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Merci, monsieur le président, monsieur le bâtonnier.
Mesdames et messieurs les membres du Comité et du personnel, bonjour.
Je tiens à remercier le Comité de nous accueillir aujourd'hui pour participer à ses travaux.
[Traduction]
Au départ, j'avais pensé faire ma déclaration préliminaire dans les deux langues, en passant d'une langue à l'autre, mais je me suis dit que cela rendrait les interprètes fous. Je vais donc m'exprimer en français pour parler de la traduction en anglais.
[Français]
Je suis vice-président du Barreau du Québec. Pour ceux qui ne le savent pas, le Barreau du Québec représente 25 500 avocats. Cet ordre professionnel est investi par la loi d'une mission de protection du public. Cela veut dire la surveillance des membres par l'inspection professionnelle et la discipline, de même que la poursuite pour exercice illégal de la profession par un non-membre.
Toutefois, dans une définition plus large, la mission de protection du public du Barreau comprend aussi un volet social qui s'étend à l'ensemble des justiciables. Il protège le public en défendant la primauté du droit et en intervenant publiquement sur différents sujets juridiques, notamment en ce qui concerne les droits des personnes vulnérables et des groupes minoritaires, incluant les groupes linguistiques.
C'est dans ce contexte que nous souhaitons participer à vos travaux pour aborder un aspect très spécifique de votre mandat, soit le respect des droits linguistiques en matière de justice.
Dans la Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018, le ministère de la Justice du Canada s'est engagé à continuer à aider les gouvernements provinciaux et territoriaux à combler les lacunes dans la prestation de services juridiques bilingues. Nous croyons qu'il existe actuellement au Québec une lacune particulière en lien avec cet engagement, et nous désirons vous en faire part afin d'attirer votre attention sur le sujet de la traduction des jugements rendus par les tribunaux québécois.
Le Barreau est particulièrement touché par cette question. En vertu de l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, un juge du Québec peut rédiger son jugement en français ou en anglais. L'article 7 de la Charte de la langue française prévoit le droit à toute partie de faire traduire gratuitement en anglais ou en français, le cas échéant, les jugements rendus.
Vous soupçonnez peut-être que la grande majorité des jugements québécois sont rendus en français. Bien que certaines décisions soient traduites en vertu de la Charte de la langue française, la grande majorité des décisions ne le sont pas. Celles qui sont traduites ne sont pas nécessairement des jugements d'intérêt pour l'ensemble du milieu juridique.
Dans des domaines communs à l'ensemble du Canada, comme le droit criminel, le droit familial, le droit constitutionnel et le droit commercial, la majorité des jugements du Québec ne sont pas traduits. Cette richesse judiciaire n'est ainsi accessible qu'aux personnes comprenant le français. Une réelle accessibilité à la justice requiert, selon nous, que la documentation légale et judiciaire soit disponible dans les deux langues officielles du Canada.
Je suis conscient que certains pourraient être en désaccord avec moi, mais je suis d'avis que le Barreau du Québec compte dans ses membres les meilleurs avocats au Canada et que, par conséquent, la magistrature québécoise a les meilleurs juges au Canada. En raison de leur bilinguisme et de leur bijuridisme, nos avocats québécois rayonnent dans le monde, sauf au Canada anglais. Les jugements qui émanent du Québec sont d'une grande qualité et d'une grande richesse pour l'évolution de la jurisprudence. Elle est enrichie, de plus, par la jurisprudence qui est rendue dans les provinces anglophones — ce sont des jugements en anglais —, parce qu'on les utilise, on les plaide et on les cite dans les jugements au Québec. Or l'inverse n'est pas vrai.
Afin de rectifier la situation en partie, la Société québécoise d'information juridique, la SOQUIJ, le ministère de la Justice du Québec et les différents tribunaux ont fait une entente en 2003 pour procéder à la traduction de la jurisprudence. La SOQUIJ finance la traduction de 1 350 pages de jurisprudence par année depuis 2003, ce qui veut dire à peu près 450 pages par tribunal. Les jugements sont sélectionnés selon leur intérêt pancanadien. Cette solution est imparfaite, mais, à défaut de ressources supplémentaires, cela constitue un début.
Pour 2015, cela représente 25 jugements de la Cour d'appel, 25 jugements de la Cour supérieure et 21 jugements de la Cour du Québec.
Je dois souligner que, entre 2010 et 2012, une subvention de 200 000 $ par année a été accordée par le ministère de la Justice du Canada. On est passé, pour la Cour d'appel, de 25 ou 30 jugements à 92 jugements traduits en 2010 et à 131 en 2011. C'est bien au-dessus de la moyenne d'à peu près 26 par année, quand il n'y avait pas de subvention. Toutefois, cette subvention n'a pas été renouvelée, ce qui nous a ramenés à une moyenne de 26 jugements.
La réponse officielle est que le Fonds d'appui à l'accès à la justice dans les deux langues officielles exclut la traduction de textes juridiques. Nous soumettons que cela doit changer, ainsi que les règles de subvention ou de financement.
Cela a des répercussions sur le rayonnement et la visibilité des décisions rendues par les tribunaux québécois, dont je vous ai parlé, et aussi sur les juristes québécois. Les mêmes débats ont lieu au Québec et dans les autres provinces. Par conséquent, les débats se font en double, c'est-à-dire qu'on ignore qu'une question a déjà été tranchée par les tribunaux du Québec, ou, pire encore, des jugements sont contradictoires, ce qui accentue le phénomène des deux solitudes entre les francophones et les anglophones au Canada.
Cela en vient aussi à priver les anglophones du Québec en situation minoritaire d'accès direct à des ressources juridiques dans leur langue.
Je pourrais citer l'actuelle juge en chef de la Cour d'appel du Québec, Mme Nicole Duval Hesler, ou son prédécesseur le juge Michel Robert, qui ont soulevé ces problèmes et qui ont présenté plusieurs discours à ce sujet.
Je vous donne l'exemple de la Cour d'appel du Québec, qui compte un nombre de juges similaire à celui de la Cour d'appel de l'Ontario. Or, ceux du Québec rendent de 2 à 2,5 fois plus de jugements que ceux de l'Ontario. En 2015, la Cour d'appel de l'Ontario a rendu quelque 900 jugements, comparativement aux 2 178 rendus par la Cour d'appel du Québec. Pourtant, de ces 2 178 jugements, vous vous souviendrez, à peu près 1 % sont traduits au Québec, ce qui correspond à peu près à 25 jugements en 2015.
Durant l'année 2015, les décisions de la Cour d'appel de l'Ontario ont été citées à plus de 1 500 reprises dans l'ensemble de la jurisprudence canadienne. La Cour d'appel du Québec, elle, n'a été citée qu'à environ 300 reprises, donc cinq fois moins, alors même qu'elle rend deux fois plus de jugements par année.
Ce n'est pas une réalité unique à la Cour d'appel du Québec. Il y a environ 22 000 décisions qui sont publiées au Québec, tous tribunaux confondus. Le Québec, grâce aux engagements qui ont été pris par son gouvernement et par la SOQUIJ, diffuse beaucoup plus de jugements que les autres provinces. Par exemple, en Ontario, environ 6 000 jugements sont publiés, tous tribunaux confondus.
Il y a un intérêt pour la traduction. Depuis 2010, le nombre annuel de visites sur le site Web de la SOQUIJ, qui héberge les jugements traduits, est passé de 5 000 à 18 000, et ce n'est là qu'une façon d'accéder à ces jugements traduits. Un nombre considérable de ces visites proviennent du Canada anglais, des États-Unis et même du Royaume-Uni, dans le but d'accéder à la jurisprudence rendue par nos tribunaux au Québec.
Des fonds supplémentaires permettraient de participer au rayonnement des tribunaux québécois et d'améliorer non seulement l'accès des minorités anglophones aux jugements de la Cour d'appel, mais également l'accès à ceux du reste du Canada, au corpus jurisprudentiel qui enrichit le droit dans l'ensemble du pays.
Or, il ne s'agit pas du seul objectif de notre démarche. Nous souhaitons aussi attirer l'attention et faire porter votre réflexion sur le fait que la Charte canadienne des droits et libertés, le Code criminel, la Loi sur le divorce et la Loi sur la faillite et l'insolvabilité sont toutes des matières de compétence fédérale pour lesquelles on a intérêt à ce que la jurisprudence soit cohérente et complète.
Nous vous demandons donc de considérer un investissement de ressources, mais également de collaborer avec les différents acteurs québécois afin d'élaborer une stratégie qui permettra de favoriser la traduction.
Il faut, de plus, que la qualité de la traduction soit au rendez-vous. Ce n'est pas tout de traduire; la traduction juridique est une compétence en soi.
Je vous donne l'exemple du Code civil du Québec, adopté en 1994 et qui contient plus de 3 000 articles. Il y a eu 5 000 amendements à la version anglaise, parce que la traduction avait été mal faite. Cela a pris 20 ans pour corriger le Code civil. Me Bloom pourra vous en parler, il a été très engagé dans ce processus.
Ne s'improvise donc pas traducteur juridique qui veut. Autrement, avoir à réviser de façon exhaustive les traductions ajoute au fardeau du travail des juges, qui est déjà très élevé. Cela ajoute également aux délais de traduction, ce qui est, encore une fois, une manière de diminuer l'accès à la justice.
Nous vous remercions, monsieur le président, de nous avoir accueillis aujourd'hui. Nous sommes disponibles pour répondre à toutes les questions que vous avez sur le sujet.
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Je représente les juristes d'expression anglaise.
Je ne vais pas répéter ce qu'Antoine a déjà dit au sujet des statistiques. Le problème est assez clair.
Il devrait être clair qu'il est tout à fait illogique que la jurisprudence québécoise ne circule pas dans les provinces, aux États-Unis, en Angleterre, en Australie et dans tous les autres territoires d'expression anglaise partout dans le monde qui lisent notre jurisprudence. Malheureusement, la majorité des décisions rendues au Québec ne sont pas lues, elles ne sont pas comprises et elles ne sont pas citées dans les jugements prononcés dans les autres provinces du Canada.
[Français]
C'était d'ailleurs l'objet de la plainte formulée par Michel Robert lorsqu'il était juge en chef du Québec.
Reculons un peu dans le temps.
[Traduction]
Je suis coprésident d'un comité du Barreau de Montréal appelé « accès à la justice en langue anglaise », et j'insiste sur la présence d'un coprésident francophone. Le premier était Gérald Tremblay; actuellement, le poste est occupé par Pierre Fournier. Ce sont deux excellents coprésidents qui comprennent parfaitement le problème.
Le comité est composé d'avocats et de juges. Le juge en chef du Québec insiste d'en être membre... Je vais remonter à l'époque où Michel Robert était le juge en chef du Québec. À presque chacune de nos réunions, il soulevait la question de la jurisprudence, qui est rédigée en français au Québec et qui ne va nulle part.
[Français]
Il a dit ceci: « Sans une traduction, les jugements québécois ne sont pas cités, ils ne sont pas lus, ils ne sont pas compris. » Ce sont là les mots mêmes de Michel Robert.
[Traduction]
Cela est tout à fait illogique, car ce que j'appelle la « jurisprudence nationale » n'existe pas, sauf dans le sens qu'il s'agit de la jurisprudence invoquée et citée dans toutes les provinces du Canada. Toutes les autres provinces échangent leur jurisprudence. Vous constaterez que dans la plupart de leurs jugements, elles citent d'autres compétences qui sont en fait les autres provinces du Canada et les autres tribunaux des autres provinces du Canada. Or, qu'en est-il du Québec?
Le Québec représente un quart du pays; pourtant, il est laissé de côté. On ne le cite pas. On ne l'invoque pas. Cela n'a aucun sens. Antoine a mentionné que la SOQUIJ traduisait certaines décisions, mais les plaintes que j'ai reçues venaient de Michel Robert, et la nouvelle juge en chef du Québec, Nicole Duval Hesler, les a répétées. Elle a annoncé qu'il prenait sa retraite. Elle siège à mon comité et elle a abordé le problème. C'est une préoccupation pour tous les membres du comité.
[Français]
Ces questions sont très importantes au Canada, voire à l'extérieur du pays.
[Traduction]
Les décisions et les jugements canadiens sont cités et consultés aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie et dans d'autres territoires d'expression anglaise. Le problème n'est pas dû uniquement au fait que le Québec suit la tradition du droit civil, comme certains s'en plaindraient. Ce n'est pas du tout le cas; Michel Robert et Nicole Duval Hesler seraient les premiers à vous le dire.
Comme Antoine l'a mentionné, le problème touche l'ensemble de la compétence pénale et toutes les autres compétences qui relèvent du fédéral. Qu'il soit question de droit des sociétés, de droit de la famille ou d'autres domaines ne relevant pas de la compétence fédérale, la compétence civile est importante. Ce qui relève des tribunaux québécois est important; il faut pouvoir citer et consulter les décisions au besoin.
Lorsque j'ai parlé à Nicole Duval Hesler et à Michel Robert, les deux m'ont imploré de dire qu'il faut trouver un moyen d'offrir un service de traduction au Québec pour les décisions et les jugements, certainement ceux de la Cour d'appel et de la Cour supérieure, ainsi que, dans une moindre mesure, ceux de la Cour du Québec, car nombre de ces jugements sont d'un grand intérêt. Il est tout à fait illogique de ne pas inclure les affaires du Québec — qui représente un quart du pays — lorsqu'on cite la jurisprudence canadienne. C'est difficile de dire qu'on représente la jurisprudence canadienne quand un quart du pays est exclu.
J'ai soulevé la question auprès des gens du ministère de la Justice. Ils comprennent. Ils m'ont dit que la raison pour laquelle ils ont mis fin à la subvention accordée pendant quelques années, c'est qu'ils ne subventionnent pas la traduction. Je leur ai dit qu'il ne s'agissait pas de traduction. Cela va bien au-delà de la traduction; il est question ici de quelque chose de bien plus fondamental que la simple traduction. N'importe qui peut faire de la traduction n'importe où. Il s'agit ici de ce que j'ai appelé plus tôt la « jurisprudence nationale », la jurisprudence de l'ensemble du Canada. Ce n'est pas simplement une question de traduction et de fonds disponibles.
Pour ce qui est de la traduction des jugements, ce n'est pas qu'on refuse de traduire les jugements selon leur importance. Il s'agit plutôt ici d'un droit qui est conféré au citoyen de demander la traduction d'un jugement. Par exemple, dans une cause impliquant un anglophone et un francophone, si le jugement est rendu en anglais, le citoyen francophone peut demander qu'on le traduise dans sa langue, et vice-versa. La personne ne demande pas la traduction de son jugement en se fondant sur le mérite ou l'intérêt de la cause, mais il le fait parce que c'est son dossier.
C'est pour cette raison que je dis qu'au bout du compte, quand on observe les jugements traduits, on comprend qu'il n'y a pas nécessairement de sélection en fonction de l'intérêt de la cause.
Par ailleurs, selon ce qu'on nous dit, la qualité des traductions n'est pas la même, car il existe deux services différents.
L'administration de la justice étant de compétence provinciale, c'est le Centre de services partagés du Québec qui soutient la traduction judiciaire à la demande des citoyens. Ses équipes de traducteurs font la traduction pour répondre à l'ensemble des besoins du gouvernement du Québec. Elles ne sont pas nécessairement composées de traducteurs juridiques. Cela peut expliquer que la qualité ne soit peut-être pas la même.
Quant à la SOQUIJ, elle traduit un nombre limité de décisions, à la suite d'une sélection faite par les tribunaux en fonction de l'intérêt des décisions.
Par exemple, dans le cas des 25 jugements de la Cour d'appel du Québec qui ont été traduits et dont je vous ai parlé, c'est la Cour d'appel qui a déterminé que ces jugements étaient importants.
Ensuite, vous demandiez ce qui en était de la traduction dans le reste du Canada. À ma connaissance, il ne se fait pas de traduction en français dans le reste du Canada, sauf dans certaines juridictions, comme au Nouveau-Brunswick. J'ai lu des traductions de décisions de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick. Je ne sais pas si c'est fait de façon systématique, cependant. Peut-être le savez-vous mieux que moi. Je sais que cela se fait au Nouveau-Brunswick en raison du caractère linguistique particulier de cette province par rapport aux autres provinces. On le sait, le Nouveau-Brunswick est une province bilingue.
Votre dernière question portait sur la loi 101. Plus tôt, je vous ai mentionné que la traduction se faisait à la demande des citoyens. C'est en vertu d'une disposition de la Charte de la langue française. L'article 7 prévoit expressément que les gens peuvent demander la traduction des jugements.
Pour ce qui est de la langue des procès, que vous avez évoquée au début, il y a de nombreux facteurs à considérer. Des procès ont lieu tous les jours à Montréal en français ou en anglais. Il y en a même qui se tiennent dans les deux langues en même temps.