-Britannique, nous recevons Mmes Sadie Forbes et Rachel Phillips, de la Peers Victoria Resources Society.
    Bienvenue.
    Dans la pièce, comparaissant à titre personnel, nous accueillons Mmes Julie Kaye, Emily van der Meulen et Ann De Shalit.
    Bienvenue à vous toutes. Nous allons écouter vos déclarations dans cet ordre.
    Ensuite, nous passerons aux représentantes de Thrive, Mmes Ellie Jones et Melendy Muise. Et nous avons Mmes Kathy Morgan et Jennisha Wilson, de Tungasuvvingat Inuit.
    Bienvenue à vous toutes.
    Si tout le monde est d'accord, nous allons commencer par les représentantes de Peers, Mmes Forbes et Phillips.
    Si vous le pouvez, veuillez nous présenter votre déclaration en huit minutes au maximum.
     Je m'appelle Rachel Phillips. Je suis la directrice des programmes de Peers Victoria. Je vais vous parler un peu de Peers, puis plus précisément de la violence sexualisée.
     Peers Victoria a ouvert ses portes en 1995. Nous nous trouvons sur le territoire des Songhees et d'Esquimalt. Environ 80 % des personnes que nous servons s'identifient comme étant des femmes, 15 % comme étant des hommes, et 3 % comme étant des transgenres, des altersexuels ou des bispirituels. L'âge moyen des gens que Peers sert se situe vers la fin de la trentaine. Un peu plus du tiers des clients s'identifient comme Autochtones.
     Le nombre de personnes auxquelles nous fournissons des services se situe entre 500 et 600 par année. Nous offrons une grande variété de programmes relatifs au logement, aux soins de santé et aux interventions de nuit, ainsi que des programmes s'adressant particulièrement aux agences et aux escortes indépendantes, aux hommes et aux Autochtones. Il nous faut une grande variété de programmes, car les personnes qui font appel à nos services sont très diverses et ont des préférences très différentes en matière de soutien.
    Comme le veulent nos valeurs, nous accordons la priorité à la rencontre des personnes là où elles se trouvent et à la réduction des méfaits. De plus, au sein de notre organisation, nous avons des personnes qui représentent divers secteurs de l'industrie du sexe — tant parmi les membres de notre personnel que parmi nos bénévoles.
    J'attire votre attention sur cette diversité afin de vous donner le contexte et, ainsi, de vous expliquer pourquoi il est fondamentalement problématique de croire que les dispositions du Code criminel visant la traite de personnes peuvent ou doivent s'appliquer de façon générale au travail ou au commerce du sexe. J'aimerais vous parler en détail de quelques enjeux essentiels.
    Les travailleuses du sexe ne pensent pas toutes qu'elles sont exploitées, et il arrive rarement qu'elles se disent victimes de traite. Par conséquent, il n'est pas valable d'un point de vue théorique ou par définition de voir ces principes de la même façon.
    Appliquer à tort les principes de la traite et de l'exploitation à l'industrie du sexe se traduit par l'incapacité de bien mesurer la prévalence de la traite de personnes, et cela mène à des problèmes au moment d'effectivement affecter les ressources publiques.
    Supposer — et c'est mon troisième point — que toute participation à l'industrie du sexe relève de l'exploitation ou peut-être de la traite de personnes mène au déploiement d'agents de police et d'autres autorités dans des secteurs du travail ou du commerce du sexe où il y a peu de coercition ou d'exploitation. L'application invasive de la loi à une population déjà marginalisée, les faibles taux de condamnation, la peur accrue que suscitent la police et les crimes non signalés ne sont que quelques-uns des effets négatifs de cela.
    Je vais maintenant porter mon attention sur le contexte particulier de Victoria, où nous travaillons avec des partenaires communautaires à lutter contre la violence sexualisée. Il est bien connu que la meilleure façon de s'attaquer à la violence entre conjoints, à la violence fondée sur le sexe et à la violence sexualisée est de respecter les perspectives de la victime. Les personnes le savent quand il y a eu violation de leur consentement, et elles ont besoin d'autonomie quand il s'agit de choisir les formes d'aide qu'elles souhaitent. Ce principe doit s'appliquer également à la violence subie dans le contexte de l'industrie du sexe.
     À Peers, nous recevons les signalements de personnes ayant subi des crimes, puis nous dressons et faisons circuler une liste noire des mauvais clients et des agresseurs. Cela se fait dans de nombreuses villes du Canada. Nous travaillons en particulier avec deux agents de liaison de la police de Victoria qui ont l'expérience de l'intervention auprès des travailleuses du sexe. Si une travailleuse du sexe accepte de parler d'un crime ou d'une autre préoccupation à un agent de liaison, elle va très rarement vouloir aller plus loin. Il est bien connu que les personnes, qui ont été victimes de violence sexualisée, risquent de subir d'autres préjudices dans le cadre du processus judiciaire. C'est la même chose pour les travailleuses du sexe, et souvent pire, en fait, parce que les travailleuses du sexe doivent faire face à l'insulte supplémentaire de ne pas pouvoir faire valider leur perspective ou de voir les renseignements qu'elles souhaitent garder privés être exposés publiquement.
    Nous sommes en mesure de faire ce travail de prévention de la violence et de réponse à la violence de concert avec la police, parce que la police locale n'applique pas largement les dispositions du Code criminel visant la prostitution depuis la fin des années 1990. Grâce à la non-application de dispositions du Code criminel et du respect de la perspective de la personne qui signale un crime, nous pouvons saisir des occasions de lutter contre la violence d'une façon plus ciblée et plus sûre.
    Mon but, en vous faisant part de cela, n'est pas de dire que lutter contre la violence sexualisée représente l'essentiel de notre travail, à Peers, ou de faire valoir que ce travail est unique à l'industrie du sexe; je dirais plutôt que la prévention de la violence est un des aspects de notre continuum de mesures de soutien, et que ce continuum comporte, comme éléments très importants, des services visant la réduction de la pauvreté et la sécurité du logement, l'accès à des soins de santé et l'accès à un soutien qui ne stigmatise pas les gens.
    Merci.
(1545)
    Je vous remercie infiniment.
     Je vous remercie de me donner l'occasion de prendre la parole.
    Je m'appelle Sadie Forbes, et je suis membre du conseil d'administration de Peers.
    Vous devriez entendre les personnes les plus touchées par la confusion, qui existe entre le travail du sexe et la traite de personnes: les travailleuses et travailleurs du sexe. Cependant — et c'est hypothétique —, si j'étais une travailleuse du sexe, je ne me sentirais pas à l'aise de le dire devant ce comité. À cause de la stigmatisation dont elles font l'objet, je sais que la plupart des travailleuses du sexe refuseraient de venir vous parler, étant donné que leurs noms et leurs déclarations deviendraient publics. J'aimerais que vous pensiez à la façon dont ce processus mène à l'exclusion des personnes que vous devriez le plus entendre, et je tiens à applaudir les braves personnes qui sont quand même venues témoigner des expériences qu'elles ont vécues dans ce domaine.
    Premièrement, le travail du sexe et la traite de personnes ne sont pas la même chose. Dire que toutes les personnes qui ont des relations sexuelles pour obtenir de l'argent sont victimes de traite est aussi ridicule que dire que les étudiants que mon père engage pour travailler à sa ferme l'été sont des victimes de traite. Oui, il se fait de la traite de personnes dans l'industrie du sexe et en agriculture. Attaquons-nous à cela. Nous avons besoin de solides mesures de protection pour tous les travailleurs.
    Confondre le travail du sexe, la traite de personnes et l'exploitation met les travailleuses du sexe en danger. La mauvaise utilisation très généralisée d'initiatives de lutte contre la traite de personnes viole le droit des travailleuses du sexe à des conditions de travail sûres. De nombreuses travailleuses du sexe se fient à des tiers, dans leur travail, pour communiquer avec leurs clients ou pour faire la publicité de leurs services. Les tiers peuvent être des agences d'escorte, des propriétaires ou gérants de salon de massage, des chauffeurs, des employés de sécurité, des adjoints administratifs, des partenaires intimes et des collègues. Quand on estime que tout travail du sexe correspond à de l'exploitation ou à de la traite, les tiers qui travaillent avec les travailleuses du sexe peuvent être identifiés à tort comme des trafiquants plutôt que comme des collègues, des employeurs ou des employés. Cette situation pousse les travailleuses du sexe à travailler dans l'isolement, ce qui n'est ni souhaitable ni sûr pour certaines personnes.
     Priver les travailleuses du sexe de leurs droits en matière de travail, c'est les mettre directement en danger. La prestation de services sexuels contre de l'argent n'est pas intrinsèquement violente. Quand une de mes amies consent à vendre des services sexuels, elle ne consent pas à subir de la violence. Cependant, les prédateurs savent que les travailleuses du sexe sont isolées et stigmatisées, et ils se font passer pour des clients afin de profiter de cela, comme nous l'avons constaté à maintes occasions.
    De nombreuses travailleuses du sexe voyagent pour le travail. Le travail peut amener mes amies dans d'autres municipalités ou provinces, ou même outremer. Beaucoup de gens voyagent dans le cadre de leur travail. Quand on confond le travail du sexe et la traite de personnes, et quand les mesures de lutte contre la traite sont appliquées trop généralement, les travailleuses du sexe peuvent elles-mêmes être accusées de s'adonner à la traite. C'est arrivé à une femme en Alaska, en 2013; elle a été accusée de traite de personnes pour avoir fait la publicité de ses propres services sur Craigslist. Traiter toutes les travailleuses du sexe comme des victimes réelles ou potentielles correspond à nier leur pouvoir, leur autonomie sexuelle et leur capacité de s'adonner au travail du sexe.
     Quand on fait une distinction claire entre le travail du sexe et la traite de personne à des fins sexuelles, les travailleuses du sexe peuvent choisir l'environnement de travail qui leur convient le mieux. Quand leur gouvernement respecte leur pouvoir et leur autonomie sexuelle, cela réduit la stigmatisation des travailleuses du sexe, les prédateurs ne les voient pas autant comme des victimes faciles, et s'il y a de la violence, elles peuvent se sentir à l'aise de le signaler à la police. De plus, la police peut utiliser ses ressources pour sévir contre les vrais prédateurs et ceux qui s'adonnent réellement à la traite de personnes.
    Merci.
(1550)
    Merci beaucoup.
    Je veux vous rassurer. Le Comité a fait une tournée pancanadienne et a rencontré des personnes en privé. Nous avons rencontré des dizaines de travailleuses du sexe et de groupes les représentant, notamment à Vancouver, tout près de chez vous. Nous comprenons cela.
    Merci. J'y étais, en fait.
    Nous comprenons ce problème, mais je vous remercie de l'avoir porté à notre attention.
    Nous passons maintenant à Mme Kaye.
    Je vous remercie de m'avoir invitée à prendre la parole devant vous. Je tiens à remercier les autres membres du groupe de témoins pour l'information qu'elles vous apportent.
    Ce que j'aimerais que vous reteniez aujourd'hui de ma recherche, c'est la complexité du contexte dans lequel nous vivons, et à l'intérieur de cela, la capacité manifeste des dispositions législatives d'empirer ou même de devenir le problème. Dans notre réflexion, il faut que nous sortions des sentiers très battus des interventions juridiques afin de nous attaquer aux problèmes sociaux complexes sans causer davantage de souffrances aux personnes touchées.
    Je sais que vous avez entendu des représentants d'autres groupes qui travaillent au front. Ils ont présenté des recommandations pratiques et d'ordre juridique à ce sujet, comme Swan, à Vancouver, Peers, que nous venons d'entendre, l'Alliance canadienne pour la réforme des lois sur le travail du sexe, Butterfly et Maggie's Toronto, entre autres.
    Ce que ma recherche met en lumière, c'est l'importance de certaines de ces recommandations dans un contexte où les dispositions législatives contre la traite de personnes et leur exécution par la tenue d'enquêtes et l'application de la loi amplifient les préjudices que les personnes qu'elles sont censées protéger subissent, et en particulier les femmes autochtones et racialisées, ainsi que les femmes au statut d'immigration précaire.
    Je vais me situer dans ce travail. Je suis une non-Autochtone, membre du peuple colonisateur, et je suis du territoire visé par le traité no 6. Je m'identifie comme étant membre du peuple colonisateur, et cela ne signifie pas simplement que je suis une non-Autochtone. Comme bien des non-Autochtones qui vivent au Canada, ma vie et mes relations familiales sont étroitement liées aux premiers peuples de ce pays, particulièrement en territoires cris et métis, tout en étant imprégnées d'une histoire coloniale. Être membre du peuple colonisateur, c'est principalement être une personne qui profite des privilèges acquis dans le sillage de la dépossession causée par la colonisation. Sur ce, je tiens à remercier les peuples autochtones du territoire que nous utilisons en tant qu'invités.
    Aujourd'hui, je vais appuyer mes propos sur la recherche qui m'a servi à écrire mon livre, Responding to Human Trafficking, publié par l'University of Toronto Press en 2017. Ma discussion repose, comme principale source de données, sur 56 entrevues ainsi que sur des groupes de discussion tenus à Calgary, Vancouver et Winnipeg. Je me suis adressée à des travailleurs de première ligne, des personnes qui ont été victimes de la traite, des personnes qui travaillent dans l'industrie du sexe, des représentants gouvernementaux, des représentants d'organismes non gouvernementaux, des représentants des forces de l'ordre — en gros, toute personne intervenant directement dans la lutte contre la traite de personnes ou touchée par les réponses mises en oeuvre pour lutter contre la traite de personnes.
    Je suis également une chercheuse communautaire. J'ai une responsabilité relationnelle envers les travailleuses du sexe qui travaillent à l'intérieur ou dans la rue, envers les divers groupes communautaires qui travaillent à réduire les méfaits, y compris les méfaits causés par les inégalités que la loi impose, ainsi qu'envers les familles et les regroupements liés aux femmes autochtones disparues ou assassinées, aux transgenres et aux bispirituels.
    Dans le cadre de ce travail engagé, nous explorons des stratégies d'intervention contre la violence qui misent sur la connaissance des personnes s'adonnant au commerce des services sexuels. Ce que j'espère, en vous parlant de cela aujourd'hui, c'est d'inviter une conversation sur les possibilités et les méfaits des mesures contre la violence, en particulier les stratégies de lutte contre la traite de personnes, dans un contexte de colonialisme de peuplement dont l'expression de la violence vécue au quotidien se poursuit.
    Mon travail, d'après ce que je vois, est un peu lié au gros problème dont personne n'ose parler, ou au gros problème sur lequel nous mettons tous le doigt. Nous pouvons en sentir ou en voir des éléments, mais nous avons de la difficulté à voir le portrait global. Le problème en question, c'est la lutte continuelle, l'attente, l'inconfort de vivre et l'élaboration de politiques dans un contexte de colonialisme de peuplement, ce qui englobe le patriarcat, le sexisme, le racisme, l'hétéronormativité, la discrimination fondée sur la capacité, l'âgisme, la peur des prostituées et la stigmatisation des personnes qui s'adonnent au travail du sexe. Trop souvent, la loi qui est censée protéger les personnes vulnérables renforce ces formes structurelles et systémiques d'inégalité.
    Comme Rita Dhamoon l'a souligné dans le contexte du colonialisme de peuplement, nous fonctionnons tous systématiquement, même si ce n'est pas intentionnel, à l'intérieur et en fonction d'une matrice de formes et de degrés interreliés de pénalités et de privilèges. Les dispositions législatives, visant à faire obstacle à la traite de personnes, et en particulier celles qui visent à lutter contre la prostitution, occupent en matière de méfaits une place très particulière dans cette matrice persistante de relations colonialistes qui perdurent. Je suis reconnaissante au Comité de son désir de faire le point sur ce que nous entendons par l'intervention contre la traite de personnes et les effets de cette intervention.
    Avec l'adoption du Plan d'action national de lutte contre la traite des personnes, des ressources ont été affectées spécialement aux interventions contre la traite de personnes. Une part importante de cela a été acheminée vers les initiatives axées sur la justice pénale. La traite de personnes est manifestement devenue une priorité politique importante pour les groupes de pression et les groupes d'intérêts aux perspectives diverses, mais je tiens à vous faire remarquer que les réponses trop enthousiastes à la traite de personnes ont donné lieu à des conséquences inattendues particulièrement néfastes. Trop souvent, de telles politiques émergent dans le sillage d'une histoire particulière ne laissant aucune place à l'existence d'autres expériences.
    Ce qui s'est passé avec les efforts pour contrer la traite de personnes est particulièrement marquant, précisément parce que cet enjeu a pu réunir toute une variété de programmes politiques contradictoires. Les politiques qui se fondent sur des descriptions de sauvetages, de besoins et d'interventions vont trop facilement unifier les convictions de nombreux groupes sociaux différents, et même opposés. Comme Jeffrey l'a dit, la traite de personnes est devenue un espace où « les hommes religieux de la droite se sont joints à la campagne des féministes radicales ».
(1555)
     L'une de mes romancières préférées, une Nigériane nommée Chimamanda Adichie, traite des dangers de l'histoire commune dans une de ses séances « TED Talks » qui est bien connue. Elle rappelle que présenter des récits complexes sous la forme d'histoires communes est particulièrement dangereux, car les histoires communes n'offrent aucune possibilité de sentiments dépassant la pitié — aucune possibilité d'un lien en tant qu'humains égaux. Elle ajoute qu'il est impossible de parler de l'histoire commune sans parler de pouvoir. La façon dont ces histoires sont relatées, les personnes qui les relatent, le moment choisi, le nombre d'histoires relatées... tout cela dépend du pouvoir. La conséquence de l'histoire commune, c'est qu'elle prive les gens de leur dignité.
    Les histoires sont importantes — les multiples histoires sont importantes. Les réponses que suscite l'effet d'entraînement, les réponses dictées par la politique ou les réponses motivées par les donateurs, devant la violence, continuent de reproduire les structures mêmes de la psyché qui sous-tend la violence pour commencer. Nous voyons des recommandations stratégiques préconisant des contrôles plus stricts à la frontière, le resserrement de la frontière, la criminalisation, la déportation et la surveillance de nos voisins et de nos collègues de travail. Nous voyons des appels à l'action pour mettre un frein à la traite des femmes autochtones comme un héritage de la colonisation qui ignore les conditions dans lesquelles les femmes autochtones vivent alors qu'elles doivent résister à la domination coloniale.
    Nous commençons à voir cela, alors que nous suivons le changement de direction des discussions sur les mesures de lutte contre la traite de personnes, passant d'une attention de portée internationale à nationale, puis interne.
    Comme vous le savez peut-être, les premiers cadres de lutte contre la traite de personnes se fondaient sur des images stéréotypées de la traite internationale de personnes. Les femmes victimes de la traite sont devenues perceptibles et n'ont été perçues que par rapport à l'esclavage sexuel et à la prostitution forcée. Compte tenu de cette perception, on estimait que les interventions axées sur la justice pénale et les descentes policières constituaient les mécanismes de réaction pertinents. Les restrictions aux déplacements étaient interprétées comme des stratégies de prévention nécessaires. Comme l'a déclaré un représentant des forces de l'ordre: « Je sais que personnellement, j'ai renvoyé de multiples dizaines de victimes de la traite; nous avons traité ces gens comme des contrevenants à la loi de l'immigration et nous les avons renvoyés. »
(1600)
    Il est important de noter ici que le responsable parle uniquement de cas qui s'inscrivent tout juste dans le cadre de la traite des personnes. Vous pouvez imaginer les conséquences pour ceux qui ne peuvent pas être placés dans des catégories aussi étroites de victimes.
    Lors de descentes contre la traite des personnes, comme celle particulièrement chaotique effectuée à Vancouver en 2006 où des travailleurs ont été menottés devant les caméras de télévision, la priorité était accordée à la sécurité. On a continué d'utiliser des approches, comme l'Operation Northern Spotlight. Malgré les premières critiques face à de tels efforts douloureux, le regard canadien sur la lutte contre la traite des personnes s'est élargi afin d'englober les préoccupations relatives à l'immigration et à la politique étrangère pour mettre l'accent sur la traite domestique ou interne des personnes dans le contexte colonial.
    Un défenseur de la lutte contre la traite des personnes définit ainsi cette réorientation:
Nous avons commencé à réorienter nos efforts, surtout en ce qui a trait à la traite internationale des personnes — les films, les enlèvements, vous comprenez, c'est bien présent, mais dans une plus grande et plus importante mesure, pour faire comprendre au public que la traite des personnes se produit dans leurs quartiers.
    Comme vous pouvez le constater, la traite domestique des personnes est formulée en fonction de concepts stéréotypés de la traite internationale des personnes. De ce point de vue, l'objectif était de contrecarrer l'apathie du système de justice pénale à l'égard des corps des femmes autochtones. Je dirais que le système de justice pénale a été très peu apathique à l'égard des femmes autochtones. La surreprésentation des femmes autochtones dans les pénitenciers canadiens le démontre clairement.
    Néanmoins, l'idée était qu'une optique sur la traite des personnes pourrait fragiliser les images coloniales qui représentaient les femmes et filles autochtones comme des criminels plutôt que des victimes. Au pays, l'étiquette de victimes associées à la traite des personnes a été soutenue par un mécanisme visant à déconstruire les concepts racistes et coloniaux relatifs aux femmes autochtones. Ces interprétations ignorent les formes coloniales de contrôle de l'État et la présence évidente de ces formes dans le rôle qu'a joué le Canada dans la violence contre les femmes autochtones et notre réaction face à cette violence. Les moyens utilisés pour la traite des personnes identifiées dans la définition du Protocole des Nations unies sur la traite des personnes sont les mêmes moyens qui ont été utilisés pour créer les États coloniaux.
    Tout comme d'autres pays colonisateurs, le Canada a été fondé sur le déplacement et le travail forcés, les bouleversements frauduleux, une violence sexualisée et diverses formes d'abus de pouvoir et d'exploitation légiférés grâce à Loi sur les Indiens et le droit canadien. Par exemple, l'abolition de certaines cérémonies autochtones était considérée nécessaire pour protéger les femmes autochtones, prévenir la prostitution et assurer la sauvegarde des colonies de l'homme blanc.
    Comme l'a souligné un travailleur de première ligne d'une organisation autochtone: « Les femmes autochtones ont été victimes de la traite des personnes dès le début de la colonisation. »
    Certains d'entre nous qui défendent la lutte contre la traite des personnes, nous croyons être exclus de la violence de la colonisation, souvent parce que nous nous attaquons aux séquelles de la colonisation, en mettant l'accent sur les sujets risqués comme étant l'objet de nos préoccupations, la lutte contre la traite des personnes naturalise et renforce la dépossession là où émergent les personnes vulnérables à la traite des personnes.
    Je vous demanderais de terminer, s'il vous plaît.
    D'accord. J'ai presque terminé.
    Le travailleur de première ligne poursuit en soulignant qu'elles sont vulnérables aux infractions associées à la traite des personnes. Il dit: « C'est très bien pour la criminalisation. Cela fait également partie de l'histoire. Cette criminalisation importante d'un groupe racialisé... Il n'est plus possible d'avoir quelqu'un pour nous sauver. »
    La criminalisation se produit parallèlement à la méfiance profonde qu'ont les femmes autochtones à l'égard du système de justice pénale. Les femmes et filles de l'industrie du sexe, notamment, disent avoir été victimes de propos désobligeants ou dégradants de la part d'agents de police et d'intervenants de la justice pénale.
    Il faut donc faire attention de ne pas adopter de politiques ou de réponses à la traite des personnes qui criminaliseraient davantage les femmes autochtones et racialisées ou qui reproduiraient les inégalités qu'elles ont vécues. Comme l'a souligné ma mentore, Patricia Monture, toutes les formes d'oppression qu'ont survécues les Autochtones découlaient du droit canadien.
    Comme c'est le cas dans le système juridique d'autres pays colonisateurs, l'industrie du sexe est un milieu où la colonisation est à la fois reproduite et tenace. Toutefois, les travailleuses du sexe sont particulièrement stigmatisées pour leur résistance à la violence coloniale et accusées de perpétuer la violence coloniale.
    En résumé, en réaction à la législation, notamment la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation, mais aussi aux définitions de l'exploitation, nous avons découvert que plutôt que de réduire la violence, la criminalisation reproduit une autre forme de violence coloniale perpétrée contre les femmes autochtones pour leur propre bien. Les femmes, femmes autochtones et femmes racialisées qui travaillent dans l'industrie du sexe au Canada sont victimes d'une violence réelle et disproportionnée et la majeure partie de cette violence découle des inégalités systémiques. Nous devons faire attention de ne pas créer d'autres inégalités en ajoutant à la loi d'autres formes de criminalisation.
(1605)
    Merci beaucoup.
    Nous entendrons maintenant Mme van der Meulen suivie de Mme De Shalit.
    Madame van der Meulen, vous avez la parole.
    Nous allons présenter ensemble. Donc, cela devrait vous faciliter la vie.
    Vous allez présenter ensemble. D'accord. Donc, allez-y, dans l'ordre que vous voudrez.
    Je vais commencer.
    J'aimerais d'abord remercier le Comité de nous avoir invitées à témoigner sur ce sujet si important. Je suis heureuse d'être ici. J'aimerais également faire écho aux propos de Julie et reconnaître la terre sur laquelle nous nous trouvons.
    Je suis professeure agrégée de criminologie à l'Université Ryerson. Depuis près de 15 ans, je concentre mes recherches sur le commerce du sexe et la traite des personnes. J'ai mené plusieurs études scientifiques empiriques et sociales sur le sujet. Mes conclusions confirment ce que vient de dire Julie, soit que les lois et politiques adoptées pour réduire les méfaits pour les personnes marginalisées de l'industrie du sexe entraînent souvent une augmentation de ces méfaits.
    J'ai également beaucoup participé de diverses façons aux travaux de groupes de travailleuses du sexe et d'organisations qui viennent en aide aux travailleuses du sexe. Je suis accompagnée d'Ann De Shalit, candidate au doctorat dans le programme d'études politiques de l'Université Ryerson. Elle mène actuellement des recherches sur la stratégie ontarienne pour mettre fin à la traite des personnes. Elle a également travaillé pendant plusieurs années avec des organisations non gouvernementales à divers dossiers liés à l'application de la loi en matière d'immigration et à l'accès aux services pour les immigrants non documentés. Ensemble, nous avons acquis notre expérience sur le terrain, dans les communautés, et à l'université.
    Au cours des derniers mois, vous avez accueilli plusieurs individus, organisations et agences qui ont fait des allégations sur l'ampleur de la traite des personnes au Canada. Parfois, ces allégations s'appuyaient sur des données policières ou des tribunaux, parfois sur le témoignage de témoins qui prétendaient avoir sauvé des centaines, parfois même des milliers de victimes de la traite des personnes.
    Certains estiment à des dizaines de milliers le nombre de femmes victimes de la traite des personnes au Canada ou que jusqu'à 70 % ou même 80 % des femmes dans le commerce du sexe sont exploitées ou victimes de la traite des personnes. Ann et moi ferons valoir qu'il est nécessaire de bien réfléchir à ce genre d'allégations. Il est important d'examiner en détail comment ces données ont été obtenues et la façon dont ces individus, organisations et agences définissent à la fois la traite des personnes et l'exploitation sexuelle.
    L'examen des définitions d'exploitation et de traite des personnes n'est pas un exercice purement académique. Ce n'est pas simplement conceptuel. Comme vous le savez, les différences au niveau des définitions ont des conséquences politiques énormes. Comme l'a également souligné Julie, elles peuvent entraîner des souffrances terribles pour les personnes que nous tentons d'aider et infléchir les priorités en matière de financement dans d'autres directions, notamment vers les cadres de droit, au détriment des approches fondées sur les droits de la personne.
    Actuellement, lorsque les médias, décideurs et autres font référence à la traite des personnes, ils font presque toujours et exclusivement référence aux cas d'exploitation signalés dans l'industrie du sexe. C'est généralisé. Même les témoignages entendus au Comité portaient presque exclusivement sur ce que l'on appelle communément la traite des personnes à des fins sexuelles. Dans ce contexte, on tend à se concentrer sur les femmes et filles autochtones ou ayant immigré. Cette optique limitée ne tient pas compte de la violence et de la coercition, de l'abus, de l'exploitation, de la migration forcée et de l'esclavage qui font rage dans divers secteurs, y compris le secteur agricole et le secteur manufacturier. Cela se produit également dans les foyers canadiens avec les employés domestiques, y compris parfois des femmes qui sont ici grâce à un visa de travailleur étranger temporaire.
    Il est également préoccupant de voir que pendant que la traite des personnes est de plus en plus définie selon des termes très étroits, c'est-à-dire comme la traite des personnes à des fins sexuelles ou simplement l'exploitation sexuelle, les ONG et organismes d'État élargissent simultanément leur interprétation ou compréhension de ce qui constitue l'exploitation sexuelle. De plus en plus d'activités, de types de travaux et même de relations dans le commerce du sexe sont définis comme étant exploiteurs et donc considérés comme une preuve de la traite des personnes. En outre, de plus en plus de personnes qui ne s'identifient pas comme étant des victimes de la traite des personnes se font automatiquement étiqueter comme victimes par les autorités policières ou ONG ou on les force à s'identifier ainsi.
    Par exemple, comme c'est le cas pour bon nombre de travailleurs dans d'autres domaines, de nombreuses travailleuses du sexe ont un gestionnaire ou superviseur ou quelqu'un qui influence leur travail, par exemple, quelqu'un qui organise leur horaire, qui fait leur publicité, qui réserve les chambres d'hôtel, ou qui organise le transport, notamment. Toutefois, puisqu'une tierce partie participe à ces activités, certaines organisations ou autorités policières considéreront automatiquement que la travailleuse du sexe est victime d'exploitation sexuelle, et donc victime de traite des personnes. C'est particulièrement le cas lorsque la travailleuse du sexe est autochtone ou qu'elle a immigré.
    Concernant notamment les travailleuses du sexe ayant immigré, nous remarquons que lorsqu'elles se font arrêter à leur lieu de travail dans le cadre d'une descente pour lutter contre la traite des personnes, elles ont essentiellement deux options: soit elles s'identifient comme victimes de la traite des personnes et courent la chance de se voir accorder un permis de résidence temporaire, soit elles ne s'identifient pas comme une victime de la traite des personnes, se font accusées au criminel et risquent d'être expulsées. Compte tenu de ces options, bien entendu, bon nombre diront qu'elles sont victimes de la traite des personnes. Toutefois, même celles qui soutiennent ne pas être victimes de la traite des personnes se feront quand même accoler cette étiquette par les autorités policières sous prétexte que la victime a tout simplement peur de l'admettre, qu'elle protège son trafiquant ou qu'elle ne comprend tout simplement pas sa propre victimisation. Par exemple, un dépliant de Crime Stoppers sur la traite des personnes souligne qu'une des meilleures façons d'identifier une victime de la traite des personnes, c'est que la personne en question ne s'identifie pas comme étant une victime de la traite des personnes.
(1610)
    Il n'y a absolument aucune façon pour les femmes marginalisées de se sortir de ce cercle vicieux. Certaines sont victimes de violence ou de coercition ou ont des conditions de travail problématiques, mais ce n'est pas toujours le cas. Le fait de les définir comme étant des victimes de la traite des personnes ou de les forcer à s'identifier de la sorte non seulement entraîne une hausse des statistiques sur la traite des personnes, mais cela mène également à des interventions non sollicitées de la part de l'État, des autorités policières ou de la sécurité frontalière, ce qui peut causer des méfaits ou entraîner des violations des droits de la personne.
    Comme des pairs l'ont déjà souligné, ce regroupement de la traite des personnes, de l'exploitation sexuelle et du commerce du sexe se fait en partie parce que les gens ne comprennent pas comment le travail est structuré dans l'industrie du sexe ou parce qu'ils s'opposent à la commercialisation des services sexuels pour des raisons morales ou politiques. D'autres témoins ont laissé entendre qu'il était justifié d'accorder trop d'importance à la traite des personnes à des fins sexuelles, puisque la majorité des infractions ou des procès associés à la traite des personnes concerne effectivement l'exploitation sexuelle.
    Nous soutenons que cette position s'appuie de façon disproportionnée sur les priorités des autorités policières et d'immigration. Les agents de l'État ciblent certains types d'activités et certaines personnes, souvent parce que la lutte contre le commerce du sexe est à l'ordre du jour, tout en négligeant d'autres activités et d'autres personnes. Cela entraîne une augmentation des statistiques sur le nombre de victimes de la traite des personnes et mène à une compréhension gauchie et à des politiques mal orientées, ce qui peut faire du tort à toutes les travailleuses du sexe, qu'elles soient ou non victimes d'exploitation.
    Les problèmes liés aux définitions et les statistiques gonflées ont également un impact au niveau communautaire, comme vous le dira Ann, notamment pour les organisations financées par la province pour mettre en place des programmes de lutte contre la traite des personnes.
    En Ontario, la plupart des organisations financées par le ministère des Services sociaux et communautaires pour mener des activités de lutte contre la traite des personnes se concentrent principalement sur l'exploitation sexuelle. Elles offrent des services importants, comme l'hébergement, du soutien en santé mentale, des conseils juridiques, des occasions d'emplois et de l'éducation. Souvent, ces organisations, qui servent des populations marginalisées, surtout des femmes et filles victimes d'agressions ou de violences sexuelles, manquent cruellement de ressources. Lorsqu'elles reçoivent des millions de dollars du gouvernement pour la lutte contre la traite des personnes, ces organisations restructurent leurs priorités et approches.
    Les premiers résultats de mes recherches montrent que pour que le mandat de financement du gouvernement satisfasse leurs besoins et l'inverse, les organisations doivent redéfinir certains de leurs clients existants ou nouveaux clients qui sont souvent victimes d'une forme d'exploitation, de violence ou de coercition ou redéfinir leurs programmes comme étant des services axés sur la traite des personnes. Cela se fait souvent dans le but d'élargir le soutien au-delà de ce qui était possible avant le financement. Toutefois, cela gonfle également l'ampleur de la traite des personnes au Canada.
    Par exemple, une organisation, qui n'est pas une organisation autochtone, a dit: « Nous offrons nos services à toutes les femmes autochtones. Nous avons dit au ministère qu'il doit nous laisser adapter la définition en fonction de nos besoins. Nous sommes conscients que les femmes autochtones constituent une population à haut risque et que les femmes sans abri constituent une population à risque. Donc, nous considérons toute femme autochtone qui se présente à notre maison de refuge comme étant à risque d'être victime de la traite des personnes ou d'exploitation sexuelle. Ces femmes ne sont pas transportées d'un hôtel à l'autre, mais elles sont sexuellement exploitées d'un divan à l'autre. Donc, en ce qui nous concerne, c'est la définition qui cadre avec nos besoins. »
    Je tiens à être claire sur une chose. Mes recherches démontrent que la plupart des organisations ne refusent pas d'offrir leurs services, à quiconque qui ne s'identifie pas comme une victime de la traite des personnes, mais elles leur apposeront cette étiquette dans leurs rapports de financement et à d'autres fins, comme pour le matériel éducatif et promotionnel. Comme l'a souligné une organisation: « Nous ne demandons pas aux femmes de s'identifier comme étant victimes de la traite des personnes. C'est intimidant pour quelqu'un de s'apposer une telle étiquette. Nous allons soutenir toutes les femmes en partant de la prémisse qu'elles sont à risque d'être victimes de la traite des personnes, si ce n'est pas déjà le cas. »
    Un fournisseur de services a même dit: « De nos jours, toutes les jeunes filles sont à risque. Toutes les femmes sont à risque, car elles veulent toutes que quelqu'un les aime et s'occupe d'elles, ce qui les rend vulnérables. »
    On peut donc voir comment la définition de « victimes de la traite des personnes » est élaborée et renforcée sur le plan social et politique en fonction des priorités de financement. Il y a des exceptions à la règle et ce n'est certainement pas toutes les organisations financées par le gouvernement qui apposent de façon irresponsable l'étiquette de victimes de la traite des personnes. Mais, de façon générale, mes recherches montrent que pour les organismes en manque de fonds, la possibilité d'obtenir des fonds supplémentaires ou une subvention supplémentaire peut être très attirante, et avec raison, surtout si ces ressources supplémentaires signifient qu'ils pourront continuer à offrir leurs programmes ou ajouter du personnel. Cela devient un problème cyclique. Les organisations reçoivent du financement, ce qui leur permet de continuer à faire leur travail si important, mais pour obtenir ces fonds, sur le plan bureaucratique, ils doivent définir leurs clients comme étant des victimes de la traite des personnes. Cela permet aux bailleurs de fonds gouvernementaux de fournir des données organisationnelles qui montrent un taux de réussite élevé quant au nombre de victimes de la traite des personnes qu'ils aident. Les bailleurs de fonds sont alors plus susceptibles de continuer à affecter des ressources à ces organisations. Ces chiffres entraînent ensuite une augmentation des ressources policières et un élargissement de la criminalisation, situation qui entraîne ses propres incidences négatives, comme d'autres vous l'ont souligné aujourd'hui.
    Merci.
(1615)
    Merci beaucoup.
    Nous entendrons maintenant la représentante de Thrive.
    Merci de me donner l'occasion de discuter avec vous aujourd'hui.
    Je suis Melendy Muise, spécialiste en soutien pour CASEY, la Coalition Against the Sexual Exploitation of Youth. Je suis également une survivante de la traite des personnes à des fins sexuelles lorsque j'étais une jeune adolescente.
    Nous menons actuellement des campagnes de sensibilisation sur la traite des personnes au pays, avec des affiches et d'autres médias où l'on peut voir des femmes et des enfants dans des cages, des femmes attachées à des lits ou des images de conteneurs remplis de femmes et d'enfants. Malheureusement, ces images ne représentent pas la réalité des victimes de la traite des personnes. La majorité des victimes de la traite des personnes ne se considèrent pas comme étant des victimes, car elles n'ont pas été kidnappées ou envoyées dans un pays étranger dans un conteneur d'expédition. La grande majorité de la traite des personnes, comme nous la connaissons, se fait au pays. Les gens me demandent toujours à quoi ressemble la traite des personnes au Canada et ils ne comprennent pas trop lorsque je leur dis qu'elle ne ressemble pas du tout à ce que ces messages véhiculent. Les messages que nous transmettons aux gens et aux membres du public, en général, doivent être clairs et refléter la réalité en ce qui concerne la traite des personnes au Canada pour qu'ils puissent mieux savoir comment cibler les cas de traite des personnes et se protéger et protéger les autres contre ce phénomène.
    Nous ne pouvons pas comprendre pleinement le problème sans regarder la demande. Nous devons examiner les profils des hommes qui achètent des services sexuels. En 2014, il y avait un programme pour les délinquants de la prostitution à Edmonton. Ce programme et d'autres projets se sont révélés efficaces pour lutter contre l'exploitation sexuelle. Le programme était exécuté quatre à sept fois par année, pour une durée de huit heures. Les accusations portées contre les participants pouvaient être retirées. Ils ne devaient pas avoir d'antécédents de violence. On leur fournissait des renseignements sur les lois, les ITS et les relations saines. Ils ont entendu les histoires de trois survivants et de membres de leur communauté qui ont été victimes d'exploitation sexuelle.
    Voici les résultats d'un groupe de 20 délinquants: une diminution de 3 % du taux de récidive; 18 hommes sur les 20 n'ont jamais acheté de services sexuels à nouveau; 70 % des hommes ont déclaré avoir des comportements qui les concernaient; 29 % savaient qu'ils contrevenaient à la loi; 12 % ont admis avoir acheté des services sexuels dans le passé. Les résultats nous révèlent que bon nombre de ces hommes ont peut-être participé au programme pour éviter d'avoir des accusations liées au commerce du sexe dans leur casier judiciaire. Ils nous révèlent également qu'une fois qu'ils connaissaient la réalité des gens, qui ont vécu ces expériences et ont pris conscience de leurs comportements, qui ont contribué à la nécessité d'acheter des services sexuels, ils n'ont pas ressenti le besoin d'en acheter à nouveau.
    Comment pouvons-nous prévenir la traite des personnes? Nous devons discuter des facteurs, qui augmentent les risques chez une personne, notamment les agressions sexuelles durant l'enfance, l'itinérance, les fugues, la toxicomanie et la pauvreté. Ce qui est intéressant à propos de ces facteurs, c'est qu'ils augmentent la probabilité qu'une personne achète des services sexuels ou se livre à la traite des personnes. Si nous nous améliorons pour nous attaquer aux vulnérabilités et aux causes fondamentales des trois parties en cause, nous commencerons à voir une baisse de l'exploitation et de la traite des personnes.
    Plusieurs rapports que j'ai lus font état que les taux de SSPT sont plus élevés chez les survivants de la traite des personnes que chez les anciens combattants. Cela devrait mettre les choses en perspective. Le mouvement en faveur du commerce du sexe ne reconnaît pas que les préjudices sont graves et ont des répercussions importantes pour les victimes et les survivants. Souvent, le mouvement en faveur du commerce du sexe niera que les expériences des survivants sont réelles et que ces cas ne concernent que quelques-uns d'entre nous. Par ailleurs, les survivants ne nient pas que des gens choisissent de travailler dans l'industrie du sexe. Nous comprenons parfaitement les raisons et les réalités sous-jacentes à ce choix. Nous n'avons qu'à examiner les traumatismes subis pour voir comment les gens n'ont pratiquement pas de choix.
    L'idée que l'on met de l'avant, selon laquelle la police n'est pas sécuritaire et que les gens ne font pas de signalement de peur d'être arrêtés, ne correspond pas à la réalité. Plutôt que d'aller de l'avant et de favoriser de meilleures relations avec la police, les tribunaux et autres, le mouvement en faveur du commerce du sexe continue de renforcer l'idée selon laquelle on ne peut pas faire confiance à la police et que nous serons jetés en prison si nous nous adressons à la police, et que si nous signalons que nous craignons pour la sécurité d'une personne ou qu'elle a été battue ou violée par un client ou un individu qui s'adonne à la traite des personnes, nous ne recevrons pas d'aide. Si autant d'énergie et de ressources étaient consacrées à fournir une pratique qui tient compte des traumatismes à tous les organismes d'application de la loi, juges et avocats, nous pourrions voir un réel changement dans la façon dont les victimes demandent de l'aide.
    L'éducation est essentielle. Si nous avons une mauvaise interaction dans le système qui est conçu pour nous aider, nous pouvons choisir de gérer cette situation de manière constructive. Nous ne nourrissons pas les craintes des gens pour faire avancer notre programme. J'ai eu des expériences négatives et positives avec le système d'application de la loi et le système judiciaire. J'utilise les deux maintenant pour aider à éduquer les gens quant à la façon dont nous pouvons mieux aider les victimes de la traite des personnes. À moins de travailler à réparer ces relations brisées, aucune modification à une loi ou à une politique ne sera utile.
    Les tactiques du mouvement en faveur du commerce du sexe visent à maintenir une certaine ambiguïté entourant ces questions. Trop souvent, il lance un message clair et concis et relie tout ensemble, si bien qu'il est difficile de croire que le message est nuisible. Nous entendons ensuite les histoires de survivants, et leurs histoires sont pénibles à entendre. Les expériences qu'ils nous racontent nous donnent envie de quitter la salle ou nous mettent très mal à l'aise. Nous commençons à prêter une sourde oreille à leur douleur et à leur souffrance, parce que c'est trop lourd. Leurs histoires peuvent même vous ramener à vos propres expériences. Les gens finiront par se sentir mieux à propos de la douleur et de la souffrance des survivants s'ils croient que nous représentons la minorité et que la majorité a fait un choix. En tant que survivante, j'estime que nous faisons des progrès grâce à ces démarches. C'est quelque chose que nous pouvons faire pour lutter contre la traite des personnes.
(1620)
    Réfléchissez un instant et essayez de ne pas faire en sorte que l'on se sente bien à l'égard des sévices et des traumatismes que subissent les femmes et les enfants dans le commerce du sexe. Les préjugés à l'égard des gens dans le commerce du sexe, le manque de soins de santé adéquats, la pauvreté et l'itinérance ne sont pas des expériences faciles à vivre, mais elles ne sont pas la cause d'assassinats, de sévices corporels ou de viols dans le commerce du sexe. Les hommes, qui achètent des services sexuels, commettent ces actes. Il n'y a pas d'outil de détection pour écarter ces gens. Il n'y a aucune mesure de sécurité pour prévenir ces actes. S'il y en avait, pourquoi n'aurions-nous pas déjà appliqué ces mesures dans tous les aspects de la vie qu'une femme doit endurer pour éviter qu'elle se fasse tuer ou violer?
    Lorsque vous pensez aux survivants, qui participent aux démarches à tous les niveaux, vous devez savoir que rien ne peut être accompli sans nous. On pense que des gens nous exploiteront ou nous feront du mal à nouveau si on nous demande de raconter nos expériences. Il y a une différence entre le caractère symbolique des gens qui ont vécu ces expériences et le fait de nous consulter sur les travaux qui sont menés. Il y a des choses que vous apprendrez en travaillant avec ces survivants que vous n'apprendrez jamais à l'école ou dans une formation en cours d'emploi. On m'a dit, à maintes reprises, que les salles ne sont pas sécuritaires pour les gens qui ont vécu ces expériences, que nous ne pouvons pas faire preuve de professionnalisme pour une raison quelconque, que les auditoires sont incapables d'entendre nos expériences.
    J'ai vécu les pires expériences lorsque j'étais victime de la traite des personnes, souvent plusieurs fois par nuit. Je me suis gardée en vie. Si vous me dites que je ne peux pas tolérer des conversations difficiles ou d'autres à la table, vous minimisez mes capacités et m'enlevez l'occasion d'apprendre. Je fais ce travail depuis plus de 10 ans. Un exposé, une conversation ou une formation n'ont jamais été aussi traumatisants que ce que j'ai vécu lorsque j'étais victime de la traite des personnes. Est-il déjà arrivé que je trouve ces conversations difficiles et que je veuille abandonner? Certainement. Cependant, en tant que survivants, nous avons des capacités assez incroyables, et lorsque nous sommes encadrés, nous pouvons être un atout inestimable pour n'importe quel organisme qui effectue ce genre de travail. Si vous pouvez nous aider à travailler ensemble, à tirer parti de nos forces respectives et à surmonter nos difficultés, vous serez étonnés de ce que vous pourrez apprendre de nous.
    Il y a quelques mois, CBC m'a demandé de participer à une série qu'elle produisait sur l'exploitation sexuelle. CBC voulait que je raconte une partie de mon histoire et du travail que je fais actuellement. Lorsque je me suis assise avec la journaliste, elle a commencé à parler d'une entrevue qui avait été menée 25 ans plus tôt avec une jeune fille qui avait été victime d'exploitation et dont le proxénète avait été arrêté et condamné. Pendant qu'elle parlait de cette entrevue, je me suis rendu compte qu'elle parlait de moi.
    Le dernier jour où j'ai eu à témoigner en cour contre mon proxénète au début des années 1990, un journaliste m'a interviewée. La journaliste m'a offert de visionner cette entrevue que j'avais faite à l'époque pour pouvoir l'utiliser pour la série. Vingt-cinq ans plus tard, je me voyais à 18 ans parler de ce qui m'était arrivé. L'une des questions que le journaliste à l'époque m'a posées était, « Pourquoi es-tu restée avec lui aussi longtemps? » La réponse que j'ai fournie était inattendue pour la femme de 42 ans que je suis aujourd'hui. J'ai répondu que « Je voulais seulement qu'il m'aime. »
    Aujourd'hui, je connais et dénonce le niveau de violence, la manipulation, le contrôle qu'il exerçait sur moi, la façon dont il satisfaisait à tous mes besoins, la façon dont il entrait dans un bar et me disait que j'avais les plus beaux yeux qu'il n'avait jamais vus, et je pensais instantanément qu'il m'aimait. Lorsque vous demandez pourquoi les gens ne quittent pas le milieu, pourquoi nous y retournons à plusieurs reprises lorsque vous croyez nous avoir sauvés, ou comment une personne peut nous amener à faire ce que nous faisons, je vous prie de garder en mémoire ce que je m'apprête à vous dire. Ce n'est pas un choix. Nous n'avons justement pas de choix; nous cherchons désespérément à appartenir à un groupe, et un individu profite de ces vulnérabilités pour en tirer des gains. C'est la traite des personnes.
    Merci.
(1625)
    Merci de m'accorder du temps pour m'adresser à vous. Je veux vous parler brièvement de Thrive et de Blue Door.
    Thrive est l'organisation-cadre dont relève Blue Door. Nous effectuons des interventions dans les rues, fournissons un service d'échange de seringues et offrons un programme d'éducation pour les jeunes qui n'ont pas terminé l'école et de nombreux autres services en matière de logement et de santé mentale.
    Blue Door est l'un de nos programmes. C'est un programme pour aider les gens à quitter le commerce du sexe. Ces programmes sont différents dans l'ensemble du pays, si bien que je peux seulement discuter de notre expérience actuelle avec le modèle que nous utilisons.
    Je pense qu'il est très important de souligner que chez Thrive, nous comprenons que l'enjeu du commerce du sexe et de l'abandon du commerce du sexe peut être complexe et très différent d'une personne à l'autre. Chez Blue Door, les participants n'ont seulement besoin d'avoir la volonté de changer leur vie. Ils y participent de façon volontaire et ne sont pas aiguillés par un professionnel. Ce sont des gens qui choisissent de ne plus gagner de l'argent de cette manière.
    Les participants au programme Blue Door se livrent à toutes sortes d'activités du commerce du sexe. Certains ne travaillent plus dans le commerce du sexe et d'autres jonglent entre la nécessité de travailler dans le commerce du sexe et leur volonté de changer de vie.
    Il est important d'insister sur le fait qu'au programme Blue Door, nous comprenons que les choix ne sont pas effectués en vase clos, mais plutôt au sein de la communauté et selon la situation et les expériences de la personne. Un choix, qui est fait en raison de difficultés financières et d'inégalités sociales, doit être considéré comme étant un choix que la personne a été contrainte de faire.
    Cependant, il y a un thème récurrent, qui s'applique à tous les participants à notre programme. Les gens du programme Blue Door souffrent de traumatismes. Les gens âgés de plus de 18 ans dans le programme ont tous été préparés et exploités avant leur 18e anniversaire. Certains parlent très ouvertement du commerce du sexe comme étant un choix et une forme d'exploitation, en précisant que ce sont deux situations distinctes.
    Ce qui est clair, c'est que le risque d'exploitation est beaucoup plus élevé lorsque l'on tient compte de facteurs liés à la pauvreté, à la santé mentale et à la toxicomanie. L'éclatement de la famille et l'absence de lien ou le manque d'appartenance font augmenter ce risque. La demande, au sein du commerce du sexe pour des jeunes femmes plus particulièrement, présente des risques élevés pour les adolescentes qui sont préparées et leurrées par des hommes qui se présentent comme étant leur petit ami ou qui font figure de père et par des femmes qui se disent être comme leur soeur ou un membre de leur famille.
    En reconnaissant que les gens qui se livrent au commerce du sexe sont contraints de faire ces choix, Blue Door met l'accent sur la nécessité de créer une communauté et des liens. Des mesures de soutien concrètes pour les participants ont été mises en place pour élargir les options qui sont à la disposition des gens qui font appel à Blue Door. Citons notamment des thérapies, des activités de groupe, de la sensibilisation et du counselling en emploi.
    Les gens qui font appel à Blue Door peuvent choisir le niveau de soutien dont ils ont besoin. Nous avons aidé des femmes à obtenir leur diplôme d'études secondaires, à s'inscrire à des programmes d'enseignement postsecondaire, à accéder à du counselling, à traiter avec les services de protection de l'enfance, à trouver un logement, etc. Les gens peuvent participer à tous les groupes ou choisir de ne participer à aucun. Nous mettons l'accent sur les besoins de la personne, et non pas sur ce que nous, en tant que programme, pensons qu'elle a besoin. Nous ne croyons pas que les gens doivent être sauvés. Nous croyons qu'ils doivent être entendus et soutenus.
    Nous ne pouvons pas espérer changer la réalité de l'exploitation des gens si nous ne corrigeons pas les importantes inégalités systémiques dans notre société. Les systèmes doivent faire un meilleur travail pour protéger les enfants, veiller à ce que l'éducation soit un droit dont tous les gens peuvent se prévaloir et reconnaître que la vente de corps d'enfants est une forme d'abus envers les enfants. Ce n'est pas du travail du sexe par des adolescents.
    En travaillant avec des victimes d'exploitation et des exploiteurs, nous en sommes venus à comprendre que les parcours qui mènent aux expériences des deux ne sont pas si différents. Ceux qui exploitent d'autres personnes ont souvent été confrontés à des inégalités sur une longue période dans les systèmes d'éducation et de justice, à la pauvreté systémique et à un manque d'accès aux ressources.
    L'une des parties les plus stressantes de ce travail, curieusement, n'est pas le soutien aux survivants. C'est la corde raide sur le plan politique sur laquelle nous devons marcher pour essayer de respecter les expériences et les opinions des gens dans le commerce du sexe. Le débat entre la légalisation et la décriminalisation pour les vendeurs, les acheteurs et les fournisseurs est devenu si enflammé que les opinions de nombreuses personnes touchées sont étouffées. Bien souvent, les gens, qui travaillent actuellement dans le commerce du sexe, doivent s'opposer à la communauté des survivants ou vice versa.
    Si l'on regarde les recherches faites dans le commerce du sexe, on peut trouver des données probantes qui appuient pratiquement toutes les positions possibles, que ce soit l'appui général pour légaliser le commerce du sexe ou les modèles de décriminalisation. Cependant, chose certaine, les traumatismes subis par les travailleuses du sexe constituent un thème récurrent. Il est important de se rappeler que les plus vulnérables ne se font souvent pas entendre. Les gens, qui sont victimes d'exploitation, sont ceux qui ont le moins accès à des filières de défense de leurs droits, et c'est souvent seulement après un long processus de guérison que leurs histoires sont entendues.
(1630)
    Les décisions prises du point de vue législatif doivent prendre en compte les histoires des survivants afin de garantir à tous la plus grande sécurité possible. L'entrée des gens dans l'industrie du sexe, par choix ou parce qu'on les exploite, découle souvent d'un contexte identique. Le manque de ressources, les problèmes d'éducation ou de logement, ainsi que les mauvais traitements pendant l'enfance, la négligence, le stress toxique et le colonialisme, combinés aux problèmes de santé mentale et de toxicomanie, sont tous des facteurs qui peuvent mener les gens vers l'industrie du sexe. Si nous voulons protéger les gens contre le risque d'exploitation, nous devons d'abord tenir compte des facteurs sous-jacents.
    Merci beaucoup.
    Nous passons maintenant à Mme Wilson, qui représente Tungasuvvingat Inuit.
    Merci de nous accueillir aujourd'hui. Je tiens à remercier chaleureusement les gens de la communauté inuite qui habitent dans les provinces du sud de leur appui constant à notre travail et de nous consulter.
    Je m'appelle Jennisha Wilson. Je suis accompagnée de Kathy Morgan, présidente du conseil d'administration de Tungasuvvingat Inuit. J'assure la direction des projets de notre organisme liés au travail du sexe, à la sortie du milieu et à la lutte contre la traite de personnes.
    Tungasuvvingat Inuit est un organisme inuit mandaté par la province et qui vient en aide aux Inuits qui vivent à l'extérieur de l'Inuit Nunangat, la région qui fait l'objet d'une revendication territoriale, pour ceux qui ne le savent pas. TI soutient les Inuits à toutes les étapes de la vie, avant la naissance jusqu'à la fin de vie, par l'intermédiaire de programmes de première ligne, de services d'orientation dans les différents systèmes, de défense des droits dans une perspective multisectorielle et de l'élaboration des politiques. Fort de ses 30 ans d'expérience au service des communautés inuites du sud du Canada, notre organisme est en mesure de comprendre, d'évaluer, et de promouvoir les besoins et les aspirations des Inuits du sud du pays.
    Le Canada compte plus de 60 000 Inuits. Les statistiques comparatives de 2006 à 2011 révèlent que les Inuits ont, de plus en plus, tendance à s'établir dans les provinces du sud du pays, comme l'Ontario. On estime que 30 % de la population inuite totale habitent à l'extérieur des régions visées par les revendications territoriales. À l'échelle provinciale, l'Ontario compte 10 000 Inuits, dont environ 6 000 à Ottawa, ce qui varie évidemment au jour le jour, selon les déplacements des gens.
    Les tendances migratoires peuvent découler de nombreux facteurs contradictoires: pauvreté, besoins en soins de santé, services de soutien en santé mentale et en toxicomanie, placements en famille d'accueil, incarcération, visites aux membres de la famille, choix personnels, accès à l'éducation postsecondaire. Il importe de prendre en compte les tendances migratoires dans les discussions sur la traite de personnes, car les Inuits sont plus susceptibles d'en être victimes dans les provinces du sud comme l'Ontario. Dans le cadre de notre programme, qui a été lancé il y a environ un an grâce à du financement ciblé, nous intervenons auprès d'environ 25 membres de la collectivité qui ont été victimes de traite de personnes sous une forme ou une autre et qui travaillent maintenant dans l'industrie du sexe pour assurer leur survie, ou qui tentent de s'en sortir ou de se soustraire à la sollicitation.
    Au Canada, la traite de personnes est une réalité pour beaucoup d'Inuits. Toutefois, le concept de la traite de personnes leur est étranger, car aucun mot ne rend cette idée en inuktitut, leur langue maternelle. Il n'en demeure pas moins que beaucoup d'Inuits — hommes, femmes, garçons et filles — font l'objet d'exploitation sexuelle, de travail forcé et de sollicitation parce qu'ils sont à risque ou vulnérables. Malgré cette réalité bien réelle pour les Inuits, beaucoup peinent à croire que cela puisse se produire au Canada, et ce, aussi fréquemment.
    Si l'objectif est de comprendre comment mieux appuyer les victimes de la traite de personnes, en particulier chez les Inuits, il convient alors d'aborder ces enjeux en tenant compte du rôle important de l'histoire quant à la fragilisation et aux cycles de violence. L'expérience coloniale des Inuits est souvent considérée comme récente et rapide. Nous travaillons auprès de personnes qui, au cours de leur vie, ont traversé toutes les étapes du processus colonial. On parle de gens qui vivaient dans des igloos et qui ont maintenant un micro-ondes. Cela a aussi facilité les processus de normalisation inhérents à la traite des personnes, comme la manipulation psychologique, le recrutement, le transport, le contrôle et l'hébergement.
    Permettez-moi de citer quelques exemples d'une longue liste de faits, de l'histoire coloniale du Canada, liés aux Inuits qui démontrent pourquoi il est, tout à fait, normal que les Inuits ne comprennent pas qu'ils sont victimes de la traite de personnes, alors que c'est précisément le cas.
    Le déplacement forcé des Inuits du nord du Québec jusque dans l'Extrême-Arctique, qu'on appelle maintenant le Nunavut, est un processus visant à affirmer la souveraineté canadienne dans l'Arctique. Les Inuits ont été trompés. Il était entendu qu'ils pourraient retourner chez eux après deux ans et que le gouvernement leur fournirait de l'aide, mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Beaucoup ont été confrontés à des variations climatiques extrêmes et au manque de soutien financier pour la nourriture et le logement. En outre, les déplacements étaient souvent très bâclés. Des gens ont été séparés de leur famille et de leurs proches. Dans le cadre de mon travail, je connais des gens qui subissent toujours les répercussions des déplacements forcés.
    Il y a eu des abattages de chiens. Ceux qui connaissent la culture et l'histoire inuites savent que les Inuits avaient l'habitude d'utiliser un attelage de chiens pour se déplacer sur leurs territoires de chasse. De plus, la connaissance du terrain est un facteur très important sur les plans de l'autosuffisance et de l'accès aux pratiques de chasse traditionnelles. L'abattage de tous les chiens était une stratégie colonialiste mise en place par le gouvernement fédéral et exécutée par la GRC. On a ainsi obligé un grand nombre d'Inuits à faire une transition vers un mode de vie sédentaire à l'occidentale, en s'établissant à proximité de postes de traite pour avoir accès à de la nourriture et à des ressources.
(1635)
    La grande artiste Napachie Pootoogook, qui est la mère de l'artiste ottavienne Annie Pootoogook, décédée en 2016, a fait des dessins à ce sujet au cours de sa vie et a parlé de choses dont elle a été témoin au quotidien. Elle a vu une femme être donnée à un agent de la GRC par un Inuit en échange de ressources de subsistance.
    Le zoo humain de 1880 est un autre exemple. Un documentaire a été fait à ce sujet; j'invite tout le monde à le regarder. Dans le documentaire, huit Inuits du Labrador auxquels on a faussement promis fortune et aventure sont amenés en Europe. Ils ont été exposés comme des animaux de foire pour que les Européens puissent voir d'authentiques Inuits. Ils sont morts dans l'année suivant leur arrivée.
    Ce sont quelques exemples tirés de l'histoire. Je pourrais citer tellement d'autres exemples pour démontrer comment les Inuits ont été préparés et exploités. Cela a été normalisé au cours de l'histoire et cela continue. Les répercussions de ces processus sur les Inuits sont toujours présentes aujourd'hui, notamment en raison des traumatismes intergénérationnels, des comportements acquis, de la fragmentation de la société et des familles inuites et de la pauvreté et de la vulnérabilité qui en découlent. Je dois dire que malgré tout cela, les Inuits font preuve d'une extraordinaire résilience.
    Pour terminer mon exposé, j'aimerais traiter des façons d'obtenir des progrès significatifs. Comme le démontre l'histoire, les facteurs qui ont contribué à créer un contexte propice à l'exploitation des Inuits et qui en ont fait des victimes de la traite de personnes sont les traumatismes, le racisme, la discrimination et l'absence de richesse socioéconomique.
    Dans le cadre de notre travail, nous avons remarqué que les personnes les plus susceptibles d'être victimes de la traite de personnes sont des sculpteurs traditionnels qui ont des problèmes de santé mentale et de toxicomanie; des femmes inuites vivant sous le seuil de la pauvreté et qui sont souvent leurrées dans l'industrie du sexe; de jeunes Inuits en foyer d'accueil ou déplacés de force dans le Sud, coupés de leurs liens sociaux ou familiaux. Souvent, ces jeunes sont activement ciblés par les trafiquants.
    Cela dit, les solutions à la traite de personnes exigent des approches multidimensionnelles. Autrement dit, les victimes inuites qui sont prêtes à raconter leurs expériences doivent avoir l'assurance que les travailleurs sociaux qui sont là pour les aider sont informés et connaissent l'histoire des Inuits. C'est un aspect extrêmement important, car on ne peut favoriser réellement la guérison sans connaître l'histoire du peuple, et l'histoire des Inuits est différente de l'histoire des Premières Nations et des Métis. Les travailleurs sociaux doivent également avoir les outils nécessaires pour intervenir en fonction des traumatismes vécus et de la culture.
    Cela nous ramène à la nécessité de prévoir un financement durable pour des programmes propres aux Inuits dirigés par la collectivité et d'investir dans des programmes de guérison adaptés à la culture. Fait tout aussi important, comme nous l'avons remarqué dans le cadre de nos programmes, il faut sept tentatives voire plus pour que les victimes de la traite de personnes réussissent à s'en sortir. Parmi les obstacles, notons le manque d'assurance qu'elles pourront compter sur un soutien financier continu, le manque de logements et le manque d'accès à des perspectives d'emploi autre que des emplois liés à l'industrie du sexe, de même que des préoccupations liées à la sécurité, à la protection et à une véritable réintégration dans la collectivité. Les programmes doivent satisfaire aux besoins fondamentaux des victimes, mais doivent aussi être liés à la culture, car on ne peut guérir sans soutien culturel.
    En ce qui concerne la sensibilisation et l'éducation, il faut savoir que les Inuits se distinguent considérablement des autres groupes autochtones. Par conséquent, il est extrêmement important que nous adoptions dans nos interventions une perspective inuite à l'égard de la traite de personnes. Nous recevons du financement — qui sera maintenu jusqu'en janvier 2019 — pour la création d'un cadre d'intervention communautaire en matière de traite de personnes. Soulignons que ce cadre vise non seulement à appuyer les victimes de la traite de personnes, mais aussi à intervenir auprès de membres de la collectivité qui pourraient devenir des trafiquants. Il y a un besoin de réconciliation, mais cela ne fait malheureusement pas partie des approches habituelles de lutte contre la traite de personnes. Il y a des exceptions, mais ces programmes prennent souvent une perspective panautochtone, ce qui n'est pas plus utile à la communauté inuite.
    Merci beaucoup. C'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
(1640)
    Je remercie tous les témoins de leurs exposés.
    Nous passons maintenant aux séries de questions, en commençant par Mme Rempel.
    Merci, monsieur le président.
    Merci à toutes de vos témoignages. C'était très instructif et je tiens à vous remercier du travail que vous faites.
    Je suis porte-parole de l'opposition officielle en matière de citoyenneté et d'immigration. Mes questions pourraient porter sur les politiques d'immigration se rapportant au sujet à l'étude.
    Le gouvernement fédéral examine actuellement son cadre pour l'obtention des visas. Au cours de la dernière année, le gouvernement a levé les exigences en matière de visas pour certains pays sans passer par le processus d'examen officiel. Le gouvernement avancera que la décision est liée au tourisme ou à la négociation d'un accord commercial, mais quelques-uns des pays pour lesquels les exigences de visas ont été levées sont des pays où l'on recense, comme nous le savons, un nombre élevé de cas de traite de personnes. La Roumanie est l'un des pays qui attirent mon attention; il y a aussi le Mexique, mais il y a eu des cas en Roumanie.
    Ce matin, dans un comité, j'ai appris qu'il y a eu environ 160 demandes d'asile de ressortissants roumains en 2017. Jusqu'à maintenant, depuis la levée de l'exigence de visa en décembre 2017, donc sur une période de six mois, plus de 1 000 demandes ont été présentées. On a observé une hausse de l'activité des réseaux de traite de personnes dans ces pays.
    J'aimerais avoir les commentaires de celles qui, parmi vous, ont une expertise dans ce domaine. Des commentaires ont été faits concernant les politiques d'immigration. Heureusement, le Canada n'est pas les États-Unis. Alors qu'on met en oeuvre la politique sur les visas, avez-vous des conseils à donner au gouvernement sur les critères dont il devrait tenir compte pour décider de la pertinence de maintenir ou de lever l'exigence de visas pour un pays donné, compte tenu des incidents liés à la traite de personnes?
    Permettez-moi de donner des précisions, étant donné votre silence. En 2014, nous avons imposé l'obtention d'un visa aux ressortissants de la Roumanie, notamment en raison de préoccupations liées à la traite des personnes. Cette exigence vise entre autres à indiquer au pays en question qu'il doit faire certaines choses pour que ses ressortissants puissent entrer au Canada. Cela sert de carotte, ou plutôt de bâton, devrais-je dire, pour veiller à ce que des mesures soient mises en place pour empêcher que des femmes ne soient forcées à quitter le pays à des fins d'exploitation.
    J'aimerais savoir si vous avez des commentaires à faire sur les pratiques exemplaires à cet égard, car le Canada doit jouer un rôle dans l'élaboration de telles politiques sur la scène internationale.
    Je peux faire des commentaires sur la question des restrictions imposées sur la délivrance des visas en 2014. Une partie du problème, dans ce cas précis, c'est la possibilité connexe de criminaliser les personnes susceptibles d'être victimes de la traite, les personnes vulnérables ou les personnes victimes d'autres crimes.
    Dans le cas de la Roumanie, je sais qu'il y avait à l'époque un cas de trafic de travailleurs à grande échelle qui avait fait les manchettes dans les médias. Cela a permis de constater l'absence de protections nécessaires sur le plan des droits de la personne, et cette situation a mené à l'expulsion de membres de la famille, notamment, qui avaient été victimisées par la traite de personnes.
    Quant aux pratiques exemplaires pour tous les aspects liés aux visas, dans ce contexte, il convient notamment d'éviter de trop restreindre l'accès au territoire tout en veillant à ce que les victimes ne soient ni expulsées ni criminalisées pour avoir dénoncé la situation ou même témoigné dans une cause.
(1645)
    Je précise que dans un tel cas, je considérerais le visa comme un mécanisme de prévention visant à empêcher que des femmes ne puissent être sorties d'un pays pour se retrouver dans une situation sans issue, faute de ressources.
    Tout en gardant à l'esprit certaines de vos préoccupations, convenez-vous que le visa pourrait servir d'outil pour empêcher la sortie de pays où nous savons que la traite de personnes est une activité structurée?
    Je crois que ce type de mesure préventive penche trop souvent du côté des mesures restrictives. L'effort de prévention crée un contexte où les personnes qui pourraient migrer, voyager ou s'éloigner d'une situation où elles risquent d'être victimes de la traite de personnes, ne peuvent plus le faire.
    Je veux clarifier une chose: si une personne paie pour faire venir une victime de la traite de personnes au pays, je veux restreindre ce déplacement. Je ne veux pas que cette femme se retrouve dans cette situation. Êtes-vous du même avis?
    Je crois que certains accords conclus avec des tiers ne visent pas l'exploitation, alors il faut faire attention à cela.
    Comme quoi?
    Certains accords avec une tierce partie — et nombre d'entre eux ont été criminalisés — visent à organiser un déplacement et à miser sur un certain soutien, sur les membres de la famille. Il peut s'agir de cela. Ce qu'on voit aussi, surtout dans les pays aux prises avec des difficultés économiques, c'est un désir de venir un Canada et le recours aux transferts de fonds: les familles qui aident une personne à voyager afin qu'elle puisse soutenir le réseau familial, ce qu'on appelle souvent la traite...
    Vous m'excuserez, mais nous n'avons plus beaucoup de temps...
    Une dernière question, rapidement, s'il vous plaît.
    Pour être claire, je pense aux critères que devrait utiliser le gouvernement pour imposer un visa afin de veiller à ce qu'aucune femme ne soit emmenée clandestinement en dehors du pays. Je n'ai pas entendu de recommandation à ce sujet.
    Oui, je dis que ces critères deviennent trop restrictifs. Ce sont des mesures néfastes plutôt que des mesures préventives, comme vous le suggérez.
    Merci.
    Monsieur Boissonnault, vous avez la parole.
    Merci, monsieur le président, et merci à vous pour vos témoignages.
    Nous avons parcouru le pays et entendu de nombreux témoins, et nous avons appris qu'il y avait non seulement diverses écoles de pensée, mais aussi diverses écoles de la vie, et il est difficile de rapprocher ces deux solitudes. C'est le défi auquel nous sommes confrontés en tant que décideurs.
    Vous savez qu'il y a deux définitions distinctes: la définition des Nations unies et celle du Code criminel ici au Canada. La principale différence, c'est que la définition du Code criminel évoque la crainte pour la sécurité. J'aimerais savoir laquelle des deux définitions vous préférez: celle qui est plus vaste ou celle qui est plus restreinte? Et pourquoi? Si vous pensez aux personnes que vous définissez à titre de victimes de la traite des personnes, que doit faire le gouvernement pour la freiner ou y mettre fin et quelle est la meilleure façon d'aider les victimes?
    Je dispose d'environ une minute et 15 secondes pour entendre chaque groupe. Qui veut commencer pour Peers Victoria?
    Je vais commencer.
    En ce qui a trait à la prévention et à la lutte contre la traite de personnes, nous n'avons pas une grande expérience avec les personnes qui se disent victimes dans le contexte de l'industrie du sexe. L'année dernière, nous avons aidé deux personnes. Ces deux personnes venaient d'ailleurs et dans l'immédiat avaient besoin d'une subvention au logement, d'un accès aux groupes sociaux et, comme elles étaient dans une nouvelle ville, d'un accès aux soins de santé.
    En ce qui a trait à la prévention, je crois que ces formes de soutien pratique doivent être offertes aux personnes victimes de la traite.
    C'est une réponse utile... et dans les temps.
    Madame van der Meulen.
    Vous nous demandez laquelle des définitions des Nations unies ou du Code criminel nous choisirions. Je dirais que l'enjeu n'est pas tant la définition légale de la traite de personnes telle qu'elle est présentée dans le Code criminel, mais plutôt la façon dont elle est appliquée de façon générale dans le contexte communautaire, et les personnes qui en subissent les conséquences.
    Les services de police disent qu'ils se fondent sur la définition du Code criminel, mais dans la pratique, ils interprètent la définition de façon beaucoup trop large, à mon avis, pour cibler toutes sortes de personnes dans toutes sortes de circonstances qui ne correspondent pas à la traite de personnes. Cela se reflète par l'absence de condamnations également.
    Je crois que TI a présenté un excellent exposé en impliquant l'État à titre de trafiquant...
(1650)
    Comment peut-on arrêter les personnes que vous croyez victimes de la traite de personnes et comment peut-on aider les victimes?
    Mme Emily van der Meulen: Pouvez-vous répéter la question?
    M. Randy Boissonnault: Comment peut-on mettre fin à la traite de personnes, telle que vous la définissez?
    Je crois qu'il faut d'abord reconnaître les préjudices qui peuvent découler des définitions de la traite de personnes et voir quels types d'activités sont visés par la loi sur la traite de personnes, par opposition aux activités qui pourraient être abordées de manière plus appropriée par l'entremise d'autres politiques ou mesures législatives.
    Dans le cadre du commerce du sexe, par exemple, qui est le contexte le plus souvent évoqué ici, le droit et la politique du travail, les normes du travail, les commissions des accidents du travail... Nous pouvons utiliser divers moyens pour aborder certaines questions comme les pratiques déloyales et l'exploitation.
    Je suis heureux que vous souleviez ce point, parce que nous avons entendu les témoignages de Migrante Alberta et d'autres intervenants au pays. Certains ont parlé de la traite de personnes à des fins de travail dans le cadre de notre étude et je crois que c'est un élément très important.
    J'ai été choqué et attristé d'entendre parler de la traite des proches. On en a parlé à Edmonton. Cela m'a brisé le coeur.
    Je veux qu'elle cesse. Je veux qu'on y mette un terme. Je suis un peu frustré de ce débat sans fin sur les causes profondes de la traite de personnes. Je veux savoir quelles mesures nous pouvons prendre pour avancer. Si vous pouviez nous aider à déterminer ce qu'il faut faire par opposition à comment nous nous sommes rendus là, cela nous serait très utile. Vous pourriez même nous envoyer une note explicative à cette fin.
    Allez-y, Julie.
    Je crois qu'il y a un lien entre ce que nous devons faire et comment nous nous sommes rendus là, alors je crois qu'il est important d'en tenir compte.
    Nous avons parlé de ce qui se passe en première ligne. Comme l'a fait valoir l'une des représentantes de Peers, les absents de ce débat, les personnes que nous ne pouvons pas entendre, qui vivent, qui résistent et qui survivent dans ces contextes, ne se préoccupent pas de ce débat. Il faut que vous sachiez que la plupart des personnes qui vivent cette réalité se préoccupent de leur sécurité. Elles sont préoccupées parce qu'elles se sont fait harceler par la police hier soir. Elles se préoccupent de tous les mécanismes de sécurité auxquels elles peuvent avoir recours au quotidien.
    Il faut aider les personnes en fonction du contexte dans lequel elles vivent, et il varie grandement, alors je ne m'oppose pas à la présence des organismes de sortie. Il est absolument nécessaire d'offrir aux gens le plus de choix possible dans ces circonstances restreintes. Il ne faut pas ignorer ou piétiner les personnes qui sont victimes des lois en place. Il faut une certaine décriminalisation pour veiller à ce que ces personnes ne soient pas trop surveillées ou harcelées de cette façon.
    Merci. Je dois vous interrompre.
    Madame Jones, madame Muise, vous disposez d'une minute.
    Je dirais que les personnes avec qui nous travaillons se préoccupent plus de ce qu'elles pourront trouver à manger pour leur prochain repas, pour être honnête. Elles ne se préoccupent pas de ce débat, parce qu'elles ont faim. Nous travaillons avec de nombreuses personnes qui se prostituent pour survivre. En ce qui a trait à la traite de personnes, elle se fait entre les provinces. Chez nous, à Terre-Neuve-et-Labrador, on déplace les gens vers St. John's; on les déplace de Corner Brook, de Stephenville, de la région centrale, etc.
    À notre avis, ce que nous pourrions faire tout de suite, dès demain, c'est établir un salaire minimum décent, améliorer l'accès au logement abordable, garder les familles unies plutôt que de surcharger nos systèmes de protection de l'enfance et nos foyers d'accueil, offrir des services axés sur les traumatismes qui tiennent compte du stress toxique et répondre aux besoins des jeunes en matière d'éducation, pour qu'ils sachent lire et compter. Voilà ce que je proposerais.
    Ce serait une approche systémique.
    Oui.
    Les gens de TI, vous disposez d'une minute.
    Si nous parlons des besoins des personnes, ce qu'on me dit tous les jours, c'est qu'il faut s'attaquer à la pauvreté. La pauvreté est la première chose et le logement est deuxième sur la liste.
    En ce qui a trait aux approches et aux définitions, il n'est même pas question de définition, mais bien de la façon dont une collectivité souhaite être perçue et comprise. Une bonne partie de mes propos avait trait à ce que souhaitent voir les collectivités dans cette définition. Il faut aussi tenir compte des antécédents d'une personne qui cherche de l'aide, et habiliter la collectivité à apporter les changements nécessaires pour s'aider. En d'autres termes, il faut investir dans les organismes communautaires et les membres des collectivités locales qui travaillent dans les tranchées et qui aident les victimes, ou qui sont eux-mêmes des victimes.
    Ce sont de très bons arguments en faveur du renforcement des capacités.
    Madame Muise, nous vous remercions de votre témoignage, qui était particulièrement touchant.
    Merci à tous.
    Monsieur MacGregor, vous avez la parole.
    Merci, monsieur le président. J'ai tout juste le temps d'intervenir.
    Je vous remercie pour vos témoignages. Ils sont très instructifs et éclairants.
    Je vais commencer par les représentantes de Peers Victoria: Mme Forbes et Mme Phillips.
    Je remplace Murray Rankin, qui est député de Victoria. Il m'a demandé de vous poser quelques questions, parce qu'il représente votre collectivité et qu'il la connaît très bien.
    Comment réagissez-vous lorsque vous entendez dire que le travail du sexe est une forme inhérente de violence fondée sur le sexe? Nous avons entendu d'autres témoins dire qu'il y avait une disparité de pouvoir entre la personne qui achète le sexe et celle qui le vend, et que c'était de l'exploitation. Que pense votre organisme de cela?
(1655)
    C'est une vision très réductrice de ce qui se passe dans l'industrie du sexe. Je ne crois pas qu'on puisse imposer une définition de l'inégalité entre les sexes à une population et qu'elle serait acceptée de manière uniforme. Je trouve cela infantilisant et contraire à la notion même d'égalité entre les sexes.
    Si certaines personnes dans l'industrie ou le commerce du sexe ne se sentent pas exploitées et jugent qu'elles exercent leur autonomie corporelle, alors il est impératif de les écouter. Ce n'est pas l'expérience de tous. Il y a un large éventail d'expériences, mais nous devons respecter cette diversité et ce point de vue. C'est ce qu'on appelle l'égalité entre les sexes.
    Dans votre déclaration préliminaire, vous avez parlé des relations avec les services de police au fil du temps. Pouvez-vous nous en parler davantage?
    Quelles sont les stratégies auxquelles vous avez eu recours à Victoria pour veiller à la sécurité des femmes? Comment les organisations de première ligne comme la vôtre appuient-elles les initiatives de la police et inversement? Quelle est la meilleure façon pour la police d'appuyer les organisations de première ligne comme la vôtre?
    Le point de départ de nos partenariats communautaires, c'est l'absence d'une application active de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation de façon particulière. Les lois sur la traite de personnes sont utilisées lorsque les personnes sont victimes de la traite, désignent de telles pratiques ou disposent de preuves convaincantes à cet effet. Je ne crois pas qu'on y ait recours très souvent. Je crois que c'est moins de cinq cas au cours des 15 dernières années. Il faut veiller à ce que les personnes n'aient pas peur de se faire harceler par la police parce qu'elles travaillent dans l'industrie du sexe et à ce qu'elles ne craignent pas les techniques invasives, par exemple. Ensuite, nous travaillons avec deux policiers qui ont été formés sur le sujet et qui comprennent notre philosophie.
    Nous travaillons très fort depuis de nombreuses années. Le conflit entre les membres de l'industrie du sexe et la police émanant de la criminalisation est multigénérationnel et dure depuis longtemps. Nous travaillons à établir des relations. Les agents de liaison de Peers consacrent beaucoup de temps à la formation. Ils doivent absolument respecter le point de vue des gens qui viennent nous voir. Nous travaillons à la formation du personnel et dans nombreux autres domaines également.
    Nous entretenons aussi des liens avec le centre d'aide aux victimes d'agressions, l'association interculturelle, la Victoria Immigrant and Refugee Centre Society et le centre d'amitié autochtone. Ce faisant, je crois qu'il est important de tenir compte des facteurs qui ont une incidence sur la violence fondée sur le sexe dans notre collectivité. Ils ne sont pas vraiment différents pour les travailleurs du sexe. La seule chose, c'est que ces personnes sont stigmatisées et qu'on ne leur donne pas le droit fondamental de définir leur expérience de victimisation.
    Voilà à mon avis ce qui est unique dans notre façon d'aborder la violence fondée sur le sexe. Nous ne considérons pas le travail ou le commerce du sexe comme étant foncièrement violent, mais nous voulons aborder la violence fondée sur le sexe.
    Merci.
    J'ai ici une publication de l'Alliance canadienne pour la réforme des lois sur le travail du sexe. Elle pose une série de questions et fournit ses propres réponses. L'une des questions est la suivante: si l'on décriminalise le travail du sexe, est-ce que le Canada deviendra un asile pour le tourisme sexuel et les femmes exploitées ou victimes de la traite de personnes? La réponse était claire: la décriminalisation du travail du sexe ne donne pas lieu à une augmentation de la traite des femmes.
    Avez-vous un commentaire à faire à ce sujet?
    Eh bien, dans le contexte actuel, il n'y a pas vraiment de criminalisation active. Je dirais que l'industrie du sexe n'a pas vraiment changé depuis 20 ans. Le nombre de clients et le nombre d'agences en ville sont restés à peu près les mêmes. En fait, on voit probablement moins de personnes dans les rues qu'il y a 20 ans. Dans notre contexte local, la criminalisation que permet la loi ne semble pas déterminer la taille ou la nature de l'industrie du sexe.
    Pour ce qui est de la traite de personnes, si l'on regarde ce qui se passe ailleurs dans le monde, dans les pays qui se sont dotés de lois restrictives contre le commerce du sexe, plutôt que de lois permissives, il ne me semble pas nécessairement clair que la loi a vraiment changé l'ampleur de l'industrie du sexe. Je pense qu'il y a probablement des facteurs sociaux plus importants en jeu, comme la pauvreté, la proximité et les tendances migratoires.
    Je ne crois pas que la décriminalisation susciterait nécessairement beaucoup de changements dans l'industrie du sexe au Canada.
(1700)
    Merci.
    Monsieur McLeod.
    Merci, monsieur le président.
    Je remercie le Comité d'entreprendre cette étude importante.
    Je remercie également tous les témoins qui ont pris la parole aujourd'hui. C'est un sujet très, très difficile à aborder.
    Je représente les Territoires du Nord-Ouest. Je suis heureux d'entendre quelques personnes dire qu'on parle des enjeux du Nord. La traite de personnes n'est pas un problème très visible dans le Nord. Il existe, mais sous la surface, généralement. La plupart des victimes ne seront prises dans ce cauchemar qu'une fois rendues au Sud.
    Nous avons beaucoup de problèmes dans nos communautés. La population de ma circonscription se compose à plus de 50 % d'Autochtones, et beaucoup de jeunes connaissent de grandes difficultés, parce qu'ils doivent vivre entre deux sociétés. Ils doivent essayer de vivre dans une société autochtone, ainsi que dans la modernité. Cela cause beaucoup de problèmes dans les communautés, donc on commence à assister à un exode. Nous remarquons que les chiffres augmentent vraiment depuis quelque temps, parce que nos jeunes se tournent vers les centres régionaux pour fuir les difficultés qu'ils vivent dans nos communautés. Il y en a beaucoup, dont beaucoup ont été mentionnées aujourd'hui: le logement, le manque de débouchés et la violence. Il y a beaucoup de violence. Il y a beaucoup de violence sexuelle. Il y a beaucoup de conséquences des pensionnats autochtones et de déconnexion culturelle. Tout cela s'ajoute au stress que vivent déjà nos jeunes.
    Il y a eu beaucoup d'études depuis quelque temps. Il y a eu la Commission de vérité et de réconciliation, qui a fait toute une série de recommandations. J'ai personnellement siégé au comité des affaires autochtones qui a étudié la question du suicide dans les communautés autochtones, et j'ai vu que bon nombre des problèmes dont nous parlons ici, qui causent du désespoir dans nos communautés, peuvent mener au suicide. Dans ma circonscription, il y a eu trois suicides la semaine dernière. L'un d'eux était celui du fils de l'un de mes amis. C'est difficile. C'est très difficile de voir ce problème perdurer, de composer avec cette crise.
    Bref, la Commission de vérité et de réconciliation a publié un rapport contenant des recommandations, et cette étude du comité sur le suicide s'est suivie de recommandations aussi. Il y aura des recommandations à l'issue de l'étude sur les filles et les femmes autochtones disparues et assassinées, mais on commence à voir des tendances émerger. Les recommandations se ressemblent toutes et font état de problèmes profondément ancrés dans nos communautés.
    Je sais que vous n'êtes peut-être pas toutes familières avec les peuples autochtones, mais j'aimerais savoir si l'une d'entre vous aurait des recommandations à faire au Comité que nous n'avons peut-être pas encore entendues dans le cadre de toutes ces autres études, ou s'il y a tout simplement quelque chose de très important que vous sentez le besoin de mentionner. Je me demande si vous auriez des recommandations particulières à faire concernant les peuples autochtones pour contrer ce problème?
    Vous adressez-vous d'abord aux représentantes de TI?
    Je souhaite entendre le plus de personnes possible.
    Je peux commencer.
    Pour ce qui est des recommandations, ce qui se passe sur le terrain en ce moment vient beaucoup du fait qu'il n'y a pas de conversation sur la traite de personnes. Il ne fait aucun doute que les événements et les expériences historiques, et même les violences sexuelles et le suicide sont interreliés. Je pense qu'un bon point de départ serait d'avoir des conversations à ce sujet, comme nous le faisons beaucoup avec nos jeunes. Je parle de conversations franches, que leurs parents et les aînés n'auront pas avec eux sur le véritable visage de la traite de personnes et les échanges sur Internet. Il faut leur dire que quand quelqu'un leur achète un billet pour le Sud, ce peut être une façon de les appâter ou de les tromper pour les astreindre à la traite de personnes.
    Ma principale recommandation serait de faire des jeunes des leaders parmi leurs pairs, des porte-voix eux-mêmes, pour qu'ils aient ces conversations avec les adultes et les aînés. Cette conversation ne va pas au-delà d'eux pour l'instant.
(1705)
    Merci.
    Avez-vous d'autres recommandations à faire?
    J'aimerais beaucoup entendre Julie. Pourrais-je demander à Julie de me répondre?
    Certainement. Je siège également à la Legal Strategy Coalition on Violence Against Indigenous Women, et nous venons de soumettre un rapport après le dernier examen de l'ONU. Nous y indiquons avoir réalisé une étude sur les diverses recommandations qui ont déjà été faites. Cinquante-six rapports ont été analysés, et nous avons compilé plus de 700 recommandations. Nous les avons analysées pour déterminer combien d'entre elles avaient été pleinement mises en oeuvre, et il y en a très peu, à peine une poignée.
    Je serais portée à être d'accord avec vous pour dire que nous disposons déjà d'un grand nombre de recommandations auxquelles on n'a pas donné suite sur ces questions et qu'elles sont très interreliées, puisqu'il y a beaucoup de chevauchements entre les expériences des femmes autochtones disparues et assassinées et la violence ciblée commise dans le contexte de la violence coloniale fondée sur le sexe. Je pense qu'en prenant des mesures pour mettre en oeuvre certaines des solutions évoquées, nous nous trouverons à suivre certaines de ces recommandations.
    Pour ce qui est de votre question sur ce que nous faisons, je vous dirais que nous avons déjà 700 recommandations et qu'il reste bien des atteintes au droit international que nous ne corrigeons toujours pas. Je crois qu'il serait très sage de commencer par là.
    Merci beaucoup. Il ne nous reste presque plus de temps. Y a-t-il quelqu'un qui aurait une brève question à poser, qu'il n'a pas encore eu la chance de poser?
    J'en aurais une, mais elle n'est pas brève.
    Très bien. Je remercie tous les témoins du groupe d'aujourd'hui. Nous avons beaucoup apprécié vous entendre toutes. Je vous remercie de vous être jointes à nous de Victoria. Je remercie aussi celles qui sont venues nous rencontrer à Ottawa. Je vous souhaite à toutes une excellente soirée et un très beau week-end.
    La séance est levée.
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