:
Gilakas’la. Merci, monsieur le président, et merci aux membres du comité de la justice de me donner l’occasion de témoigner plus longuement aujourd’hui. Je l’apprécie beaucoup.
Tout d’abord, je souhaite mentionner que nous sommes sur le territoire, sur les terres ancestrales du peuple algonquin.
Pendant quatre mois environ, entre septembre et décembre 2018, j’ai été soumise aux démarches incessantes et soutenues de nombreuses personnes au sein du gouvernement qui ont tenté de s’ingérer politiquement dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire de procureure générale du Canada en matière de poursuite, cela dans une tentative déplacée visant à obtenir un accord de poursuite suspendue avec SNC-Lavalin.
Onze personnes en tout sont intervenues, à l’exclusion de mon personnel politique et de moi, toutes du Cabinet du premier ministre, du Bureau du Conseil privé et du cabinet du . Il y a eu des conversations en personne, des appels téléphoniques, et des échanges de courriels et de messages textes. Il y a eu une dizaine d'appels téléphoniques et une dizaine de réunions qui ont précisément porté sur SNC. Mon personnel ou moi avons participé à ces réunions.
Dans le cadre de ces conversations, il y a été expressément question de la nécessité d’intervenir dans l’affaire SNC-Lavalin, des risques de conséquences et de menaces voilées advenant que SNC ne bénéficie pas d'un APS. Ces conversations ont culminé le 19 décembre 2018 par un échange que j’ai eu avec le greffier du Conseil privé, échange sur lequel je fournirai des détails importants.
Quelques semaines plus tard, le 7 janvier 2019, le premier ministre m’a informée qu'il me retirait la fonction de ministre de la Justice et de procureure générale du Canada.
Pour la plupart de ces conversations, j’ai pris des notes à chaud, des notes détaillées, sur lesquelles je m’appuie aujourd’hui, en plus de mes souvenirs très clairs et d'autres documents. Mon objectif, dans ce témoignage, est de présenter les détails de ces communications au Comité et, en fait, à tous les Canadiens. Toutefois, avant de le faire, permettez-moi de formuler quelques remarques.
Premièrement, je tiens à remercier les Canadiens de leur patience depuis l’article du Globe and Mail du 7 février. Merci également à ceux et à celles qui ont communiqué avec moi d’un bout à l’autre du pays. J’ai apprécié leurs messages, et je les ai tous lus.
Deuxièmement, à propos du rôle de procureur général, celui-ci exerce son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite, comme le prévoit la Loi sur le directeur des poursuites pénales. En général, ce pouvoir est exercé par le directeur des poursuites pénales, mais le procureur général a le pouvoir d’émettre des directives au DPP sur des poursuites particulières ou de prendre en charge des poursuites. Il est bien établi que le procureur général exerce un pouvoir discrétionnaire de poursuite. Il exerce ce pouvoir de façon individuelle et indépendante. Ce ne sont pas des décisions du Cabinet.
Je précise qu’il est approprié que les collègues du Cabinet attirent l’attention du procureur général sur ce qu’ils jugent comme étant des considérations stratégiques importantes et pertinentes en regard des décisions relatives à la façon de mener une poursuite. Par contre, ce qui n’est pas approprié, c’est de presser le procureur général sur des aspects qu’il ne peut pas prendre en considération, comme les questions de politique partisane, de continuer de l’exhorter à changer d’idée pendant des mois après que la décision a été prise, ou de laisser entendre qu'il vaudrait mieux éviter un conflit avec le sur ces questions.
Cela dit, le reste de mon témoignage sera une description détaillée et factuelle d’une dizaine d’appels téléphoniques, de 10 réunions en personne, de courriels et de messages textes qui ont fait partie d’une tentative d’ingérence politique dans l’affaire SNC en vue d’obtenir la suspension des poursuites.
Tout a commencé le 4 septembre 2008. Ma chef de cabinet et moi-même étions à l’étranger quand j’ai reçu une note de service adressée à la procureure générale, conformément à l’article 13 de la Loi sur le directeur des poursuites pénales. Elle était intitulée: « Devrait-on prendre l’initiative de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin? » et avait été préparée par la directrice des poursuites pénales, Kathleen Roussel.
De cette note, je ne divulguerai que ceci: « Le DPP est d’avis qu’aucune invitation à négocier ne doit être faite en l’espèce et qu’aucune annonce ne sera faite par le SPPC. »
Comme c’est le cas pour tous les avis émis en vertu de l’article 13, le DPP fournit les renseignements pour que le procureur général puisse prendre les mesures qu’il juge appropriées. En d'autres mots, la directrice avait décidé de ne pas négocier d'accord de réparation avec SNC-Lavalin.
Par la suite, j’ai parlé de cette décision au personnel de mon cabinet et j’ai, comme à l’habitude, décidé d’entreprendre un travail à l'interne et de faire personnellement preuve d'une diligence raisonnable relativement à cette note, pratique que j’ai appliquée pour bon nombre d'avis émis en vertu de l’article 13 pendant que j’étais procureure générale. Autrement dit, j’ai immédiatement proposé, avec l’aide de mon ministère et de mon cabinet, d'effectuer un examen attentif de la question.
Deux jours plus tard, le 6 septembre, mon cabinet a reçu l'une des premières communications extérieures à mon ministère au sujet d’un APS. Ben Chin, le chef de cabinet du , a envoyé un courriel à ma chef de cabinet, qui a pris des dispositions pour discuter avec lui. Il voulait parler de SNC et de ce que nous pourrions faire, le cas échéant, pour régler ce problème. Il lui a dit que si SNC n'obtenait pas d'APS, la firme quitterait Montréal et que, comme on était à la veille des élections au Québec, il fallait éviter une telle issue. Il a ajouté qu’il y aurait une importante réunion le mardi suivant et que cette nouvelle embarrassante pourrait être rendue publique.
Le même jour, ma chef de cabinet a échangé des courriels avec le personnel de mon cabinet à ce sujet, et celui-ci l’a informée que la sous-procureure générale, Nathalie Drouin, travaillait à quelque chose et que mon personnel était en train de rédiger une note de service sur le rôle du procureur général vis-à-vis du SPPC.
C’est à peu près ce jour-là que j’ai demandé une rencontre en tête-à-tête avec le , sur une autre question urgente, le plus tôt possible après mon retour au pays. Cette demande allait aboutir à la rencontre du 17 septembre entre le premier ministre et moi-même, qui a été largement médiatisée.
Le 7 septembre, ma chef de cabinet a eu une conversation téléphonique avec ma sous-ministre de l’époque au sujet de l’appel qu’elle avait reçu de Ben Chin, et la sous-ministre lui a spécifié que le ministère travaillait à ce dossier. Elle a ensuite donné à ma chef de cabinet un bref aperçu des options qui s’offraient à elle. Le même jour, j’ai reçu une note de mon personnel sur le rôle du procureur général, une note que mon bureau a également partagée avec Elder Marques et Amy Archer du CPM.
Le même jour, le personnel de mon bureau a rencontré la sous-ministre. Certains extraits de la note de l’article 13 lui ont été lus, mais celle-ci a refusé d'être destinataire de cette note.
Le 8 septembre, ma sous-ministre a fait parvenir l’ébauche de la note sur le rôle du procureur général à ma chef de cabinet, qui m’en a fait part par la suite et, le lendemain, mon personnel a demandé à la sous-ministre des précisions sur certains aspects des options présentées dans sa note.
Une conversation de suivi entre Ben Chin et un membre de mon personnel, François Giroux, a eu lieu le 11 septembre. M. Chin a dit que la firme SNC avait été informée par le SPPC qu’il n'y aurait pas d'APS, et Ben a de nouveau expliqué en détail les raisons pour lesquelles on lui avait dit qu’il n’y en aurait pas. M. Chin a ajouté que l'avocat-conseil de SNC était Frank Iacobucci, et il a décrit plus en détail les conditions que SNC était prête à accepter, la firme déclarant qu’elle considérait que sa démarche s'inscrivait dans le cadre de la négociation.
Je dois préciser que, jusqu'à ce stade, je n’avais pas encore été contactée directement par le , par le personnel du Cabinet du premier ministre ni par celui du Bureau du Conseil privé à ce sujet. À l’exception des discussions de M. Chin, les communications sont restées au sein du ministère de la Justice.
Tout a changé le 16 septembre. Ma chef de cabinet a reçu un appel téléphonique de Mathieu Bouchard et d'Elder Marques du Cabinet du . Ils voulaient discuter de SNC. Ils lui ont dit que SNC avait envoyé d’autres observations à la Couronne faisant état d'« un léger assouplissement, sans plus ». Ils avaient entendu dire que les procureurs de la Couronne étaient prêts à négocier une entente, mais pas la directrice. Ils se sont dits conscients des limites à ce qui pouvait être fait, qu’ils n'étaient pas en droit de donner de directives, et qu’ils avaient cru comprendre que notre sous-ministre de la Justice estimait que nous pourrions demander au SPPC de déclarer: « Nous pensons que nous devrions obtenir des conseils de l’extérieur à ce sujet. » De leur avis, nous nous devions de parvenir à une solution plus raisonnable. Ils ont alors précisé à ma chef de cabinet que la prochaine réunion du conseil d’administration de SNC aurait lieu le jeudi 20 septembre.
Il a aussi été question du contexte électoral au Québec. On a demandé à ma chef de cabinet si quelqu’un avait suggéré l’idée d’un conseil externe au SPPC et si nous serions ouverts à cette suggestion. Les deux interlocuteurs voulaient savoir si ma sous-ministre accepterait de le faire.
En réponse, ma chef de cabinet leur a parlé de l’indépendance de la poursuite et des craintes d’ingérence possible dans l’indépendance des fonctions de la poursuite. MM. Bouchard et Marques n’arrêtaient pas de lui dire qu’ils ne voulaient pas franchir ces lignes tout en demandant à ma chef de cabinet de faire un suivi direct auprès de moi à ce sujet.
Soyons clairs, j’étais tout à fait au courant des conversations que j’ai décrites entre le 4 et le 16 septembre. Mon personnel m’a régulièrement informée dès le départ, et j’ai également examiné tous les documents produits. De plus, je m'étais déjà fait une opinion à ce moment-là, grâce au travail de mon ministère et de mon cabinet, et à mon propre travail, pour conclure qu’il n’était pas approprié que j'intervienne dans la décision de la directrice des poursuites pénales dans cette affaire afin de chercher à obtenir un accord de poursuite suspendue.
Dans cette optique, j’ai discuté de la question à plusieurs reprises avec ma sous-ministre de l’époque, pour l'informer de mon point de vue. À plusieurs reprises, je lui ai fait part de mes préoccupations au sujet de la pertinence des communications que nous recevions de l’extérieur du ministère, et j’ai également soulevé des réserves au sujet de certaines des options qu’elle avait suggérées.
Le 17 septembre, la sous-ministre a dit que ses contacts au ministère des Finances lui avaient fait part de leur volonté de s’assurer que Kathleen comprenait les conséquences possibles si nous ne faisions rien dans ce dossier. Étant donné le genre de préoccupations que pouvait soulever cette conversation, j’en ai discuté plus tard avec ma sous-ministre. Le même jour, le 17 septembre, j’ai eu ma rencontre en tête-à-tête avec le , celle que j’avais demandée quelques semaines plus tôt. À mon arrivée, le greffier du Conseil privé était également présent.
La réunion ne devait pas porter sur SNC et les APS, mais le a immédiatement abordé la question. Il m’a demandé de l’aider à trouver une solution dans le dossier SNC, précisant que, s’il n’y avait pas d'APS, beaucoup d’emplois seraient perdus et que SNC déménagerait de Montréal. En réponse, je lui ai expliqué la loi et ce que j’avais la capacité de faire et de ne pas faire en vertu de la Loi sur le directeur des poursuites pénales relativement à l’émission de directives ou à la conduite de poursuites. Je lui ai dit que j’avais fait preuve de diligence raisonnable et que j’avais pris ma décision au sujet de SNC, celle de ne pas m’ingérer dans la décision de la directrice.
En réponse, le a réitéré ses préoccupations. J’ai ensuite expliqué comment tout cela s’était passé, que plus tôt en septembre, j’avais reçu une note du DPP en vertu de l’article 13 et que j’avais examiné la question de très près. J’ai ajouté que je voulais être très claire quant à mon rôle de procureure générale et que je n'étais pas prête à émettre une directive dans ce cas-ci, que cela ne serait pas approprié.
Le a encore une fois parlé de la perte potentielle d’emplois et du risque de déménagement de SNC. Puis, à ma grande surprise, le greffier a commencé à faire valoir la nécessité de conclure un APS, affirmant qu'une assemblée d'actionnaires en présence du conseil d’administration allait avoir lieu le jeudi 20 septembre, que la firme déménagerait probablement à Londres s'il n'y avait pas d'accord et que des élections allaient bientôt se dérouler au Québec.
À ce moment-là, le est intervenu, insistant sur les élections au Québec et précisant: « Je suis un député du Québec, je suis député de Papineau. »
J’ai été très surprise. Ma réponse — et je m’en souviens très bien — a été de poser une question directe au , tout en le regardant droit dans les yeux. Je lui ai demandé: « Êtes-vous en train de vous ingérer politiquement dans mon rôle, dans ma décision de procureure générale? Je vous conseille fortement de ne pas le faire. »
Le a répondu: « Non, non, non. Nous devons simplement trouver une solution. »
Le greffier a ensuite dit qu’il avait parlé à ma sous-ministre qui lui avait indiqué que je pouvais parler à la directrice des poursuites.
J’ai répondu par la négative, que je ne le ferais pas, que ce serait inapproprié. J’ai également expliqué au greffier et au que j’avais eu une conversation avec ma sous-ministre au sujet des options envisageables et de ma position à ce sujet.
À la suite de cette discussion, j’ai convenu avec le que j’aurais un autre entretien avec ma sous-ministre et le greffier, mais que ces conversations ne me feraient pas changer d’avis. J’ai ajouté que mon personnel et mes fonctionnaires n'étaient pas autorisés à parler avec le SPPC.
Puis, nous avons enfin parlé de la question pour laquelle j’avais demandé la réunion.
J’ai quitté la réunion et j’ai immédiatement informé mon personnel de ce qui avait été dit au sujet de SNC et des APS.
Le 19 septembre, j’ai rencontré le greffier comme je l’avais promis au , juste lui et moi, dans mon bureau.
Le greffier a parlé des pertes d’emplois et que ce n'était pas tant la question des élections au Québec ou le fait que le est un député de Montréal. Il a dit ne pas avoir vu la note en vertu de l’article 13. Il a ajouté qu’il croyait savoir que SNC intervenait régulièrement auprès de la DPP et voulait plus d’informations, que Iacobucci n’est pas un vieux croûton. Il a parlé de la date du 20 septembre et du fait que rien n'était sorti du DPP. Il a ajouté que le premier ministre était très préoccupé par les limites de mon rôle de procureure générale et de directrice des poursuites pénales. Selon lui, le premier ministre était très conscient de mon rôle de procureure générale du Canada.
J’ai répété au greffier que j’avais ordonné à ma sous-ministre de ne pas communiquer avec la directrice des poursuites et qu'après avoir étudié la question, je ne lui parlerais pas directement d’un APS. J’ai dit au greffier que si SNC m’envoyait une lettre exprimant ses préoccupations, énonçant ses positions quant à l'intérêt public, ce serait acceptable et que je la ferais suivre à la directrice des poursuites pénales.
Plus tard ce jour-là, ma chef de cabinet a reçu un appel téléphonique d'Elder Marques et de Mathieu Bouchard, du Cabinet du premier ministre. Ils voulaient faire le point sur la situation au sujet des APS, car, selon eux, il ne restait plus beaucoup de temps. Elle leur a communiqué mon résumé de la réunion avec le greffier et le .
Mathieu et Elder ont également soulevé l’idée d’une « communication informelle » avec la DPP. Ma chef de cabinet a dit qu’elle savait que je n’étais pas à l’aise, car cela avait l'apparence et constituait probablement de l’ingérence politique. Ils ont demandé si c’était vraiment le cas, si ça venait vraiment de la procureure générale elle-même et pas de son personnel ou de la sous-ministre. Ma chef de cabinet a répondu « oui » et a proposé qu'on me téléphone directement. Ils ont alors annoncé qu'ils allaient réfléchir avant de nous recontacter.
Toujours le 19 septembre, j’ai parlé de cette question avec le , à la Chambre. Il a de nouveau insisté sur la nécessité de sauver des emplois, et je lui ai dit que les contacts entre son bureau et le mien au sujet de SNC devaient cesser, qu’ils étaient déplacés.
Or, ils ont continué. Le 20 septembre, ma chef de cabinet a téléphoné à M. Chin et à Justin To, deux membres du cabinet du , au sujet des APS et de SNC.
Après le 20 septembre, il semble qu'il y ait eu une pause dans les communications avec ma chef de cabinet ou moi au sujet de l’affaire SNC. Nous n’avons plus entendu parler de qui que ce soit avant le 18 octobre, lorsque Mathieu Bouchard a téléphoné à ma chef de cabinet pour lui demander que nous — en fait, moi — examinions la possibilité de demander un avis juridique externe sur la décision de la DPP de ne pas lancer d'invitation à négocier un APS.
Puis, cela est revenu en leitmotiv pendant un certain temps dans les messages du CPM où il était question de soumettre la décision de la DPP à un examen externe.
Le lendemain, SNC a déposé une requête en Cour fédérale pour faire annuler la décision de la DPP de ne pas conclure d’accord de réparation.
À mes yeux, cela mettait forcément un terme à l'idée que je parle avec la DPP ou que j'intervienne auprès d'elle, ou encore que l'on réclame un examen externe. L’affaire était maintenant devant les tribunaux et un juge allait examiner le pouvoir discrétionnaire de la DPP.
Cependant, le 26 octobre 2018, quand ma chef de cabinet a parlé à Mathieu Bouchard et lui a dit que SNC ayant maintenant demandé à la Cour fédérale de réviser la décision de la DPP, il n'était plus nécessaire de faire intervenir la procureure générale ou d’obtenir un avis externe sur la même question, Mathieu lui a répondu qu’il n'avait pas abandonné cette idée d’un avis juridique externe. Il se demandait si la procureure générale ne pourrait pas obtenir un avis juridique externe pour savoir si la DPP avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée et, en regard de la demande elle-même, si la procureure générale ne pourrait pas intervenir et demander la suspension des procédures, étant donné qu’elle attendait un avis juridique.
Ma chef de cabinet a dit que si sa patronne remettait en question la décision de la DPP, cela serait évidemment perçu comme de l’ingérence. Mathieu lui a rétorqué qu'il serait regrettable si, six mois après les élections, SNC annonçait le déménagement de son siège social à l’extérieur du Canada. « Nous pouvons bien avoir les meilleures politiques au monde, mais nous devons nous faire réélire », a-t-il ajouté, et que si tout le monde était conscient que la décision revenait à la procureure générale, il fallait quand même s’assurer que toutes les options étaient examinées. Selon Mathieu, il n'y avait pas de problème à ce qu'en fin de compte la procureure générale se sente mal à l’aise. Il ne voulait tout simplement pas que des portes se referment. Jessica, ma chef de cabinet, lui a indiqué que je serais toujours heureuse de lui parler s’il le souhaitait.
À la mi-novembre, le CPM m’a demandé de rencontrer Mathieu Bouchard et Elder Marques pour discuter de la question, ce que j’ai fait le 22 novembre. Cette réunion a été assez longue; je dirais environ une heure et demie. J’étais irritée d’avoir à y participer, car j’avais déjà tout dit au , qu’il n’y aurait pas d'APS avec SNC, que je n’allais pas émettre de directive, etc. Au cours de cette réunion, c'est surtout Mathieu qui a parlé. Il a essayé de me faire comprendre qu’il y avait d'autres options et que je devais trouver une solution. Je leur ai alors parlé des articles 15 et 10 de la Loi sur le DPP et de l’indépendance de la poursuite comme d’un principe constitutionnel, et du fait qu’il s’agissait d’une ingérence. J’ai parlé de l'avis en vertu de l’article 13, qu’ils ont dit n’avoir jamais reçu, mais je leur ai rappelé que nous l’avions envoyé en septembre. Mathieu et Elder ont continué de plaider leur cause disant que, si je doutais de ma décision, nous pourrions engager un éminent juriste pour me conseiller. Ils étaient venus tâter le terrain et je leur ai dit non. Mon idée était faite et il fallait arrêter cela. C’était assez.
Là-dessus, je vais faire une brève pause pour vous parler de mon état d’esprit.
En ma qualité de procureure générale, j’avais reçu la décision de la DPP en septembre, j’avais examiné l’affaire, j’avais pris une décision sur ce qui était approprié au vu d'un APS et je l’avais communiquée au . J’avais également pris d’autres mesures que le premier ministre m’avait demandé de prendre, comme le fait de rencontrer le greffier.
À mon avis, les communications et les efforts déployés pour me faire changer d’avis sur cette question auraient dû cesser. Divers fonctionnaires m’ont également exhortée à tenir compte de considérations politiques partisanes, ce qui était clairement déplacé à mes yeux. Soit notre système est fondé sur la primauté du droit, l’indépendance des fonctions de poursuite et le respect des personnes chargées d’exercer leur pouvoir et leur pouvoir discrétionnaire, soit il ne l'est pas.
Même si, au tout début et compte tenu de notre système de gouvernement, il pouvait être approprié de tenir des discussions axées sur les politiques, l'insistance — sans égard aux procédures judiciaires portant sur la même question et aux décisions nettes de la directrice des poursuites pénales et de la procureure générale — à poursuivre les pressions, voire à les intensifier, soulève, quant à moi, de graves préoccupations. C'est pourtant ce qui a continué de se produire.
Le 5 décembre 2018, j’ai rencontré Gerry Butts. Nous avions tous les deux souhaité cette réunion. Je voulais parler d’un certain nombre de choses, y compris de SNC et de la pléthore de gens qui nous harcelaient, mon personnel et moi. Vers la fin de la réunion, au Château Laurier, j’ai insisté pour que tout le monde arrête de me parler de SNC, parce que j’avais pris ma décision et que ces intrusions étaient inappropriées.
Gerry a alors relancé la conversation en disant que nous avions besoin d’une solution pour SNC. Il a insisté pour que je trouve une solution. Je lui ai rétorqué que tel ne serait pas le cas et j’ai mentionné l’enquête préliminaire et le contrôle judiciaire. J’ai ajouté que j’avais donné au greffier la seule solution appropriée, soit l’idée de la lettre, et elle n’a pas été retenue. Gerry a alors dit que la loi avait été adoptée par Harper et qu’il ne l’aimait pas. Je lui ai répondu que c’était la loi que nous avions.
Le 7 décembre, j’ai reçu une lettre du datée de la veille, accompagnée d’une lettre du PDG de SNC-Lavalin datée du 15 octobre. J’ai répondu à la lettre du 6 décembre du premier ministre, soulignant que l’affaire était devant la justice et que je ne pouvais donc pas faire de commentaires à ce sujet, que la décision concernant l'APS relevait de la DPP, qui est indépendante de mon bureau.
Cela m’amène aux derniers événements de la chronologie qui, quant à moi, marquent l’escalade finale des tentatives d'ingérence dans ce dossier de la part du Cabinet du premier ministre. Le 18 décembre 2018, ma chef de cabinet a été convoquée de toute urgence à une réunion avec Gerry Butts et Katie Telford pour discuter de SNC. Ils voulaient savoir où j’en étais — personnellement — dans la quête d'une solution. Ils lui ont dit qu’ils avaient l’impression que le problème s’aggravait et que je ne faisais rien. Ils ont parlé d’un appel possible avec le et le greffier le lendemain.
Je vais maintenant vous lire la transcription des parties les plus pertinentes d’une conversation entre ma chef de cabinet et moi, presque immédiatement après cette réunion.
Jessica: « Essentiellement, ils veulent une solution. Rien de nouveau. Ils veulent que l’on retienne les services d’un conseiller juridique externe pour qu’il vous donne une opinion quant à savoir si vous pouvez revoir la décision de la DPP ici et si vous devriez, dans ce cas... Je leur ai dit que ce serait de l’ingérence. Gerry a rétorqué: “Jess, il n’y a pas de solution ici qui n’implique pas une certaine ingérence.” Au moins, a ponctué Jessica, ils sont enfin honnêtes quant à ce qu’ils vous demandent de faire: ne pas se soucier de l’indépendance du SPPC. Katie a dit: “Nous ne voulons plus débattre de questions juridiques.” Et ils ont martelé: “Nous ne sommes pas avocats, mais il doit y avoir une solution.” »
J'ai alors texté sous mon pseudo MOJAG: « Alors, sur quoi vous êtes-vous laissés? »
Jessica: « Ce n'est pas clair du tout. J’ai précisé que j’allais bien sûr vous faire part de la conversation et ils ont dit qu’ils allaient “tâter le terrain” auprès de quelques personnes en soirée. Quand je suis partie, le greffier attendait à l’extérieur. Ils ont ajouté qu’ils voulaient organiser un appel téléphonique entre vous, le premier ministre et le greffier demain. J’ai répondu que vous seriez évidemment heureuse de parler à votre patron! Ils semblent emballés à l’idée que vous reteniez les services d’un ancien juge de la Cour suprême du Canada pour obtenir des conseils à ce sujet. Katie Telford estime que cela fait parler de nous dans le milieu des affaires et le milieu juridique, et que ça permettra au premier ministre de dire que nous faisons quelque chose. Elle a ajouté: “Si Jody est nerveuse, nous rameuterons le plus grand nombre de personnes possible pour rédiger des articles d'opinion affirmant qu'il n'y a rien de mal dans ce qu'elle a fait.” »
Le 19 décembre 2018, on m’a demandé d'accepter l'appel du greffier, un appel assez long que j’ai pris de chez moi. J’étais seule, livrée à moi-même. Compte tenu de ce qui s’était passé la veille avec ma chef de cabinet, j’étais déterminée à mettre fin une bonne fois pour toutes à toute ingérence et à toute conversation à ce sujet. Voici ce dont le greffier et moi avons discuté.
Le greffier a indiqué qu’il appelait au sujet de la conclusion d'un APS avec SNC, précisant qu’il voulait me transmettre la position du . Il a parlé du conseil d’administration et de la possibilité qu’il décide de vendre SNC à d’autres intérêts, que la firme déménagerait son siège social et que des emplois seraient perdus.
Il a ajouté que le premier ministre voulait pouvoir dire qu’il a tout essayé dans les limites de la légalité, qu'il est très déterminé, très ferme, mais qu'il veut savoir pourquoi on n’utilise pas la formule de l'APS prévue par le Parlement. Il a précisé: « Je pense qu’il va trouver une manière de le faire, d’une façon ou d’une autre... voilà son état d'esprit, et je voulais vous en faire part. »
Le greffier a précisé qu’il ne savait pas si le avait l’intention de m’appeler directement ou s’il pensait que quelqu’un d’autre serait en mesure de lui donner des conseils. « Vous savez, m'a-t-il dit, il ne veut rien faire d’autre que ce qui est légal ou approprié, il veut mieux comprendre, être conseillé à ce sujet ou faire en sorte que vous le soyez, si cela pouvait vous rassurer quant au fait que vous n'agissez pas de façon inappropriée ou en dehors du cadre établi. »
J’ai répondu au greffier que j’étais tout à fait convaincue de ne rien faire d’inapproprié. Une fois de plus, j’ai réitéré ma conviction d'avoir pris la bonne décision au sujet de SNC et de l'APS. J’ai répété qu’il s’agissait d’un principe constitutionnel, celui de l’indépendance de la poursuite.
Lors de cet appel, j’ai prévenu le greffier que nous nous aventurions en terrain dangereux. J’ai également émis un avertissement sévère, soit qu'en tant que procureure générale, je ne pouvais pas agir de telle façon de mon côté tandis que la poursuite agirait de telle autre façon. Cela n'aurait pas été objectif et il n'y aurait pas eu d'indépendance. Je ne pouvais pas agir de façon partisane et obéir à des motivations politiques. On comprend bien pourquoi.
Le greffier se demandait si quelqu’un d'autre pouvait parler à la directrice du contexte ou lui demander d’expliquer son raisonnement. Avant de partir, le greffier m’a dit qu’il allait devoir faire rapport au , puis il a répété que le premier ministre avait une idée bien arrêtée de la question et qu’il était un peu inquiet.
Quand je lui ai demandé ce qui l’inquiétait, le greffier m'a répondu qu’il n’était pas bon que le et sa procureure générale soient à couteaux tirés.
Je lui ai précisé que je donnais les meilleurs conseils possible au et que, s’il ne les acceptait pas, il était en droit de faire ce qu’il voulait, mais que j’essayais de le protéger contre toute ingérence politique, perçue ou autre.
Le greffier l’a reconnu en ajoutant toutefois que le n’avait pas le pouvoir de faire ce qu’il voulait. Selon lui, c'est moi qui avais tous les outils dans les mains.
J’ai dit que cela me faisait penser au massacre du samedi soir, mais que j’avais la certitude d’avoir donné au mes meilleurs conseils pour le protéger et pour protéger le principe constitutionnel de l’indépendance de la poursuite.
Le greffier a dit qu’il s’inquiétait du risque de conflit parce que le était assez ferme à ce sujet. Il l'avait vu quelques heures plus tôt et avait constaté que cela était vraiment important pour lui. C’est essentiellement là que s’est terminée la conversation, et je n’ai pas été contactée par le premier ministre le lendemain.