Permettez-moi de vous dire, tout d'abord, que l'ABC reconnaît que le rôle conféré à ce comité met les élus qui en font partie dans une situation inhabituelle, en ce sens qu'on leur demande de mettre complètement de côté les considérations politiques. Mais vous devez le faire, parce qu'il y va de la confiance du public dans notre système judiciaire. Il ne faut pas que les Canadiens aient l'impression soit que les juges sont redevables envers leur patron, qui décide de leur salaire, soit que les juges ont une prévention contre le gouvernement en raison d'un désaccord d'ordre salarial.
Ainsi la dépolitisation du processus d'établissement de la rémunération des juges n'est pas simplement un idéal; c'est une exigence constitutionnelle. Chaque citoyen canadien qui passe par notre système judiciaire doit pouvoir être entendu par un juge juste et impartial et qui -- et c'est tout aussi important -- est perçu comme tel. Ce principe constitue la clé de voûte de notre démocratie.
Le processus d'établissement de la rémunération des juges est l'un des trois piliers sur lesquels s'appuie l'indépendance de la magistrature, les deux autres étant la permanence, et le contrôle de l'administration des tribunaux. En examinant le projet de loi dont il est actuellement saisi, le comité devrait, d'après l'ABC, se demander, d'abord et avant tout, si le gouvernement a tenu compte de la raison d'être des commissions, qui consiste à préserver l'indépendance judiciaire et à dépolitiser le processus de détermination de la rémunération des juges. Selon l'ABC, la réponse du gouvernement au rapport de la commission -- qui est le fondement même du projet de loi -- n'atteint pas cet objectif.
En même temps, le retard accusé pour mettre en oeuvre le rapport de la commission est tout à fait excessif. D'ailleurs, l'ABC a mis la dernière législature en garde contre la possibilité de tout retard lorsqu'elle examinait le projet de loi , lui faisant valoir que tout retard compromet l'efficacité de la commission et donc, l'indépendance judiciaire. Par conséquent, nous avons recommandé que le projet de loi soit modifié sans délai dans le sens des recommandations de la commission.
S'il n'est pas possible d'apporter ces modifications au projet de loi en temps opportun, il faudrait adopter le projet de loi , pour éviter de nuire davantage à l'indépendance judiciaire. Si l'on opte pour cette dernière ligne de conduite, l'ABC exhorte le comité à saisir l'occasion de commenter les lacunes de la réponse du gouvernement. Cela nous paraît particulièrement important étant donné que la prochaine commission se réunira sous peu, et le gouvernement sera tenu, encore une fois, de répondre à ses recommandations.
Je voudrais maintenant vous parler en détail de la réponse du gouvernement.
Comme les membres du comité le savent déjà, le gouvernement a refusé de donner suite aux recommandations salariales de la commission. À cet égard, le gouvernement a cité deux motifs: premièrement, il a conclu que la commission n'a pas suffisamment étudié le critère qu'on retrouve au paragraphe 26(1.1) de la Loi sur les juges relativement aux conditions économiques qui prévalent au Canada. Deuxièmement, il était en désaccord avec les groupes de comparaison retenus par la commission de 2003. À cet égard, l'ABC considère que l'une des raisons invoquées par le gouvernement pour ne pas retenir la recommandation de la commission s'appuie sur des faits raisonnables.
Ainsi, les préoccupations de l'ABC se limitent à la première des deux raisons invoquées par le gouvernement. Malheureusement, même si le gouvernement a fait état de deux raisons pour justifier sa recommandation salariale, il n'a pas indiqué à quel point chaque raison a pu influencer sa recommandation finale. Vu l'ordre des raisons invoquées, on suppose que c'est la première qui a eu une influence dominante. Nous craignons ainsi que cette raison colore l'ensemble de la réponse gouvernementale.
Aux termes de la Constitution, le gouvernement est obligé d'indiquer les raisons pour lesquelles il décide de ne pas retenir les recommandations d'une telle commission. À cet égard, trois autres principes, dont deux que je voudrais brièvement explorer avec vous, nous aident à mieux comprendre cette exigence constitutionnelle.
Premièrement, le gouvernement doit faire valoir des motifs rationnels en décidant de ne pas retenir les recommandations de la commission; on dit aussi à ce sujet que le gouvernement doit fournir des raisons légitimes. Selon la Cour suprême du Canada, les motifs énoncés par le gouvernement doivent être fondés sur des faits et un raisonnement solide; de même, de simples déclarations rejetant ou désapprouvant les recommandations ne suffisent pas.
Deuxièmement, les motifs énoncés par un gouvernement en vue de rejeter la recommandation d'une commission doivent reposer sur un fondement factuel raisonnable.
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Merci, monsieur le président, je présente mes excuses aux membres du comité. C'est un handicap dont je suis malheureusement atteint; et je vais donc essayer de ralentir.
Encore une fois, pour citer les propos de la Cour suprême, « ... il ne suffit pas de désapprouver une recommandation de la commission ou de déclarer “suffisants” les traitements en vigueur pour les juges. » Ensemble, ces deux directives exigent une certaine spécificité en ce qui concerne les motifs de rejet de la recommandation d'une commission, et pas seulement au niveau de l'explication fournie au sujet de la solution de remplacement proposée.
Sauf votre respect, l'ABC estime que la première partie de la réponse du gouvernement sur cette disposition de la Loi sur les juges est à ce point générale et pauvre en détails qu'elle ne permet pas de donner suite au rapport de la commission de 2003. La réponse du gouvernement laisse supposer une tension entre les recommandations de la commission, d'une part, et les priorités sociales et économiques du gouvernement, d'autre part. Cependant, elle n'énonce que des généralités en ce qui concerne l'existence de ces autres priorités, sans justifier de quelque façon que ce soit la conclusion selon laquelle la mise en oeuvre des recommandations de la commission influencerait éventuellement ces priorités.
Les faits sur lesquels s'appuie le gouvernement pour démontrer que, et je le cite, « les autres pressions économiques et priorités fiscales [conflictuelles] » n'ont pas été bien évaluées dans le rapport de la commission, sont exposés dans seulement deux paragraphes de la réponse du gouvernement. Réduite au minimum, cette dernière indique simplement que le gouvernement a ses priorités fiscales, qu'il énumère, et qui ne comprennent pas l'indépendance judiciaire; le gouvernement s'engage à faire généralement preuve de responsabilité budgétaire et à réduire la dette nationale de 3 milliards de dollars chaque année; de plus, le président du Conseil du Trésor est chargé de trouver des économies de l'ordre de 1 milliard de dollars afin de financer des dépenses de programme nouvelles et courantes.
Même si le gouvernement parle de ses priorités clés et d'autres objectifs budgétaires, il n'explique aucunement, ni comment ni pourquoi, la mise en oeuvre des recommandations de la commission risquerait de compromettre ou de diminuer la capacité du gouvernement de poursuivre ses objectifs.
La généralité de la réponse du gouvernement est encore plus évidente au paragraphe suivant de sa réponse. On y lit ceci : « La population canadienne s'attend à ce que toute dépense publique soit raisonnable et proportionnelle aux autres pressions économiques et priorités fiscales. »
En somme, le gouvernement ne croit pas que la recommandation salariale de la commission tient suffisamment compte de cette réalité. Le gouvernement ne fournit aucune explication ou justification détaillée qui permettrait de savoir pourquoi la recommandation de la commission de 2003 n'est pas, pour reprendre les termes du gouvernement, raisonnable et proportionnelle aux autres pressions économiques des priorités fiscales. En l'absence d'une explication plus complète, nous affirmons respectueusement que le rejet du rapport de la commission repose sur une simple affirmation de la part du gouvernement, plutôt que sur un véritable motif.
L'ABC admet que les salaires des juges sont payés par le Trésor et que des demandes concurrentielles en ce qui concerne l'utilisation des deniers publics peuvent justifier que le montant des salaires qui seraient autrement versés aux juges soit limité. L'ABC admet de plus qu'un dollar dépensé pour rémunérer les juges est un dollar qui ne peut ni être consacré à une autre priorité, ni encaissé. Cependant, l'indépendance des juges n'est pas une simple priorité du gouvernement; elle représente un impératif constitutionnel. Et c'est pour cette raison que toute décision qui s'écarte de la recommandation d'une commission non seulement devrait, mais doit impérativement reposer sur plus qu'une simple affirmation.
Un lecteur raisonnable de la réponse du gouvernement supposerait que dans la mesure où le gouvernement invoque l'état de l'économie au Canada et la situation économique et financière du gouvernement comme motif pour ne pas tenir compte du rapport de la commission de 2003, il se contente en réalité de dire qu'à son avis, la recommandation salariale était trop élevée et qu'un traitement moindre serait suffisant. Eh bien, sans vouloir contredire le gouvernement, l'ABC se permet de préciser que la réponse de ce dernier ne respecte aucunement les critères énoncés dans la Constitution.
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Monsieur le président, messieurs les députés, membres de cet important comité, je vous ai fait parvenir quelques réflexions dont certaines portent sur l'arrière-plan constitutionnel. Peut-être que je suis en retard par rapport à ce sujet, mais je ne pouvais m'empêcher de venir dire — c'est la première fois que l'on m'invite — ce que je pense de ce nouveau processus de détermination de la rémunération de nos juges, au regard de la Constitution.
Je vois dans la réponse actuelle du gouvernement du Canada, l'accomplissement d'une obligation constitutionnelle qu'a le Parlement du Canada d'assumer ses responsabilités constitutionnelles. Toutefois, je pense aussi qu'il est justifié de prendre ses distances du rapport de cette commission, et je vais m'expliquer.
En matière constitutionnelle, la Cour suprême dit qu'il faut donner priorité au texte écrit de la Constitution, et ce texte écrit, vous le savez, c'est l'article 100 de la Constitution, même si, comme la Cour suprême l'a dit à plusieurs reprises, il existe ces fameux principes constitutionnels sous-jacents, qui peuvent être une source d'obligations pour les gouvernements et les parlements. Cependant, la Cour suprême nous dit, dans l'arrêt Bodner, et nous répète, en 2005, que ces principes constitutionnels non écrits, sous-jacents, ne sont pas une invitation à négliger le texte écrit de la Constitution. « Bien au contraire — nous dit-elle au paragraphe 53 —, nous avons réaffirmé qu'il existe des raisons impératives d'insister sur la primauté de notre Constitution écrite ». Or, notre Constitution écrite, dans l'article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, prévoit, vous le savez bien, que les salaires, la rémunération, etc. des juges des cours supérieures sont fixés et payés par le Parlement du Canada.
Et quand on s'interroge sur les raisons historiques de cette disposition, on voit qu'en 1867, les pères de la Fédération ont voulu que la rémunération de nos juges soit faite par le Parlement fédéral, alors que l'administration de la justice est dévolue aux provinces en vertu, comme vous le savez, de la Constitution. L'article 100 ne prévoit aucune consultation, même pas la consultation des provinces. Donc, si le constituant avait voulu qu'une consultation soit prévue sur le plan constitutionnel, il l'aurait probablement édicté.
Comme vous le savez, seul le Parlement et les législatures peuvent modifier la Constitution, notamment ce texte de l'article 100. Il y a des procédures d'amendement constitutionnel, que vous connaissez, prévues aux articles 38 à 49 de la Loi constitutionnelle de 1982. Or, je crois qu'en imposant au Parlement la création d'une commission indépendante qui doit être obligatoirement consultée et dont les recommandations s'imposent au Parlement lui-même, à moins que celui-ci ne justifie pourquoi il s'en écarte, à mon point de vue, la Cour suprême a apporté une modification structurelle à notre Constitution, usurpant — je m'en excuse — par là, le pouvoir constituant qui ne lui appartient pas. Je crois que cela est grave, dans un régime constitutionnel.
Certes, la Cour suprême insiste sur l'importance des principes constitutionnels non écrits, mais, modifier le pouvoir souverain du Parlement, modifier le texte formel de la Constitution, est-ce vraiment, comme le dit la Cour suprême, combler les vides de la Constitution? Car la Cour suprême déclare que ces principes constitutionnels non écrits peuvent aider à combler les vides de la Constitution. Or, la souveraineté du Parlement — qui est la vôtre, donc celle des élus, est, en matière de finances publiques, extrêmement importante — no taxation without representation—, et la dépense du Trésor public est quelque chose de fondamental et fondamentalement inscrit dans notre tradition constitutionnelle depuis la Magna carta jusqu'à aujourd'hui.
Or, la détermination de la rémunération de l'ensemble des agents du secteur public est une question éminemment politique, comme nous l'a dit la Cour suprême. Il est difficile de dépolitiser cette action qui est confiée au gouvernement et au Parlement. Le Parlement et le gouvernement doivent répondre devant l'électorat.
Alors, que sont ces commissions indépendantes que la Cour suprême a inventées, qu'elle nous a imposées, au regard du principe démocratique? Le principe démocratique est inscrit. C'est l'un des quatre grands principes fondamentaux de la Constitution, comme le dit la Cour suprême dans le Renvoi sur la Sécession du Québec, en 1998.
Ces commissions ont-elles un caractère démocratique? Quelle est leur légitimité démocratique? Évidemment, vous me direz que je suis un peu tardivement critique de ce système, mais il reste que cela donne lieu à une réflexion et cela m'amène précisément à être d'accord sur la position du gouvernement, qui prend ses distances face au contenu de ce rapport.
Parmi les responsabilités gouvernementales et parlementaires, il y a non seulement celles qui sont inscrites, et dont tient compte la Commission McLellan, mais il y a aussi des responsabilités beaucoup plus larges. Le gouvernement doit apprécier non seulement l'état de l'économie du Canada, mais aussi l'ensemble de la situation financière de la société, la part des ressources financières qui ira dans les différents programmes gouvernementaux, et j'ajouterais le rôle extrêmement important qu'a le Parlement fédéral dans la redistribution de la richesse, au sens de l'article 36 de la Constitution de 1982, le pouvoir fédéral de dépenser. Il y a une part importante du budget fédéral qui doit servir aux transferts vers les provinces pour soutenir des services publics essentiels, et ça, ce sont des préoccupations dont la commission, soi-disant indépendante, n'a pas à tenir compte. Ce sont des responsabilités gouvernementales et parlementaires et, à cet égard, je pense que le Parlement est autorisé à prendre ses distances par rapport au contenu des rapports des commissions.
Cette commission, comme l'a répété la Cour suprême en 2005, a une fonction consultative. Or, une fonction consultative, ce n'est pas une fonction décisionnelle, vous le savez très bien. La Cour suprême avait d'ailleurs, dit dans un arrêt en 1992, qu'une recommandation n'est qu'une recommandation, ce n'est pas une décision et cela n'altère pas le pouvoir décisionnel du titulaire de ce pouvoir. Or, l'article 100 consacre un pouvoir décisionnel au Parlement, un pouvoir unilatéral.
Il est intéressant à cet égard — j'en parle rapidement — de comparer l'article 100 avec l'article 99. L'article 99 prévoit le régime de révocation ou de destitution des juges et, il y a une trentaine d'années, la Loi sur les juges a été modifiée pour créer un Conseil de la magistrature et un régime disciplinaire et déontologique qui prévoit que des comités quasi judiciaires d'enquête du conseil peuvent recommander la destitution ou la révocation d'un juge. La constitutionnalité de ce dispositif a été soulevée devant un des comités, le comité impliqué dans l'affaire Gratton, en 1994, et subséquemment, le juge Barry Strayer a dû étudier cette question en Cour fédérale. On a considéré que ce processus n'altérait pas le pouvoir unilatéral du Parlement du Canada de révoquer des juges. À cet égard, on pourrait se demander en vertu de quelle logique, si le Parlement conserve son pouvoir souverain de rédiger une adresse qu'on appelle l'adresse au gouverneur général en conseil en vue de la destitution d'un juge, il serait lié par un rapport d'une commission indépendante en matière d'augmentation de la rémunération des juges?
Dans un cas, il est question de la sécurité financière, un des ingrédients essentiels de l'indépendance constitutionnelle et, dans l'autre cas, il est question de l'inamovibilité, un autre ingrédient aussi, sinon plus, important encore des composantes de cette indépendance financière.
Maintenant, je dirai quelques mots sur ce qu'on retrouve dans tout ce qu'on peut lire depuis cinq ou six ans, aussi bien dans les arrêts de la Cour supérieure que dans ceux de la Cour d'appel, dans les rapports au niveau des différentes provinces et ceux au niveau fédéral. J'ai fait une somme considérable de lectures qui me font réfléchir et qui m'amènent à considérer que c'est un processus lourd qui a été mis sur pied, un processus complexe et qui peut difficilement satisfaire, je pense, les objectifs que ceux qui l'ont proposé avaient derrière la tête.
Songez qu'au Québec, actuellement, le rapport de 2001 est toujours plus ou moins à l'étude : Cour supérieure, Cour d'appel, etc. Selon un rapport de 2004, il y a peut-être des contestations judiciaires à venir. Il faudrait recommencer : Cour fédérale, Cour suprême, etc., pour en arriver à appliquer des critères qui ne sont pas simples. Quant à des critères de rationalité simple, je vous épargne les explications, parce que j'ai lu, sous la plume d'éminents juges des cours d'appel, des cours supérieures, toutes sortes de nuances apportées à ce sujet.
Qu'est-ce exactement que la rationalité simple, quand on dit, par exemple, au sujet du fondement factuel de la thèse du gouvernement, que le gouvernement essaie de justifier le fondement de la thèse qu'il adopte, le choix des fondements? On voit bien, en lisant les rapports, qu'on peut avoir des divergences d'opinions respectueuses quant au choix de certains critères, de certains facteurs de comparaison. Il y a des choses qui reposent presque sur une espèce de mythologie. On a véhiculé, au fil des années, un certain nombre de choses. Parfois, cela me fait sourire de constater, par exemple, qu'on insiste ou non tout à coup sur la comparaison entre les juges des cours supérieures et les sous-ministres.
Il y a neuf DM-3 au Canada et deux DM-4. Il est évident que la plupart de ces DM-3 qui ont une formation juridique peuvent facilement devenir juges. Il y en a à la Cour suprême : l'ancien sous-ministre associé, etc. Mais l'inverse est-il vrai? Je connais un grand nombre de juges de la Cour supérieure et, pour rien au monde, je ne les nommerais sous-ministre d'un grand ministère fédéral. Et plusieurs, quand ils voient qu'ils sont censés avoir des compétences exceptionnelles — c'est du moins ce qu'on lit dans les rapports — reconnaissent être de bons juges, connaître le droit, être capables de faire progresser les litiges, d'être des humains à l'écoute capables de rédiger des décisions, mais ne croient pas avoir des compétences exceptionnelles. C'est pourtant ce qu'on lit dans les rapports : il faudrait que les juges soient exceptionnels, aussi exceptionnels que nos neuf sous-ministres ou nos 11 sous-ministres, qui, naturellement, ont des responsabilités qui ne sont pas du tout — d'ailleurs, les rapports le disent — du même ordre que celles des juges des cours supérieures. La responsabilité d'un sous-ministre est énorme : les programmes gouvernementaux, la reddition de comptes, la direction d'un personnel considérable, etc. Je pense que c'est un exemple de ces mythes qu'on véhicule très souvent.
Pour comparer, on se sert des normes de comparaison applicables aux avocats de pratique privée, des grands cabinets des grandes villes. Comme on le voit dans les rapports de la commission, on ne tient pas compte de la rémunération de l'ensemble des juristes du secteur public. Comparons, par exemple — c'est un mauvais exemple peut-être, parce qu'il n'est pas très convaincant — leur rémunération à celle des professeurs de droit.
Une voix: Ce n'est pas rien, ce n'est pas rien.
M. Patrice Garant: Ce n'est pas rien, mais il y a une différence considérable, quand on connaît le sommet de l'échelle de rémunération des avocats de pratique privée. De plus, on n'a pas une obligation d'exclusivité d'emploi, alors on peut avoir d'autres activités, faire des recherches, mais pour arriver à gagner 230 000 $ ou 220 000 $, il faudrait qu'un professeur de droit travaille sept jours par semaine, 370 jours par année, je suppose. Ce sont des points de comparaison sur lesquels on peut diverger d'opinions, et quand un gouvernement, pour de bonnes raisons étudiées par ses fonctionnaires décide d'être en désaccord avec ces rapports, moi, je ne suis pas du tout scandalisé. Et qu'un gouvernement qui succède à un autre gouvernement n'est pas tout à fait de la même opinion que le précédent, c'est normal.
Alors voilà, je pourrais ajouter bien d'autres éléments. Et quand on considère, par exemple, la qualité des juges de nos cours supérieures, surtout en première instance, on constate que beaucoup d'excellents juges ne proviennent pas des grands bureaux d'avocats de Montréal ou de Québec, ils viennent des bureaux d'aide juridique, de la fonction publique, etc. Alors, il faut ratisser beaucoup plus large que ne le fait la Commission McLellan.
Monsieur le président, je vous remercie de votre patience. Je répondrai aux questions plus tard.
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Merci, monsieur le président.
Je voudrais tout d'abord souhaiter la bienvenue à nos témoins de l'Association du Barreau canadien. Lorsque j'étais ministre de la Justice, j'ai beaucoup profité de vos conseils, y compris sur la question dont nous sommes saisis aujourd'hui.
[Français]
Je voudrais aussi souhaiter une chaleureuse bienvenue au professeur Garant, que j'ai rencontré, à titre de ministre, à la Faculté de droit de l'Université Laval.
[Traduction]
Je comprends que le principe constitutionnel fondamental sur lequel repose le mémoire de l'Association du Barreau canadien est celui de l'indépendance de la magistrature, qui représente la pierre angulaire de notre processus démocratique et de notre régime constitutionnel, principe qui a pris encore plus d'importance depuis l'adoption de la Charte. La sécurité financière est une composante fondamentale de cette indépendance. D'ailleurs, comme le précise votre mémoire, un important principe connexe veut que non seulement la magistrature soit indépendante, mais qu'elle soit perçue comme telle -- et c'était justement la raison pour laquelle l'on établit une commission indépendante. Le fait est que cette commission indépendante -- et là je réponds également aux arguments du professeur Garant -- a été mise sur pied afin de protéger ce principe constitutionnel, de protéger notre démocratie constitutionnelle, car avec l'avènement de la Charte des droits et libertés nous sommes passés d'une démocratie parlementaire à une démocratie constitutionnelle, dans le contexte de laquelle le principe de l'indépendance de la magistrature revêt une plus grande importance, comme je viens de le dire.
Pour moi, le travail de la commission indépendante devait nous permettre de protéger ce principe de notre démocratie constitutionnelle plutôt que de l'usurper, monsieur Garant, c'est-à-dire de dépolitiser le processus d'établissement des salaires et avantages sociaux des juges et de s'assurer que ces salaires et avantages sociaux seraient établis par suite d'une enquête factuelle menée par une commission qui accomplirait son travail indépendamment du gouvernement et de la magistrature, tout en permettant au Parlement de jouer un rôle important qui consiste à concrétiser ce principe.
Si je comprends bien, le rôle du Parlement -- et là je fais intervenir à la fois vos observations et celles de M. Garant -- peut se décrire ainsi. La Constitution n'exige pas que le rapport de la commission soit exécutoire, mais le gouvernement doit énoncer des motifs rationnels ou légitimes qui puissent justifier qu'il ne donne pas suite aux conclusions de la commission, et ce motif doive avoir un fondement factuel et probatoire, le tout en vue de protéger l'indépendance de la magistrature. Par conséquent, lorsqu'un comité permanent du Parlement, comme le nôtre, examine la réponse du gouvernement au rapport d'une commission, il nous incombe -- et c'est pour cela que le Parlement a un rôle important à jouer, indépendamment du rôle parlementaire qui est usurpé -- de s'assurer que les motifs énoncés par le gouvernement, comme le dit l'Association du Barreau canadien, ne sont pas incomplets, généralisés, ou pauvres en détails
Voilà qui m'amène justement au point essentiel. Vous êtes d'avis, si je comprends bien en m'appuyant sur ce que vous nous avez dit aujourd'hui au nom de l'Association du Barreau canadien -- et j'accepte cet avis -- que la réponse du gouvernement est à ce point générale et pauvre en détails qu'on ne peut considérer qu'elle donne suite au rapport de la commission de 2003. Les prétendus motifs du gouvernement ne nous permettent pas de savoir ni comment ni pourquoi la mise en oeuvre des recommandations de la commission aurait pour résultat, comme vous dites, de compromettre ou de diminuer la capacité du gouvernement de concrétiser ses priorités économiques et sociales, telles qu'elles sont présentées dans le budget de 2006, priorités qui n'ont pas pu être établies avant le travail de la commission de 2003.
Pour résumer, on ne nous fournit aucune justification ou explication qui nous permettrait de comprendre pourquoi les conclusions de la commission ont été rejetées. Voilà donc la question que je voudrais poser aux représentants de l'ABC: est-il juste de dire que, étant donné ce que j'appelle l'impératif constitutionnel consistant à protéger l'indépendance de la magistrature, et l'absence d'une explication factuelle permettant de justifier le rejet des décisions de la commission, le comité permanent devrait appuyer la recommandation de cette commission indépendante?
L'un ou l'autre des témoins peut répondre.
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Merci, monsieur le président et merci à tous nos témoins d'avoir pris le temps de nous rencontrer aujourd'hui.
J'ai une ou deux questions à vous poser, mais j'aimerais vous dire, tout d'abord, que je trouve que la réponse, et notamment celle de l'opposition, a été de nature un peu alarmiste. À bien des égards, je suis d'accord avec les observations de certains des témoins que nous avons reçus, et je suis également d'accord avec l'Association du Barreau canadien pour dire que nous devons agir rapidement. En fait, je dirais que notre gouvernement a agi très rapidement. Peu de temps après avoir été élus, nous avons déposé ce projet de loi. Nous avons ensuite examiné les conclusions du comité. En fait, ce projet de loi reprend toutes les recommandations du comité, à une exception près, et c'est celle qui concerne les salaires. Certains prétendent que cette démarche mine l'indépendance judiciaire, mais j'estime qu'une telle réaction est alarmiste. Je sais très bien que telle n'est pas du tout son intention.
Monsieur Garant, vos témoignages sur les fondements constitutionnels de la question m'ont beaucoup intéressé, puisque vous dites que même aujourd'hui, c'est nous, les parlementaires et membres du gouvernement qui sommes responsables des deniers publics en fin de compte.
Donc, le fait est que le gouvernement a agi rapidement en déposant ce projet de loi. Le seul élément qui ne cadre pas parfaitement avec la recommandation du comité est celui-ci: le comité a recommandé que les juges reçoivent une augmentation de 10,8 p. 100 qui serait rétroactive à 2004, et après avoir dûment examiné cette recommandation, nous avons conclu que son analyse comportait certaines lacunes et qu'il serait donc préférable de recommander une augmentation de 7,25 p. 100.
Donc, je tiens à vous faire savoir que, selon moi, et selon le gouvernement, cette décision n'influe aucunement sur l'indépendance de la magistrature. Certaines observations assez alarmistes ont été faites à ce sujet, certains laissant entendre que cela pourrait compromettre le fondement même de notre régime et que les juges pourraient plus facilement faire l'objet de corruption, mais tout cela me semble assez farfelu. Que nous retenions la solution (a) ou la solution (b), je ne crois pas que les juges seront plus susceptibles d'être mêlés à des actes répréhensibles. Laisser entendre une telle chose dénote, à mon avis, un manque de confiance dans notre magistrature.
J'ai presque l'impression, en écoutant les membres de l'opposition, qu'il est impossible que la commission -- une commission indépendante composée d'un membre nommé par le gouvernement, d'un membre nommé par la magistrature, et d'un autre membre choisi par les deux partis -- fasse quoi que ce soit qui ne cadre pas parfaitement avec les attentes du public et les responsabilités du gouvernement. Je me demande donc comment nous aurions réagi, compte tenu de nos responsabilités, si la commission avait recommandé une augmentation salariale de 30 p. 100.
Nous avons tous une idée de ce qui est raisonnable et ce qui ne l'est pas. Je sais que si vous parlez à des avocats, et c'est certainement votre cas, la plupart des avocats qui sont membres de l'Association du Barreau canadien, quelles que soient les augmentations qui sont accordées en fin de compte -- que cela cadre avec la recommandation ou que ce soit une solution intermédiaire -- seraient tout à fait ravis d'être nommés juges. Je dirais même que certains avocats et surtout ceux qui finissent par être nommés juges trouveraient peut-être insultant que les gens pensent que le salaire qu'ils touchent est une considération importante pour eux. Bon nombre de personnes accepteraient volontiers d'assumer cette responsabilité même si les juges touchaient les moitiés moins de ce qu'ils touchent actuellement. Donc, se dire que 10,8 p. 100 correspond à une sorte de chiffre magique... parce que j'ai vraiment l'impression, en écoutant les membres de l'opposition, qu'il est tout à fait impossible qu'on accepte l'autre chiffre, et que cette recommandation de 10,8 p. 100 est tout à fait inattaquable.
Par exemple, comparativement aux revenus se situant au 75e centile dans tous les centres provinciaux, urbains et ruraux, on avait, selon nous, mis trop l'accent sur les revenus en milieu urbain. Et je peux vous dire -- d'ailleurs, vous le savez tous déjà -- que les personnes qualifiées et même hautement qualifiées qui seraient ravies d'être nommées juges et de devenir membre de la magistrature ne manquent pas.
Mais peut-être pourriez-vous m'indiquer dans quel contexte ce serait raisonnable? Dans quel scénario le critère serait-il respecté? Et aux représentants de l'Association du Bureau canadien, je constate que d'après vous, le gouvernement a respecté certains des critères établis par la Cour suprême, et par conséquent, j'aimerais que vous me disiez ce qu'il faudrait faire ou dans quel contexte l'ensemble de ces critères serait respecté?
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Je vous remercie, monsieur Garant, ainsi que madame Thomson et monsieur Leurer.
Je m'adresserai d'abord à monsieur Garant. Vous avez cité les articles de la Constitution et, naturellement, dans la Constitution, on fait référence au Parlement du Canada, dont nous faisons partie ici.
Vous avez soulevé un doute dans mon esprit parce que la commission qui a été créée viendrait rogner les pouvoirs du Parlement. C'est un privilège que détiennent les députés ici, soit de ne pas se faire ronger par quelque situation que ce soit, et c'est un privilège que la Chambre, par l'entremise de son Président, doit protéger. La raison pour laquelle il y a des jurisconsultes à la Chambre, c'est pour voir si les lois que l'on va adopter nous enlèvent des privilèges.
Quand je vous entends parler, j'ai l'impression, effectivement, qu'on m'enlève mon droit de décider, à titre de parlementaire, pour différentes raisons que je n'ai pas à justifier, de donner ou d'accorder quelque rémunération ou quelque montant que ce soit. Mon seul et unique patron, c'est l'électorat.
Ici, on m'impose un patron qui est la commission. Or, si j'ai compris votre façon d'aborder le sujet, je n'ai pas à me justifier vis-à-vis d'une commission. Naturellement, elle a été créée, mais je n'ai pas... Si j'ai à me justifier, cela veut dire que je perds des droits à la Chambre. Cela veut aussi dire que dans quelque temps, la commission aura un pouvoir extrême et pourra me dicter, à moi parlementaire, quel montant je dois allouer. Et lorsque je me présenterai devant mes électeurs, je serai défait à cause d'une commission qui n'est même pas élue. Cela me pose problème.
C'est vrai qu'il est peut-être un peu tard pour le dire, mais nous avons un projet de loi devant nous. Comme le disait M. Bagnell, ils ne peuvent pas augmenter ce que nous avons mis sur la table, sinon cela ne passera pas à la Chambre. J'aimerais vous demander, parce que vous m'avez littéralement désarçonné, si vous pensez que cette commission semble vouloir m'enlever des pouvoirs à titre de parlementaire.
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Merci beaucoup, monsieur le président.
Je voudrais remercier tous nos témoins pour leur présence aujourd'hui. Je suis vraiment privilégié. C'es la première fois que j'assiste à une réunion du Comité de la justice.
D'abord, je pense que tous les députés conviendraient avec moi -- y compris, mon collègue, M. Jean -- que les juges au Canada font un travail exceptionnel. La grande majorité des juges sont très compétents. Ils font un travail très difficile, et ils travaillent très fort.
Mais j'aimerais vous faire part de mon point de vue sur la question et vous expliquer ce qui a donné lieu à mon opinion. Ma femme, Denis, est avocate à Regina. Elle est membre du Barreau depuis une dizaine d'années. Elle touche un salaire annuel d'environ 50 000 $, ou peut-être un peu plus, si elle a une bonne année. Donc, quand je regarde ces chiffres, je trouve qu'il est tout à fait raisonnable que le gouvernement décide, au lieu d'accepter une recommandation d'augmentation salariale de 10,8 p. 100, de faire passer cette augmentation à 7,25 p. 100.
Les juges gagnent un peu moins de 220 000 $ par an, et je ne peux vraiment pas m'imaginer que beaucoup de Canadiens -- ni sans doute beaucoup de juges, pour vous dire la vérité -- soient tristes en apprenant que les juges n'auront pas une augmentation salariale de 33 000 $ par an. Les gouvernements doivent être sensibles à des questions de prudence budgétaire, et à mon avis, le gouvernement a donc fait une proposition tout à fait raisonnable en prévoyant que l'augmentation soit de 7,25 p. 100 plutôt que 10,8 p. 100.
J'ai une question que j'adresse à l'un ou l'autre des témoins, selon la personne qui voudra y répondre. Monsieur Garant, je vais commencer par vous.
Quand la commission s'est penchée sur la question des salaires, elle a choisi comme groupe de comparaison approprié celui des avocats en exercice privé qui travaillent dans les plus grands centres urbains du Canada. Pour ma part, je viens de Regina, en Saskatchewan. Pour moi, le résultat démontre que la commission a donné trop de poids au revenu d'avocats autonomes en exercice privé qui gagnent beaucoup d'argent, et n'a pas suffisamment tenu compte du niveau de revenu d'avocats travaillant dans les centres provinciaux, à la fois urbains et ruraux.
J'aimerais donc vous demander, puisque l'un des critères devant servir à établir la rémunération des juges est « l'état de l'économie au Canada », c'est-à-dire dans tout le Canada, selon vous, le revenu des avocats les mieux rémunérés des grands centres urbains reflète-t-il l'état de l'économie au Canada?